Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.04 - Avril 2002
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Numéro thématique - Printemps 2002
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L'intervention sociologique
Sous la direction de Orazio Maria Valastro
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Articles
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L'intervention sociologique commanditée, au risque d'une rivalité mimétique.
Par Marc Le Gallo

Résumé:
Cet article tente une analyse de certaines situations relationnelles à l'oeuvre lors de l'intervention d'un sociologue non-universitaire; en l'occurrence ici, auprès de professionnels du secteur social. C'est la théorie de René Girard sur le désir et la rivalité mimétique qui éclairera et guidera le propos. Sachant que "chaque façon de voir est aussi une façon de ne pas voir", ce parti pris ne prétend en aucun cas exclure d'autres regards. L'intervention sociologique dans un contexte extra-universitaire n'est pas en soi génératrice de difficultés et en l'occurrence de conflits (cf. la pensée girardienne). Elle l'est seulement potentiellement lorsqu'elle est mise sous le projecteur des interrelations qui la rendent possible. Alors, qu'en est-il ici du triangle girardien "désirant - objet - possédant"?

Description d'un contexte d'intervention.

     Une ou plusieurs institutions du secteur social mandatent un cabinet d'étude privé pour une intervention visant une production de connaissances et souvent, parallèlement, une modification/adaptation des pratiques professionnelles, voire des références théoriques; un sociologue du cabinet est chargé de ce travail.

     Un groupe de pilotage de l'étude est constitué; celui-ci se compose de professionnels du secteur social directement "concernés par" et/ou "confrontés à" la thématique/problématique ayant suscité l'interpellation d'un intervenant extérieur (professionnels cadres ou intervenants de terrain - travailleurs sociaux au sens strict ou non).

1) L'éclairage de la théorie girardienne.

     Cet article tente de comprendre certaines situations relationnelles parfois à l'oeuvre lors de l'intervention d'un sociologue dans un contexte donné (cf. ci-dessus). Bien évidemment, puisque toutes les interventions de ce type n'induisent pas les mêmes situations, il ne s'agit donc absolument pas de laisser penser à une quelconque généralisation.

     C'est la pensée de René Girard qui éclairera et guidera ici le propos. Sachant que "chaque façon de voir est aussi une façon de ne pas voir", ce parti pris ne prétend en aucun cas exclure d'autres regards. Il est clair que l'analyse plus large d'une intervention dans le secteur social nécessiterait, entre autres, de prendre en considération toutes les dimensions inter institutionnelles, inter partenariales, ainsi que leurs effets et enjeux.

     René Girard va mettre en évidence un mécanisme du désir fondé sur le principe que celui-ci ne résulte pas d'un libre choix de l'individu, n'émerge pas de lui de manière exclusivement endogène, mais procède par imitation du désir d'un autre suivant une figure triangulaire: sujet - objet - modèle (aussi présenté "sujet - objet - autre" ou "désirant - objet - possédant"). Pour Girard, ce triangle est "maléfique"; sa théorie du désir mimétique est aussi une théorie du conflit, de la violence. Si l'imitation n'est pas mauvaise en soi - elle est même notamment au fondement d'un bon nombre d'apprentissages -, elle est susceptible, dans certaines circonstances plus fréquentes qu'on ne le pense selon l'auteur, d'engendrer une rivalité, une violence, dont le déploiement peut suivre une logique d'emballement difficilement contrôlable, voire incontrôlable.

     Cela dit, et Girard le reconnaît lui-même, il convient de noter que tous les désirs ne seront pas mimétiques et ne risqueront donc pas d'engendrer le conflit.

     Ainsi, l'intervention sociologique dans un contexte extra-universitaire n'est pas en soi génératrice de difficultés, en l'occurrence de conflits. Elle l'est seulement potentiellement lorsqu'elle est mise sous le projecteur des interrelations qui la rendent possible.

2) Quelques éléments susceptibles de faire émerger une velléité mimétique.

