Revue électronique de sociologie
Esprit critique
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Vol. 02 no. 04 - Avril 2000
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Sociologie et philosophie. Petites remarques sur une dénégation.
par Arnaud Saint-Martin
 

      Construite selon les règles procédurales d'un certain modèle de scientificité, la sociologie française restera longtemps engluée dans ses présupposés positivistes. Savoir se voulant scientifique, réflexion se devant de renier toute implication métaphysique, la connaissance sociologique, du moins en France, est une production essentiellement en rupture avec la philosophie. Cette logique de l'émancipation, conduisant les « pères fondateurs » à hypostasier leur discipline, si elle fut une manière utile d'autonomiser une réflexion sur la réalité sociale, est malgré tout caduque.

      A ses débuts, le mouvement de fondation de la sociologie française, que ce soit à travers les actes de Durkheim, Tarde ou Wörms, se devait de réagir contre une tranche substantialiste de la philosophie, perpétuellement endoctrinée et convertie aux dogmes de l'intelligence métaphysique naïve, débusquant dans d'hypothétiques « arrière-mondes » d'invisibles idéalités ou encore se bornant à ne s'intéresser qu'à des questions éternellement ouvertes... Contre ces activités apparemment stérilisantes de la connaissance philosophique, la sociologie, en digne héritière des idéaux scientistes et rationalistes des Lumières, propose un savoir objectivant, désobstrué de ces considérations idéalistes, pressuré par les cadres rigoristes des méthodologies scientifiques. Le processus d'institutionnalisation de la nouvelle science du social n'est après tout qu'une manière de « se détourner », au nom d'intérêts plus ou moins de connaissance, d'une sorte d'inclination à la « réflexion nouménale », à la pensée classiquement métaphysique.

 

      Mais si les travaux des premiers penseurs revendiquant le titre pompeux de « sociologiques » sont soumis aux principes canoniques du très provisoire programme durkheimien, ils n'en restent pas moins des produits connotés moralement. En effet, ne parle t'on pas en ce début de siècle de « sciences des moeurs » pour qualifier la sociologie naissante ? Le fondement activiste et interventionniste de la sociologie française reste prégnant. La transformation du monde qui doit, pour reprendre les dires d'un Marx « prométhéen », préoccuper l'esprit des philosophes européens, est un substrat essentiel à partir duquel vont se construire, pour employer la notion d'Habermas, les différents « intérêts de connaissance ». La sociologie se définit en référence aux cadres impératifs de l'action. Elle devient une « science pratique », une connaissance vouée à l'expérimentation sociétale. Ce point nous fait insister sur le caractère fondamentalement moral de l'entreprise sociologique telle qu'elle a pu être pensée par les « pionniers » de la discipline. L'inclusion moraliste de la connaissance sociologique n'est sûrement pas fortuite.
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      Alors cette « construction de la sociologie », pour reprendre l'expression de J.M. Berthelot, est dès le départ l'effectuation se voulant pratique de savoirs philosophiques et moralistes. La fétichisation chronique de cet idéal d'une « science positive » exclusivement guidée par les intérêts d'une idéale « humanité moderne » est symptomatique d'un « air du temps » converti aux logiques de l'affirmation rationaliste des bienfaits du « Progrès universel ». L'envie de « dire le vrai » sur le donné social, soutenue par cette sacro-sainte règle de l'objectivité, trahit un désir presque « fondamentaliste », largement ambigu, de s'impliquer dans le monde.

      Mais ce qui se structure en adéquation aux préceptes du modèle de scientificité légitimé dans le domaine des sciences de la nature, à savoir la « science des sociétés » de l'avant-guerre, reste une « úuvre philosophique », dans le sens où la vérité qu'elle pense détenir est contextualisée et qu'elle propose un certain nombre de propositions moralistes. Soit, la seule différence qui puisse exister entre savoir philosophique et savoir sociologique est la présence du souci méthodologique. En effet, la sociologie se choisit ses propres manières d'expliquer le monde social. Tentant d'appliquer la méthode expérimentale des sciences physiques, Durkheim pense objectiver le monde qui se donne à voir. La caution pensée comme valide de l'outil statistique semble convenir à cet idéal de l'objectivité, ce fétichisme de la neutralité.

      Ces considérations épistémologiques ou tout simplement historiques, retraçant une implication « pragmatique » de la sociologie des débuts, nous montre à quel point celle-ci est préoccupée, à l'instar de la philosophie morale, par les questions touchant à la morale. De ce fait, la sociologie et la philosophie ne sont pas si éloignées sur le fond, certes elles entretiennent des relations conflictuelles, mais il est important de souligner qu'elles ne sont pas antithétiques. Elles partagent fondamentalement les mêmes obsessions, elles ne sont qu'après que deux interprétations du social.

 

      Par conséquent, l'histoire de la construction de la sociologie en France, c'est en grande partie l'histoire d'une dénégation. Un refoulement institué en tant que règle et cadrant les schèmes de pensé du sociologue fonde le critère générique de la scientificité originelle de la sociologie durkheimienne. Mais cette « peur de la spéculation », de l'imagination, de l'intuition et plus brièvement de tous ces états de conscience allant à l'encontre du schéma objectiviste, peut apparaître comme largement simpliste et peu pertinent. Dépassée est cette idée de « coupure » entre connaissance sociologique et connaissance philosophique. Des penseurs contemporains tels E. Morin, J. Baudrillard ou encore M. Maffesoli, taxés par un certain conservatisme intellectuel d'«essayistes », sont bien des sociologues. Mais dans la même voie, sont-ils réellement différents d'un G. Lipovetsky ou d'un J.F. Lyotard ? Il est délicat de trancher sur cette question, d'autant plus que ce nouveau type de sociologie, traditionnellement écartée des frasques de l'académisme mondain, brille par son hermétisme.

      L'air du temps est à ce qu'E. Morin a joliment nommé « relier les connaissances ». Une pensée sociologique obtuse qui se complait dans son enfermement, en rejetant celle qui l'a « enfantée », à savoir la philosophie, reste une pensée sans avenir. Ne plus craindre la philosophie, ne plus haïr les philosophes, se réconcilier avec la métaphysique... Programme manifestement utopique mais qui traduit une nécessité vitale pour la pensée sociologique de se reconstituer en tant que « science humaine ouverte ». Ainsi, nous voulons ouvrir un débat qui nous l'espérons donnera l'occasion aux sociologues et passionnés de cette discipline de réinterroger les fondements de leur connaissance sur celle-ci. La réflexion épistémologique sur le statut scientifique d'une science qui exècre la philosophie peut apparaître en dernière instance comme étant un moment fondamental. Nous lançons pour finir cette dernière interrogation : en quoi est-ce réellement légitime que la sociologie se donne le droit de rejeter la philosophie ?

 
 
Saint-Martin, Arnaud. "Sociologie et philosophie. Petites remarques sur une dénégation.", Esprit critique, vol.02, no.04, avril 2000, consulté sur Internet: http://espritcritique.ctw.net
 
 
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