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Esprit critique
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Vol. 03 no. 01 - Janvier 2001
Compte rendu critique
 

Retour sur une note de lecture : L'instant éternel. Analyse du discours de M. Maffesoli sur la post-modernité

Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin
 

Maffesoli M., L'instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, Paris, Denoël, 2000, 249 p.

      La modernité n'est plus cette séquence temporelle noblement fondée sur ses certitudes sociétales : elle serait confrontée au retour inopiné de ce qu'elle avait dans la violence refoulé - le primitif, l'archaïque et toutes ces modes d'être-ensemble communautaires. Selon M. Maffesoli, sociologue valorisant une démarche empathique à l'égard des phénomènes sociaux, chantant la vigueur d'une mythique "socialité" (une volonté de vouloir-vivre ensemble), présente au creux des rapports humains, les sociétés "postmodernes" seraient caractérisées par une forme de "synergie de l'archaïsme et du développement technique"1. Chose apparemment paradoxale pourtant avérée dans les "faits", puisque par exemple cohabitent joyeusement les attroupements festifs aux airs de "tribalité" et la technologie permettant de fonder ces activités ludiques et éphémères (rave, jeux vidéo, manifestations sportives). Cette nouvelle logique de l'être en société * ou retour d'une manière archaïque de ressentir communément la "vitalité sociale" *, libéré du joug rationnel et objectivant des lois désenchantées de la modernité (cf. la rationalisation chez Weber), se présenterait au coeur du donné sociétal contemporainement, contribuant à redéfinir une inédite "éthique" de l'existence, fondée sur l'instant, la jouissance du "moment", affranchie des pesanteurs contractuelles de l'identité sociale de l'individu. Certes, une telle vision philosophique du monde peut avoir un intérêt heuristique, notamment dans sa manière réjouissante de reconsidérer nos sociétés modernes avancées, souvent vue par les pédanteries journalistiques comme étant des conglomérats d'individus froids et rationalisés. Cependant, elle ne va pas sans impliquer un certain nombre de difficultés, relatives notamment aux façons de construire ce même discours postmoderne, à l'interprétation des données factuelles ou encore au statut épistémique de la démarche définie comme sociologique. Avons-nous affaire à une sociologie de la postmodernité, une célébration poétique des vertus de la vitalité sociétale, une philosophie de la volonté d'être-ensemble? En fin de compte, la conception de la temporalité et de la vie sociale manifestement à l'oeuvre dans les sociétés postmodernes, tellement insaisissables * ceci permettant d'ailleurs de développer cette sociologie "rêveuse" *, basant la pensée de M. Maffesoli dans ce bel essai érudit, entraîne sur le plan strictement théorique des complications que nous exposerons2, permettant éventuellement de déclencher un débat parmi la "communauté" des sociologues intéressés par la question, loin des querelles partisanes qui séparent habituellement les "chapelles", courants et autres "totems" philosophiques.

