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Esprit critique
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Vol. 02 no. 11 - Novembre 2000
Compte rendu critique
 

Homo sentiens: les jeunes et la musique. La renaissance de la communauté dans l'esprit de la nouvelle musique.

par Orazio Maria Valastro
 

( Ferrarotti Franco, Homo sentiens: giovani e musica, la rinascita della comunità dallo spirito della nuova musica, Liguori Editore, Napoli, 1995, p.136 )

1. - La musique comme lieu de compensation sociale.

      La thèse fondamentale de cet essai est exposée dans la phrase suivante, " (...) dans la nouvelle musique les jeunes d'aujourd'hui trouvent leur maison (...) . " [Page 1, Préface.] La réflexion sur le rapport des jeunes avec la musique, envisagé comme une orientation collective à la recherche d'un abri, d'un lieu sûr, une protection à l'égard d'un monde qui leur est étranger, découle de l'hypothèse que les jeunes n'écoutent pas la musique mais ils l'habitent.

      La musique peut s'envisager de cette façon comme un lieu susceptible de préparer au franchissement de la société rationnelle et technicienne, une solution pour se protéger dans ce passage à l'intérieur d'une société où le processus de modernisation se diversifie avec l'éclatement de la rationalité instrumentale. La modernité qui avait rompu avec une représentation du monde à la fois naturelle et divine, risque ainsi de se retrouver à opposer le monde objectif au monde de la subjectivité, la raison au sujet.

      Les analyses sur l'accomplissement de la modernité ont mis en évidence un élément fondamental: la conception du sujet. La modernité définit en termes sociaux l'apparition du sujet lui-même, supposant comme propre objectif le bonheur et l'émotion du sujet. La capacité du sujet d'être reconnu en tant qu'acteur social (1), engage la satisfaction et le sentiment de l'individu dans sa transformation dans l'action collective, s'opposant à l'effacement du sujet dans l'individualité.

      Il faut considérer avec ces tentatives d'affermissement et de reconnaissance en tant que sujet social, comment l'expérience individuelle soit déterminée par la souffrance des individus vivants et élaborant cette modification. La fragmentation du sujet social dans la complexité de sa propre expérience, l'impossibilité de transformation de l'individu en sujet social (2), contraint les jeunes dans un horizon restreint, dans une quotidienneté vécue sans aucune identité consolidée, avec des comportements indéterminés et antithétiques en absence d'un projet.

      La focalisation de la subjectivité montre, développant ces réflexions, des éléments qui s'imposent dans l'analyse des expériences des jeunes générations: l'impuissance de la société de concourir à la construction de l'identité personnelle, l'incapacité à fournir des points de repères déterminant, et l'observation de trajectoires existentielles qui errent dans la société post moderne.

      Balisant d'autres parcours je crois apercevoir dans le discours sur la musique habitée et libérée, une configuration existentielle qui semble caractériser les jeunes générations. " (...) La musique des jeunes et devenue ainsi leur maison parce que la hiérarchie des sons a été désagrégée et même la musique a été ramenée au même plan de la vie vécue: il n'y a plus seulement l'écoute - silencieux, avisé, docte - mais expérience totale, spectacle d'images, danse et mouvement. Dans cette acception, la musique des jeunes s'identifie avec leur trajectoire existentielle, s'identifie avec elle, elle en partage les frustrations, la précarité, le caractère aléatoire, l'absence de règles. (...) " [Page 72, chapitre 18, Musique et jeunes: la musique 'habitée' et libéré.]

      La musique comme compensation sociale, introduit les jeunes dans la post modernité avec une pratique musicale qui réunir le présent et la pensé cyclique concentré sur ce même présent vécu, avec sa caractéristique " (...) non linéaire, mais sphérique; dans laquelle tout est simultané et con-présent, sans commencement ni fin, sans centre ni périphérie (...) " . La musique devient ainsi une pratique sociale qui " (...) soutien le passage, et la compensation, d'une pratique non linéaire, non séquentielle, non logique dans une acception analytique, mais dans sa signification logique plus profonde, le raisonnement du vivent, de l'écoute intérieure. (...) " [Page 5, chapitre 1, Dix observations en forme de prologue.]

2. - La musique comme phénomène ancestral de la communauté.

      L'expérience musicale des jeunes, caractérisée sans doute par une diversité de pratiques et représentations sociales qui lui sont associé, traduit une exigence collective, celle de se reconnaître comme faisant partie d'un tout. L'exigence d'appartenance à l'ensemble sociétaire est présente dans la manière d'éprouver et d' 'habiter' la musique, même dans la diversité des expériences musicales, des pratiques individuelles et de groupe qui entrent en communication entre elles ou s'éloignent bien qu'elles répondent aux même exigences.

