Esprit critique - Revue électronique de sociologie
-----
Accueil Information Archives Collaborer Aide
-----
-----
Vol.04 No.04 - Avril 2002
-----
-----
Numéro thématique - Printemps 2002
-----
L'intervention sociologique
Sous la direction de Orazio Maria Valastro
-----
Articles
-----

L'approche qualitative comme méthode et objet du travail sociologique
Par Orazio Maria Valastro

Résumé:
La relation entre méthodologies qualitatives et statut épistémologique du sujet dans les sciences sociales, est une relation problématique: le rôle du sujet et de la subjectivité dans la recherche et dans la production de connaissances sociales est un enjeu fondamental. Présenter une réflexion autour de la pratique de l'entretien et de l'approche biographique à partir de cet enjeu, examinant l'application de ces approches dans le cadre de la recherche-action-participée, nous permet de saisir les questions fondamentales autour du rôle et de l'action de professionnels, chercheurs et intervenants sociaux, dans la transformation des systèmes de relations des acteurs sociaux tout en considérant des instruments envisageables dans une sociologie d'intervention autour de processus de construction et d'ancrage de la communication et des rapports entre les acteurs dans leurs contextes sociaux.

1. Un statut épistémologique pour la subjectivité?: la sociologie en tant qu'objet problématique

1.1. Un excursus rapide entre sciences naturelles, phénoménologie et sciences humaines et sociales: consciences et relations humaines comme source et principe de la réalité sociale

     La tentative d'Edmund Husserl[1] de fonder une philosophie en tant que science rigoureuse, face à la crise dominante de la philosophie contemporaine et de la science, orientait à se détourner des influences étroitement positivistes. L'analyse phénoménologique établissait ainsi des conditions pour saisir la conscience comme une réalité, au même titre que d'autres réalités, et surtout comme source et/ou principe de ces autres réalités.

     La portée de cette pensée a sensiblement autorisé à considérer la subjectivité humaine comme objet d'étude scientifique, impliquant davantage une constitution relationnelle de la subjectivité, la conscience des expériences vécues. Martin Heidegger[2], dans son analyse phénoménologique, considérait précisément la position dépendante de l'homme vis-à-vis du monde social et de la nature, ainsi que la caractérisation de l'individu par la rencontre avec l'autre et l'altérité. L'homme, situé en rapport avec le monde, n'était pas envisagé indépendamment de son contexte et les individus établissaient ainsi une réalité qui n'était pas immanente à eux-mêmes.

     Les sciences humaines allemandes entamaient l'objet des sciences de l'esprit, avec Wilhelm Dilthey[3], comme une représentation ne réalisant pas une conception extérieure à l'homme: l'esprit n'est pas appréhendé par l'expérience externe qui saisit l'objet naturel mais par l'expérience interne par laquelle l'homme s'appréhende soi-même. La subjectivité avance depuis dans l'acquisition d'un statut épistémologique la désignant par des principes la rendant manifeste et traduisible dans un cadre scientifique. Le concept d'Erlebnis, traduit de l'allemand par expérience vivante ou vécue, désignait d'ailleurs l'expression d'une propriété de la conscience humaine, connaissance et expérience étant situées dans une perception immédiate d'une réalité qui nous concerne.

     Les sciences humaines, avec l'ethnométhodologie, se sont ensuite intéressées à l'action d'interprétation des sujets, des caractéristiques structurelles de la société et de l'agir des acteurs eux-mêmes au sein des structures de la société, analysant aussi la manière de les intérioriser et de les gérer[4]. L'interactionnisme symbolique a également analysé l'interaction humaine comme fondement pour comprendre la structure de l'expérience individuelle de la vie sociale[5].

1.2. Les sciences sociales et le projet de la modernité: la place des sujets dans la recherche sociale

     Le projet de rationalité expérimentale en oeuvre dans les sciences humaines et sociales et dans leur démarche interprétative des phénomènes sociaux, les manifestations individuelles ou de groupes caractérisées par des logiques identifiables et traitées par des méthodes et des théories spécifiques et en développement, a aussi été l'objet d'intéressants débats avec le développement de l'approche biographique au sein des sciences sociales dominantes[6].

