Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.07 - Juillet 2002
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Numéro thématique - Été 2002
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La recherche en travail social
Sous la direction de Hervé Drouard
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Articles
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Recherche en travail social et production de savoirs professionnels
Par Eliane Leplay

Résumé:
Sur la base de la recherche que je mène depuis 4 ans en vue d'une thèse de doctorat sur les "Savoirs professionnels du Travail social" et en référence à un séminaire Européen qui s'est tenu à Paris en Mars et Décembre 2000 à l'ETSUP - École supérieure de travail social - sur "les problèmes épistémologiques de la recherche en travail social", je me propose d'apporter une synthèse de différents points de vue sur les questions suivantes: La recherche en travail social: Quelques questions posées par son double rapport à la pratique et à la "science", rapports à la fois nécessaires et problématiques. Peut - on la définir par ce qu'elle est censée produire? Les savoirs professionnels du travail social: Problèmes de définition: qu'est ce qu'un savoir professionnel? Problèmes de construction: les recherches prenant comme matériau des traces de "pratiques réelles", et non seulement les "discours sur", comme voies d'accès à la production des savoirs professionnels.


     Au cours des deux Séminaires Européens qui se sont tenus à Paris à l'ETSUP[1], en mars et décembre 2000, 60 personnes en majorité responsables ou impliquées dans des formations doctorales de travail social, venues de 16 pays, étaient réunies pour étudier "Les problèmes épistémologiques de la recherche en Travail social"[2].

     En référence à la production de ces séminaires, je propose d'apporter dans la première partie de l'article, une synthèse de différents points de vue exprimés sur les questions suivantes:

  • Comment définir la recherche en Travail social?
  • Quelles questions résultent de son double rapport aux "pratiques" et à la "science".
  • Peut-on la définir par ce qu'elle est censée produire?

     Sur la base de la recherche que je mène depuis 4 ans en vue d'une thèse de doctorat sur les "Savoirs professionnels du Travail social", j'évoquerai dans la seconde partie de l'article les points suivants:

  • Problèmes de définition: qu'est ce qu'un "savoir professionnel"?
  • Problèmes de construction: les recherches prenant comme matériau des traces d'"activités réelles", et non seulement les "discours sur", comme voies d'accès à la production des savoirs professionnels.

LA RECHERCHE EN TRAVAIL SOCIAL PEUT-ELLE ÊTRE DÉFINIE PAR LES SAVOIRS QU'ELLE VISE À PRODUIRE?

     Au cours du séminaire européen évoqué ci dessus, ont été exprimées:

Des questions relatives aux savoirs produits[3]:

  • La recherche en travail social produit-elle des savoirs, quels types de savoirs? des savoirs professionnels?
  • Qu'est-ce qu'un savoir professionnel en général et en travail social en particulier?
  • Ce concept est-il pertinent et opératoire, sinon pourquoi?
  • Existe-t-il des définitions dans les départements de travail social des universités européennes?

     Nous n'avons pas trouvé de réponse à ces questions, dans les conférences du mois de mars.

     Cependant les groupes de travail du séminaire de décembre[4] se sont emparés de cette dimension de la recherche en posant des questions relatives à la destination et à la nature des savoirs produits. A qui profitent-ils?

  • Permettent-ils aux usagers de "nommer leur expérience", de faire entendre leur voix, de gagner du pouvoir?
  • Ont-ils vocation à rendre visible le travail social, à le rendre plus lisible pour l'ensemble des acteurs? à le rendre plus efficient grâce à des savoirs pertinents pour l'action?
  • Aident- ils les politiques:
    • à prendre leurs décisions en matière de politiques sociales et / ou dans le choix des méthodes: modes d'intervention, dispositifs, travail social,
    • à décider éventuellement ce qui est du "bon" ou du "mauvais" travail social?

  • Apportent-ils enfin une pierre à l'édifice de la "Connaissance" dont les principaux acteurs et destinataires seraient essentiellement les représentants de la communauté scientifique elle-même?
  • Que produit la recherche en travail social: "des actes professionnels ou des idées"? Claude de Jonkheere; il pose ainsi l'importante question des savoirs professionnels.

