Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.07 - Juillet 2002
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Numéro thématique - Été 2002
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La recherche en travail social
Sous la direction de Hervé Drouard
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Articles
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L'effet de position en travail social: réflexivité et scientificité pour une discipline métissée
Par Yves Couturier et Julie Daviau

Résumé:
De par sa position particulière, le travail social, le groupe professionnel comme ses chercheurs, occupe une position d'interface fort particulière: interface communauté/société, systèmes pratiques/systèmes politiques, contrôle social/émancipation, psychologie/sociologie, etc. De fait, cette position favorisa la constitution du travail social en discipline métissée, formant une sorte d'interdisciplinarité réalisée. Ce caractère métissé et cette position d'interface peuvent-ils être mis à contribution pour le développement de la recherche? Dans quelle mesure les rapports à l'application, à l'incertitude du social, au mouvement de construction du social, peuvent-ils entraver ou encourager la scientificité de la recherche en travail social? Cette position particulière, à plusieurs égards inconfortable, favorise selon nous l'observation et l'analyse de phénomènes de réflexivité dans toute leur amplitude, leur complexité, leur vitesse. Une telle position offre à la profession un patrimoine plus ou moins bien reconnu sur lequel s'appuie la scientificité de la recherche en travail social. Le présent article cherche à explorer les possibles de cet effet de position tant en regard de dimensions épistémologiques que pragmatiques.


Présentation du contexte de la recherche en travail social au Québec

     Sans doute que l'élément contextuel premier à évoquer ici est le développement même des activités de recherche au Québec comme au Canada. En effet, depuis une dizaine d'années, les deux paliers de gouvernement ont investi massivement en la matière (alors que les budgets pour l'éducation supérieure sont stagnants) et ont imposé la préoccupation transversale de la recherche au niveau de leurs différents ministères. En 1999-2000, le financement institutionnel de la recherche se chiffrait à quelques 730 millions de dollars canadiens pour le seul Québec, et les 585 chaires de recherche qui ont été créées pendant cette période vont probablement faire passer ce montant au-delà du milliards d'ici cinq ans. Abondance? Certes, mais bien ordonnée à la dimension médicale puisque près de 83% des ressources y sont allouées. Les sciences humaines[1] reçoivent 1.6% du total, ce qui laisse imaginer la fraction, dans sa véritable dimension, que reçoit le travail social. En outre, il est probable qu'au moins pour une part les sommes dévolues au travail social tendent à se concentrer autour de recherches qui miment les attributs des recherches biomédicales. Le portrait s'assombrit encore si l'on considère qu'en travail social l'argent privé se fait évidemment des plus rares, la discipline offrant des produits de recherche destinés à avoir un impact sur les populations les plus pauvres et exclues.

     Quoiqu'il en soit pour la discipline, un tel niveau global d'investissement favorise bien entendu la révision partielle des modèles d'attribution des subventions, fondamentalement sous le modèle américain d'évaluation par des pairs, modèle où se jouent nombre de combats silencieux dont l'explicitation permet de réfléchir la valeur, faut-il dire marchande?, de la scientificité en travail social. Cette modalité d'attribution s'articule autour de quelques principes qu'il importe d'introduire ici.