     Reprenant les considérations faites par Matthias Finger sur la constitution des sciences sociales comme sciences institutionnalisées et l'intégration de l'approche qualitative dans le champ des sciences dominantes[7], il est possible de confronter le projet des sciences sociales avec celui de la modernité; une modernité envisagée dans l'acception donnée par la philosophie des lumières à la construction d'une société fondée sur la raison et la science contre toute forme de religion et de mythe. Les sciences vont ainsi se situer au-delà du sujet et de la subjectivité considérée comme arbitraire, les connaissances produites par les sciences sociales sont ainsi soumises au projet d'une construction transparente et rationnelle de la société. Attribuer au sujet et à la subjectivité un rôle central dans ce processus d'évolution des sciences sociales a généré la nécessité d'affirmer la capacité réflexive et la fonction critique du sujet, au sein même des sciences humaines, mettant à jour un acteur social en tant que sujet agençant ses expériences sociales et les actualisant dans l'interaction avec le chercheur, le praticien et l'intervenant sociologue.

     L'enjeu remarqué par Friedrich Tembruck[8] dans la conception d'une société rationnelle en tant que projet et modèle de la modernité, est celui de l'absence des sujets du processus de réalisation de cette même société: le sujet disparaît à la suite de l'effort d'organisation rationnelle et de l'évolution du processus industriel dans la construction de la société moderne, mais il disparaît également dans les méthodologies de la recherche sociale poursuivant une société moderne et idéale. La question d'un statut épistémologique du sujet et de sa subjectivité devient ainsi un enjeu considérable, intérieur à l'objet propre des sciences humaines et sociales, en opposition à une science conçue comme instrument efficace du projet politique de la modernité, éclipsant le sujet avec les priorités d'un tel projet fondamental. L'adage de Max Stirner[9], "le sujet est mesure de toutes choses et pas l'homme en général", témoignait de ce conflit entre une tendance à généraliser les propriétés de l'individu par les sciences naturelles et le processus d'individualisation des sciences de l'esprit avec sa portée anthropologique.

     Les sciences définies par cet objet indéterminé, l'intelligibilité du soi, réintégré et réhabilité avec une conception de l'homme dans laquelle son histoire et sa culture deviennent des éléments explicatifs de la société, se confrontent avec un écart exemplaire entre sociologie et sciences naturelles. Nous avons alors un objet qui définit la sociologie par sa préséance inquiétante et indéterminée[10], incommode parce qu'impondérable, un objet qui révèle son aspect problématique et qui nous amène à considérer la sociologie comme conception problématique elle-même de la société et des hommes. Les questions autour de la méthode de l'approche qualitative et biographique essaient ainsi de conformer la méthode à son propre objet, sans pour autant rejeter les estimations quantitatives des phénomènes sociaux. Les contrastes vont aujourd'hui se relativiser sans pour autant sacrifier l'autonomie de la méthode qualitative ne reconnaissant pas une représentation rigoureuse et purement quantitative parce qu'insuffisante pour appréhender le phénomène singulier de la vie.

     L'histoire de vie procède selon un renversement de l'histoire, entendue comme périodisation d'un processus donné et conçu par des schèmes standardisés; l'approche biographique met en connexion différentes dimensions de l'individu et le sujet met en avant sa subjectivité en tant que réalité pluridimensionnelle de son vécu. Il ne s'agit pas d'une réalité donnée mais d'un réseau complexe de tensions et d'attentes humaines, données par la mise en relation des individus, et par ces émotions; ainsi, l'histoire de vie renverse la perspective de l'histoire dans un parcours en retrait. Le récit historique, déterminé par des conceptions causales ou pluricausales, pouvant produire des effets qui vont devenir aussi des causes reliées entre elles, devient ici un récit dans lequel le temps n'a pas un flux ordonné, n'est pas le flux de l'histoire chronologiquement ordonné. La subjectivité se dévoile ainsi par sa capacité à expérimenter une nouvelle rationalité ne relevant pas d'une corrélation entre moyens et fins rationnels. La temporalité[11] devient, dans cette approche, une dimension essentielle du social, elle est incorporée dans les histoires de vie comme un mouvement dynamique de la réalité sociale, une composition mentale de perception sensible et de médiation symbolique, un flux évolutif de l'expérience du sujet.

