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Esprit critique
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vol.03 no.06 - Juin 2001
Editorial
 

De la naissance d'une polémique. L'«affaire Teissier»

Par Arnaud Saint-Martin
 

      Une controverse, pour l'instant balbutiante, semble voir le jour en France (ou plutôt à Paris): le 7 avril 2001 en Sorbonne a été soutenue une thèse de sociologie prenant pour objet d'investigation la "situation épistémologique de l'astrologie dans les sociétés postmodernes". L'intitulé même de cette enquête renseigne déjà sur le type de démarche préconisé: on a bien affaire à de la "sociologie postmoderne", courant relativement marginal au sein de la vie académique, mais dont on entend souvent parler. Seulement, et c'est bien là le point nodal de cette polémique en germe, la chercheuse à l'origine de ce projet déjà abouti, en soi intéressant et pertinent, Elizabeth Teissier, est astrologue de "profession", et paraît secrètement désirer la réhabilitation officielle de cette illustre "science" au sein de l'université: la thèse de sociologie apparaît alors comme un instrument utile pour légitimer symboliquement cette réintroduction; l'oeuvre scientifique est donc détournée, dénaturée, au grand dam des sociologues (dont fait dorénavant partie, bon gré, mal gré, Elizabeth Teissier) qui prétendent tenir un discours scientifique.

      Ainsi, si j'ai grosso modo bien saisi le discours de l'intéressée, l'astrologie, fille adultérine de l'astronomie, fait figure d'exemple "paradigmatique" de cette "transition tragique" s'opérant dans les bas-fonds de nos sociétés contemporaines: l'emprise concrète de cette croyance au niveau de la vie quotidienne viendrait corroborer la thèse (forte) selon laquelle la modernité subit de sérieux infléchissements épistémiques, choses pouvant être perçues de par l'abandon socialement consenti des grands principes sur lesquels celle-ci est idéalement fondée (raison, individu, action, etc.), la fin des "grands récits". Le retour de l'idée de destin, contre la conception prométhéenne de l'histoire des modernes, serait parfaitement intégré par des "personnes" en quête de sens, en proie à l'incertitude: on se fabrique, à partir de pièces éparses, de mythologies banales et de petites connaissances, à coup de bricolage hasardeux, une existence éclatée: c'est le règne de la personne. En bref, une sociologie pour laquelle les sens précèdent l'existence, qui prend acte de la passionnalité d'une époque critique. Certes...

      Ce constat n'est pas inédit, et si la thèse vient attester l'existence de ces micro-changements qui agitent par le dessous, de manière souterraine, la vieille épistémè moderne, on ne voit pas en quoi elle apparaît novatrice. Un principe de charité, consistant à accorder le bénéfice du doute à l'auteur de la thèse, m'empêche de réagir sur le fond et de la critiquer sérieusement: je n'ai effectivement pas eu l'honneur de lire cette volumineuse oeuvre (900p.), mes remarques sont donc pour l'instant fondées sur des présuppositions. Malgré ces limites, on ne peut être que déconcerté à la seule vue du titre de la thèse: j'y vois deux anomalies, qui sont possiblement dues à mon manque de perspicacité. Aussi, je parlerais volontiers de deux abus terminologiques, qui, à mon sens, décrédibilisent cet ouvrage dès le départ.

