Revue électronique de sociologie
Esprit critique
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vol.03 no.07 - Juillet 2001
Numéro thématique:
L'affaire Sokal ou comment penser la connaissance scientifique: les enjeux épistémologiques d'une controverse pluridisciplinaire.
Sous la direction de Arnaud Saint-Martin
Articles
 

Empirisme et constructivisme réaliste. Les fondements épistémologiques d'une critique

Par Arnaud Saint-Martin
 

      "Now, of course, no one will admit to being against reason, evidence and logic? that's like being against Motherhood and Apple Pie."
Alan Sokal (A plea for reason, evidence and logic)

      Il s'agit ici d'étudier le "profil" épistémologique de Sokal et Bricmont, ce sur quoi se fonde leur argumentation et qui rend donc intelligible leur critique des "abus" terminologiques[1]. Et leur critique du "courant postmoderne" passe par l'analyse du "relativisme cognitif", dont le lien avec les "abus" terminologiques est selon eux "sociologique"[2]. En d'autres termes, le "style d'argumentation" qu'aiment à cultiver les cultural studies est le reflet "littéraire" et textuel du mode de pensée "relativiste".

      Fondamentalement, la démarche scientifique émet selon eux une prétention à l'objectivité: "comment pouvons-nous espérer atteindre une connaissance objective (même approximative et partielle) du monde? Nous n'avons pas accès direct à celui-ci, mais seulement à travers nos sensations. Comment savons-nous qu'il existe quelque chose en dehors de celles-ci?"[3]. C'est à partir de cette interrogation, au demeurant "ontologique" (présence dans la proposition de l'énoncé existentiel "il existe"), qu'est théorisée la ligne épistémique sur laquelle se construit leur discours. Leur analyse se présente comme une réflexion sur les conditions de possibilité du "progrès" de la connaissance scientifique, qui passe par une réfutation du "scepticisme radical" dont le postmodernisme serait le héraut.

      En premier lieu, ils définissent le terme de "relativisme cognitif", qui désigne "toute philosophie qui prétend que la véracité ou la fausseté d'une affirmation (de fait) est relative à un individu et/ou à un groupe social"[4]. Les principes d'équivalence et d'incommensurabilité régissent donc cette doctrine, suivant laquelle, "tout est bon" (P. Feyerabend). A cet égard, le scepticisme humien serait pour une bonne part l'origine philosophique du scepticisme contemporain, caution théorique du relativisme: le fameux paradoxe de l'induction (instituant l'impossibilité d'inférer le général du particulier) conduit selon eux à développer une sorte de conscience de la non-fiabilité systématique des énoncés scientifiques et donc un rejet des "normes cognitives" (relativité de la véracité d'une théorie). A partir de ces prémisses, le sceptique, qui constate par principe l'impossibilité de départager les énoncés factuels et enferme au sein de la sphère privée du solipsisme ses propres sensations indépendamment d'un monde extérieur construit par l'esprit ("hyper-subjectivité" du "postmodernisme"[5]), peut de facto douter des prétentions à l'objectivité et à la vérité qu'émet la science, vouée à n'être qu'une "croyance locale" ou un simple "système de croyance".

      Ils discutent également le "falsificationnisme" popperien dans ce qu'il est pratiquement inadapté aux impératifs de la recherche scientifique et dans ce qu'il serait la source de dérives relativistes en épistémologie (notamment la théorie kuhnienne de l'"incommensurabilité des paradigmes" et la théorie anarchiste de la connaissance de P. Feyerabend). En effet, le rejet de l'induction et le faillibilisme déductiviste de K. Popper, qui conduit à une épistémologie "négative" (est critiquée moins la vérité que la fausseté d'un énoncé) a suscité des réactions irrationnelles, antiscientifiques et dogmatiques. Mais, et Popper a selon eux raison, "le simple fait qu'une opinion ne peut pas être réfutée n'implique nullement qu'il y ait la moindre raison de croire qu'elle est vraie"[6]. En d'autres termes, le schéma réfutationniste de Popper permet malgré tout de reléguer dans la nébulosité des pseudo-sciences les démarches dont on ne peut tester ou éprouver le contenu de vérité. Alors, ces théories peuvent être au niveau scientifique "vrais" ou "faux", contre le pluralisme sceptique et l'équivalence relativiste.

      En second lieu, Sokal et Bricmont se sont insurgés de manière récurrente contre ce qu'ils nomment "l'oubli de l'empirique"[7], contre le fait qu'à l'empirisme et à la confrontation des théories aux observations et aux expériences soient préférés le "formalisme théorique" et le "langage". Cet état de fait est dans cette perspective la résultante du "scepticisme radical", puisque nos sensations - et les théories se construisant sur cette fondation - ne sont pas "fiables" par nature, qu'aucun critère ne saurait déterminer leur niveau d'adéquation au monde extérieur, la référence au donné empirique, en tant que critère de signification, peut en droit être abjurée ou du moins mise entre parenthèses. A l'opposé de cette dénégation, les physiciens défendent un empirisme que l'on pourrait qualifier de "sensationniste". En effet, pour affirmer la validité d'un énoncé théorique, on doit "bien" (notion de "bon sens" - argument de l'évidence et référence au sens commun), dans le cadre de l'activité scientifique, le justifier dans les faits - fondation empirique du jugement - de par la médiation de nos sensations (que l'on "suppose" permanentes et "fiables"). La consistance théorique d'une proposition est donc dépendante de son contenu empirique. Le langage doit donc être le reflet du monde extérieur, la proposition devant le représenter; sans cela, on tombe dans une sorte d'"idéalisme linguistique"[8] qui régularise l'autoréférence et les "jeux de langage" abstraits. Le "style d'argumentation" qu'ils critiquent s'apparente donc à une fuite dans un langage qui ne fait "sens" qu'une fois intégré dans des théories que seuls les praticiens de ces jeux de langage peuvent saisir[9] (ici c'est l'emploi des énoncés qui en déterminent la signification), au privilège accordé à la théorie par rapport à l'expérience.