Des positions et des questions épistémologiques:

Ewa Marynowicz-Hetka, (Lodz Pologne) décrit les dilemmes épistémologiques de la recherche en travail social[5]... "Ils découlent de la spécificité du travail social, le trait caractéristique de ce dernier étant son processus dynamique et multidimensionnel".

1) La question des rapports entre connaissances en sciences sociales et connaissances en travail social - critique des idées reçues:

     De nombreuses formulations de différents auteurs, notamment Karen Lyons (Royaume Uni) et Mirja Satka (Finlande), expriment une critique ferme de l'idée selon laquelle le travail social tirerait simplement et naturellement ses connaissances des sciences sociales et humaines. JM Barbier[6] propose une explication de cette critique en montrant les contradictions entre les approches scientifiques traditionnelles et les caractéristiques des actions comme objet de recherche: "traditionnellement les approches scientifiques sont fondées:

  • sur l'autonomisation relative de leur objet, et les actions sont davantage le matériau de la recherche que son objet.
  • Sur le repérage d'invariants, de régularités, alors que l'analyse des actions suppose probablement l'intelligibilité de l'inédit du singulier".

     Les conférenciers estiment donc généralement que le travail social ne peut se satisfaire uniquement de l'importation de connaissances en sciences sociales et humaines.

2) La question d'un choix éventuel entre les conceptions "positiviste" et "constructiviste" de la science: y a-t-il lieu de privilégier l'une ou l'autre ou une articulation entre les deux?

     De l'ensemble des textes, il semble ressortir, dans différents pays, une évolution des approches classiques "scientistes" avant 1980, vers des approches réflexives ou constructivistes après les années 1980; mais certains auteurs montrent l'intérêt des deux selon les objets étudiés, et notamment l'utilisation de certains produits de la recherche positiviste, en complément à des connaissance construites autrement et notamment associées aussi à des savoirs expérienciels.

     Les approches qualitatives, cliniques, herméneutiques, compréhensives, ont, semble-t-il toute leur place dans la recherche en travail social.

3) Le projet d'intervention et les volontés de transformation de l'action, considérées comme conditions fécondes de découverte scientifique.

M. H. Soulet propose: "une petite conversion épistémologique":

"...peut-être faut-il concevoir que les temps sont mûrs pour une petite conversion épistémologique visant à admettre que la proximité au politique, comme le projet d'intervention sont, eux aussi des conditions fécondes de découverte scientifique". "La prise sur le système d'action ne devrait plus dès lors être conçue comme antinomique à l'activité scientifique, même si elle pose de façon cruciale la question de la bonne distance".

"En ce sens, la dissociation de la production de prescription de l'action d'une part et de la production de connaissance d'autre part, n'est peut-être qu'une fausse règle d'or épistémologique".

4) Conditions épistémologiques d'une recherche liée à un champ de pratiques:

JM Barbier[7] estime que la recherche liée à un champ de pratique, oblige à penser:

"la question des actions situées dans leur environnement, celle de l'interaction entre les éléments affectifs, représentationnels et opératoires, la singularité des actions, les dynamiques combinées de transformation des actions et de transformation des acteurs..."

5) Questions relatives à la place de la théorie:

     la théorie est-elle première ou seconde dans la démarche de recherche? Cette question peut être explorée de multiples façons:

  • Dans l'atelier 2, on l'a traduite de la manière suivante: "la théorie est seconde dans la démarche. Ce qui est premier, c'est la question de recherche qui, elle-même, est enracinée dans une situation professionnelle qui suscite un souhait de transformation des pratiques".
  • L'expression anglaise "grounded theory" (Glaser and Strauss, 1967) a été décrite dans les années 1990 par des auteurs américains comme "particulièrement prometteuse pour le développement d'une théorie et d'un savoir endogène du travail social". C'est une approche et un éventail de méthodes qui permettent de développer théories, concepts et hypothèses directement des données plutôt que des hypothèses a priori, venant d'autres recherches ou de cadres théoriques existants.

     Après avoir ainsi très brièvement résumé une partie du questionnement de ces séminaires européens, et posé un cadre à la question des savoirs professionnels, je souhaiterais maintenant développer en référence à ma propre recherche quelques axes de réflexion sur les "savoirs professionnels".