2. La recherche action: envisager une confrontation avec le terrain d'intervention et la capacité d'examiner les expériences sociales et l'espace relationnel dans lequel les sujets construisent leur quotidien.

2.1. Recherche sur le terrain et action participée: implication des sujets et éléments d'incertitude.

     La méthodologie de la recherche action, orientée à étudier la réalité sociale tout en essayant de la modifier et d'évaluer les conséquences des changements occasionnés[12], devient un instrument du développement communautaire. Cet instrument se propose comme un parcours participé, entre les acteurs sociaux concourant aux solutions et aux stratégies d'interventions estimées capables d'améliorer la qualité de vie des individus. La recherche-action-participée a mieux défini cette orientation avec un principe de collaboration au changement social dans les phases de la recherche et de l'intervention, étant donné que les propositions élaborées directement par les acteurs sociaux et la prise en charge par eux mêmes de leur quotidien sont plus efficaces pour soutenir le changement.

     Un modèle procédural pour la réalisation de la recherche-action-participée envisage une évolution cyclique de la recherche[13]: elle se perpétue donnant lieu à d'autres recherches et interventions pour stimuler des processus de promotion autonome de la communauté et soutenir des stratégies de participation qui vont supprimer la séparation classique entre chercheur et acteurs-objets, ces derniers se transformant en acteurs-actifs, chercheurs et protagonistes du changement orienté. Les potentialités de cette méthodologie, la capacité de soutenir l'émancipation et l'autonomie par rapport au chercheur, consentent d'expliquer et de légitimer la perception que les sujets ont de leur communauté et concourent à rénover les processus de décision et les modalités organisationnelles de la communauté[14].

     Dans ce cadre de référence, la recherche sociale n'est pas uniquement une analyse des besoins pour lesquels il serait nécessaire d'activer une programmation d'interventions adéquates; elle devient une recherche collective dont les sujets de la communauté vont devenir des protagonistes actifs[15]. Les professionnels ne deviennent pas ainsi un groupe séparé de leur terrain de recherche, avec des pratiques qui ne sont pas accessibles aux acteurs sociaux: la réalisation d'une méthode participée postule l'implication des sujets concernés par la recherche action et la programmation sociale. Les acteurs et les organisations engagées dans l'intervention professionnelle du sociologue doivent, par exemple, recueillir des informations structurées pour orienter l'ensemble des actions finalisées à poursuivre des objectifs tout en vérifiant la validité des connaissances produites et l'évolution de la réalité sociale.

     Une implication directe avec les sujets concernés par un processus rejoignant le moment de la programmation et celui de la réalisation des interventions, engage un dialogue direct et une négociation entre les acteurs intéressés révélant une caractéristique constitutive des stratégies d'actions régies par des éléments d'incertitude qui demandent une action articulée de gestion et de réajustement permanent des objectifs, des méthodologies et des ressources.

2.2. La participation des acteurs sociaux aux processus de programmation sociale: la place des sujets dans la gestion et la promotion de la modernité sociale.

     Un questionnement appliqué au rôle du sociologue dans une condition d'intervention communautaire sollicite d'évaluer les instruments déployés comme moyen de production de connaissances et programmation rationnelle de l'intervention sociale en tant que problèmes politiques, administratifs et sociaux, analysant comment une communauté vivante peut rationaliser la ré-appropriation des conditions de sa citoyenneté et légitimer le réseau de forces qui la structurent.

