Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.04 - Avril 2002
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Numéro thématique - Printemps 2002
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L'intervention sociologique
Sous la direction de Orazio Maria Valastro
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Articles
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L'interprétation, la catégorie et le concept: vers une exploration de la typification schützienne
Par Marie-France Aujard

Résumé:
Au préalable de toute intervention sociologique, il est requis de s'interroger sur les catégories, les concepts et les interprétations qui seront la base du travail du chercheur. Dans cet article, il s'agit de réfléchir sur l'importance que revêtent les choix de telle ou telle nature et sur ce que ceux-ci impliquent pour le chercheur.

L'enquête sur les catégories comme ouverture sur l'interprétation.[1]

      Pourquoi associer ou relier l'interprétation d'une manière quelconque à la catégorie et au concept? C'est la question à laquelle va s'efforcer de répondre cette partie.

      L'interprétation ferait intervenir le couple quasi inséparable de la catégorie et du concept. Faut-il dire qu'il y a fusion ou confusion entre les deux? Certainement pas et cet essai va tenter de le démontrer en posant d'abord cette interrogation: en quoi l'interprétation s'écarte-t-elle de la philosophie? L'une des réponses est que la philosophie tend à rompre le lien inextinguible de couple-là, catégorie-concept. Peut-être est-ce d'ailleurs ce qui caractérise l'émergence de la sociologie hors de la philosophie, comme champ autonome puis comme discipline souvent confrontant, voire rebelle quand ce n'est pas nostalgique envers sa souche-mère; car la sociologie a été issue et longtemps branche de l'arbre philosophique.

      La catégorie tient son nom d'Aristote; le concept autrement dit l'engendrement ou l'acte d'engendrer tient son origine de Platon, de la nature métaphysique de l'Univers. Comment l'interprétation réunit-elle les deux? Par le dialogue. Car l'interprétation recouvre cette interrogation de l'acte de connaître. Or connaître implique des formes inépuisables et impensables de la réalité: elles ne peuvent se comprendre qu'en utilisant plusieurs moyens, et se servir de plusieurs outils pour comprendre n'est pas de trop... Il s'agit ici de diversifier, flexibiliser et dégrossir la conscience et la perception obscure primordiale. Si la subtilité est la marque originaire de l'individu ou pour reprendre l'image de Pascal "un roseau pensant" dans le vent, encore serait-il pertinent de n'oublier ni le roseau... ni le vent. Le roseau ou l'individu est flexible et c'est une qualité antérieure à celle articulatoire qui vient se mettre par la suite en place chez le tout-petit. Ceci dit, à quoi peut-on s'attendre comme moyens divers à notre disposition pour appréhender et peu à peu apprivoiser la réalité? Si l'on admet, non pas une dualité, mais un effort de continuum pour faire surgir une étincelle de compréhension, il faut conjuguer des outils qui, apparemment n'ont rien à voir ensemble et qui aurait même tendance à annuler leur travail ou à se détruire s'ils sont développés unilatéralement.

      Pour comprendre l'expérience brute dans laquelle nous sommes plongés, l'approche Humienne, empirique, voit ici une séquence d'impressions, de données perceptives, idées ou n'importe quelles autres informations indifférenciées et en vrac... Si l'on suit Aristote, à partir de cette aporie, il s'agit de faire des catégories ou des genres suprêmes qui répondent au quoi, comment, combien, quand, etc., qui vont faire apparaître des substances, qualités, quantités, relations, temps, lieux, actions... premières divisions de l'Être sur lesquelles va pouvoir se greffer du concept, c'est-à-dire des attributs ou la nature explicative et générale des choses.

      Il s'agit d'opérer ici une classification pour avoir une connaissance correcte de l'objet sur lequel on souhaite faire intervenir sa pensée, c'est-à-dire son effort comparatif et classificatoire avec d'autres objets dont on a une connaissance.

