Revue électronique de sociologie
Esprit critique
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Vol. 03 no. 03 - Mars 2001
Editorial
 

Acheter une pratique sociale...

Jean-François Marcotte
 

      Une entreprise a fait l'enregistrement commercial d'une pratique sociale et a décidé récemment de poursuivre tous les individus qui useraient de celle-ci. En effet, une entreprise du nom de Despair Inc. a fait l'acquisition d'une marque déposée sur la colère! Plus précisément, cette entreprise a fait l'acquisition en 1998 du droit exclusif d'utiliser le symbole de l'Alphabet Smiley pour désigner la colère, soit le symbole :-( Toutefois, ce symbole émerge de la cyberculture et existe depuis au moins vingt ans. Cette fois, il ne s'agit pas d'un mot ou d'une expression promotionnelle, il s'agit d'une pratique sociale destinée à exprimer sa colère à autrui dans des communications en réseaux informatiques. Si le problème a éclaté récemment, c'est que le président de cette compagnie a décidé de poursuivre en justice chaque individu qui ont utilisé ce symbole depuis 1998. Et comment est-ce possible? Cette entreprise a fait l'usage du controversé logiciel Carnivore, développé par le FBI, qui permet d'espionner les messages de courriers électroniques échangés sur Internet. Il a ainsi monté une liste de sept millions de personnes qui ont utilisé ce symbole dans leurs échanges par courrier électronique.

      Nous voyons depuis des années l'acquisition de marques déposées sur des mots et des expressions du langage afin de s'approprier l'exclusivité de leur usage commercial. Tant que ce système est destiné à la concurrence économique entre les entreprises, il n'y a pas de quoi s'insurger. Mais cette fois, cette entreprise dépasse les limites acceptables. D'abord, quand une entreprise s'approprie une pratique sociale qui sert à exprimer son expression à l'égard d'autrui, cela va un peu trop loin. Imaginez qu'une entreprise acquiert une manque déposée sur le sport comme moyen de se garder en forme ou sur l'enseignement académique comme moyen d'acquérir des connaissances! Ensuite, quand une entreprise déborde du système commercial en essayant de poursuivre tout être humain qui utilise un mot, une phrase ou une pratique sociale dans sa vie courante, cela va encore trop loin. Enfin, l'entreprise a enfreint le respect de la vie privée de millions d'individus en analysant le contenu de leurs messages de courrier électronique. Pourquoi ces individus n'auraient-ils pas le droit de poursuivre en justice toute entreprise qui oserait enfreindre leur vie privée?

      Les entreprises ont beaucoup trop de pouvoir et trop peu de conscience sociale! Un autre exemple de ce pouvoir serait la prédominance sur le droit d'enrichissement. Si une grosse entreprise décide d'améliorer son profit en congédiant 3000 employés, pourquoi le droit d'enrichissement de l'entreprise prévaut sur le droit d'enrichissement de ces 3000 individus? Les employés ont tout autant le droit de travailler et de subvenir à leurs besoins que l'entreprise à faire du profit. Pourrait-on interdire une vague massive de congédiement au nom du droit du citoyens à survivre?

      Il est essentiel de garder un oeil vigilant sur les pratiques douteuses des milieux économiques pour les dénoncer lorsqu'ils empiètent sur les droits des êtres humains. Ces entreprises ont un grand pouvoir à l'heure de la mondialisation de l'économie mais la conscientisation et la solidarité demeurent encore les meilleurs moyens pour faire changer les choses à long terme.

 
 
Marcotte, Jean-François. "Acheter une pratique sociale...", Esprit critique, vol.03, no.03, Mars 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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