     Ces pratiques de travail sont constamment soumises, d'une part, aux nécessitées imposées par la rationalisation et l'optimisation du réel dans une logique d'application et de vérification de projets localisés, et d'autre part, répondent aux difficultés posées par les analyses territoriales et l'examen consécutif de besoins et demandes sociales très hétérogènes[16]. Une certaine configuration des approches professionnelles dans l'analyse du territoire et des besoins, le bilan social du territoire, a fini par associer, à la demande sociale spécifique qui allait se manifester par rapport à une réalité donnée, un inventaire de besoins extrêmement hétérogènes.

     Formuler des pratiques sociologiques de travail qui vont permettre une confrontation entre la phase réservée à la production de connaissances et celle destinée à l'intervention, mobilise une interaction entres les acteurs sociaux concernés par cette démarche, soutenant une lecture et une interprétation du terrain qui envisagent une activité de planification convergente. Il ne s'agit pas d'évaluer une demande d'intervention mais au contraire de rendre manifeste des conditions sociales et la nécessité de leur vérification dans le temps, avec une activité de planification sociale capable de concevoir la réalisation de projets et de services innovateurs pouvant développer les principes d'une citoyenneté sociale qui questionne égalité des chances, inégalités sociales et conditions sociales des membres de la communauté.

     La recherche-action-participée répond à deux exigences fondamentales: démocratiser le processus de production de connaissances structurées et soutenir le changement social[17]. Le chercheur se retrouve ainsi à pouvoir conjuguer les exigences sollicitées par une méthodologie scientifique, tout en dévoilant une culture différente de la culture ou des cultures officielles, avec les exigences déterminées par le changement social demandant une prise en charge et un affranchissement des logiques ordinaires pour assumer toute transformation et modification.

2.3. Comprendre le social et agir dans le social: intégrer objectivité rationnelle et subjectivité réflexive des individus.

     Une sociologie appliquée au développement des communautés pour la planification des politiques et des pratiques sociales visant par exemple les nouvelles générations, établit des concepts opérationnels essayant d'interpréter la complexité de l'environnement social et organisant les ressources du social dans une perspective donnant une acception intentionnelle à l'action collective[18]. Le concept de social se traduit ainsi par un système d'acteurs et de relations: avec la notion d'environnement, nous découvrons les différents contextes de l'expérience sociale, tandis que la notion de sens nous montre la signification attribuée à la réalité et à travers laquelle il devient possible de communiquer avec l'extérieur. Il s'agit en définitive de déployer une communication avec les jeunes capable de cerner les problématiques manifestes ou latentes de leur expérience sociale, soutenant une programmation et des pratiques capables de valoriser la participation des jeunes en rapport à des motivations et des intérêts réels et sur la base de langages et valeurs partagés. Une pratique professionnelle envisageant la recherche et l'intervention sociale avec des finalités explicatives et opérationnelles, comprendre le social et agir dans le social, sollicite des modèles et des méthodes sociologiques capables de gérer la complexité sociale et de considérer la confrontation avec le terrain dans la capacité d'examiner les expériences sociales et l'espace relationnel dans lequel les sujets construisent leur quotidien.

     La méthode multidimensionnelle de lecture de la communauté locale développée par la psychologie sociale et de communauté[19], examinant le système social et territorial avec ses cadres administratifs, développe des profils économiques et culturels de la communauté, observant également sa configuration anthropologique et psychologique: la culture et les comportements d'une population donnée et la relation entre les membres de cette communauté. L'emploi de ces instruments pour la connaissance du territoire, les informations et les données objectives fournies par les sources officielles et institutionnelles, la confrontation entre les services et les autres ressources du territoire pour une connaissance réciproque des activités et des objectifs, peuvent se doter ainsi de méthodes capables d'intégrer l'objectivité rationnelle de la recherche et de l'intervention sociale et la subjectivité réflexive des individus. Le sociologue peut contribuer dans ce sens à engager une interprétation et une compréhension des expériences sociales relatives à son terrain de recherche, révélant la réalité sociale comme expériences vécues et représentées par les individus.

