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vol.03 no.11 - Novembre 2001
Compte rendu critique
 

Le Paysan Polonais en Europe et en Amérique: récit de vie d'un migrant.

Par Orazio Maria Valastro
 

Ouvrage:
William I. Thomas et Florian Znaniecki. "Le paysan polonais en Europe et en Amérique: récit de vie d'un migrant" (Chicago, 1919), précédé de Une sociologie pragmatique par Pierre Tripier, Pais, Nathan, coll. Essais et Recherches, série Sciences Sociales, 1998, 446 p.

Introduction: l'histoire d'une publication.

      Avec son titre originaire "The Polish Paesant in Europe and America", le travail de Thomas et Znaniecki a été publié en cinq volumes entre 1918 et 1920. Les deux premiers volumes ont été publiés par l'Université de Chicago, les trois derniers par l'éditeur R. G. Badger de Boston. Une deuxième édition, en 1927, fut publiée en deux volumes par l'éditeur A. A. Knopf de New York. L'arrestation de Thomas en 1918 par l'F.B.I. produisit une interruption dans la publication des ouvrages après la parution de deux premiers volumes. L'accusation, jamais démontrée, au sujet de prétendus rapports illégitimes avec l'épouse d'un officier en service sur le front français, a joué un rôle considérable dans l'histoire de cette publication. Les réelles motivations de cette arrestation ne furent jamais éclaircies mais ces évènements furent à l'origine de son licenciement de l'université et de l'insuccès de sa carrière académique, l'université de Chicago avait interrompu la publication de l'oeuvre reprise ensuite par un modeste éditeur de Boston et destitué Thomas de ses responsabilités académiques par intervention directe du recteur.

      La condamnation morale de Thomas par l'université de Chicago influença le destin de cette publication. Il serait intéressant d'approfondir cette question: comment un classique de la sociologie, un des textes fondateurs de l'école de Chicago, et la sociologie qu'il représentait, ont pu être influencés par l'expulsion de Thomas depuis l'université de Chicago. La traduction intégrale de l'oeuvre de Thomas et Znaniecki a été réalisé en italien seulement en 1968 par B. Beccalli, A. Gersoni Keller, V. Gilardoni Jones et S. Sarti, après presque cinquante ans avec une introduction de L. Gallino. La traduction française apparaît seulement près de quatre-vingts ans après sa première parution, elle est de Y. Gaudillat et concerne uniquement le troisième volume de l'édition originale, avec une préface de P. Tripier sur la sociologie pragmatique. Dans ce volume nous retrouvons l'autobiographie de W. Wisniewski, le récit de vie d'un ouvrier boulanger, émigré de la Pologne aux Etats-Unis. Ce compte rendu considère le travail de Thomas et Znaniecki dans son intégralité.

1. Une recherche empirique fondée sur l'usage de matériaux biographiques et d'autres documents.

L'objet de la recherche et ses argumentations.

      La problématique formulée initialement essayait de comprendre ce qui arrive quand un nombre considérable de personnes, individus et familles, se déplacent depuis les campagnes de la Pologne aux grandes villes américaines. La période examinée est comprise entre la fin du XIX siècle et le commencement du XX siècle, entre 1880 et 1914.

      Pour comprendre le comportement des immigrés a été examinée leur situation économique et culturelle de départ, observant les conséquences relatives à l'interaction avec le monde économique et culturel, industriel et urbain des Etats Unis. Ces éléments sont compréhensibles, pour les auteurs, examinant la perception que les acteurs sociaux ont de leur situation et de leurs possibilités.

La présentation du travail de recherche.

      La structure du texte est partagée en quatre parties. Dans la première partie, "l'organisation du groupe primaire", le groupe social familial, constitué par la famille paysanne polonaise, est examiné analysant le processus par lequel se structure et se transforme la vie familiale. Sont ainsi considérés les facteurs culturels, économiques et politiques qui ont contribué à l'éclatement de la famille traditionnelle polonaise et au développement du phénomène de l'immigration.

      Dans la deuxième partie, "la désorganisation et la réorganisation en Pologne", nous avons l'observation du processus par lequel se forment des nouveaux types d'organisation sociale. Les communautés paysannes de la Pologne, réalités fondés sur les normes traditionnelles des groupes primaires, doivent soutenir la confrontation avec la construction de nouveaux schémas sociaux de repère, donnant lieu à un processus de transformation et désorganisation sociale.