      Prolongeant ainsi la problématique de l'émergence d'un nouvel individu social, le raisonnement déployé dans ce texte pose la nécessité d'observer et considérer la dimension quotidienne des individus, évoquant en nous comment la vie quotidienne doit être nécessairement attentionnée (3). Le présent occupe de plus en plus d'importance face à l'instabilité et l'incertitude du vécu individuel. Le temps subjectif repose ainsi sur un temps social cyclique, où la conscience collective est focalisée sur le présent et la nécessité d'une continuité existentielle peut se déterminer, ou bien, on peut la garantir, simplement dans la quotidienneté.

      La musique comme lieu de compensation sociale, saisie par les phénomènes objectifs et subjectifs qui interviennent dans la construction des individualités, peut nous donner la configuration sociale de comportements bien précis. Ces comportements renvoient à des états d'esprit s'acheminant à la rencontre d'occasions, s'exposant à l'absence de stabilité et d'affirmation personnelle, cherchant ou essayant plutôt à s'adapter et se modifier selon les nécessités contingentes.

      La musique se présente également comme un produit commercial extrêmement diversifié, le rapport des jeunes générations avec ce produit culturel est extrêmement diversifié en fonction de son hétérogénéité. L'élément musical, malgré ces considérations socio-économiques sur la musique en tant que produit commercial, devient le support de l'exigence d'appartenance et de relation sociétaire.

      Le vécu d'un temps social non finalisé, projeté dans le présent, se répand dans le rythme musical. La musique devient ainsi un moyen de vivre le temps social pour chercher une cohésion émotionnelle dans une dimension intemporelle (4), celle du présent, posant la question d'une interprétation de l'expérience musicale des jeunes qui introduit une analyse de la sociabilité en tant qu'expérience de l'être ensemble.

      L'expérience de l'être ensemble on la retrouve dans les pratiques collectives de l'antiquité, jusqu'au Moyen Age. La réflexion sur le rôle substantiel de la musique, avec la fusion entre compositeur, exécuteur et communauté, propose dans le texte une communauté qui s'exprimait totalement, même s'il existait d'autre part un rôle ambigu joué par la musique part sa subordination aux rites et aux cérémonies religieuses ou civiles et donc aux pouvoirs qui règlent ces cérémonies. C'est par rapport à son rôle substantiel et ancestral que " (...) la musique s'est implanté comme instrument de la consécration et de la fusion des individus dans le groupe. (...) " [Page 49, chapitre 13, La vocation fondatrice de la musique.]

      Le processus d'autonomie de la musique, avec par exemple la naissance de la figure du compositeur, brise le lien avec le public et la musique n'est plus ainsi une partie essentielle de la vie et de l'expérience quotidienne. La société moderne engendre la séparation organique entre musique, exécuteur et ses populations. La réalisation de l'auditorium de l'oeuvre lyrique, qui sépare brutalement ce qui était auparavant uni, c'est ici un exemple de la victoire du processus de rationalisation contre la vitalité intégré de l'ancienne communauté, et de la division du travail dont le principe est opérant dans toutes les sphères de la société. " (...) Dans le moment où la musique s'affermi comme valeur en soi, est privé du lien avec la communauté. (...) " [Page 62, chapitre 16, Dodécaphonie et la fin du 'monde historique' eurocentrisme.]

      Le dodécaphonisme c'est un autre exemple cité pour souligner un changement dans la nouvelle musique, il y a eu, entre autres, la réévaluation des instruments à percussion, ignorés ou occultés. L'écart de la rationalité de la musique classique avec le dodécaphonisme sériel e la post dodécaphonie, a révélé la fin des spécialistes de l'harmonie exprimant un retour à l'union entre musique, exécuteurs et communauté, dans la re-découverte de l'être ensemble et de la communauté. Dans ce mouvement " (...) Paradoxalement, la musique rock découvre et fait prévaloir la vocation fondatrice de la musique, exprime le contradictoire protagoniste de masse et l'individualisme grégaire. (...) " [Page 68, chapitre 17, Du conservatoire du dimanche au rassemblement rock.]

3. - La naissance d'un nouvel individu social?

      La tendance à vivre et se déplacer en groupe avec l'importance qui vont avoir dans ce cadre les expériences intime et exclusive (5), vont définir ici un individu tribal hétéro direct. Un individu qui pour s'orienter attend des signaux par son entourage, un individu qui se différencie de l'homme auto direct du dix-huitième siècle, intimement confiant en lui-même, par les modalités à travers lesquelles surgit et passe son besoin de reconnaissance et d'affermissement.

