Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.07 - Juillet 2002
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Numéro thématique - Été 2002
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La recherche en travail social
Sous la direction de Hervé Drouard
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Articles
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Le Monde symbolique des travailleurs sociaux
Par Dominique Géraud

Résumé:
Actuellement, je réalise une thèse sur les travailleurs sociaux, leur système de valeurs, et plus particulièrement à la place qu'occupent l'éthique et la résistance. Au cours de ce travail je suis conduit à aborder l'univers symbolique des travailleurs sociaux qui me semble être porteur des signes du temps. Sur la base de cette recherche je me propose de porter un regard, que certains trouveront acide, d'autres peut-être, amusé, sur les symboles du travail social, d'abord d'un point de vue "profane", puis, à partir des Structures Anthropologiques de l'Imaginaire de G. Durand, sur les symboles qui appartiennent au régime diurne de l'image. Là s'arrêtera l'article; bien sûr il faudra aussi s'intéresser au régime nocturne de l'image, mais c'est une autre histoire...


     Travaillant actuellement sur la question du travail social, de son unité ou de sa disparité, de ses valeurs, la question de l'univers symbolique de ce groupe professionnel paraissait constituer un préalable. L'ancrage épistémologique de cette réflexion est à rechercher du côté d'une sociologie compréhensive, influencé en cela par Michel Maffesoli. Bien plus que d'une forme de connaissance surplombante, l'analyse de l'imaginaire des travailleurs sociaux s'est avérée riche d'enseignements. Pour ce faire, il a bien sûr fallu emprunter aux travaux de Gilbert Durand. On citera ici l'ouvrage fondamental qui a été un guide précieux pour l'analyse qui suit: Les structures anthropologiques de l'imaginaire[1969]. Avant de présenter l'analyse de cet "univers" du travail social sur un modèle durandien, il paraît utile, sur un plan heuristique, de présenter un bref survol de ce qui sera considéré comme une forme d'approche "profane" de la question du symbolique chez les travailleurs sociaux. Rappelons tout d'abord les caractéristiques essentielles des symboles et des signes.

     Les symboles ont pour propriété de coaguler du sens, comme nous le dit E. Morin (1986). Les signes, quant à eux, indiquent une appartenance. Sans prétendre à l'exhaustivité, mais pour esquisser une réponse à la question de l'identification du groupe, nous allons faire un rapide tour d'horizon de l'évolution de ces symboles et signes qui permettent aux travailleurs sociaux de manifester une appartenance au groupe.

Symboles et signes dans le travail social, une approche "profane"

     Le monde du travail social, dans les années 1960-1970, s'est doté de symboles et de signes forts, qui ont eu pour effet de créer une communauté d'appartenance, ou, s'y l'on se réfère à une notion maffesolienne (1988), une tribu. Ces symboles et ces signes dépassaient largement la sphère du travail social, on pense plus particulièrement à la référence "communautarienne", à travers la tenue vestimentaire, la coiffure, le véhicule... La perdurance de ces symboles et signes, au début des années 1980, a généré une forme de singularité de ce secteur à l'égard du reste de la société, une sorte de micro-société qui a tenté de résister aux changements en oeuvre (on pense ici plus particulièrement à la montée en puissance du libéralisme économique). Le modèle du travailleur social "baba-cool" était dominant, il subsistera aujourd'hui comme un vieux modèle sur le déclin, ou tout du moins, minoritaire. Ce modèle, quand il était dominant, offrait la possibilité de se reconnaître.

     Au fil du temps, ce qui correspondait à une "idéologie" post-soixante-huitarde s'est effiloché, au profit d'engagements plus dissociés. C'est la lutte contre le racisme, puis contre le SIDA, ou pour le droit au logement. Certes, l'état d'esprit est le même, la philosophie souterraine est très proche, mais l'engagement est morcelé, parcellisé. Les signes (badges) sont toujours présents, même si plus discrets. On peut voir, dans cet éclatement de l'engagement, soit un signe de la dislocation du groupe, soit, en suivant ici le modèle d'analyse de M. Maffesoli, une forme de tribalisation. On n'adhère plus à une idéologie dominante. On se bricole une idéologie "à la carte" qui permet à chacun de s'affilier, en fonction de son état d'esprit du moment. Il n'en demeure pas moins que ces bricolages conduisent vers des adhésions plutôt homogènes. Aujourd'hui, le référent, s'il en reste un, c'est encore le système de valeurs qui le sous-tend, avec la lutte contre l'ultra libéralisme et les références éthiques qui l'accompagnent.

     Les symboles et les signes qui subsistent aujourd'hui sont plus resserrés autour de la lutte et de l'engagement. Un changement perceptible se situe au niveau des signes. Les signes trop discriminants au niveau politique sont écartés au profit de signes à connotation humanitaire. Nous retrouvons là les symptômes de ce que J. Baudrillard (1987) nomme la "soft idéologie", caractéristique de la société française dans les années 1980. L'adhésion est morale plus que démonstrative. Tout cela est, en nuançant en fonction des origines sociales, plus visible chez les éducateurs et les animateurs, plus discret chez les assistants de service social et les conseillers en économie sociale et familiale.