     Entretiens et approche biographique deviennent ainsi des instruments pouvant fournir des instances de renouvellement et de changement pour les politiques locales, se proposant la promotion territoriale de la citoyenneté par des parcours d'inclusion sociale et des interventions canalisées sur la souffrance sociale. La construction d'un réseau solidaire capable de soutenir les mineurs et les adolescents dans leur parcours de vie, doit considérer l'expérience sociale des jeunes en dehors des agences sociales et éducatives tout en découvrant les lieux sociaux qui leur sont propres. La réalisation d'une action de présence et de communication avec des groupes informels de jeunes sur le territoire et la production de connaissances spécifiques sur les mineurs et les adolescents, a ainsi été une occasion de collaborer dans le cadre de la programmation d'interventions directes aux jeunes générations.

     La formation d'une équipe de membres des associations locales travaillant avec les mineurs et les adolescents par l'animation sociale, a permis, à l'occasion de cette intervention professionnelle, de confronter et d'examiner les vécus quotidiens des jeunes, avec les acteurs sociaux impliqués dans la recherche action. L'activité d'approche et de connaissance des groupes informels du territoire, programmée en fonction d'une sélection des groupes avec lesquels effectuer un processus de proximité, a conduit à réaliser des rencontres sensibilisant l'équipe des animateurs aux stratégies d'écoute et consentant à la réalisation d'entretiens pouvant focaliser l'expérience sociale des jeunes et leurs relations avec la communauté et les acteurs les plus significatifs[20]. Les informations sur le territoire et les profils de communauté sont ainsi élaborés avec un modèle d'interprétation qui prend en considération des données objectives, organisées dans une logique qui nécessite une ouverture et une confrontation avec l'expérience sociale des groupes informels du territoire. La promotion de cette logique de travail soutient la solidarité et la prise en charge par la communauté locale de ses membres et de leurs conditions d'existence, des problématiques posées par la question de la citoyenneté sociale et l'intervention de nouvelles formes de solidarité sociale capables de réaliser leurs objectifs.

     Le sociologue se confronte ainsi à des processus d'innovation et de changement, dans le cadre local et dans celui plus général des politiques sociales, se caractérisant comme un médiateur social. Il doit gérer et faire confluer les attentes et les cultures dont sont porteurs les acteurs sociaux concernés par un projet de programmations et d'interventions sociales, tout en faisant respecter les exigences et les expériences sociales des nouvelles générations, poursuivant des objectifs capables de valoriser les sujets de la communauté et les ressources locales du territoire, déployant des stratégies et des actions capables de promouvoir une citoyenneté sociale et une qualité de vie des individus et des groupes sociaux de la communauté. Une compréhension et une interprétation de l'expérience sociale des groupes informels, peut, dans ce sens, considérer la structure du quotidien et de l'environnement de vie des groupes. Les entretiens aident dans ce travail avec une pratique de l'écoute active, une pratique nécessaire pour comprendre ce que les groupes pensent de leurs expériences particulières et comment ils vont argumenter leurs opinions et leurs prises de positions. Les problèmes de l'objectivité de l'interprétation se dénouent dans la compréhension des discours produits par les membres des groupes, ce dont ils nous parlent et comment vont ils agir et inter agissent avec leur environnement, comment ils construisent leur identité: ceci nous aide à focaliser une problématique spécifique.

     Dans cette approche territoriale intégrée, essayant d'engendrer un système réunissant des ressources hétérogènes (administrations publiques, écoles, associations, d'autres réalités dans le secteur de la coopération sociale), se développent une politique et une démarche de planification et de gestion sociale participée. Comment le sociologue peut-il s'impliquer dans une intervention complexe dans laquelle vont inter agir différents acteurs sociaux? Ses pratiques et ses compétences spécifiques vont se confronter à celles d'autres acteurs sociaux, avec leur vision du monde et les différents espaces de points de vue. Il est possible alors de s'interroger sur les pratiques déployées objectivant comment et pourquoi le travail accompli aboutit à certains résultats et pas à d'autres, et il devient ainsi indispensable de comprendre les résistances et les logiques qui vont se dévoiler dans la mise en relation entre vie quotidienne et politiques sociales, considérant les espaces relationnels et les prises de positions de différents acteurs sociaux.