      Ces modalités nouvelles engagent d'autres capacités et attitudes, " (...) jusqu'à aujourd'hui a été utilisé surtout, presque exclusivement, l'hémisphère sinistre du cerveau humain - celui des opérations logiques et analytiques, de la distinction et de la clarté cartésienne - tandis qu'aujourd'hui se dégage la réalisation d'un néo-tribalisme qui cherche l'expérience totale, immédiate et vif des images et des sons omni-compréhensifs. Le savoir passe en deuxième ligne par rapport au sentir. (...) " [Page 45, chapitre 12, Image-sons et parole-sens.]

      Un indicateur important, qui rend manifeste la naissance d'un nouveau sujet, est présent dans le passage de l'adoration de la vedette musicale à l'auto adoration comme acte d'auto reconnaissance. L'auto adoration est l'entrée des jeunes dans la phase de l'auto négation, une analyse en termes hégéliens qui voit dans la protestation et la négation des mouvements des nouvelles générations, ce passage prépare la naissance d'un nouveau sujet social. " (...) La vedette d'aujourd'hui est seulement un miroir. C'est le miroir de la société du spectateur qui se reflet dans la vedette et en lui retrouve son élan le plus profond: la logique du troupeau, un point visible de rassemblement matériel, le rassemblement océanique de la vedette rock, son 'double' et sa confirmation. (...) " [Page 35, chapitre 9, Le besoin d'adorer.]

      Une société dont l'adoration pour les vedettes de la musique est considérable, reflet un certain type idéal d'homme. " (...) On pourrait dire qu'il vit par procure, ombre d'une ombre. Le type d'homme dont une société qui vénère les vedettes a besoin c'est un homme sans caractère, dépourvu d'assurance intérieure, qui trouve dans le groupe suffisamment de gélatineux placenta social qui lui consentir de dépasser la crise de la peur qui constamment le talonne. Seulement dans le troupeau se sent suffisamment protégé. C'est un type d'homme qui peut avoir certaines qualités, mais qui se trouve bien seulement dans le groupe, se plait en groupe, mange et aime et se repose au sein du groupe; construit sa religion, son credo, à son niveau, sur un plan horizontal, appuyant des légendes autour de personnages (...) . " [Page 36, chapitre 9, Le besoin d'adorer.]

      L'homo sentiens, ce nouveau sujet social considéré par l'auteur, apparaît au bout de ce passage. Son profil est tracé par quatre points essentiels: l'homme sentiens est porté vers l'image, en conséquence possède une grande capacité d'imagination et une moindre capacité de raisonnement; il est attiré par la synthèse de l'image mais il ne possède pas ou a une faible capacité d'analyse; il vie en groupe attendent de l'externe du groupe de pairs des signaux pour agir et réagir; et possède, enfin, une identité mobile et labile.

4. - Les jeunes habitants de la musique entre sociabilité et société flexible.

      La naissance d'un nouvel individu social avait été déjà amorcée dans les analyses sur la place de l'irrationalité dans la pensée économique, cet élément disqualifiait les théories mécanicistes de l'équilibre parvenant enfin à la flexibilité. Le système de production et le système social réalisent une flexibilité organisée avec les nouvelles entreprises (6), aboutissant à l'intégration des critiques au noyau de la théorie néo-classique au sujet de la rationalité parfaite et de la maximisation de l'utilité (7).

      L'entreprise découvre de nouveau l'exigence de s'adapter à des contextes instables et fluctuant, tandis qu'auparavant on cherchai à conformer les contradictions du système de production à la rigidité de l'entreprise. Une nouvelle personnalité a accompagné ces transformations jusqu'à faire surgir de l'organisation flexible une personnalité flexible, dans l'absence de projets à long terme se manifeste un nouvel individu qui incarne la réalité économique.

      La flexibilité dans l'organisation et les relations industrielles, réalise un environnement et des conditions générales capables d'accompagner la modernité économique et sociale. Suivant cette réflexion sur la société flexible nous pouvons retrouver l'éclosion d'un nouvel individu avec une personnalité flexible, définie par une considérable prédisposition à orienter de manière dissemblable et parfois contradictoire ses choix professionnels. L'incapacité à s'adapter aux changements que la réalité impose dans sa trajectoire sociale, fini par déterminer un comportement incertain et imprévisible, donnant lieu à une insuffisante identité personnelle.