      Ainsi, certaines relations interpersonnelles paraîtraient sous des formes "tribales", réunissant des âmes en quête de plaisir, acceptant par la même un "destin" fixant "tragiquement" leur existence. Effusion dionysiaque enlaçant des coeurs épris de joies simples et originelles, s'enracinant dans "l'organicité" des rencontres entre corps personnels * et par extension logique dans le "corps social" *, autant de manifestations phénoménales d'un vitalisme faisant cohabiter les forces les plus "instinctuelles" de l'humain. Mais au-delà de ces assertions entre science du social et "prose" de la vie, comment comprendre cet ensemble de constatations factuelles, interprétées dans le cadre préétablit d'une démarche "herméneutique" débusquant les éléments les plus élémentaires des cultures humaines? Sur la forme, la réflexion, souvent construite sur la base de figures de rhétorique telle l'oxymore, logiquement fondée sur la coordination de propositions apparemment contradictoires, devient paradoxale, aux apparences obscures. Se protégeant des critiques voyant dans ces procédés stylistiques des manières de complexifier un discours banal, l'auteur pense simplement présenter une réalité faite d'oppositions de flux contraires, de formes sociales antagoniques (réf(v)érence aux intuitions de Simmel). Argument valable. Malgré tout, l'écriture devient quelque fois hermétique, comme enivrée par la texture opaque du "corps social", ceci conduisant à perdre l'humble lecteur - sans misérabilisme de notre part. Les difficultés que nous dégageons tiennent ici moins aux arguments théoriques qu'apportent l'approche empathique que la manière de les exposer. Nous ne faisons pas une apologie naïve d'un idéal scientifique de la "clarté" et de la rigueur méthodologiques, ces choses étant des élans normatifs assez limitatifs. Cependant, on ne saurait s'arrêter sur le caractère flou et aléatoire de l'écriture de l'auteur (et des sociologues suivant les modes d'exposition argumentaires de ce nouveau modèle sociologique "ouvert"), qui conduit à de nombreuses ambiguïtés, propositions tautologiques ou assertions paradoxales * choses légitimées par la simple observation de ce qui se donnerait "apparemment" à voir, tellement "complexe" et "contradictoire" (permettant ainsi de contourner la difficulté?). Aussi on procède dans ces passages par intuition et imagination, se laissant guider par une "raison sensible" désincarcérée de ces considérations strictement rationalistes. Sociologie errante (ou "nomade") qui ne se fixe pas d'impératif méthodologique excepté celui d'être proche, d'un point de vue pratiquement "topologique", des phénomènes sociaux. Ce mode de présence aux choses, dont cette conception des sociétés contemporaines, sous l'angle de la temporalité et de la constitution sociale, est une expression quasi logique, va bien à l'encontre de la standardisation méthodologique des enquêtes objectivantes de la sociologie dite canonique. Mais nous pensons que dans cette quête esthétique essayant, à la manière des alchimistes, de saisir la substance et la matière de la "socialité" pensée comme actuellement à l'oeuvre, il subsiste comme un problème relatif au statut même de la recherche, à sa valeur de connaissance, en tant qu'oeuvre de science - puisque sociologique. Doit-on considérer ce texte comme étant une sociologie, aussi distendue et prosaïque soit-elle ; ou comme un essai littéraire (sans dénigrer le style) imprimant les perceptions volatiles d'un "contemplatif" converti aux ravissements de l'inspiration lyrique? Une analyse de la sociologie de la post-modernité, révélant un programme général d'explication du "corps social" attrapant du bout des doigts les parcelles de sens se diffusant ça et là, pourrait au premier abord achopper sur le caractère instable et indéterminé, sur un plan essentiellement épistémologique, de la démarche herméneutique, entre condamnation de l'objectivisme basique et célébration de la méthode compréhensive * c'est peut-être l'effet recherché...

      Nous en arrivons maintenant à l'argumentation de fond de M. Maffesoli, en deçà des procédures récurrentes de formalisation du discours usées tout au long de son oeuvre sociologique : il serait une évidence "phénoménologique" (cette évidence étant tirée du foisonnement des activités ludiques et éphémères citées plus haut) que nous ne sommes plus en "modernité", mais en "postmodernité". Un premier paradoxe est ici à noter : la phénoménologie herméneutique de l'auteur repose incontestablement sur une ontologie, puisque la postmodernité comprise comme l'avènement festif de l'Autre de la raison, succède à une modernité définie unilatéralement par le primat d'une raison instrumentale et téléologique, par une société contractuelle monolithique (Etat de droit rationnel et société kafkaïenne bureaucratisée), traversée par des métarécits structurant des identités de classe, de genre, de profession etc. Or dans les deux cas, nous avons affaire à des engagements métaphysiques quant à l'Etre de la modernité, et par conséquent quant à l'Etre de la postmodernité qui lui succède. En posant la modernité comme le totalitarisme de l'Un, le fantasme de l'universel et de la maîtrise de la nature interne et externe, en assimilant étroitement le rationalisme au "marché" * donc en réduisant la raison à l'activité stratégique *, il en effet facile de présenter la contemporanéité comme une période de "rupture profonde", comme "le glissement d'une conception du monde "égocentrée" à une autre "lococentrée" "3. Habermas remarquait avec justesse, dans Le discours philosophique de la modernité4, que les prétendants au dépassement de la raison par elle même (philosophie hégélienne du sujet et philosophie de la praxis) tombaient dans bien des cas dans l'aporie de la critique autoréférentielle (comment la praxis, en tant qu'activité téléologique, peut-elle saper un capitalisme lui même guidé par ce principe?), et ajoutait que les prétendants au dépassement de la raison par un Autre de la raison (métaphysique de la volonté de vérité chez Nietzsche, catégorie historico-transcendantale du pouvoir chez Foucault), restent négativement obsédés par ce sujet autoréférentiel et cette philosophie de la conscience qu'ils tentent de dépasser.