3. Aboutissements et alternatives possibles: trajectoires individuelles ou caractère collectif des problématiques locales?

     L'exclusion sociale, notion qui recouvre avant tout une prise de conscience collective et des nouvelles perspectives indiquées par les politiques sociales, nous interroge sur l'affaiblissement des liens sociaux et des risques de marginalisation des individus et des groupes sociaux[21], reconnaissant ainsi l'exigence d'une compréhension et d'une connaissance de ce que l'on appelle 'exclusion' mais aussi une analyse des interventions sociales et des actions politiques déployées pour lutter contre l'exclusion sociale. La mise en place de parcours d'intégration personnalisés, une priorité des politiques sociales des années '90, étayait des solutions certainement partielles mais avançait des objectifs d'implications territoriaux récents[22] et en contraste avec les mesures d'ordre général incapables de saisir les spécificités des inégalités sociales au niveau local, relançant ainsi une impulsion pour une implication considérable entre individus et communauté locale.

     Les institutions publiques et les responsables politiques, avec les organisations et les associations des communautés locales, ainsi que les professionnels, chercheurs, travailleurs sociaux et autres intervenants sociaux, ont été en conséquence entraînés à élaborer des interventions selon des critères promouvant la citoyenneté sociale, des critères pour lesquels la crise du système du welfare passe par cette nouvelle définition des politiques locales tout en donnant lieu à une résultante perverse: une perspective d'individualisation des enjeux sociaux associés à une réduction des droits de citoyenneté sociale[23], un parcours allant des politiques pour la solidarité sociale aux interventions individualisées. La mise en pratique de la recherche-action-participée comme méthode de travail et intervention dans le cadre des politiques sociales, enclavée dans ce contexte spécifique, relève d'une procédure pour l'analyse et la transformation micro sociale confrontée néanmoins à un enjeu considérable: ne pas substituer l'analyse des inégalités avec celle de la pauvreté extrême[24], contingentant la lutte contre les inégalités sociales avec la lutte contre la pauvreté au sein d'une décentralisation de l'action sociale.

     La recherche-action-participée et l'approche biographique, des méthodes pour l'analyse et l'intervention sociale au sujet de problématiques avec lesquelles les politiques sociales et les programmes de réinsertion économique et sociale sont désarmés, aident sans doute à comprendre la désinsertion sociale des individus reconnaissant ainsi la légitimité de leurs discours et la place du sujet et de son histoire dans la recherche et l'intervention sociale[25]. Ces méthodes sont-elles pour autant capables de se situer par rapport aux réflexions entamées sur l'exclusion sociale? Les analyses précisant comment l'examen des trajectoires sociales ne doit pas se détacher des processus communautaires et collectifs en action, nous signalent de rapprocher sans pour autant confondre le creusement des inégalités sociales en tant que processus social avec la condition sociale des individus. L'exclusion sociale, n'étant pas déterminée uniquement à partir d'un état de privation, des déficits définis à priori, remet en cause des représentations sociales consolidées au sujet de la marginalité, avançant un processus dynamique qu'il faut saisir à partir de l'organisation sociale et de la fragilité sociale des sujets désaffiliés de leur communauté, et engageant aussi une analyse se déployant à atteindre des formes différentes de sociabilité[26].

     Les analogies et les divergences souvent signalées entre récits de vie[27] ou histoires de vie[28] n'ont pas empêché de "traiter l'homme ordinaire non plus comme un objet à observer, à mesurer, mais comme un informateur, et par définition comme un informateur mieux informé que le sociologue qui l'interroge", de "remettre en question notre monopole institutionnel sur le savoir sociologique", et d'"abandonner la prétention de la sociologie à devenir une science exacte; monopole et prétention sur lesquels repose la légitimité de la sociologie comme institution."[29] Soit il s'agit d'un "récit de vie comme récit de pratiques en situations"[30], la réalité sociologique appréhendée par les structures et les rapports sociaux, leur manifestation dans les pratiques et l'action des individus; soit il s'agit de "lire une société à travers une biographie"[31], le sujet totalisant en soi la société et synthétisant la pratique sociale en tant qu'acteur social. Ces approches qualitatives deviennent des méthodes et des objets du travail sociologique dans la recherche et l'intervention dans les contextes sociaux, au creuset des interventions et des politiques sociales.