     Dans le cadre de l'intervention d'un sociologue, en particulier dans le champ du travail social, qu'en est-il donc du triangle girardien "désirant - objet - possédant"? ("sujet - objet - modèle" ou "sujet - objet - autre")

     Nous rencontrons parfois des contextes relationnels qui font apparaître, semble-t-il, ce triangle, et uniquement parfois bien sûr, car, encore une fois, il n'est pas question ici de procéder à une quelconque généralisation. Le savoir sur la société, et sur le social plus précisément, devient objet.

     Il n'est pas si rare d'entendre parler du rapport ambivalent que certains professionnels du social entretiennent avec ce que l'on appellera, pour aller vite, la théorie, les divers paradigmes des sciences humaines et sociales.

     Attractifs car ils peuvent aider à penser les situations et/ou les pratiques professionnelles, donner des orientations quant à des actions à mettre en oeuvre, ces paradigmes et leur cortège conceptuel sont aussi souvent répulsifs pour leur côté "imbuvable" voire rhétorique ou parce que trop éloignés des réalités concrètes rencontrées et des singularités des situations, et donc trop difficilement "actionnables", voire trop souvent contredits par les faits.

     Le sociologue devient alors, plus ou moins symboliquement, le possesseur du savoir "théorique"; savoir qui fréquemment, en particulier dans nos systèmes de valeurs, est le plus valorisé; savoir qui distingue "la personne qui sait" de celle qui ignore et donc savoir qui distingue la personne qui s'autorise à parler de celle qui ne s'y sent pas autorisée. Ce savoir prend de la valeur justement parce qu'il est socialement - mais aussi souvent individuellement - désiré. Il est valorisé parce que valorisant et inversement, valorisant parce que valorisé.

     On l'aura compris, dans certaines circonstances, le sociologue peut occuper la place du modèle dans le triangle; celle du sujet/désirant étant occupée par le professionnel qui estime être à même de posséder lui aussi ce savoir.

     La rivalité mimétique peut en fait émerger très vite lorsque le sujet estime détenir lui-même le véritable savoir sur le social, et notamment au travers de vecteurs que l'on peut couramment observer:

  • la sociologie spontanée. Au même titre que pour la psychologie, l'idée est assez répandu que tout un chacun est un peu sociologue, que tout un chacun est susceptible, voire mieux, est en capacité de produire des analyses objectives de faits ou de comportements sociaux en se passant d'un bagage conceptuel et théorique et de toute démarche méthodologique.

  • l'expérience du terrain. Rien de mieux, ne dit-on pas régulièrement, que l'expérience, que la formation sur le tas; ne dit-on pas souvent que la réalité des choses ne s'apprend pas dans les livres mais les mains dans le cambouis... Ici, l'antagonisme théorie/pratique est souvent de rigueur.

     Cet en-jeu à celui qui détient le véritable savoir sur le social, n'illustre-t-il pas le désir mimétique que l'on cherche à cacher? Il est probable que nous sommes sans doute plus dans le registre du "je t'imite, mais je ne t'imite pas".

3) Le sociologue: un expert attendu, mais sommé de ne pas l'être.

L'objet n'existe plus que comme médiateur du désir.

     Ce que Girard nous fait comprendre, c'est que le professionnel ne désire pas tant l'objet que tout ce qui peut lui être associé comme valeur de prestige, de reconnaissance, de réussite, de plénitude, etc.[1], et du coup comme valeur susceptible de faire envie à d'autres. L'objet, en l'occurrence le "savoir sur le social", peut, en définitive, n'avoir parfois qu'une valeur très relative.

     Dans certains cas, le professionnel pourrait même tirer plus de satisfaction dans le fait que le sociologue montre son incompétence, c'est-à-dire la non-possession du savoir, que dans celui de détenir lui-même ce savoir. Ne constatons-nous pas parfois, pour avoir peu ou prou pratiquer ou assister à des formations, conférences, etc., les tentatives qui consistent à mettre en défaut ou en flagrant délit d'incompétence celui qui est censé représenter/détenir la "connaissance"?