CONSTRUCTION DE SAVOIRS PROFESSIONNELS: PRESENTATION D'UNE DEMARCHE DE RECHERCHE

     Dans le cadre d'une thèse en cours de préparation au CNAM en Sciences de l'Education, sous la direction du Pr Jean Marie Barbier, j'évoquerai les points suivants: l'objet, les enjeux, des constats, des questions relatives aux savoirs professionnels, une proposition de définition, une démarche, un dispositif de recherche.

1) L'OBJET DE LA RECHERCHE:

"Les savoirs professionnels du travail social"

2) LES ENJEUX DE LA RECHERCHE

Ils concernent:

  • Des enjeux d'efficacité ou d'efficience dans l'action et dans la formation
  • Des enjeux de reconnaissance et de légitimité:
  • Une meilleure visibilité des pratiques, une meilleure visibilité des savoirs professionnels et de leur rapport aux compétences devraient permettre une meilleure et plus rapide adaptation des dispositifs de formation et donc de réduire les écarts entre qualification et compétences.

Ces enjeux sont:

  • Des enjeux pour les établissements et les services.
  • Des enjeux pour les professions du travail social.
  • Des enjeux pour les centres de formation.

3) DES QUESTIONS RELATIVES AUX SAVOIRS PROFESSIONNELS DU TRAVAIL SOCIAL

  • Pourquoi ce discours permanent des professionnels sur "on ne sait pas dire ce que l'on fait, ni comment on le fait"?
  • Ce que l'on fait est- il si mystérieux qu'on ne puisse trouver les mots pour le dire?
  • Quel rapport les savoirs enseignés ont-ils avec "dire ce que l'on fait"?
  • Les savoirs théoriques, les savoirs savants ont-ils une réelle portée pratique?
  • autrement dit: les savoirs professionnels relèvent-ils du modèle de la science appliquée?
  • Sont-ils "cachés dans l'agir professionnel"? comme le pense l'Américain Donald Schön, mais aussi Gérard Vergnaud qui parle de "savoirs incorporés", de "théorèmes en acte", de "schèmes" qui sont à la fois de l'ordre de la théorie et de l'ordre de l'action.
  • Les savoirs professionnels relèvent-ils des deux précédents modèles à la fois?
  • Les savoirs professionnels, s'ils existent, sous quelle forme les rencontrons-nous? de quoi sont-ils faits? Y en a t-il d'une seule sorte ou de plusieurs:
  • S'agit-il de savoirs techniques et méthodologiques, ou "savoirs méthodes", mais l'activité du travail social peut-elle être réduite à l'application de techniques et de méthodes?
  • Certains parlent de savoirs d'action et les opposent aux savoirs théoriques. Cette opposition est contestée par certains auteurs.
  • Pour les uns, il s'agit de savoir faire, ce qui tendrait à être confondu avec la notion de compétences.
  • Les autres encore parlent de théories de la pratique ou de modèles d'action. D'autres parlent de tout cela à la fois, mais avec quelles articulations?
  • Pouvons-nous leur donner une définition qui permette de les identifier clairement en les distinguant d'autres catégories, et qui puisse être partagée par les professionnels?
  • Pouvons-nous les construire? si oui comment?
  • Quels rapports entretiennent-ils avec les savoirs de sens commun?
  • Quels rapports entretiennent-ils avec les savoirs "savants"?
  • Quels rapports entretiennent-ils avec les compétences professionnelles?
  • Quels rapports entretiennent-ils avec l'expérience?
  • Quel statut épistémologique peut-on leur attribuer?

     Voilà un ensemble de questions qui sont au travail dans ce parcours de recherche et auxquelles nous nous efforçons de trouver des réponses ou tout au moins des clarifications.