     Il est néanmoins un signe commun qui fait se reconnaître, c'est le langage, et plus particulièrement, le verbiage propre à la psychologie. Certains employeurs ont bien identifié ce trait commun, chez les travailleurs sociaux, à travers leur engouement pour l'analyse psychologique. Cet engouement, c'est même lui qui est à l'origine des conflits entre clans du social. Les mots participent du rituel. À travers ce langage commun, c'est une sorte d'esthétique du travail social que nous pouvons repérer. Le langage est bien un filtre de la perception de la réalité sociale. un langage commun, c'est aussi un ressenti commun, comme le verlan ou le rap sont des signes d'appartenance pour les jeunes des banlieues. Le langage technique des travailleurs sociaux, qui emprunte à la psychologie, paraît bien être un signe d'appartenance à la tribu du social.

     Cette analyse des symboles et des signes peut s'enrichir d'un regard plus durandien.

Symbolisme et travail social, une approche à partir des "Structures anthropologiques de l'imaginaire"

     J.-Y. Dartiguenave nous conduit, sur le modèle durandien, à identifier trois grands types de symboles particulièrement forts dans le travail social, tous caractéristiques du régime diurne de l'image: les symboles diaïrétiques, ascensionnels et spectaculaires. C'est bien l'aspect diurne qui paradoxalement revient de façon obsessionnelle. La face nocturne ne se laisse pas distinguer aussi aisément. Pour cet article, nous nous en tiendrons donc à ce qui se présente de façon manifeste sans pourtant être dupes du trajet qui reste à parcourir pour comprendre l'univers du travail social.

Des symboles diaïrétiques pour une démarche rédemptrice

     Ces symboles, fondés sur le principe de séparation [du grec diaïrésis: la cloison], conduisent inéluctablement à la purification, à l'isolation du mal qui, dans l'imaginaire collectif, est contagieux. La séparation est effective dès la conception de l'intervention. C'est à ce titre que vont s'opérer les multiples scissions techniciennes de l'action sociale, comme si ce découpage constituait un "garde-fou" contre la contamination. On peut aussi percevoir, dans cette décomposition de l'intervention, l'effet de la propagation d'une sociologie durkheimienne, construite sur le modèle des sciences de la nature, et en particulier de la médecine, combinée avec une analyse cartésienne. Comme les militaires le font déjà, les travailleurs sociaux font des interventions "chirurgicales", qui perdent, par là même, de leur cohérence:

"Il faut qu'on se parle!" nous confiait un assistant de service social en évoquant l'isolement professionnel, le cloisonnement de certaines actions.

     Le glaive du travail social, c'est le formulaire, la procédure, tous ces outils qui contribuent à la rupture. De simple citoyen, le sujet doit devenir client. Sur le modèle des rites initiatiques décrits par Van Gennep (1981), le champ du travail social produit ces passages, ces changements d'état. La démarche constitue une forme de purification, d'asepsie, dirait M. Maffesoli. Cette recherche de pureté, nous dit aussi J.-Y. Dartiguenave, s'accompagne souvent d'une géométrisation du réel. Le guichet unique semble bien être, en effet, une gageure qui viserait à combiner atomicité des réponses et cohérence globale de l'action au niveau de l'individu. Cet éclatement du réel s'accompagne d'un rapport au temps annihilé, concentré dans une forme, spatialisé.

"Tout se passe comme si l'accès à la pureté des éléments constitutifs de la vie sociale nécessitait de recourir non seulement à la séparation mais également à "un effacement de la notion de temps au profit d'un présent spatialisé". Nous retrouvons cette hantise [...] dans un élan quelque peu pathétique, à renouveler sans cesse et en vain ses dispositifs, outils et méthodes" (Dartiguenave, 1998).

     Ce foisonnement de dispositifs renouvelés est caractéristique des politiques de la ville. depuis "habitat et vie sociale", les programmes sont renouvelés régulièrement, comme si, pour être résolu, le "problème" devait passer par une ré-actualisation des formulations et des modalités de l'action. les divers partenariats en oeuvre constituent certainement une des modalités de l'éclatement du réel. l'innovation, comme dans l'industrie, au risque de devenir une fin en soi, semble être porteuse du progrès.

Des symboles ascensionnels pour orienter, donner du sens...