     La recherche actuelle doit se réaliser sous le modèle partenarial, et ce suivant deux principaux axes. D'abord, l'activité de recherche se doit d'être affaire collective. Ainsi, le chercheur participera à des réseaux de chercheurs, si possible pan-canadien, le Canada étant un si vaste et beau pays, comme se plaît à nous le rappeler notre premier ministre fédéral. Si cette mise en réseau a sans doute des vertus et procède de bonnes intentions (interdisciplinarité, qualité éthique des projets[2], réflexivité méthodique (Bourdieu, 2001), etc.), elle crée cependant des effets pervers relatifs à la concentration des moyens et à la participation distante, en parade ou désinvestie des chercheurs périphériques à ces réseaux. L'appel à la constitution de réseaux de prestige tend à constituer des trous noirs de la recherche, comme il en va en astrophysique, dans lesquels moyens et forces vives sont englouties par une force aussi intangible qu'inexorable qui engage une participation plus virtuelle qu'effective. En outre, les champs de force de la concentration (de l'expertise, des données, des appareillages, etc.) font leur effet en favorisant en pratique les pôles dont la masse offre le plus d'attraction. L'évaluation par les pairs, fondée sur un jeu en miroir d'effets de reconnaissance des attributs de validation des savoirs (renommée des citations, des lieux de publication, des universités) tend à un certain conservatisme épistémologique repérable notamment par la standardisation des lexiques. Plus fondamentalement, "ceux qui souffrent du comportement anormal qu'est l'originalité doivent s'en guérir ou abandonner la recherche", estime Charbonneau (2002). Second axe, le partenariat se réalise également vers les milieux de pratique, de sorte d'assurer une plus grande pertinence sociale de la recherche et sa liaison étroite à l'action (Hamel, 1995: 17)... Cette pertinence est cependant objet de stratégie de monopolisation et d'orientation; pensons par exemple aux plans clinique, organisationnel ou programmatique pour lesquels se réalisent nombre de recherches évaluatives visant à soutenir ou à orienter la décision. Instrumentalisation, assujettissement à l'esprit gestionnaire (Ogien, 1995), application effrénée de la recherche sont évoquées comme dérives potentielles de ce partenariat. Plus fondamentalement, les modalités de financement et les conditions du partenariat invitent la recherche à s'appuyer sur des objets socialement préconstruits tout en cherchant à produire des effets de connaissances dont les retombées sont applicables à court terme, mesurables voire, dans nombre de cas, anticipés. C'est dans cette perspective que l'État québécois a rédigé une Politique de la santé et du bien-être fixant des objectifs quantitatifs et temporels de réduction ou de contrôle des problématiques sociales, objectifs auxquels doivent se rattacher une part importante des recherches. Il s'agit donc de lier la recherche à des besoins sociaux, et les évaluateurs estimeront la qualité de ce lien dans l'appréciation de la demande de subvention. Le chercheur qui possédera différents capitaux (capacité d'anticiper les demandes sociales, inscription dans des réseaux scientifiques, politiques ou technocratiques, champs et objets de recherche qui s'arriment de fait aux priorités d'État) acquiert ainsi une position stratégique favorable à l'établissement de sa renommée, mesure de tous les possibles.

     Le contexte d'investissement massif, qui se réalise notamment à la faveur de l'éternelle compétition entre les gouvernements fédéral et provincial, fait l'objet de différentes pétitions de principes, réitérées comme le printemps, à chaque réforme ou velléité de réforme du secteur sociosanitaire qui nous occupe en travail social[3]. La première de ces pétitions concerne l'importance de développer des stratégies d'intervention sociale préventive. Pourtant, une part des plus substantielles des fonds de recherche est encore destinée aux études étiologiques ou de traitement. La seconde, en corollaire de la première, invite à une meilleure analyse des dimensions sociales des déterminants de la santé, dont au premier titre la pauvreté. Inutile de rappeler les chiffres sur la ventilation des budgets de recherche pour démontrer l'écart entre principes et stratégies effectives. Il y a donc un discours paradoxal entre la reconnaissance principielle de la prévention et de la dimension psychosociale des problèmes sociaux et les priorités programmatiques qui se traduisent en investissements majeurs dans les secteurs durs, dits productifs, brevetables, notamment autour de la santé et de la psychométrie. Vous comprendrez que le travail social occupe une position relativement faible à cet égard dans le champ de la recherche, position tendant à le marginaliser.