      Mais cet usage poussé à l'extrême nous conduira peut-être à la vocation de naturaliste mais pas à celle de sociologue. Alors, comment comprendre aussi la réalité autrement? Déjà faire une classification suppose de 'pouvoir construire' une classification. Or, comment peut-on 'pouvoir construire'? C'est s'interroger là sur sa nature propre. Il y a ici deux éventualités: soit ma possibilité de construire est issue de mon expérience, soit elle est issue d'une représentation innée dont je n'ai pas conscience. Cela supposerait que je sois apte à une vérité quelque part en moi. Mais c'est revenir au domaine philosophique qui impose le présupposé de la vérité comme champ d'activité, encore que l'activité philosophique n'a pas, jusqu'à présent, trouvé la vérité et celle-ci restera probablement et vraisemblablement encore pour longtemps de l'ordre du spéculatif. L'interprétation si elle unit et non pas sépare l'objet du sujet permet de comprendre ce qui se passe quand on connaît: les formes inépuisables et impensables de la réalité font intervenir aussi bien l'objet que le sujet qui le pense et qui l'engendre. Car l'acte d'engendrer est un autre moyen de comprendre. L'entreprise ici n'est plus directement reliée à la nature universelle connaissable, ni à la catégorie mais plutôt déduite de l'expérience. Mais, me direz-vous, Aristote déduit une explication causale à partir des genres qu'il dégage de ses questions et des attributs qui aboutissent aux caractéristiques des objets soumis à son investigation. Oui, mais ici, on n'interroge pas les individus sur lesquels cette opération est réalisée. Or, la nature réflexe qui, intuitivement, est saisie dans cette opération par celui qui l'expérimente est aussi primordiale pour l'interprétation. Car aussi bien ne peut-on séparer le concept de la catégorie, on ne peut pas non plus couper la catégorie du concept. Or, comment différencier ce qui est relié? Plus modestement, comment ne pas confondre catégorie et concept et, ici, c'est la position difficile de l'interprétation de le faire entendre ainsi. Car peut-on oublier que l'on réfléchit quand on classifie? Sans s'appesantir sur cette question, comment réfléchit-on? Et, d'autre part, l'Être se construit-il? Où est-il une dimension évidente bien qu'indirecte qui s'impose tôt ou tard à celui qui réfléchit?

      La phénoménologie husserlienne a tenté de répondre à cette question. Pour Husserl, il n'y a pas d'expérience sans intentionnalité. Il y a une expérience prédictive qui se joue, un moment aperceptif, dans l'expérience immédiate. Comment, par exemple, se rappeler un arbre si l'on n'a pas vécu ce moment de reconnaissance de soi et de l'objet autre? C'est-à-dire que je peux voir la présence plastique, physique devant moi mais si je ne me rappelle pas le type de ce que je vois, je ne saurai l'identifier comme un arbre. Arrivé à ce stade, qu'est-ce qui différencie le type de la catégorie? La catégorie se fait par recours à des définitions de nature à éclairer les questions de combien, où, quand, comment 'ça va' à la classification c'est-à-dire par recours à la question normative alors que le type va agir par intuition et mémorisation de ressemblances déjà acquises précédemment.

      Autant dire deux catégories totalement différentes. Kant parlera de catégorie sensible (où le temps et l'espace interviennent), localisation particulière par opposition à l'entendement, général et intemporel. La question se repose ici avec plus d'acuité: y a-t-il une catégorie a priori de la connaissance? C'est-à-dire un concept pur sur lequel s'appuyer? Ou concept et catégorie se confondent-ils?