4) DES CONSTATS RELATIFS AUX SAVOIRS PROFESSIONNELS EN GENERAL

  • Dans la communauté scientifique, il n'existe pas de consensus sur les définitions des savoirs en général, ni sur les classifications des différentes sortes de savoirs; chacun indique les définitions qu'il adopte, par convention, dans ses écrits.
  • Il n'y a pas unanimité sur ce qu'est un savoir professionnel.
  • Il n'y a pas de définition du savoir professionnel, vraisemblablement parce que la communauté scientifique s'intéresse peu à leur existence, à leur définition, à leurs modes de construction et de validation.
  • La pensée dominante est construite sur une opposition entre théorie et pratique, entre savoirs théoriques et savoirs d'action. Certains auteurs cependant récusent ces oppositions.

5) UNE PROPOSITION DE DEFINITION DU SAVOIR PROFESSIONNEL

     Pour les besoins de la recherche, nous avons choisi de formuler une définition a priori des savoirs professionnels à l'articulation des représentations des situations et des représentations de l'action.

     Après avoir cherché des définitions et n'en avoir pas trouvé et à partir de textes élaborés par Jean Marie Barbier et Olga Galatanu, nous prenons appui sur leur définition des "savoirs objectivés", pour proposer une définition des "savoirs professionnels".

O. Galatanu - cours de DEA, CNAM PARIS 1997:

LES SAVOIRS OBJECTIVES:

"Un savoir objectivé est une représentation ou un système de représentation ayant donné "lieu à un énoncé propositionnel, valorisé socialement

"par un jugement de vérité,

"ou par un jugement d'efficacité,

"Le savoir objectivé est jugé soit VRAI ou FAUX soit EFFICACE

     La définition présentée ci-dessous, élaborée au début du projet de recherche, emprunte donc pour partie le vocabulaire de ce qui précède:

E. Leplay, Mai 1999:

PROPOSITION DE DEFINITION DES SAVOIRS PROFESSIONNELS

Nous convenons de définir le "savoir professionnel" par les trois caractéristiques suivantes:

"1) un savoir professionnel est un énoncé qui établit une relation entre une représentation "ou un système de représentations d'une situation professionnelle, d'une part, et une "représentation ou un système de représentations de l'action, correspondant à cette situation, d'autre part".

"2) cette relation est exprimée par un jugement de cohérence ou de pertinence, assorti "éventuellement d'un "jugement prédictif d'efficacité ou d'efficience de l'action "représentée; ce jugement prédictif peut être relatif ou absolu".

"3) Ce jugement de cohérence ou de pertinence porté par une personne, (ainsi que le jugement prédictif éventuel) est partagé au sein d'un groupe professionnel.

     Cette définition ayant un caractère provisoire, elle pourra être modifiée ou complétée au cours de la recherche.

     Nous proposons ainsi de situer le savoir professionnel à l'articulation des représentations des situations et des représentations de l'action; dans les classifications habituelles, les savoirs "scientifiques" ou théoriques semblent réservés à l'intelligibilité des situations et les savoirs "opératifs" à l'intelligibilité des actions proprement dites.

     Cette coupure entre les savoirs relatifs aux situations et les savoirs relatifs aux actions semble correspondre à la coupure entre théorie et pratique, entre savoirs théoriques et savoirs d'action, elle semble induire également une coupure entre représentations des situations RS et représentations de l'action RA.

     Le peu d'intérêt des chercheurs en général (professionnels ou universitaires), pour ce qui se passe au point d'articulation entre les deux (RS et RA), constitue à nos yeux un "angle mort" dans la vision de l'exercice professionnel qui devient un point d'aveuglement pour la pensée de l'action. Or notre idée est que c'est précisément à ce point d'articulation que se situe le caractère professionnel de l'action, de la pensée et du savoir professionnel.

     Le dispositif de recherche a été construit pour essayer de mettre en évidence des savoirs qui correspondent à cette définition a priori.

     A ce stade (mai 2002) de notre recherche qui n'est pas terminée, nous pouvons faire l'hypothèse que cette définition pourrait être complétée de la manière suivante:

"4) L'énoncé d'un savoir professionnel a par nature un degré de généralité; la portée de la "généralisation de chaque "savoir professionnel" peut varier; dans certains cas la portée est limitée à la classe de situation dans laquelle il a été construit, dans d'autres, à un ensemble de classes de situation et au-delà. L'énoncé peut le préciser.