     À cette première peine proclamée par les sciences exactes s'ajoute une seconde peine, moins directement observable, celle d'une relative marginalisation en regard des sciences sociales mères, que sont la sociologie, la psychologie ou la linguistique. Nos pairs de ces disciplines qui participent aux comités d'évaluation des organismes subventionnaires se plaisent à rappeler que les travailleurs sociaux sont, si ce n'est de mauvais psychologues ou de mauvais sociologues, à tous les moins des scientifiques dont l'ancrage disciplinaire demeure à questionner. À la faveur de l'esprit gestionnaire évoqué supra, même ces nobles disciplines ont connu un certain affaiblissement de leur poids politique dans les jeux d'influence des décisions publiques. Par exemple, une lecture du Rapport de la Commission d'enquête sur les services sociaux de 1972 qui permit la conceptualisation du système sociosanitaire québécois[4] étonne le lecteur contemporain qui y trouvera nombre de références à la sociologie, à la psychologie sociale, voire à la philosophie. De telles références, si elles ont encore cours, laissent cependant aujourd'hui le pas aux épidémiologues, économistes et autres spécialistes du management. Ainsi, il est possible de soutenir que le travail social a une audience moins grande par les temps qui courent qu'en d'autres temps marqués par le projet de construction de l'État social.

     Mais ce contexte, que l'on peut à bon droit estimer défavorable, l'est-il autant qu'il n'y paraît a priori? En fait, nous pensons qu'il comporte aussi ses potentialités pour le travail social en regard du patrimoine disciplinaire sur lequel, tout compte fait, la discipline pourrait peut-être mieux s'appuyer pour répondre aux exigences des nouvelles conditions de la recherche, éventuellement pour agir sur lesdits contextes.

Quelques acquêts d'une discipline métissée

     Le contexte de recherche évoqué précédemment peut être à bon droit questionné, voire décrié, surtout dans la perspective épistémique où le positivisme est remis en question. Mais en regard d'une telle critique, il faut aussi envisager les possibles que la posture de la discipline travail social prend dans le champ de la recherche. Son insertion dans les réseaux de l'intervention sociale, sa proximité aux clientèles et aux problématiques sociales, tout comme sa participation aux affaires de l'État, son rapport à la prévention comme aux déterminants sociaux des problématiques sociales sont toutes des dimensions sur lesquelles la recherche en travail social s'appuie pour établir son essor. S'élucide alors un paradoxe entre ces capitaux que détient la discipline et leur valeur dans le marché réel de la recherche. Pour notre propos, il apparaît nécessaire de quitter le discours de la plainte quasi constitutif de l'ethos en travail social (Fransenn, 2000) pour entrer dans une analytique des possibles au coeur dudit paradoxe. Si le caractère métissé de la discipline est sans doute part importante des doutes identitaires et du malaise collectif (Troutot, 1982) au coeur de cette rhétorique de la crise, fondatrice de l'ethos professionnel en travail social (Derridder, 1997), nous pensons avec Aballéa (2000) que ce discours est sans doute exagéré. En fait, à la lumière de la description de l'évolution du contexte de la recherche au Québec, nous pensons que le caractère métissé constitue un actif important dont il est probable que la valeur dans le champ de la recherche s'apprécie au fur et à mesure que les nécessités de l'interdisciplinarité et du rapprochement avec les milieux de pratique se réaliseront avec plus d'effectivité. C'est que le métissage a sans doute plus valeur aujourd'hui qu'hier, notamment quant à ces impératifs interdisciplinaires que sont l'efficacité des actions en regard de problématiques sociales complexes et sources de souffrances bien réelles. Tant les réformes des organismes et politiques de supports à la recherche que les systèmes d'intervention publique en appellent à l'interdisciplinarité (ex.: Gouvernement du Québec, 2000), même si une portion importante des comités d'évaluation demeure monodisciplinaire. Ici, il est légitime de considérer le caractère d'interdisciplinarité réalisée du travail social comme une condition favorable pour occuper une position un peu plus forte dans le champ de la recherche tel qu'il se constitue actuellement. Plus fondamentalement encore, la posture d'interface qui caractérise le travail social (Freynet, 2000) constitue sans aucun doute l'acquêt le plus important pour poursuivre notre réflexion. Il permet de poser la discipline dans un rapport privilégié, autant conceptuel que pragmatique, aux problèmes sociaux, aux pratiques sociales effectives, aux clientèles, comme aux affaires de l'État. Ce rapport permet de contribuer à la définition même des problématiques sociales, et donc des objets même d'une part de la recherche sociale.