      Non car nous avons, sinon changé de mot, du moins changer de catégorie car si Kant reprend le mot d'Aristote de 'catégorie', il en change le sens. Que signifie ici interpréter? C'est avant tout ici l'équivoque d'un discours où "ce qui n'est pas la même chose s'exprime dans la même forme" (Bourdeau, 1994, p.81)[2]. Essayons donc de sortir du discours pour tenter d'associer catégorie et concept chez Kant en oubliant Aristote pour le moment. Chez Kant, le concept part d'un postulat de l'entendement qui pense. Il y a donc coupure avec l'intuition qui catégorise l'espace-temps pour mieux cerner la contingence de l'ici et maintenant. La position ici est idéaliste et s'oppose à Hume dans le sens où "dans l'attitude naturelle se produit un double travail d'effacement de la spatialisation et de la temporisation des configurations phénoménales, dans la singularité et la contingence du Maintenant et Ainsi" (Cefaï, 1994, p.110)[3]. L'approche de Hume 'entre' dans la perception alors que celle de Kant déjà la conscientise. Peut-être peut-on dire là qu'en effet chez Kant la conscience est donnée et innée ce qui contraste avec le chaos empirique de la perception chez Hume. Ainsi, Kant se sépare de la catégorie d'Aristote qui donne ses premières divisions à l'Être alors que la catégorie chez Kant est déjà le sentiment d'existence. L'analyse construit ce que le sentiment synthétise déjà et il n'a donc pas besoin de diviser puisque c'est l'intuition. Voilà la différence entre la catégorie chez Aristote et Kant; ainsi, le sujet se sépare de l'objet chez Kant et une fois qu'il est admis à la conscience après un moment aperceptif comme 'je pense', il est entendement ou représentation et exerce l'activité conceptuelle - le concept pur étant transcendantal et inconnaissable par définition. On pourrait dire que c'est tout l'objet de la philosophie qui s'inscrit ici. Mais ceci ne résout pas notre question de savoir comment se différencie ce qui est relié dans le pouvoir de construire qu'on distingue à un moment ou un autre avec la catégorie et la démarche d'Aristote. En effet, Kant impose la scission entre l'objet et le sujet. "Ainsi, l'utilité de la catégorie envisagée comme matrice du concept s'efface" (Ogien, 1994, p. 263)[4]. Ici, dans cet essai en tout cas, la référence à Kant a un sens si elle permet de faire un usage correct de la catégorie et du concept en exprimant la compréhension que l'on peut en avoir. La compréhension recouvre l'acte de connaître. Si l'on suit la racine étymologique de 'concept', on ne peut rester que sur un acte d'engendrer, n'en déplaira aux idéalistes et même si là on se fait alors taxer de constructionniste. Mais les idéalistes peuvent être aussi empiriques comme le témoigne souvent le sociologue quand il a un terrain qu'il décrit d'un côté, et des théories de l'autre qu'il applique en utilisant le terrain; la démarche est alors explicative mais est-elle compréhensive? Car dans l'explication, il y a toujours un déplacement de l'aspect descriptif du terrain. Peut-on y échapper et faire intervenir des médiations?

      La démarche de l'intentionnalité chez Husserl prépare déjà cette question; et la voie des ethnométhodologues en découvrant que "les types ne sont pas des concepts de l'activité intellectuelle" (Cefaï, 1994, p.115)[5] mais des "réserves d'expérience" (p.115) montre que l'individu puise dans ses habitudes - ou la "sédimentation de ses expériences passées"- la résolution de ses questions quant à l'orientation de son action ou bien quant à la stratégie d'acquisition de ses connaissances nouvelles et futures. Il y a donc ici à la base un pouvoir de schématisation et aussi une construction singulière de son expérience - biographique en somme.

La constitution des contextes de sens.[6]

      Voilà qui met de l'avant l'individu dans sa singularité au grand dam d'un fondateur de la sociologie comme Durkheim qui a toujours approché la personne comme une catégorie collective d'emblée et définitivement. Mais avant de se tourner du côté de la discipline sociologique consacrée, restons un moment sur cette liaison de pouvoir et de construction dégagée par les ethnométhodologues. Schütz, phénoménologue et élève de Husserl, propose la typification comme moyen de connaissance, c'est-à-dire la manière de classer les phénomènes pour être capable de les reconnaître. La première expérience par type ou typicalité est déjà présente dans la typification. C'est d'ailleurs l'expérience que fait tout un chacun dans l'apprentissage d'une langue étrangère à comprendre. Ici, celui qui va sur le terrain de la langue étrangère (et c'est vrai aussi pour le traducteur) va avoir à faire - même s'il a un peu appris formellement dans un laboratoire chez lui de la structure de la langue - avec l'expérience du 'son étranger'; même s'il en a le type, il ne pourra pas forcément le reconnaître chez ses interlocuteurs du pays avant qu'il ne se soit habitué, c'est-à-dire fait l'oreille. Et la reproduction du son va peut-être se faire une centaine de fois de travers avant qu'il ne soit correct, c'est-à-dire stabilisé et compréhensible par son entourage. Il sera en somme assez juste pour être reconnaissable et va devenir une habitude de recognition pour l'apprenti linguiste, en immersion.

      Même si la langue au départ a du sens pour l'étranger parce qu'il en a compris la grammaire, les verbes, les noms... elle n'est pas vivante. On pourrait dire ainsi que la grammaire, la syntaxe vont permettre de mettre en action une langue "au sens de la praxis opérante" alors que l'usage de la langue va permettre sa compréhension au sens de "la parole vivante". Si l'on reste sur la structure de langue chère à l'étude des linguistes comme A. Martinet, on saura tout expliquer de la logique de la langue sans rien comprendre de la langue en immersion. Au point que Wittgenstein peut dire dans grammaire philosophique que l'on peut parler pour finir sans comprendre - tout en se comprenant puisque la langue est un système clos dont le champ pour finir est rejeté hors du champ de compréhension.