Le sociologue et le professionnel tendent à devenir des "doubles", c'est-à-dire à s'indifférencier

     Le sociologue est donc devenu le modèle. Mais, paradoxalement, le professionnel s'efforcera de ne jamais le reconnaître comme tel car ce serait alors donner à voir chez lui un "défaut", une "infériorité". En effet, la théorie girardienne est aussi une analyse sur le manque, voire, quelquefois, sur la souffrance qui peut lui être associée.

     Dans le jeu mimétique, le professionnel veut ressembler au modèle, attractif par définition. Il va chercher, non pas à creuser la différence avec le sociologue, mais à lui signifier qu'il peut être, voire qu'il est, comme lui (cf. en particulier plus haut "les vecteurs potentiels de velléités mimétiques"). Ce jeu vise ainsi, à terme, une indifférenciation entre sujet et modèle.

     A travers ce processus et également du fait de l'ambivalence au savoir dont on a déjà parlé précédemment, le professionnel peut ainsi être amené à voir dans l'autre (le possédant) un "rival".

4) L'intervenant au prise avec ses désirs mimétiques et son propre modèle-obstacle.

Le sociologue, modèle et obstacle.

     La rivalité mimétique n'est pas encore tout à fait en place. Elle questionne l'interaction entre le sujet et le modèle. Or, le modèle, c'est-à-dire le sociologue, n'échappe pas plus que les autres à ses propres désirs mimétiques.

     Notamment, le sociologue risque de ne pas seulement constater/ignorer les "agitations" du professionnel. Il pourra être tenté, au contraire, de susciter encore davantage le désir que le professionnel signale déjà à son encontre. Car ce désir, plus il s'exprimera et sera perceptible, plus il donnera une valeur au savoir détenu par le sociologue et confirmera à ce dernier l'avantage que constitue cette détention.

     Il sera alors possible d'observer le sociologue rivalisant de "distinction" pour reconnaître et rendre visible cette valeur, et donc pour conforter le professionnel dans la "légitimité" de son désir. On verra ainsi, d'une part un sociologue ayant tendance à sur-jouer, à profiter de l'aura de son statut, à "jargonner" abusivement, à contredire systématiquement sous prétexte de légitimité scientifique, etc. et, d'autre part, un professionnel qui trouvera dans ce comportement les arguments justifiant le bien-fondé de son désir.

     Le sociologue suscitera ainsi la concurrence et participera à l'émergence d'un rival. Dès lors, chacun, professionnel et sociologue, aura fait de l'autre un rival.

Le sociologue, disant implicitement au professionnel "imite moi, mais ne m'imite pas", devient pour ce dernier à la fois un modèle et un obstacle: "imite moi, parce qu'ainsi tu me reconnais une certaine valeur..." et en même temps, "ne m'imite pas, car tu ne pourras jamais me ressembler...".

Le modèle, lui aussi sujet désirant.

     Par ailleurs, le sociologue exerçant dans un cadre privé, c'est-à-dire extra-universitaire, est souvent lui-même le sujet d'un triangle girardien. Le savoir sociologique issu de la recherche fondamentale est objet de convoitise et le sociologue universitaire, c'est-à-dire celui censé le produire et le détenir, devient le modèle qu'il faut impérativement imiter, notamment pour asseoir, est-on persuadé, sa propre légitimité.

     Le sociologue/consultant se trouvera ainsi tiraillé entre d'un côté, une loyauté à un modèle académique de la pratique sociologique et de l'autre, une mise à distance par le monde d'une soi-disant "sociologie pure"[2].

     Dès lors, plus le sociologue/consultant essaiera de ressembler à son modèle, plus ce dernier lui signifiera un refus, lui fera comprendre l'impossibilité de sa quête, le renverra à sa rupture/trahison avec le monde universitaire. Mais, en même temps, il lui confirmera la nécessité indispensable et incontournable d'une référence au modèle académique et universitaire, tant au niveau théorique que méthodologique, seul capable de garantir scientificité, objectivité et neutralité.

Progressivement, la rivalité mimétique peut s'installer.

5) Quelques pistes pour sortir du jeu mimétique.

     La mimésis (la part conflictuelle de l'imitation) ne fonctionne que du fait de la méconnaissance de son mécanisme, nous dit l'auteur des "choses cachées depuis la fondation du Monde".