      A partir de ces fondements épistémologiques, on comprend mieux la position des physiciens à l'égard de l'analogie scientifique: elle doit renseigner sur le monde, avoir prise au donné empirique; sans cela, elle n'est que pur verbiage. De même, le maniement "abusif" des terminologies scientifiques révèle cette conception déréalisée du langage, loin de l'empirie.

      Pour systématiser cette étude, on peut éventuellement dire que leur approche s'apparente à un "constructivisme réaliste". Cette catégorie peut sembler contradictoire compte tenu des réticences que Sokal et Bricmont manifestent à l'égard de toute théorie dite "constructiviste" et notamment à l'égard de la sociologie des sciences latourienne. Formulant la thèse réaliste de l'indépendance des objets physiques par rapport à la perception, les auteurs réfutent les approches réductionnistes qui décrètent arbitrairement que la réalité est une "construction sociale et linguistique" renvoyant à un contexte social de perception. Dans cette optique, l'objectivité n'est pas une sorte de leurre positiviste: la "science expérimentale" procède par objectivation (contrôlée - "tests de vérification" et "expériences indépendantes") des sensations et permet la découverte d'objets extérieurs dont on peut connaître scientifiquement les propriétés physiques (dans le cas des "sciences de la nature"). De ce fait, la thèse "constructiviste" - soutenue par une minorité de théoriciens[10] - d'après laquelle le réel est une "invention sociale" est démentie par le fait que, en paraphrasant l'expression de L. Wittgenstein, "le monde est indépendant de ma volonté"[11]. La science n'est pas un "texte" ou un "réservoir de métaphores" déconnecté du réel: les concepts y ont un "sens précis", au sein d'un "ensemble théorico-expérimental complexe"[12]. Elle est une construction dans le sens où la connaissance scientifique est pratiquement engendrée ou empêchée dans un certain contexte social et historique, que les scientifiques sont mus par des intérêts, et les objets de recherche sont "fortement" affectés par des considérations idéologiques[13]. Et la rationalité de la démarche scientifique doit aussi être comprise au sein de cette construction puisqu'elle est un "élément de cette réalité"[14] (que le "programme fort" en sociologie des sciences tend à occulter selon eux). L'épistémologie proposée est donc "non-réductionniste" (les théories scientifiques prétendent réellement à l'objectivité et à la vérité, indépendamment des contextes sociaux de découverte) et empiriste (extraction des théories à partir des faits).

 
 
Références:
1.- Notre étude s'appuie sur le chapitre qu'ils consacrent au "relativisme cognitif", développement au sein duquel est explicitement formulée leur approche épistémologique. A. Sokal, J. Bricmont, "Intermezzo: le relativisme cognitif", Impostures intellectuelles, pp.89-154.
2.- A. Sokal, J. Bricmont, op.cit., p.19.
3.- A. Sokal, J. Bricmont, op.cit., p.93.
4.- A. Sokal, J. Bricmont, op.cit., p.91.
5.- A. Sokal, 2000 [1996], "A plea for reason, evidence and logic", Forum at New York University, dans collectif, The Sokal Hoax. The sham that shook the academy, USA, University of Nebraska Press.
6.- A. Sokal, J. Bricmont, Impostures intellectuelles, p.94. Ce point est discuté avec plus de précision par A. Kremer Marietti dans "Epistémologie et déontologie des Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont", dans collectif, Ethique et épistémologie autour du livre Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont, Paris, L'Harmattan.
7.- A. Sokal, J. Bricmont, op.cit., p.281.
8.- La formule est de D. Martuccelli (élaborée pour critiquer le discours du "premier" Foucault). D. Martuccelli, 1999, Sociologies de la modernité, Paris, Gallimard.
9.- Dans le meilleur des cas, lorsqu'ils sont suffisamment compétents.
10.- On peut d'ailleurs remarquer que Sokal et Bricmont aiment à exagérer le propos de leurs adversaires en utilisant des formules aussi excessives que celle de "construction sociolinguistique du réel". Bien que dans les universités américaines, ce genre d'énoncés soit manifestement "en vogue", aucun auteur sélectionné dans leur ouvrage ne soutient ouvertement cette position (mis à part peut-être quelques textes ambigus de B. Latour).
11.- L. Wittgenstein, 1999 [1961], Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard.
12.- A. Sokal, J. Bricmont, op.cit., p.277.
13.- A. Sokal, 1998, "What the Social Text affair does and does not prove", dans collectif, A house built on sand: exposing postmodernist myths about science, USA, Oxford University Press.
14.- A. Sokal, J. Bricmont, Impostures intellectuelles, pp.283-284.
 
Saint-Martin, Arnaud. 'Empirisme et constructivisme réaliste. Les fondements épistémologiques d'une critique', Esprit critique, vol.03 no.07, Juillet 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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