      On retrouve ce paradoxe dans la conception de la temporalité de l'auteur de L'instant éternel : la postmodernité "tragique" et autoproclamée comme aporétique, n'est possible que par une prémisse qu'est la définition caricaturalement moderne (dans le sens que donne la postmodernité à ce terme) d'une modernité "dramatique", exclusivement hantée par la perspective du devoir-être. Mais en congédiant la modernité et la raison, l'auteur se prive dans le même mouvement d'une argumentation rationnelle pour le fondement de son propre discours : celui-ci n'échappe à son autodissolution que par un bond dans la métaphysique et dans l'esthétique. La conception d'une modernité futuriste et d'une postmodernité présentéiste repose par conséquent sur ces mêmes engagements métaphysiques, que nul ne saurait infirmer... ni confirmer. Quelques contre-exemples pourraient néanmoins jeter le trouble sur le caractère opératoire du concept de postmodernité : en quoi le romantisme allemand, les philosophies de Nietzsche et de Heidegger, l'effervescence viennoise du début de siècle5, le surréalisme français, sont-ils "modernes" dans l'acception postmoderne du terme? La figure dionysiaque n'est-elle pas déjà mobilisée par Schlegel, et l'art envisagé par les romantiques allemands comme une nouvelle mythologie régénérant l'unité perdue du monde, contrant une modernité différenciant les sphères de la vie sociale? L'éloge de la "part maudite" d'un G. Bataille, celle du "souci de soi" d'un M. Foucault, sont-elles "modernes" ou "postmodernes"? Les deux nous semble t-il...

      La modernité n'est pas réductible à la lecture critique qu'en fait une sociologie de la postmodernité prétendument a-critique, et qui, comble du paradoxe, puise l'essentiel de ses références dans des oeuvres s'inscrivant dans une temporalité moderne, tout en étant à des degrés divers effectivement critiques vis-à-vis de la modernité (Nietzsche, Heidegger, Bataille, Simmel, Weber, Adorno, Benjamin...). La modernité, depuis Hegel, dispose de différentes stratégies de remise en question de ses propres fondements, et récupérer les critiques modernes de type nietzschéennes (datant donc de la première moitié de ce siècle) pour affirmer que nous sommes aujourd'hui en postmodernité, que nous abordons une ère nouvelle, relève d'un abus rhétorique. La contradiction patinée par une prose métaphorique devient explicite dans le terme même de postmodernité : dire qu'il y a un "après modernité", c'est bien se référer non seulement à une vision révolutionniste de la temporalité (donc "moderne" dans l'acception postmoderne), mais c'est de plus rester tributaire d'une philosophie de la conscience capable de saisir ce que la "doxa intellectuelle" et le "moralisme scientifique", considérés comme autant d'obscurantismes modernes, nous empêchent de voir, nous autres postmodernes inconscient de l'être. M. Maffesoli renoue ici étrangement avec un procédé moderne s'il en est : celui de la critique de la "fausse conscience". Ainsi entendue, la sociologie postmoderne devient les Lumières de l'obscurantisme scientifique moderne, alors même qu'elle renie explicitement tout fondement normatif présidant à son discours...

