Revue électronique de sociologie
Esprit critique
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Vol. 02 no. 11 - Novembre 2000
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Une planète football ? Quand les coeurs deviennent des balles de cuir.

par Arnaud Saint-Martin
 

      Foulant énergiquement un gazon parfaitement tondu, vingt-deux individus courent plus ou moins de manière coordonnée en jouant avec un ballon de cuir. Protection du territoire de l'équipe, pénétration organisée chez l'ennemi, escadre prête à faire parler la poudre, les règles et les codes d'honneur sont des agents de structuration d'un sport populaire bien connus, intériorisés par les guerriers des stades et leurs aficionados orbitant autour de l'arène. Soyons clair : le football, loisir devenu au fil des coupes et trophées en tous genres un phénomène civilisationnel, engageant effectivement des peuples souvent éloignés culturellement et géographiquement, n'est pas une activité simplement explicitable.

      Comment comprendre ce sport de façon sociologique, sans tomber dans la caricature et le mépris souvent affiché par la pensée dénégatrice affairée dans des réflexions apparemment plus nobles... Non, le football n'est pas un folklore moderne risible et intellectuellement annihilant, un rassemblement néo-tribal associant des âmes vulgaires initiées aux plaisirs de la massification sociétale post-moderne, il n'est pas cette ridicule joute agitant nombres d'amateurs écervelés ; il est bien au contraire un fait proprement fondamental et socialement fondateur, un événement incontournable pour qui veut comprendre ce que sont les sociétés contemporaines. Oui, je vois déjà les sourires s'imprimer sur les faces dubitatives des amateurs d'intellectuation culturellement plus " subtiles ", il est vrai que le regard que je peux porter sur cette activité est sûrement partisan, mes yeux étant étrangement convertis à ces rites païens, à ce spectacle simple et immédiat. Mais contre cette neutralité que la sociologie aime à valoriser en tant que garante d'une pensée " claire " et " scientifique ", je ne saurais qu'encourager cette empathie sincère, cette confusion observateur/acteur du fait observé. En fait, tout ce qui va suivre est le produit de réflexions authentiquement liées à un acteur d'un phénomène social banal : cette interprétation est bien falsifiable * et donc en ce sens elle est susceptible, aussi rigoureuse et honnête soit-elle, d'être a minima sociologique.

      Je prends le risque de paraître frivole et stupide en affirmant que ce sport est d'une grande complexité. Un seul argument peut sauver du ridicule cette première assertion : le football n'est plus un loisir comme les autres, il est pour une quotité exceptionnelle d'individus une part essentielle et structurante de leur existence, un point fondamental de leur vie, une séquence indépassable rythmant périodiquement ce qu'ils comprennent comme étant leur être. Prenons le cas du ballon, élément nécessaire au jeu. Et bien, contre les railleries anti-football, cette chose balancée au gré des coups de pied est bien plus qu'un objet anodin : touché, palpé, frappé, envoyé dans les cages adverses, il devient, le temps d'une étreinte presque cannibale (le ballon est avalé par le joueur) confondant le sujet et l'objet, un mythe objectal roulant, une matérialité sacralisée. On rencontre sur le terrain, en pratiquant, une mythologie locale, faite de petites divinités encensées, de tabous indépassables, de règles tacites. Passée l'observation du matériel par essence lié à cette activité, on s'égare rapidement sur le gazon. Une fois posé sur ce dernier, on devient ce pion " articulé " par la stratégie mise en oeuvre pour battre l'ennemi, un " avant-centre " ou un " arrière latéral ", un numéro intimement * voire amoureusement * lié à sa position tactique. Les matches arrivant, le jeu, aussi distrayant soit-il, devient malgré tout une guerre opposant deux armées organisées, dont la mission est connue de tous : catapulter ce boulet de cuir dans les bases adverses, jalousement gardées par le " portier ", seigneur du château et dernier rempart de l'armada. Sur le terrain, le joueur, qu'il soit professionnel ou amateur du dimanche, est une autre personne. " Paterné " par un entraîneur " chef de légion ", le sportif se doit de bien paraître, d'être au niveau, de " bien toucher ". Certes, entre l'étoile brésilienne millionnaire évoluant dans je ne sais quelle grande équipe européenne, et le petit boulanger payé pour une bouchée de pain, jouant occasionnellement avec ses amis les jours de congé, il subsiste comme une tension, voire une opposition. Mais le temps d'une partie, le pauvre inconnu oublie sa misère, sa peine, ses baguettes, et devient ce flamboyant buteur des favelas, cet attaquant de génie capable de propulser puissamment le ballon dans les cages ennemies. Quand le football devient une manière de s'extraire d'une existence monotone, que la gloire momentanée procure autant de plaisir, que les spectateurs s'enivrent de ces odeurs de vestiaires, alors celui-ci est loin d'être une activité de " bovidés " sans délicatesse. Bien sûr, le football s'est transformé en une vaste mascarade planétaire, un jeu coté en bourse et faisant l'objet de matraquage médiatique, un moyen de promouvoir des marchandises, engrangeant toujours plus de devises, engageant des investisseurs bien entendu désintéressés seulement amateurs de beau jeu ; mais fondamentalement, il reste aussi ce fait civilisationnel, ce point d'union.

