Revue électronique de sociologie
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Vol. 02 no. 08 - Août 2000
Articles
De la clôture paradigmatique. Quelques remarques à propos du dernier colloque du C.E.A.Q. , " Socialité postmoderne " (21, 22 et 23 juin 2000)
par Manuel Quinon
 

      La réflexivité est une grande chose. Tout chercheur conviendra du fait qu'une démarche scientifique n'est réellement telle qu'à partir du moment où l'on s'interroge sur les critères de validité de ses méthodes, de la théorie (T), du recueil des donnés et des modalités d'inscription de propositions empiriques {e} dans un système de propositions explicatives {p}, tel que T® {p} ( {e}. La spécificité des sciences humaines, par rapport aux sciences de la nature, réside dans le caractère déictique de leur objet : celui-ci n'est pas auto-référentiel, il est non seulement le produit d'un travail historique et social de construction, mais se présente avant même d'être saisi par le sociologue comme un système signifiant, faisant déjà sens pour les sujets sociaux (soit dit en passant, le sociologue n'échappe pas à " l'attitude naturelle " dont parle Husserl, ce que semble oublier quelque peu les tenant de l'objectivisme et de la rupture épistémologique). En conséquence du constat aujourd'hui partagé par la communauté scientifique qu'un " fait social " n'est pas une " chose ", puisque symboliquement investi et constamment remodelé par les acteurs, artisans de " la construction sociale de la réalité " (Berger et Luckmann), l'observateur du discours sociologique notera l'existence d'une pluralité de rapports possibles entre {e} et {p}, une multiplicité de ce que J.-M. Berthelot désigne par " schème d'intelligibilité du social "1, autrement dit de matrice d'opération de pensée permettant l'inclusion du phénomène dans le concept, et inversement, la stabilisation du modèle théorique par sa capacité à rendre intelligible un ensemble de donnés empiriques.

      Mais que ce schème soit de type herméneutique (cas du programme de recherche du C.E.A.Q.), causal, structural, dialectique, fonctionnaliste ou encore actanciel, il ne peut prétendre à un caractère heuristique que par un processus de " double détermination " (Berthelot) : les propositions explicatives qu'il met en oeuvre doivent être testables et consistantes, les propositions empiriques significatives.




 

      J'en arrive maintenant, après ces remarques d'ordre analytique et épistémologique dont on comprendra l'utilité par la suite, au colloque du C.E.A.Q. Faut-il présenter le Centre d'Etude sur l'Actuel et le Quotidien, fondé par M. Maffesoli et G. Balandier (Université R. Descartes -Sorbonne) il y a un peu moins d'une vingtaine d'années ? Actuellement dirigé par M. Maffesoli, ce centre de recherche s'interesse essentiellement aux structures imaginaires du social, dans la continuité des travaux de G. Durand, ainsi qu'aux formes de " socialités postmodernes ", aux modalités inédites (en modernité) de l'être-ensemble. Mon but n'est pas ici de discréditer un tel programme, qui, s'il est loin de faire l'unanimité au sein de la communauté scientifique, me paraît mettre le doigt sur bien des objets laissés pour compte par une certaine " tradition sociologique ". Mais il me semble néanmoins possible de montrer que ce faisant, dans son soucis iconoclaste, son refus de toute systématisation et de tout enfermement dans une théorie explicative consistante, le postmodernisme de M. Maffesoli et de ses collaborateurs conduit à deux paradoxes : l'établissement d'un paradigme clôt du non-paradigme, et la difficulté de son entreprise de connaissance à formuler un discours de connaissance dans lequel l'intelligence des faits se combine avec le soucis de la preuve.
[suite]