      En premier lieu, qu'entend-on par "situation épistémologique de l'astrologie"? Si l'on considère l'épistémologie comme étant la branche de la philosophie dont la tâche est l'étude critique de la méthode et de la connaissance scientifiques, alors il subsiste une espèce d'incompréhension fondamentale. L'astrologie n'étant pas une science, je ne vois pas pour quelles raisons on devrait en faire une étude épistémologique. Dans pareil cas, l'abus se mue en imposture: l'astro-sociologue fait passer sa discipline pour une démarche expérimentale scientifique, chose ayant à voir avec une certaine forme de tartuferie. Constamment en train d'agiter dans les débats l'épouvantail cartésien, ce maudit penseur qui a, dans une sorte d'élan paranoïaque, refoulé cette malheureuse folle du logis, elle reste d'une grande naïveté et fait preuve d'un grand manque de discernement. Médiatisée, glorifiée par les âmes insouciantes, fort habile quant à la gestion de son image, ancienne conseillère de l'illustre président Mitterrand (quel glorieux curriculum vitae!), elle ne peut absolument pas assoire ou justifier la scientificité de la discipline qu'elle croit représenter, de par l'étude sociologique de la "situation épistémologique" de celle-ci: c'est une extrapolation illégitime sans réelle valeur, sinon rhétorique. Pis, elle confond tout et se perd dans des catégories préconçues qu'une certaine pensée, empêtrée dans une critique stérile de la modernité et du pseudo-iconoclasme occidental, du rationalisme et de l'objectivisme, pense cerner. Loin d'être pertinente, une telle approche des croyances et de l'irrationnel, tend à être réductrice et simpliste: l'empathie, mode de confusion entre l'observateur et le monde observé, devient partialité. Soyons prudent et tempérons quelque peu ces jugements sûrement trop radicaux: ces réflexions sont pour l'instant conjecturales, j'attends avec impatience de pouvoir lire ce texte en profondeur. On ne peut raisonnablement pas assimiler l'astronomie et l'astrologie: la proposition "situation épistémologique" est dénuée d'un quelconque sens; et si cela fait passer pour scientifique un savoir irrationnel, certes ancestral (ce qui ne la rend d'ailleurs pas valide en tant que connaissance stricto sensu), alors on a vraisemblablement affaire à une mystification. Fondée sur un déterminisme pour le moins douteux, l'astrologie reste une pseudo-science invérifiable et intestable. La volonté réfutationniste d'astronomes s'est vite heurtée à la mauvaise foi de ces nouveaux marchands du temple: rien ne vient confirmer les énoncés prédictifs des astrologues. Il paraît plus enrichissant d'étudier sociologiquement pour quelles raisons les acteurs de ce projet astrologique désirent paradoxalement scientificiser leurs assertions et leur méthode, alors même qu'ils condamnent les fondements épistémiques de la science expérimentale moderne.

      En second lieu, peut également être posée la question de la pertinence de la catégorie "postmoderne": en quoi est-elle, d'un point de vue empirique, avérée réellement? Sans tomber dans un réalisme ingénu, on ne peut que constater le manque de consistance empirique de ce terme, plus anecdotique et métaphorique que factuel. Ces catégories itératives qui fixent l'argumentation des penseurs de la soi-disant postmodernité sont fondées sur des hypothèses plutôt tangentes. La textualité des écrits postmodernes fonctionne le plus souvent su le mode d'approximation, de l'allusion: au niveau syntaxique, floraison des entraves à la logique du raisonnement (par exemple, apologie du dépassement du principe de non-contradiction), au niveau sémantique, opacité référentielle généralisée (langage volontairement équivoque). Considérant ces catégories comme a posteriori avérées, elles fonctionnent à la manière de mots qui font sens pour telles communautés cognitives, loin du monde des faits. Qu'on le veuille ou non, la modernité est loin d'être enterrée, et les grands systèmes de représentations qui ont le malheur de fixer rationnellement l'individu dans des lieux bien circonscrits sont encore opératoires. On préférera des expressions plus nuancées, du type "radicalisation de la modernité" (Giddens), qui traduisent une certaine prudence et un souci de l'adéquation au réel, que certains semblent avoir oublier. Parade défensive astucieuse: on parle dans ces courants moins de concepts que de "notions": ces mots sont plus souples, ils savent tirer mollement la quintessence volatile de phénomènes triviaux. Mais comment alors distinguer la catégorie affirmée, liée génétiquement à un ensemble de conjectures théoriques (par exemple, "nous basculons en postmodernité"), de la faible notion, information nébuleuse facilement "jetable"? Une fois l'abus terminologique détecté, on peut à loisir se réfugier derrière l'argument imparable qui consiste à dire que ce concept dont on faisait l'éloge n'est à présent qu'une notion sans réelle compacité, qui n'a servi qu'à décrire succinctement une réalité mouvante; l'art d'avoir toujours raison, cruelle dialectique éristique.

      Ces petites remarques, sûrement contestables, énoncées dans le feu de l'action sont peu construites et je m'en excuse d'avance. Je souhaite simplement attirer l'attention sur l'intérêt sociologique de cette polémique, qu'il faut d'ores et déjà examiner et apprécier à sa juste valeur.

 
 
Saint-Martin, Arnaud. 'De la naissance d'une polémique. L'«affaire Teissier»', Esprit critique, vol.03 no.06, Juin 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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