     Dans ce processus d'individualisation, l'individu situé à nouveau dans le territoire au niveau local, avec ses liens et ses responsabilités vis-à-vis de la communauté, se dénoue aussi un autre enjeu fondamental, en même temps que celui concernant la mise en jonction des trajectoires individuelles et du caractère collectif des problématiques sociales. Les méthodes qualitatives vont-elles affirmer un objet sociologique soumis aux contraintes d'une conception moderne de la citoyenneté sociale et d'une gestion du renouvellement des sociétés et de leurs contradictions profondes? Ou vont-elles affermir une subjectivité jouant un rôle constitutif pour les individus et les groupes sociaux, consolidant des attributs vitaux des sujets, leur capacité réflexive et critique?

Orazio Maria Valastro

Notes:
1.- Husserl E., "La crise des sciences européennes et la phénoménologie trascendentale", recueil des conférences données par Husserl en 1935, à Vienne et à Prague, Krisis, 1936.
2.- Heidegger M., Être et temps, trad. fr. de Martineau E., Paris, Lechaux et Ledru, Collection Authentica, 1985.
3.- Dilthey W., Le monde de l'esprit (Die Geistige Well), trad. fr. de Remy M., Paris, Abier, Collection Bibliothèque philosophie, 1947.
4.- Garfinkel H., Studies in Ethnomethodology, Englewoods Cliffs (N.J.), Prentice-Hall, 1967.
5.- Goffman E., Les Cadres de l'expérience, trad. fr. Joseph I., Paris, Minuit, 1991 [1974].
6.- Matthias F., "L'approccio biografico di fronte alle scienze sociali: il problema del soggetto nella ricerca sociale" (L'approche biographique face aux sciences sociales: le problème du sujet dans la recherche sociale), in La Critica Sociologica, n. 90-91, juillet-décembre 1989, p. 1-32.
7.- Matthias F., Biographie et herméneutique: les aspects épistémologiques et méthodologiques de la méthode biographique, Université de Montreal, FEP, 1984.
8.- Tembruck F., Die unbeweltigten Sozialwissenschaften oder die Abschaffung des Menschen, Graz, Styria Verlag, 1984; Die Sozialwissenwschaften als Mythos der Moderne. Koln, Adamas, Verlag, 1985.
9.- Stirner M., L'Unique et sa propriété, trad. fr. de Reclaire R. L., Paris, Stock, 1990 (rééd. Aris, Pauvert J. J., 1960).
10.- Ferrarotti F. (dir.), Cours de perfectionnement en théorie et analyse qualitative dans la recherche sociale, Université La Sapienza, Rome, année universitaire 1999 2000: je résume des argumentations développées par le sociologue Franco Ferrarotti dans ses dernières leçons.
11.- Ferrarotti F., Il ricordo e la temporalità (Le souvenir et la temporalité),Torino, Laterza, 1987.
12.- Lewin K., Field Theory in Social Science (Théorie et expérimentation en sciences sociales), New York, Harper & Row, 1951.
13.- Cunningham B., "Action Research: Towards a Procedural Model" (Recherche action: pour un modèle structuré), in Human Relations (Relations humaines), n.3, 1976, p.215-238.
14.- Branca P., Ricerca intervento e promozione della partecipazione (Recherche intervention et promotion de la participation), Colloque SIPS, Venezia, Guerini, Milano, 1987.
15.- Martini R.E., "La ricerca azione partecipata" (La recherche action participée), in Animazione Sociale (Animation sociale), novembre 1995, p.68-79.
16.- Di Nicola P., "Il ruolo della ricerca sociale nella pianificazione" (Le rôle de la recherche sociale dans la planification), p. 225-244, in La Pianificazione Sociale (La planification sociale) (sous la direction de Bertelli B.), 1e éd. Milano, Franco Angeli, 1998.