      "La réserve d'expérience se constitue par sédimentation des expériences passées, elle est un produit du parcours biographique du sujet qui a appris à définir et à maîtriser des situations où il peut comprendre avec validité et agir avec efficacité. En retour, la réserve d'expérience contribue à la constitution de ses expériences à venir, qu'elle pré-articule et qu'elle pré-oriente à travers le jeu de dispositions et d'anticipations des schèmes interprétatifs et des schèmes motivationnels" (Cefaï, 1998, p.121).

      Daniel Cefaï reprend la thèse de Schütz sur les structures de pertinence. Car les réserves d'expérience "mettent en jeu des structures de pertinence qui articulent et orientent la constitution de nos expériences et de nos actions". D'ordinaire, le champ phénoménal n'indique pas nécessairement un champ thématique. Par exemple, si le fait de savoir prendre le bus est une pratique courante pour se rendre à son travail, il n'est pas thématisé dans un ordre de pertinence; les schèmes interprétatifs au savoir prendre le bus (préparer un billet ou de la monnaie, monter dans le bus, voir le chauffeur et les usagers à telle ou telle place...) sont entrés dans un type de savoir qui est celui de l'habitude. Par contre, si l'intéressé va à l'étranger et prend le bus, il peut ne pas s'attendre à certains obstacles comme par exemple ne pas savoir descendre du bus. Cet obstacle va lui faire émerger le schème interprétatif et le type sur lesquels il s'appuie d'ordinaire pour réaliser une telle action. Et la contrainte imposée de l'extérieur devient à l'intérieur celle "de ne pas savoir": c'est la pertinence imposée qui se vit là, c'est-à-dire celle de changer son code en prenant des informations sur place dans la situation donnée et de les faire entrer dans un nouveau schème interprétatif. Dans cet exemple, ce peut être avoir à descendre les marches pour que les portes du bus s'ouvrent au lieu d'attendre que les portes coulissent automatiquement. "Le changement de pertinence est donc imposé dans toute situation d'interruption du régime ordinaire de typification, qui invalide la procédure d'application réitérée des mêmes schèmes d'expérience, en vertu d'une clause de répétitivité implicite." (Cefaï, 1998, p.133). Si le champ phénoménal est thématisé, le changement de pertinence est alors motivé, c'est-à-dire "inhérent à un déplacement volontaire de l'attention" (p.133) et non pas, comme dans la pertinence imposée, une "modification de la tension de conscience" (p.133).

La typification de L'Étranger.[7]

      Continuons notre exemple de la langue étrangère cité plus haut avec Schütz; Schütz nous parle ici de la situation de l'étranger c'est-à-dire "la situation typique dans laquelle se trouve un étranger" (1987, p.217) ou plutôt atypique. Car l'étranger est ouvert à lui-même s'il ne l'est pas vis-à-vis de l'autre qui ne le comprend pas et qu'il ne comprend pas. Pourquoi ne comprend-il pas? Il ne comprend pas parce qu'"il tente d'interpréter le modèle culturel d'un groupe nouveau et de s'orienter à l'intérieur de celui-ci" (p.217). L'autre, lui, qui a intégré la situation typique dans laquelle il vit et qui lui est familière ne comprend pas non plus l'étranger.

      Il y a là deux incompréhensions: seulement celui qui va vers l'autre n'est pas le familier de la situation typique mais l'étranger. Pourquoi en est-il ainsi? Peut-être pour comprendre faut-il évoquer par opposition "le marginal". Ici "l'étranger ne veut pas ou ne peut pas substituer le nouveau modèle culturel à celui de son groupe d'origine" (Schütz, 1987, p.233). État de déséquilibre transitoire, il est perçu par les familiers de la situation typique comme un 'ingrat'; ce qui est asile protecteur pour eux est un 'no man's land' pour l'étranger dans la situation étrange qui est la sienne. Pourquoi étrange?