      On le voit, l'aporétique de la démarche de M. Maffesoli réside dans l'utilisation de références modernes afin de poser les prémisses d'une postmodernité. On retrouve tout au long de L'instant éternel des thèmes aussi divers que celui de l'oubli de l'Etre et la mystique l'accompagnant, celui de l'émancipation par le "phénomène esthétique" dont parle Nietzsche à la suite des romantiques, et que reprendra à sa manière Adorno face au constat de "l'introuvable agent révolutionnaire", la volonté de puissance et le vitalisme nietzschéen, bref, autant de systèmes discursifs espérant trouver ailleurs que dans la raison de quoi critiquer la raison. Et autant de propositions aboutissant à l'aporie de l'autoréférentialité. Le primat donné à la perception esthétique du monde peut être ainsi compris comme le dernier recours, avec celui de la métaphysique, face à une autodissolution du discours critique postmoderne par lui-même.

      Nous ne nions pas que les sociétés modernes occidentales aient subit de profondes modifications au cours du 20ème siècle. Nous ne nions pas que les rapports à la temporalité et à l'altérité ont été bouleversés, à bien des égards, à la suite de la seconde Guerre mondiale. Mais nous refusons les dichotomies faciles (Apollon / Dionysos ; individualisme du bourgeoisisme moderne / hétéronomie du tribalisme postmoderne ; temporalité dramatique finalisée / temporalité tragique aporétique ; etc.) qui, à l'inverse même de la logique contradictorielle tant revendiquée par la sociologie de la postmodernité, entérine une vision simpliste du procès de rationalisation occidental comme mouvement uniforme de maîtrise et de domination. La "modernité" est une catégorie historique profondément ambiguë, tentant de rendre compte de phénomènes complexes. Et nier la dimension équivoque de la modernité, tiraillée dès son origine entre un désenchantement du monde et un polythéisme des valeurs, une "colonisation du monde vécu" par la rationalisation et des gains de liberté individuelle ainsi qu'une expansion du droit, nier donc, cette dualité que Weber a analysée en son temps et que Habermas réinterprète aujourd'hui à travers le prisme de la rationalité communicationnelle, impliquant des sujets capables de s'entendre sur un objet et reproduisant par là même les structures du monde vécu, c'est vouer, paradoxalement, l'interprétation postmoderne à la même finalité narrative que Lyotard reconnaissait il y a peu aux "métarécits modernes".

      Ces quelques critiques sur la forme et le fond de l'oeuvre précédemment exposée de M. Maffesoli ne sont absolument pas une forme de condamnation théorique de sa démarche ni un bannissement positif niaisement impérieux de l'essai présenté, ceci étant une forme de sectarisme que les sociologues doivent rejeter ; c'est plutôt une manière de montrer à quel point une approche, aussi intéressante et imaginative soit-elle, ne va pas sans impliquer un certain nombre de difficultés invalidant quelques affirmations proposées, ceci permettant, nous l'espérons, sur la base de ce très court article synthétisant notre position sur la question, de faire modestement avancer la recherche en sciences sociales et la réflexion épistémologique sur celles-ci.

 
 
Réféfences:
1.- Maffesoli M., L'instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, p.13.
2.- Dévoilant sûrement quelques incompréhensions de notre part, choses que les spécialistes postmodernes pourront sûrement corriger dans des discussions ultérieures.
3.- Maffesoli M., op.cit., p. 11.
4.- Habermas J., Le discours philosophique de la modernité, (1985), Paris, Gallimard, 1988.
5.- Notons que Jacques Le Rider, dans son ouvrage sur Vienne au tournant du siècle, ne peut trancher entre les termes de "modernité" ou de "(post)modernité" viennoise, ce qui invalide quelque peu l'utilisation historique du concept de postmodernité. Voir à ce sujet J. Le Rider, Modernité viennoise et crise de l'identité, Paris, P.U.F., 1990.
 
Quinon, Manuel et Saint-Martin, Arnaud. "Retour sur une note de lecture : L'instant éternel. Analyse du discours de M. Maffesoli sur la post-modernité", Esprit critique, vol.03, no.01, Janvier 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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