     Il revient à chacun de faire l'effort (presque d'avoir le courage) d'éclairer soi-même sa posture et sa pratique à la lumière de la théorie de René Girard, et ainsi de discerner sa part/sa partition dans le jeu d'une rivalité mimétique.

     Aucun des protagonistes ne peut toutefois révéler ce mécanisme au grand jour car ce serait, comme on l'a déjà dit, laisser voir le manque ou la tendance "narcissique" de l'autre, selon que ce dernier est sujet ou modèle. Cela ne ferait que cristalliser davantage les positions et renverrait celui qui énonce publiquement le mécanisme à ses "fabulations".

L'indispensable implication des professionnels.

     Afin de réduire le risque d'une rivalité mimétique, il semble indispensable de mettre l'objet à distance à la fois du sujet et du modèle.

     Dès lors, il convient de considérer le savoir comme étant partout et nulle part à la fois: chacun le détient en partie, mais personne ne le détient totalement.

     Le savoir, définitivement, est à co-construire: le sociologue, porteur de savoirs théoriques, méthodologiques et expérientiels sur le champ du social, ne peut faire l'impasse, non seulement des propres références théoriques des professionnels, mais également et surtout de leurs savoirs concrets, pratiques et expérientiels résultant directement de leur action auprès des publics de l'action sociale et des problématiques individuelles et collectives qui s'y rattachent.

     Le savoir ne peut donc émerger que d'un dialogue itératif et permanent entre ces deux espaces de savoirs qu'il convient de ne pas enfermer dans une opposition théorie/pratique.

     Le savoir est ici réintroduit comme transcendant les compétences de chacun des protagonistes. Il fait appel, de facto, à une nécessaire trans-disciplinarité.

     Ainsi, l'implication des professionnels est centrale et doit traduire une "co-évolution" des différents acteurs dans le processus d'enquête et d'analyse.

     Elle doit permettre aux professionnels de s'approprier non seulement les outils et les savoirs produits mais également la démarche de recherche toute entière, et ainsi d'apparaître auteurs/acteurs d'une réflexion sur eux-mêmes et non dépossédés d'un certain contrôle de leur historicité, c'est-à-dire de l'action sur leur propre histoire, leur propre devenir.

     Le choix de ce qu'on peut nommer une "recherche-action" paraît alors souvent pertinent dans la mesure où une telle démarche invite plus particulièrement:

  • à partir des thématiques et problématiques repérées comme prioritaires par les professionnels directement concernés;
  • à se nourrir de l'interaction entre la réflexion et l'action;
  • à considérer qu'il y a de la pratique derrière la théorie et de la théorie derrière la pratique;
  • à viser à la fois une production de connaissances, notamment à travers des processus d'analyse partagée, et une utilité concrète dans le but d'une évolution qualitative du service rendu à l'usager de l'action sociale[3].


Marc Le Gallo
Notes:
1.- On pourra peut-être voir ici des liens avec les luttes de domination pour l'acquisition/accumulation du capital symbolique, tel que les expose Pierre Bourdieu.
2.- M. Legrand, J.F. Guillaume, D. Vrancken, La sociologie et ses métiers, Ed. L'Harmattan, coll. Logiques sociales, Paris, 1995. Cf. en particulier la quatrième partie: "Figures et contrastes sur la scène sociologique".
3.- Référence aux propos de Bruno Tricoire, psychologue clinicien, formateur/consultant auprès d'institutions sociales et co-directeur du cabinet Kairos.
Références bibliographiques:

Quelques ouvrages de René Girard.

- Mensonge romantique et Vérité romanesque, Grasset (Pluriel), 1961.

- La violence et le sacré, Grasset (Pluriel), 1972.

- Des choses cachées depuis la fondation du Monde, Grasset, 1978.

- Le bouc émissaire, Grasset, 1982.

Notice:
Le Gallo, Marc. "L'intervention sociologique commanditée, au risque d'une rivalité mimétique.", Esprit critique, vol.04 no.04, Avril 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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