17.- Stoecher R. et Bonacich E., Why Partecipatory Research? Guest editors introduction (Pourquoi la recherche participée?), in The American Sociologist, v.23, n.4, 1992, p.5-15.
18.- Orsi W. et Battaglia S., Disagio e devianza giovanile oggi: per una pratica sociale innovativa (Exclusion et déviance sociale aujourd'hui: pour une pratique sociale innovatrice), Milano, Franco Angeli, 1990. Orsi W., Educatori e giovani protagonisti nel sociale: un percorso per la prevenzione del disagio giovanile (Educateurs et jeunes protagonistes du social: un parcours pour la prévention de l'exclusion sociale des jeunes), Milano, Franco Angeli, 1995.
19.- Francescato D. et Ghirelli G. Fondamenti di psicologia di comunità (Eléments de psychologie de communauté), 5e ed. Roma, La Nuova Italia Scientifica, 1994. Francescato D., Leone L. et Traversi M., La psicoterapia: percorsi innovativi di psicologia di comunità (La psychothérapie: parcours innovateurs de psychologie de communauté), 4e ed. Roma, Carocci, 1998.
20.- Valastro O. M., Progetto Network: rapporto di ricerca (Projet Network: rapport de recherche), Observatoire méditerranéen - Centre d'études Recherche et Formation, Catania, Italie, janvier 1997. Valastro O. M., Progetto Link: rapporto di ricerca (Projet Link: rapport de recherche), Observatoire méditerranéen - Centre d'études Recherche et Formation, Catania, Italie, janvier 1998.
21.- Paugam S. (dir.), L'exclusion: l'état des savoirs, Paris, Editions La Découverte, 1966.
22.- Donzelot J. (dir.), Face à l'exclusion: le modèle francais, Paris, Esprit-Seuil, 1991.
23.- Procacci G., "La cittadinanza sociale di fronte alla crisi del welfare" (La citoyennété sociale face à la crise du welfare), in Inchiesta (Enquête), La cittadinanza in discussione (La citoyenneté en discussion), (sous la Direction de Kazepov Y. et Procacci G.), XXVIII, n.120, 1998, p.61-65.
24.- Touraine A., Face à l'exclusion, Esprit, n.169, 1991.
25.- Les Cahiers de Recherche du CRI - Collectif de recherche sur l'itinérance la pauvreté et l'exclusion sociale, Département de Sociologie, Université du Quebec à Montréal, http://www.unites.uqam.ca/CRI/.
26.- Castel R., Les Métamorphoses de la question sociale: une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995. - "Le roman de la désaffiliation: à propos de Tristan et Iseut", in Le Débat, n.61, 1990.
27.- Bertaux D., "Fonctions diverses des récits de vie dans le processus de recherche", in Récits de vie: théorie, méthode et trajectoires types (sous la Direction de Desmarais D. et Grell P), Montréal, Editions Saint-Martin, 1986.
28.- Ferrarotti F., Histoire et Histoires de vie, Paris, Librairie des Méridiens, trad. fr. de Modak M., (Storia e Storie di vita, Bari, Laterza, 1981), 1983.
29.- Bertaux D., L'approche biographique: sa validité méthodologique, ses potentialités, in Cahiers Internationaux de Sociologie, LXIX, 1980, p.197-226 (p.219).
30.- Bertaux D., Les récits de vie: perspective ethnosociologique, Paris, Nathan, 1997, p.45.
31.- Ferrarotti F., Biography and the Social Sciences, in Social Research, n.50, 1983, p.57.80.
Notice:
Valastro, Orazio Maria. "L'approche qualitative comme méthode et objet du travail sociologique", Esprit critique, vol.04 no.04, Avril 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
-----
Revue électronique de sociologie Esprit critique - Tous droits réservés
-----