"5) Une explication peut être donnée, dans certains cas, qui fonde le jugement prédictif d'efficacité ainsi éventuellement que la portée de la généralisation.

6) UNE DEMARCHE INSPIREE DES TRAVAUX PORTANT SUR "L'ANALYSE DE L'ACTIVITE" NOTAMMENT LA "DIDACTIQUE PROFESSIONNELLE[8]" ET LES COURANTS DE "L'ACTION SITUÉE".

     Les travailleurs sociaux ne sont pas les seuls à ne pas savoir dire spontanément ce qu'ils font et comment ils le font.

     Les opérateurs, en général, quel que soit leur niveau de compétence, leur niveau culturel et leur niveau de qualification professionnelle, donc y compris les plus grands experts dans tous les métiers, ne savent pas dire spontanément ce qu'ils font, ni comment ils le font; c'est pourquoi:

La Didactique professionnelle propose une démarche:

  • L'analyse de l'activité "réelle" comme voie de construction ou de repérage des compétences.
  • L'analyse des compétences comme voie d'accès et de construction des savoirs professionnels.

     C'est cette démarche que nous avons adoptée initialement et qui a inspiré la construction de notre dispositif de recherche. La didactique professionnelle ayant été d'abord expérimentée principalement dans l'industrie, ses méthodes ne peuvent pas être appliquées directement à des activités de service comme celles du travail social; nous pensons cependant fructueux de nous en inspirer, pour essayer de les transposer dans le champ du travail social.

     Notre dispositif de recherche est inspiré de cette démarche par sa volonté de travailler sur l'activité "réelle", afin d'y repérer les compétences, pour accéder aux savoirs.

     Mais ce dispositif emprunte aussi plus largement aux travaux sur l'analyse de l'activité et notamment aux courants de "l'action située".

7) UN DISPOSITIF DE RECHERCHE QUI PERMETTE DE SAISIR DES PRATIQUES REELLES

     Notre premier souci méthodologique a été de trouver comment saisir une pratique "réelle" et non pas seulement le discours des travailleurs sociaux sur leur pratique, l'expérience des recherches de Donald Schön montre en effet que dans tous les métiers, il y a loin du discours sur la pratique à la réalité de cette pratique (distance entre théorie agie et théorie "professée"); or ce qui nous intéresse c'est le rapport entre les savoirs professionnels et les pratiques "réelles".

Nous avons donc choisi:

  • Un service ayant des missions claires, écrites et une organisation repérable.
  • Une classe de situations dans ce service relevant de pratiques déjà expérimentées sur une longue période par le service social.

     Ainsi, dans le cadre de la mission "maintien à domicile des personnes âgées", nous avons demandé à 15 assistantes sociales volontaires, d'enregistrer l'entretien d'une première visite à domicile, ou de le retranscrire aussitôt après la visite, au plus près du mot à mot de ce qui s'est réellement passé.

     Nous avons recueilli 12 entretiens retranscrits, et en avons choisi 4 différents les uns des autres.

Nous avons soumis ces 4 entretiens à 4 superviseurs enseignants, en leur posant la question suivante:

"Qu'est-ce qui, selon vous, est professionnel dans cette trace d'activité réelle? ".

Nous avons retranscrit les 16 entretiens ainsi obtenus et

a) Dans un premier temps nous avons cherché à repérer des énoncés de compétences.

b) Dans un deuxième temps à partir des compétences, nous avons cherché des énoncés de savoirs professionnels correspondant à notre définition.

c) Dans un troisième temps nous adressons ces énoncés aux superviseurs pour faire un choix de savoirs qu'ils considèrent comme importants afin de leur permettre s'ils le souhaitent de les approfondir, les compléter, les affiner et / ou les expliciter davantage, si nécessaire.

8) DES PRESUPPOSES DE LA RECHERCHE

     A ce stade de l'exposé, nous souhaitons lever tout malentendu sur les présupposés de notre recherche; prétendre essayer de mettre en évidence des savoirs professionnels dans un champ comme celui du travail social, ne relève pas nécessairement d'une conception purement objectivante des pratiques; ni d'une conception purement rationnelle de l'activité.