     La posture épistémologique constructiviste de la discipline, pour dire vite et vague, provoque sans doute une certaine décote de la discipline dans un champ de la recherche où, quoiqu'on en dise, le fantasme positiviste demeure fort prégnant. Pour affirmer ceci de façon plus nuancée, c'est moins, beaucoup moins, qu'une césure épistémologique explicite qui est en jeu, qu'un ethos scientifique qui participe de plus en plus d'un "cosmos économique" (Bourdieu, 2000), d'un "esprit gestionnaire" (Ogien, 1995), au coeur de ce que nous avons nommé l'épistémè performative libérale (Couturier, 2001)[5]. Le modèle du pondérable se soucie moins de l'épistémologie sous-tendant la recherche que de ses effets, forcément mesurables, comparables, évaluables[6]. Si la discipline scientifique, dite constructiviste, se reconnaît mal en cette perspective, au plan professionnel, le travail social se conçoit aussi comme une véritable science du concret (Soulet, 1997) qui peut prendre valeur dans le champ de la recherche. Ici, l'enjeu est sans doute d'éviter de jouer le rôle du praticien lettré au service de disciplines qui auraient une stature épistémique mieux reconnue. Car s'appuyer sur le seul désir d'être utile, d'être effectif, notamment en provoquant divers formats d'empowerment des clientèles exclues est sans doute un condition insuffisante de la scientificité telle qu'elle se conçoit actuellement.

Et quelques conditions épistémiques de la scientificité en travail social

     En cette épistémè du pondérable, on l'a vue, les différentes médiations du travail social servent et desservent tout à la fois la discipline. Les paradoxes mis en lumière jouent ainsi de façon contradictoire sur la recherche en travail social. Par exemple, la faible valeur sociale de l'État entache la valeur sociale même du travail social, mais sa proximité aux affaires de l'État lui permet une reconnaissance en regard de l'utilité et de la pertinence des produits de la recherche et lui ouvre des légitimités et des opportunités en vue d'établir des partenariats et de réaliser des activités de recherches dont la pertinence sociale est reconnue au moins par l'État.

     Les enjeux pragmatiques et stratégiques se clarifient alors. Dans un contexte où il y a reconnaissance principielle de l'importance des dimensions psychosociales dans l'étiologie et le traitement de nombre de problématiques, dont des problématiques médicales, la reconnaissance concrète de la dimension psychosociale dans les affaires de santé devient, entre autres, objet d'un important travail de reconnaissance. Il faut ainsi dépasser les diverses pétitions de principe, et forcer l'engagement des promoteurs, des agences étatiques et des comités scientifiques d'évaluation à faire converger principes et pratiques de recherche. Et ces enjeux pragmatiques sont sous-tendus au plan épistémologique d'un débat de fond quant à la possible ou impossible scientificité de la recherche en travail social. Il est moins important ici de refaire l'exercice de déconstruction du positivisme simplificateur qui sous-tend cette acception que d'élucider ou d'étayer les conditions d'une meilleure reconnaissance épistémologique de la recherche en travail social. De par ses pratiques et ses projets épistémiques ou d'action sur le monde, le travail social se revendique d'une posture inspirée du constructivisme social (Corcuff, 1995), et nombre des chercheurs de cette discipline s'ancrent du côté d'une phénoménologie de type compréhensive[7]. Nous ne referons pas ici la démonstration que d'autres (Hamel, 1997) ont si bien fait de l'inutilité de dissocier compréhension et explication. Ce qui est au coeur de cette réflexion épistémologique, c'est la question d'une meilleure conceptualisation de la complexité des phénomènes qui s'inscrivent, entre autres, dans des dynamiques de réflexivité[8]. Bien qu'essentiellement sociaux, ceux-ci s'appréhendent notamment par l'observation des médiations pratiques. S'agit-il d'une forme de corporatisme que de soutenir que le travail social pourrait mieux faire que d'autres des recherches qui considèrent de tels dynamismes, en regard de telles médiations? Nous espérons que non et convoquons en témoignage cette posture d'interface disciplinaire tant au plan épistémique, organisationnelle, relationnelle (avec les usagers) que pragmatique. La discipline se constitue en une sorte de psychosociologie appliquée, condamné à l'efficacité pratique tant les situations sont pleines de souffrance; l'interdisciplinarité réalisée trouve sa plénitude dans la complexité des objets d'intervention et l'impératif d'efficacité, quoiqu'il en soit des diverses conception que l'on en a.