      Une troisième partie, "l'organisation et la désorganisation en Amérique", décrit le processus de formation d'une "nouvelle société", naît depuis la culture et les traditions polonaises, dans les nouvelles conditions de vie de la société américaine. La configuration du nouveau groupe social, la structure de la "société polonaise-américaine" constitué aux Etats-Unis, est observée approfondissant les conditions significatives de la désorganisation individuelle.

      Nous avons, dans la partie finale, l'analyse et la présentation de l'autobiographie d'un immigré polonais, écrite sous demande des auteurs trois années avant la première publication du texte. Le processus de développement de la personnalité, objectivé par le biais de l'incessante interaction entre individu et réalité sociale, montre comment l'organisation traditionnelle du groupe primaire d'une grande partie des familles paysannes empêche de construire des nouvelles formes d'organisation de la vie personnelle.

Les matériaux biographiques et d'autres documents de recherche.

      La typologie des documents utilisée est très diversifié, nous avons des lettres privées de polonais immigrés aux Etats Unis et de leurs familles en Pologne: 700 lettres divisées en 50 séries en relation au groupe parental de provenance et ordonnées par sujet (éclatement de la vie familiale, relation entre conjoints, situation économique) et position sociale. Ils ont fait aussi recours à des lettres écrites entre 1895 et 1908 à un journal local; aux demandes d'information adressées à l'Association pour la protection des immigrés; aux chroniques de paroisses et d'associations constituées par les Polonais aux Etats Unis; aux registres des sociétés caritatives; aux rapports de police, procès verbaux et dépositions de témoins. Avec ces documents nous trouvons ainsi l'autobiographie d'un jeune immigré de nom Wladeck Wiszniewski.

2. Les principales argumentations et thématiques examinées: la socialisation de la famille polonaise et la relation entre organisation de vie individuelle et sociale.

Le principe du changement dans les attitudes de l'individu et de la famille.

      La Pologne, fin 1800, était l'une des plus importantes réalités industrielles de l'Empire de la Russie. Le développement industriel et commercial augmenté et modifiait les relations entre les réalités rurales et urbaines, causant une profonde crise de la solidarité traditionnelle et une transformation de la conscience sociale par la recherche de nouvelle forme de coopération. La configuration de ces relations a influencé la manière de se rapporter de l'individu, le paysan polonais, avec la réalité sociale externe à la communauté d'appartenance. Les formes traditionnelles de solidarité familières vont se circonscrire et s'atténuer avec l'émergence et l'affirmation d'une nouvelle condition économique. L'expérience des groupes familiaux ruraux a été signée par un processus d'assimilation de rapports quantifiés, définis en fonction du revenu individuel et de la progressive valorisation de l'argent. Le "principe impersonnel de l'échange" a modifié les attentes des individus par rapport à la nouvelle situation où a été vérifiée une séparation de la dimension économique des autres dimensions de la vie sociale.

Le processus d'immigration.

      Le phénomène de l'immigration a été analysé comme résultant de la désorganisation sociale, familiale et communautaire. L'altération des rapports traditionnels du groupe social rural a stimulé des nouvelles pratiques de consommation, des nouvelles valeurs qui ont modifié les comportements économiques. La défaillance des règles sociales, propres aux communautés paysannes, montrait comment l'adaptation de l'individu à des nouveaux comportements ne pouvait pas dépendre de l'exigence d'une stabilité sociale par ce qu'elle-même ne pouvait pas garantir les nouvelles attentes. L'immigration n'a fait rien d'autre que renforcer cette désorganisation. Le groupe migratoire pour faire face à ces conditions a réorganisé ses comportements constituant à nouveau des règles et des activités traditionnelles lui permettant de s'adapter à la nouvelle réalité. Dans ce processus de réorganisation des schémas sociaux du groupe migratoire, se sont développées des formes parallèles d'organisation sociale.

3. Les contributions épistémologiques à l'étude des phénomènes sociaux.

La relation entre transformations sociales et pratiques humaines.

      S'opposant au réductionnisme biologique, l'idée selon laquelle les différences entre les peuples, au niveau ethnique, se fondent sur des différences biologiques, le comportement des immigrés polonais à été observé le situant en relation avec les changements sociaux intervenus dans leur vie quotidienne.

La notion de "désorganisation sociale" envisagée avec le recours aux types idéaux de l'organisation et de la réorganisation sociale.