     L'existence de ces savoirs professionnels, s'ils peuvent toutefois être énoncés en référence à notre définition, n'est pas contradictoire avec le fait que chaque situation est singulière et aléatoire. Aucun savoir au monde, et pas même les savoirs les plus savants n'enlèveront jamais la part d'obscurité, de doute, d'incertitude du praticien face à des situations professionnelles qui sont par nature singulières et aléatoires, et ce, de manière irréductible. Ces questions ont été depuis longtemps pensées par les philosophes. Kant parle de la faculté de juger; Aristote parle de prudence et de capacité à délibérer.

     Mais a contrario, ce n'est pas parce que les situations dans leur complexité comportent de manière irréductible du singulier et de l'aléatoire, qu'elles ne comportent pas en même temps des dimensions de l'ordre du général et du nécessaire; ce sont probablement ces dernières dimensions, qui permettent de l'accumulation d'expérience, la pertinence de l'idée même de formation et qui permettent in fine la construction de savoirs professionnels, c'est du moins l'un des présupposés de cette recherche.

Kant Emmanuel (1967)[9]

Même un ensemble de règles pratiques est nommé: théorie, dès lors que ces règles sont pensées comme des principes ayant une certaine généralité et qu'on y fait abstraction d'un grand nombre de conditions qui ont pourtant nécessairement de l'influence sur leur application.

Inversement, on appelle pratique: non pas toute opération, mais uniquement la mise en oeuvre d'une fin, conçue comme observation de certains principes de conduite représentés dans leur généralité.

Il est clair qu'entre la théorie et la pratique, il faut encore un intermédiaire formant le lien et le passage de l'une à l'autre, si complète que puisse être la théorie;

car au concept d'entendement, qui contient la règle,

doit s'ajouter un acte de la faculté de juger

permettant au praticien de décider si le cas tombe sous la règle ou non.

Aristote [10]

5/ ...Admettons qu'il y ait deux parties (de l'âme) participant à la raison:

l'une qui nous permet d'envisager par l'intelligence les choses dont les principes, de leur nature, sont immuables,

l'autre celles qui admettent le changement...

6/ Appelons donc ces deux parties: l'une la partie connaissante, l'autre la partie raisonnante de l'âme.

ChapitreVII...
6/ La prudence, par contre, a pour objet ce qui est propre à l'homme et ce sur quoi peut s'exercer sa délibération. Ce qui caractérise surtout l'homme prudent, nous le redisons c'est la délibération bien conduite. Or nul ne délibère sur ce qui a un caractère de nécessité,

7/ Ajoutons que la prudence ne porte pas seulement sur le général;

il lui faut aussi connaître les circonstances particulières;

car elle vise à l'action et l'action porte sur les cas individuels.

la prudence a donc rapport à l'action; aussi faut il la posséder sous l'aspect général et particulier, et principalement sous ce dernier.

     La recherche de possibles généralisations n'élimine pas non plus dans notre esprit, la place combien importante du sujet singulier "travailleur social" et de tout ce qu'il porte de conscient mais aussi d'inconscient.

     Ce n'est pas l'une des moindres des difficultés de cette recherche, que d'essayer de tenir compte de l'ensemble de ces dimensions dans la question des savoirs professionnels.

     Le dispositif qui consiste à soumettre à plusieurs superviseurs formateurs les mêmes traces de pratiques réelles et de leur poser la même question: "qu'est-ce qui, selon vous, est professionnel, dans cette trace d'activité", laisse ouverte la question du général et du singulier dans les réponses qui seront faites.

     Les résultats montreront ce qu'il en est à travers le matériau, forcément limité, de cette première recherche.

9) QUELQUES PREMIERS RESULTATS PROVISOIRES

     La recherche n'étant pas terminée, nous devons être très prudente dans ce chapitre sur les résultats, donc ce qui suit, est dit à titre provisoire et devra être confirmé en fin de recherche.

     Le but initial de ce travail n'était pas de produire des savoirs professionnels nouveaux ou originaux, le but était de les définir, de les identifier, de comprendre de quoi ils sont faits, de les construire, (ou de les re construire) y compris pour ceux qui apparaissent comme les plus banaux d'entre eux, en observant les rapports qu'ils entretiennent avec des compétences repérables dans une activité professionnelle "réelle".