     S'il est donc possible d'ancrer la discipline du côté d'une recherche dite compréhensive, la condition de réussite de cet ancrage est sans doute la nécessité de s'émanciper de ses versions triviales, où l'unique humanisme[9] assurerait la valeur de la discipline et constituerait le succédané des critères de scientificité. La compréhension en ce sens réduit "est une intuition aveugle si elle n'est point médiatisée par ce que Dilthey appelait les expressions dans laquelle la vie s'objective" (Ricoeur, 1969: 21). Le sens de l'action est le produit et la condition du travail d'archéologie compréhensive. En fait, cette conceptualisation de la compréhensivité nous invite à passer de l'existentiel désincarné à l'existential (conditions de la possibilité de la conscience de l'existence) comme forme empirique de l'histoire. Ricoeur indique la nécessité de "consommer l'échec de l'approche réflexive de la conscience" et de "provoquer un travail de conscience par le moyen d'un travail sur les résistances" (1969: 180), sur les conditions et possibles de l'être. Le chercheur peut alors contribuer à l'élucidation de ces résistances, de ces règles, de ces conditions et systèmes de sens. À propos de l'activité herméneutique, Ricoeur soutient qu'une approche compréhensive est le contraire d'une approche naïve de l'immédiat: "La conscience n'est pas la première réalité que nous pouvons connaître, mais la dernière. Il nous faut venir à elle, et non partir d'elle" (Ricoeur, 1969: 318). Le travail qui lui semble nécessaire de faire en est un d'analyse des médiations, entendues autant comme objets que processus. Ainsi, Ricoeur estime que la conscience, forcément médiate, n'est pas une source, mais bien une tâche. Selon nous, cette tâche est au coeur de l'ensemble des pratiques de la discipline du travail social et sa systématisation, notamment au plan méthodologique, permettrait de mieux fonder la recherche en travail social. Si notre thèse sur les acquêts de la disciplines a quelque fondement, l'émancipation d'une herméneutique trivialement humaniste permettrait d'étayer la recherche sur la posture médiatrice du travail social, comme position permettant précisément d'analyser les médiations, les dynamiques de réflexivités, les interfaces, les translations entre univers de sens, etc.

Conclusion

     Ce qui peut sembler des contraintes de la recherche en travail social dans le contexte québécois peut donc aussi être considéré comme des opportunités. Ainsi, si une analyse du contexte de la science semble somme toute moins défavorable que ne l'énonce le sens commun des travailleurs sociaux, il faut coupler à cette première considération l'analyse des conditions de structuration du champ scientifique universitaire en tant que tel. Là se trouvent sans doute les inerties les plus importantes, comme en témoigne le relativement difficile accès des étudiantes en travail social aux bourses d'excellence.

     La tâche disciplinaire la plus importante sans doute à réaliser pour faire mieux reconnaître l'apport de la recherche en travail social aux sciences sociales consiste à systématiser la position d'interface, puis à l'analyser pour comprendre les phénomènes de réflexivité complexes, et donc de construction du social (Giddens, 1987). La position d'analyse de ces phénomènes, occupée par la sociologie, avec un point de vue de sociologues, pourrait-elle gagner de la réalisation de la tâche de systématisation et d'analyse du travail d'interface en travail social? Nous pensons que oui, en autant que le caractère métissé de la discipline soit considéré par les sociologues comme un acquêt interdisciplinaire plutôt que comme une incomplétude, une carence congénitale. La reconnaissance par le champ scientifique de cet acquêt est l'une des conditions de la scientificité du travail social.