      Sorti de l'arène, l'observateur peut constater que cette inattendue complexité est également due à la cohabitation de phénomènes périphériques. Ainsi, autour de ce sport gravitent de nombreux phénomènes sociaux, venant s'y greffer plus ou moins heureusement. Pêle-mêle, en voici une petite liste non-exhaustive : les politiques aiment à commenter les rencontres, ceci étant un moyen de paraître mieux et proche culturellement aux yeux de leurs concitoyens. Plus perversement, les gradins deviennent des lieux de haines pour ces groupes néo-fascistes, racistes, scandant névrotiquement des chants antisémites. La violence de certains attroupements montre à quel point ce sport attire des individus en guerre permanente, rejetés et rejetant ce rejet. Hooliganisme, affrontements entre clubs de supporters extrêmisant une passion obsédante, autant de séquences troublant par leur atmosphère sanguine et insoutenable. Opposées à ces manifestations réputées barbares, censurées par une morale qui ne sait plus où donner de la tête face à autant de maux, de passion, les ligues militant pour des stades pacifiques seulement mus par une saine adoration pour le jeu ont fort à faire. L'enjeu est de taille : il s'agit de rendre décent ce loisir global, charriant avec lui tous les événements de nos sociétés contemporaines, attrapant confusément les douleurs, les folies urbaines, l'argent sale, le trafic de joueurs, le dopage et la course à la gloire. Face à toutes ces choses, les yeux candide d'un enfant gentiment admiratif, dont le coeur balance au rythme des confrontations, décorant sa chambre de posters à l'effigie de ses idoles, a de quoi étouffer la violence d'un monde belliqueux, extériorisant sa haine dans cette pratique originairement ludique. Oui, le football est un moment extrême, faisant cohabiter les forces les plus antagoniques. On y meurt, on y pleure, on s'y blesse, en un mot, on y existe.

      Cet écrit trop rapide demande à être développé. Je m'efforce dans ces quelques lignes de valoriser le caractère heuristique de ce sport devenu " fait social total ". Pour détourner ce concept maussien, force est de constater que cette chose, ce ballon, ce terrain, ces drapeaux, ces sifflets, impliquent une multitude d'épiphénomènes locaux, empelotés obscurément, souvent illogiquement. L'intérêt sociologique du football est avéré, je le pense. Il constitue un terrain d'étude privilégié pour qui veut comprendre ces sociétés qui sont les nôtres, rapidement qualifiées de sociétés de " loisirs ", de " consommation ". Une sociologie au côté des individus, de ces forces s'agitant ça et là, de cette inextricable vie sociale, se passionnant aujourd'hui pour une activité se devant d'être prise au sérieux. Finalement, cet article me donne l'occasion de réagir, sûrement maladroitement, contre cet esprit hautain hantant les travaux sociologiques, se donnant la légitimité de statuer sur la noblesse de tels objets d'étude. Le football n'est pas un fait exotique, quelque chose à expliciter sociologiquement de manière vaporeuse et faussement compréhensive. Il est un élément parmi de nombreux autres de cette complexité sociale, qu'il faut nécessairement estimer à sa juste valeur.

 
 
Saint-Martin, Arnaud. "Une planète football ? Quand les coeurs deviennent des balles de cuir.", Esprit critique, vol.02, no.11, Novembre 2000, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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