      Commençons par le premier point. Qu'entent-on habituellement par paradigme ? Une axiomatique transversale à une communauté et à un projet scientifique, aux dimensions cognitives et normatives, ayant une fonction de guide, de fil conducteur, dans l'intelligence de l'objet. Le relativisme, la critique virulente des grands systèmes de pensée, le refus de toute méta connaissance, le primat de la " connaissance ordinaire " que revendique le postmodernisme sociologique français peut sembler dans un premier temps " non- paradigmatique ". Or qu'ai-je pu observer tout au long de ce colloque ? Précisément le déploiement d'une rhétorique du paradigme : citation quasi systématique de M. Maffesoli, recourt tout aussi systématique à ses notions relevant davantage du postulat que de la démarche de la double détermination présentée plus haut (" tribus urbaines postmodernes "), volonté manifeste de fonder un nouveau cadre analytique (" il faut trouver les mots... " (Maffesoli)) et en même temps refus de toute formalisation rigoureuse (" Ce ne sont que des concepts... ", " peu importe les mots... "). Il y a là un paradoxe, que la réaction d'un auditeur étranger, n'ayant pas compris un des termes à " proscrire " (holisme), résume bien : " mais ça va pourtant dans leur sens ! " me souffla t-il lorsque je lui répétais. La contradiction se retrouve en ce qui concerne le rapport au programme de la " fausse conscience " : G. Durand, dans son intervention lors de la séance de clôture, fit une longue généalogie du processus de dénégation par les sciences sociales de l'imaginaire, du sensible, de l'actuel et du quotidien - à juste titre d'ailleurs, mais en commencant invariablement ses illustrations par les mots : " On nous a caché... ". Bref, chassez la fausse conscience, elle revient au galot. Même observation chez M. Maffesoli, qui tout en valorisant la " senscommunologie ", la réalité éphémère et quotidienne de l'expérience ordinaire, stigmatise la " doxa des intellectuels ", " ces journalistes sans objectivité ni subjectivité... ". Qu'on retrouve la thématique de la doxa chez Bourdieu, soit, elle s'intègre dans son modèle sociologique depuis quarante ans... mais n'est-il pas contradictoire de valoriser le sens commun, la phénoménologie schützienne, le constructivisme de Berger et Luckmann etc. tout en décrétant que la sociologie dans son ensemble est encore sous le " masque ", le " voile " de l'objectivisme réducteur ? De même, n'est-il pas paradoxal de réduire l'articulation modernité / contemporanéité à une longue liste de dichotomies lorsqu'on se réclame en même temps de la logique du tiers donné, à grand renfort de Verwindung heideggerien ? On voit donc que la mise en forme discursive du programme du C.E.A.Q. a recourt sans nul doute à un paradigme, et ce avec quelques contradictions notoires, comme on a pu le remarquer. La réappropriation systématique d'auteurs classiques (Pareto, Weber, Durkheim, Descartes...) par la neutralisation des schèmes mis en oeuvre par ces derniers (actanciel chez Weber, causal chez Durkheim) au profit d'un schème dominant (herméneutique) indique encore que la relecture postmoderniste, loin d'être simplement le dévoilement " de l'inconscient de la sociologie " - rhétorique de la fausse conscience, encore... - comme le laissait entendre P. Tacussel lors de sa communication, véhicule une logique de légitimation analogique et une dimension normative et cognitive, qui sont le propre du paradigme.

 

      Deuxième point : la difficulté d'établir un discours répondant aux contraintes de la double détermination. Il ne s'agit pas ici pour moi de nier les vertus de la méthodologie " impressionniste " que revendique le C.E.A.Q., qui est une forme de connaissance, mais plutôt de souligner les dérives rhétoriques qu'une telle saisie du réel peut amener. Parler à titre d'hypothèse de " tribalisme urbain ", de " libido généralisée ", " d'invagination du sens " est une chose, inscrire des faits empiriques dans une théorie explicative en fonction de l'adéquation privilégiée de ces derniers avec des catégories pré construites en est une autre. Autrement dit, il me semble que le primat donné à la théorie n'est en aucun cas justifié par une démarche réflexive. S'il a été question durant ces trois jours de colloque de musique en contexte urbain, de religiosité, de technosocialité, il n'a par contre jamais été discuté des modalités et des possibilités d'inscription de ces phénomènes sociaux contemporains dans les concepts de M. Maffesoli. Ceux-ci ont très certainement une valeur heuristique, mais le refus collectif de les soumettre aux critiques de pertinence et de testabilité les affaiblissent considérablement d'un point de vue scientifique, d'autant plus que l'intelligence de l'objet est surdéterminée par un engagement ontologique et épistémique (le vitalisme) de même nature que " l'illusion transcendantale " dont parle Kant, et relevant donc essentiellement de la croyance. Enfin, la légitimation de type prophétique / charismatique (c.f Weber) qu'a explicitement mis en oeuvre G. Durand lors de son intervention émouvante, comme le soulignera B. Valade (le sociologue / anthropologue, après moult illustrations biographiques, citant Jung et Bachelard - ce dernier ayant été le professeur de G. Durand - comme les " ancêtres " en titre, G. Durand lui-même comme le " grand-père ", M. Maffesoli le " père " (Père ?), et l'assistance, plus implicitement, comme les prophètes, détenteurs de la Bonne Nouvelle), instituant ainsi la référence à " une lignée croyante " (caractère essentiel de la religion pour D. Hervieu-Leger), ne va pas non plus dans le sens de la remise en cause du paradigme et de l'émergence de considérations épistémologiques...

      Décidément, la réflexivité est une grande chose.

      J'espère que ces quelques remarques susciteront un débat parmi les lecteurs, et que celui-ci, davantage analytique qu'idéologique, permettra de dépasser le simplisme des arguments habituellement mis en oeuvre dans les controverses sur la légitimité du courant postmoderne en sociologie.

 
Références:
1.- J.-M. Berthelot, L'intelligence du social, Paris, P.U.F, 1990.
 
Manuel Quinon
 
Quinon, Manuel. "De la clôture paradigmatique. Quelques remarques à propos du dernier colloque du C.E.A.Q. , " Socialité postmoderne " (21, 22 et 23 juin 2000)", Esprit critique, vol.02, no.08, Août 2000, consulté sur Internet: http://espritcritique.ctw.net
 
 
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