Yves Couturier et Julie Daviau

Notes:
1.- Ici, cela exclut l'éducation, le droit, les lettres, les arts, l'administration.
2.- Nous souscrivons à la critique de Beauvois (1994) sur le développement du phénomène éthique. Les exigences éthiques sont telles que certaines recherches sur la pression à la conformité, par exemple, ne peuvent plus se réaliser. Pensons aussi à des concepts classiques en sociologie comme celui de perte sociale qui ne sont plus empiriquement saisissables qu'indirectement. L'expérimentation empirique doit se réaliser de façon secondaire, affaiblissant ainsi l'effort de présomption assertorique.
3.- Pour cause de conservatisme politique, le Québec prit vingt ans de retard dans la construction d'un État social keynésien en regard du Canada anglais. C'est à la faveur d'un profond mouvement réformiste au début des années 60 que le Québec élabora de but en plan! un système sociosanitaire moderne. Cette construction avait ceci de particulier qu'elle pouvait se réaliser à partir d'un terrain si peu occupé qu'il était possible de produire une conceptualisation globale et modélisée du système sociosanitaire. Ce travail de conception se réalisa à une époque (1966-1972) pendant laquelle les sciences sociales avaient une audience certaine auprès des décideurs, ce qui marqua clairement les orientations du modèle. Par exemple, le modèle conceptuel d'origine présente une conception déjà interdisciplinaire du travail professionnel.
4.- La dernière en date, le Rapport Clair (Gouvernement du Québec, 2000) est fort explicite à ce propos.
5.- L'épistémè constitue la condition, plus précisément forme le diagramme des conditions de possibilités de la connaissance à une époque donnée. Nous proposons de nommer performative libérale (voir Couturier, 2001 pour plus de détails) l'épistémè actuelle qui se fonde sur l'articulation du pondérable, comme condition du performatif, et des institutions de soi, comme condition du libéralisme. Véritable matrice du monde, où se trouve une relation forte entre impératifs sociaux et injonctions à s'autoproduire, l'épistémè performative libérale est d'abord productive d'un rapport de soi au monde, et de soi à soi, que contribue à réaliser l'État social libéral par son action sociale.
6.- Bien entendu, le fait de s'en soucier moins ne veut pas dire que cela n'a pas d'effet au plan épistémologique, très loin s'en faut.
7.- Va sans dire que le pluralisme épistémologique a cours en travail social comme ailleurs. Mais nous pensons légitime de soutenir que l'ethos disciplinaire en travail social se construit de façon archétypique dans une perspective dite constructiviste sociale. Il s'agit donc d'un type qui renvoie moins à la pluralité effective qu'aux représentations sociales de la discipline.
8.- Nous avons exposé dans le numéro 3 (vol. 4) de la revue Esprit critique http://www.espritcritique.org/ cinq plans de la réflexivité et avons réfléchi leur articulation dans Couturier (2000, 2002).
9.- Bourdieu souligne les limites d'une posture humaniste formelle: " Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l' " humanité ", c'est en exclure, sous des dehors de l'humanisme, tous ceux qui sont dépossédés des moyens de la réaliser." (1987: 80).

Références bibliographiques:

Aballéa, François (2000). "Quel avenir pour les professions installées?", dans Chopart, J. (dir.) (2000). Les mutations du travail social. Dynamique d'un champ professionnel. Paris, Dunod: 97-110

Beauvois, Jean-Léon (1994), Traité de la servitude libérale. Analyse de la soumission, Paris, Dunod.

Bourdieu, Pierre (2000), Les structures sociales de l'économie, Paris, Seuil.

Bourdieu, Pierre (1987), Méditations pascaliennes, Paris, Seuil.

Bourdieu, Pierre, (2001). Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d'agir.

Charbonneau, Léo (2002). "Hors pairs, l'examen des pairs?", dans Affaires universitaires, mars:22-26.

Corcuff, Philippe (1995), Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan.

Couturier, Yves (2001). Constructions de l'intervention par des travailleuses sociales et infirmières en CLSC et possibles interdisciplinaires, thèse de doctorat en sciences humaines appliquées, Université de Montréal.

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Derrider, Guido (1997). "Changement de régime ou crise de l'intervention sociale?" dans Derrider, Guido (dir.). Les nouvelles frontières de l'intervention sociale, Paris, L'Harmattan: 11-26.

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Notice:
Couturier, Yves et Daviau, Julie. "L'effet de position en travail social: réflexivité et scientificité pour une discipline métissée", Esprit critique, vol.04 no.07, Juillet 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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