     La quête "obsédante" des travailleurs sociaux, c'est le sens de leur action. La réponse la plus fréquente à cette interrogation relative au sens de l'action du travailleur social renvoie à une vision verticalisante du monde. L'histoire a un sens, celui du progrès, ou, pour se référer à Hegel, celui de l'esprit absolu, de la raison. La concrétisation de ce symbolisme, c'est l'envahissement des sciences et techniques dans les pratiques et les formations des travailleurs sociaux. La priorité est au redressement, à la remise sur les rails. Cette conception dominante du social est construite dans le sens du progrès, mais, pour bien la comprendre, il faut l'observer comme un trajet (Miranda M.,1986). L'intention est, en effet, de façon explicite, ascensionnelle, mais l'agir, le faire, est souvent moins rationnel que ne le laissent supposer les différents rapports de l'action sociale. on peut, pour illustrer cela à partir d'une recherche de terrain, citer l'exemple d'un assistant de service social qui "essaie d'intégrer la situation personnelle de l'individu avant de décider" de proposer ou non un contrat d'insertion dans le cadre d'une procédure RMI. Cette procédure, si l'on s'en tient à la réglementation, est verticalisante; le travailleur social, ici, n'est plus dans cette logique de l'élévation, de l'ambition, il accompagne, il "sent avec"... l'intervention perd, par le fait, toute netteté, toute prévisibilité, elle n'est plus programmée. Le trajet est bien perceptible, il est certes lié à la personnalité du travailleur social, mais les observations de terrain ont toujours montré que cette dynamique du trajet était présente, qu'on la qualifie d'humaniste ou plus simplement d'adaptabilité. à côté de cela, bien sûr, comme c'est le cas avec le "groupe philo" du travailleur social dont on vient de citer l'exemple, ou chez des conseillers en économie sociale et familiale, avec des ateliers "image de soi", les notions d'effort, de (re) conquête de puissance, de "tonus dégradé par la chute", sont sensibles. Elles constituent le socle de l'intervention sociale.

Des symboles spectaculaires comme forme de l'exposition...

     Ces derniers sont caractéristiques d'une approche positiviste, progressiste et médiatique. Ils manifestent une forme d'aboutissement. Il s'agit de lutter contre l'obscur, le ténébreux, on est ici à l'opposé d'un symbolisme nyctomorphe. C'est le règne de la transparence, du "donné à voir". Ce régime diurne de l'image, tant prisé par les décideurs, les politiques, est souvent en opposition avec l'intérêt, la motivation des travailleurs sociaux qui s'établirait plus sur un régime nocturne. C'est sur ce choix de registres que certains vont particulièrement s'opposer. La résistance constitue, à nos yeux, une illustration de ce trajet, caractéristique du monde du travail social, et dont nous voulons souligner la présence. De plus en plus, les travailleurs sociaux doivent communiquer (les résultats de leur action, les projets en cours ou effectués...), aussi bien à destination de leurs supérieurs ou conseils d'administration, que du "grand public", à travers des articles de presse ou des journées "portes ouvertes". L'évaluation est omniprésente. On leur demande, par ce biais-là, d'éclairer leur action, de la rendre transparente, comme si la transparence constituait en soi une purification de l'intervention. on peut, au contraire, supposer qu'une surexposition de certaines situations génère des stigmates bien difficiles à gérer par la suite. Cette transparence exaspère aussi parfois les travailleurs sociaux qui considèrent passer trop de temps à sa mise en oeuvre.

     C'est souvent à partir de cette exposition que vont s'identifier des territoires propres à l'action sociale, et plus particulièrement, spécifiques aux différents clans du social.

     Nous avons là tenté de montrer la dimension symbolique du monde du travail social. Comme nous l'avons précisé, le régime diurne est celui qui se laisse saisir le plus aisément. Pourtant, il serait réducteur de penser cet univers à partir de cette seule dimension. Sous la notion de trajet, empruntée à Miranda, on a montré que ce secteur est complexe à cerner, que ses acteurs ont des masques dont les figures ne sont pas homogènes...

Dominique Géraud

Références bibliographiques:

Autès M., 1999, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod.

Baudrillard J., 1972, Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, Gallimard.

Baudrillard J., 1987, Cool mémories, Galilée.

Castoriadis C., 1975, L'institution imaginaire de la société, Seuil.

Certeau M. de, 1980, L'invention du quotidien, arts de faire, Union générale d'éditions, 10-18.

Dartiguenave J.-Y., 1998, Gagnepain J., Garnier J.-F., Laisis J., Lavoué J., Maffesoli M., Travail social: la reconquête d'un sens, L'Harmattan.

Debord G., 1971, La société du spectacle, Champ Libre.

Durand G., 1969, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, rééd. 1984.

Durand G., 1996, Introduction à la mythodologie, Dunod.

Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Gallimard.

Gomez J.-F., 1999, Le temps des rites, handicaps et Handicapés, Paris, Desclée de Brouwer, Sociologie du quotidien.

Lefèbvre H., 1980, La présence et l'absence, Casterman.

Maffesoli M., 1988, Le temps des tribus, Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens Klincksieck.

Maffesoli M., 1979, La conquête du présent, Pour une sociologie de la vie quotidienne, Desclée de Brouwer, 1998.

Maffesoli M., 1979, La violence totalitaire, PUF.

Miranda M., 1986, La société incertaine, pour un imaginaire social contemporain, Librairie des Méridiens.

Morin E., 1986, La Méthode, 3, La connaissance de la connaissance, Le Seuil.

Simmel G., 1908, Sociologie, Étude sur les formes de la socialisation, rééd. 1999, PUF.

Van Gennep A., 1981, Les rites de passages, Picard.


Notice:
Géraud, Dominique. "Le Monde symbolique des travailleurs sociaux", Esprit critique, vol.04 no.07, Juillet 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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