      Les institutions du groupe, considérées par leurs manifestations de stabilité et transformations, vont constituer un processus dynamique caractérisé par des périodes de désorganisation et de réorganisation. L'équilibre de l'organisation sociale, l'efficace des règles sociales du comportement sur les membres individuels du groupe, est altéré quand une période de désorganisation ne peut être contrôlée en renforçant les règles existantes. La production de nouveaux schèmes de comportement et de nouvelles institutions vont entamer une période de réorganisation voué à neutraliser la dissolution du groupe. La "reconstruction sociale" se manifeste, pendant la période de désorganisation, quand les membres du groupe qui ne sont pas devenus individuellement désorganisés, vont réussir à élaborer une organisation de vie personnelle produisant des nouvelles institutions sociales.

Le concept de "valeur sociale" en tant que synonyme d'"objet culturel".

      L'expérience humaine est en rapport avec différentes représentations définies comme des significations attribuées aux "objets culturels" (signes, actes, représentations, expressions, objets matériels). L'analyse des "actions sociales" s'appuie, en conséquence, sur l'analyse des systèmes composés par les "objets culturels", sur la désorganisation et l'organisation de ces systèmes.

La notion d'"attitude".

      Les "valeurs sociales" sont considérées comme "éléments culturels objectifs de la vie sociale" tandis que les "attitudes" vont préciser les "caractéristiques subjectives des individus du groupe social". La notion d'"attitude", dans cette acception, devient "un processus psychologique considéré dans ses manifestations particulièrement en relation au monde social".

Le concept de "situation".

      Analysant la réalité sociale, Thomas discerne la manière dont les individus perçoivent et "définissent" la situation. Le concept de "situation" relève de l'ensemble des valeurs et des "attitudes" avec lesquelles l'individu ou le groupe est en relation, dans le cadre d'un processus d'action, et par rapport auxquelles est programmée cette action et sont évalué ses résultats. Une telle définition suppose des conditions objectives fondant l'action du sujet social: ces conditions sont l'ensemble des valeurs agissant et influant sur l'individu ou le groupe; les attitudes préexistantes de l'individu ou de son groupe qui agissent sur son comportement; et enfin la représentation des conditions et la perception des propres attitudes et celles des autres.

Le principe méthodologique fondamental de la théorie sociale.

      Le fondement d'une valeur ou d'une attitude est déterminé par l'agrégation d'une valeur et d'une attitude, ces deux éléments ne sont pas examinés séparément l'un de l'autre. Le "fait social" devient ainsi la combinaison d'attitudes et de valeurs collectives. La différenciation de champs spécifiques de recherche pour la psychologie sociale et la sociologie est ancrée dans la conception de ces deux disciplines et de leurs approches spécifiques: la psychologie sociale devient une science des attitudes culturelles générales et fondamentales de la société; la sociologie s'occupe par contre des attitudes qui vont représenter les règles de comportement des individus et la médiation mise en acte par les institutions sociales, les attitudes deviennent ainsi un principe d'organisation du groupe social.

La notion de "personnalité".

      La personnalité se présente comme un système d'"attitudes" structurées, produites par un processus d'acculturation. La contribution méthodologique, avancé par cette notion, nous conduit à évaluer la personnalité comme une variable agissante entre "situation" et "attitude", introduisant d'ailleurs le principe d'"interdépendance alternative" dans la relation entre personnalité et environnement.

Les "documents de vie de personnalité concrètes".

      Aux documents de vie personnels sont attribuées une spécificité et des caractéristiques particulières: une capacité considérable dans l'analyse des "attitudes" et des "valeurs" par rapport à d'autres matériaux pouvant faire l'objet de recherches en sciences sociales. Ces témoignages vont constituer une méthode valide et compréhensible pour représenter des "données sociales individuelles", des données en relation aux individus. L'étude de documents de vie individuels envisage les individus en tant que "personnalités sociales", des éléments concrètes du monde social, définis par un processus de transformation personnel qui est nécessaire reconstruire par un examen de "faits particuliers". L'"étude synthétique" des individus se présente ainsi par l'analyse de l'évolution intégrale des individus, un processus de synthèse du concret depuis l'analyse d'éléments différents. Les "lignes typiques de genèse" vont focaliser en conséquence toute une série de faits par lesquels des "attitudes" et des "valeurs" spécifiques, ou encore des agrégats de ces derniers, vont se modifier dans un autre genre d'"attitudes" et de "valeurs". L'existence d'un nombre circonscrit et défini de groupes sélectionnés et organisés de "valeurs sociales" dans l'expérience des individus, établit la notion d'"organisation de vie" tout en soulignant comment les "valeurs sociales" vont prévaloir en qualité de causes et effets partiels dans les pratiques plus ou moins organisées des individus.

 
 
Valastro, Orazio Maria. 'Le Paysan Polonais en Europe et en Amérique: récit de vie d'un migrant.', Esprit critique, vol.03 no.11, Novembre 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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