      Réfléchissant sur l'homme sentiens, je ne peux faire à moins de rapprocher la naissance d'un nouvel individu à la genèse d'une nouvelle personnalité dans le cadre de la société flexible. Dans cette acception les éléments substantiels de l'homme sapiens, sa rationalité par exemple, lui permettaient l'utilisation de certains instruments culturels. Ces éléments substantiels se retrouvent maintenant remplacés par d'autres éléments où prévale la dimension relationnelle, celle de l'interaction, les occasions et les possibilités pour faire face au réel. C'est ici qui réside le prix qui doit payer l'homme sentiens pour les nouvelles capacités acquises: dans l'incapacité de gérer les instruments culturels, enjeux de luttes pour la distinction sociale, et surtout dans l'incapacité à distinguer ces instruments par une renonciation irréfléchie aux intérêts constitutifs du champ culturel (8).

      Il se peut qu'après l'opposition entre homme sapiens et sentiens, il y ait la naissance d'un autre individu, réunissant avec un processus dialectique, dans une suprême réconciliation, les qualités et les défauts de ces individus. C'est une supposition que l'auteur lui-même émet dans une digression de son raisonnement et qui bien évidemment tiennent plus de l'éloquence, spécifique de son style, que d'une hypothèse sociologique. Il y a ici un autre point de réflexion sur la qualité et les défaut des individus, anciens et nouveaux.

      Supposé que les nouvelles modalités qui caractérisent la configuration de l'homme sentiens, constituerons les instruments des enjeux sociaux qui vont engager l'existence des hommes de demain, il faut avoir une démarche compréhensible pour rendre compte d'autres valeurs sociales qui vont s'établir. Des nouvelles pratiques sociales, interprétées par rapports aux valeurs qui ont concerné l'expérience sociale d'hommes qui ne reconnaissent pas comme siennes ces même pratiques sociales, risquaient de se soumettre à un jugement de valeur. Cependant, il est toujours présent le risque que les jeunes soit contraint à payer leur prix, tout en habitant la musique. Les parcours d'exclusion sociale de certains d'entre eux est le symbole de l'exclusion de la communauté.

      Prenant en considération, dans ces réflexions autour d'un home sentiens, l'analyse sur la sociabilité et le besoin des jeunes d'un lieu à eux, il est possible de raisonner même en terme de colonisation des lieux (9). De nouveaux espaces et structures pour les besoins culturels et de socialité, sont considérés comme porteurs d'un accroissement du temps libre ou libéré, proposant un nouveau modèle du temps libre dans lequel la frontière entre la nuit et le jour s'efface.

      Les groupes de jeunes qui habitent la musique alimentent dans leurs pratiques sociales un sens d'appartenance à la communauté, au tissu social, pour permettre aux groupes d'exister dans les lieux sociaux et dans le présent des lieux de rassemblement. Ce thème me pose une dernière observation. Comment s'inscrit la nouvelle sociabilité de ces individus, de ces groupes, dans leur temps et leur espace social? L'existence de différentes jeunesses (10), qui ont une exigence, entrer en relation avec une pluralité d'expériences, nous fait réfléchir sur la subjectivité de leur vécu qui présente aussi des différentes pratiques représentations sociales qui ne font pas correspondre à leur vécu des modèles de vie forcement unitaires et homogènes.

 
 
Références:
1.- Touraine Alain, Critique de la modernité, Fayard, Paris, 1992.
2.- Dubet François; Sociologie de l'expérience sociale, Editions du Seuil, Paris, 1994.
3.- Maffesoli Michel, La connaissance ordinaire, Méridiens, Paris, 1985.
4.- Maffesoli Michel, La transfiguration du politique, la tribalisation du monde, Editions Grasset & Fasquelle, Paris, 1992.
5.- Maffesoli Michel, Le temps des tribus, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988.
6.- Archier Georges et Sérieyx Hervé, L'entreprise du 3eme type, Editions du Seuil, Paris, 1984.
7.- Gabrié Hubert et Jacquier Jeans-Louis, La théorie moderne de l'entreprise, Edition Economica, 1994.
8.- La notion de champ renvoie ici à la sociologie de Pierre Bourdieu, à voir par exemple Pinto Louis, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Albin Michel, Paris, 1998.
9.- Melbin Murray,Night as frontier: colonizing the world after dark,New York, London, 1987.
10.- Voir le numéro thématique sur les jeunes et les jeunesses de Sociologie et Société, vol.XXVIII, n.1, printemps 1996.
 
Valastro, Orazio Maria. "Homo sentiens: les jeunes et la musique. La renaissance de la communauté dans l'esprit de la nouvelle musique.", Esprit critique, vol.02, no.11, Novembre 2000, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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