     L'analyse d'une part relativement importante du matériau, déjà réalisée, permet de dire qu'il est possible par cette méthode de recueillir des énoncés correspondant au moins à une partie de notre définition et répondant aux deux premières caractéristiques du savoir professionnel. En effet, alors que notre définition ne leur avait pas été communiquée avant les entretiens, les superviseurs enseignants, dans leurs énoncés:

  • Etablissent fréquemment des liens entre les représentations des situations et les représentations de l'action,
  • Expriment des jugements de cohérence ou de pertinence (ou de non pertinence ou de non cohérence) entre les deux,
  • Emettent des jugements prédictifs d'efficacité des actions représentées.
  • Font des généralisations, en se référant à leur expérience dans le même champ ou dans d'autres.
  • Relient fortement énoncés de compétences et énoncés de savoirs professionnels, certains d'entre eux sont de fait des énoncés de compétences.

     Les superviseurs enseignants enfin font souvent des relations entre le cas réel présent et d'autres situations qu'ils ont vécues; ils mobilisent ainsi explicitement leur expérience dans le même champ ou dans d'autres champs de pratiques, c'est ce qui les conduit dans ce cas à généraliser.

     Notre dispositif, prévu pour une recherche qualitative et non quantitative, ne peut pas à ce stade où nous en sommes, permettre de conclure sur le fait que "les savoirs ainsi élaborés sont partagés au sein d'un groupe professionnel", il faudrait interviewer davantage de personnes; cependant, certains faits incitent à aller dans ce sens, ainsi le fait:

  • que les superviseurs enseignants fassent référence à leur expérience,
  • qu'ils soient considérés comme experts dans ce champ,
  • qu'il y ait des consensus entre eux, même s'il y a aussi des différences,
  • que ce qu'ils expriment à propos d'une pratique singulière, lorsque c'est dans le consensus, soit en concordance avec des écrits professionnels reconnus,

     On peut, dans un premier temps, estimer que les savoirs ainsi énoncés sont "considérés comme partagés" au sein d'un groupe professionnel; ce qui est une première étape avant de montrer éventuellement par d'autres dispositifs de recherche ultérieurs, que ces savoirs professionnels sont réellement partagés plus largement et pas seulement "considérés comme".

     La recherche à partir de l'analyse d'activités réelles, c'est-à-dire qui s'appuie sur des traces au plus près possible de l'activité "réelle" nous paraît être une voie à explorer, pour la production de savoirs professionnels dans l'intérêt des pratiques, de la formation et de l'ingénierie de formation, dans le champ du travail social.

Eliane Leplay

Notes:
1.- Ecole supérieure de Travail social - ETSUP, 8 villa du parc Montsouris 75014 Paris, 01 44 16 81 81.
2.- Certains passages sont empruntés à la relecture de E. Leplay relative aux conférences du séminaire de mars 2000 "actes" à paraître sur le site Internet consulter ETSUP Paris: http://www.certs-europe.com
3.- Leplay E relecture des conférences de mars 2000 in les actes "Les problèmes épistémologiques de la recherche en travail social" consultables sur le site: http://www.certs-europe.com
4.- idem "compte rendu des ateliers".
5.- Marynowicz-Hetka E (2000), Actes des séminaires européens de 2000, première partie http://www.certs-europe.com
6.- Barbier J.M, (2000) idem.
7.- idem.
8.- Pastre P. (1999), "ingénierie didactique professionnelle", in: Carré et Caspar "Traité des sciences et des techniques de la formation", Paris, Dunod.
9.- Kant Emannuel (ed 1967), Théorie et pratique 1793, Droit de mentir 1797, Paris, 1967, librairie philosophique j. vrin 101p. (p. 11).
10.- Aristote, Ethique de Nicomaque livre VI les vertus intellectuelles chapitre I.

Notice:
Leplay, Eliane. "Recherche en travail social et production de savoirs professionnels", Esprit critique, vol.04 no.07, Juillet 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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