      L'étranger a en effet à agir sur deux fronts simultanés: reconnaître que son modèle typique ne le protège plus et qu'il n'est pas aussi 'bon' qu'il le croyait, c'est-à-dire il reconnaît que ce modèle-là avec lequel il fusionnait jusqu'à présent a 'ses idoles'. Il rencontre à ce moment-là une situation typique étrangère qui ne le réconforte pas car, n'y étant pas né, il ne peut se leurrer sur la situation typique nouvelle dans laquelle il cherche à s'orienter et qui a aussi ses propres idoles. Aussi la perspective d'abandonner des idoles pour en aborder d'autres ne facilite pas pour l'étranger son chemin. En effet, il se débarrasserait plus facilement de ses anciennes idoles si la nouvelle acquisition était plus authentique, auquel cas, l'abandon serait assez facile. Mais ici d'un côté, des liens affectifs l'attachent à un modèle et de l'autre, un nouveau l'appelle sans lui donner une réflexion plus large dans le cadre d'expérience. Aussi, le risque d'intolérance envers les deux modèles culturels peut le conduire à être 'marginal'. L'autre voie possible est de jouer avec les différences et les écarts dans cet espace-là intersubjectif de son monde vécu - dont il cerne de mieux en mieux les frontières et la dynamique dans ce lui-même incarné dans la situation et transcendant à elle en son rapport réflexif. Mais il reste néanmoins "la situation problématique et même difficile à maîtriser". (Schütz, 1987, p. 232)

      Pourquoi? Goffmann dirait que, dans sa problématique, l'étranger 'perd la face' temporairement, c'est-à-dire qu'il n'a rien à montrer à ceux qui l'accueillent dans cette situation typique, surtout pas des relations sociales - mélange de popularité et d'estime de soi si l'on en croit Erich Fromm (1992)[8]. Si l'on s'en tient aux relations sociales selon E. Fromm, il faut convenir que l'étranger, dans sa résolution de problème, n'est pas attirant pour les autres qui le trouvent "critique" et doté d'un manque d'assurance perçu avec méfiance et souvent comme synonyme de mauvaise foi ou de 'faux-jeton'. Car les familiers de la situation typique ne peuvent concevoir, eux, qu'on quitte la sécurité d'un modèle éprouvé, inhérent à tout modèle adopté par et depuis sa naissance ce qui explique l'ambiguïté. Or, l'étranger accepte d'autant moins bien cette image de 'mauvaise foi' qu'il a conscience d'être dans une expérience de vérité pour lui-même. Il est, en effet, "dans un besoin d'acquérir une pleine connaissance au sujet des éléments du nouveau modèle culturel et d'examiner à cet effet avec soin et précision ce qui semble auto-explicatif pour le groupe" (Schütz, 1987, p.232). L'autre est loin d'être familier pour l'étranger et encore plus loin d'être un alter ego. Enfoncé dans sa typification, l'autre n'est pour l'étranger qu'"un champ d'aventure" (p.232). L'étranger est convaincu ici de sa liberté par nécessité - même s'il l'est déjà par conviction - car c'est sur cette nécessité qu'il va s'appuyer pour puiser le dynamisme et la réflexion dont il a besoin.

      Il est obligé de vérifier ses connaissances et de les revoir en cas de non-opérationnalité avec les attitudes qu'il observe: il faut définir la situation comme dans un modèle linguistique nouveau qu'on éprouve, confronter ce qu'on a appris avec ce que l'on vit dans la situation, c'est-à-dire par exemple les sons que l'on produit dans une langue étrangère et les comportements et les situations typiques capables de déclencher telle ou telle action. L'étranger se trouve dans des "zones et des régions d'ignorance complète" et son expérience lui fait prendre conscience que sa connaissance est partielle, occasionnellement rationnelle et parsemée d'ombres d'ignorance. À la différence de celui qui le sait, l'étranger le vit et c'est là la différence.

      La typicalité, usuellement, c'est sélectionner la pertinence de la connaissance afin qu'elle puisse se marier avec l'action que l'on envisage pour la réaliser. Par exemple, l'on peut payer un billet d'avion dans une agence de voyages avec une vague idée de l'argent que l'on dépense; mais, si le billet d'avion, pour une raison ou pour une autre, n'est plus valable (faillite par exemple de la compagnie aérienne), l'on va avoir alors une idée nette du segment d'argent qu'on a perdu et par suite du comment on l'a gagné. Habituellement sous le signe de l'anonymat, ce schème d'interprétation devient clair ici pour l'auteur de l'acte qui a abandonné sa référence à la typicalité pour pouvoir agir. En d'autres termes, il a pris connaissance explicite des éléments qui regroupaient son recours à la typicalité - et non pas seulement comme d'habitude le pourquoi et le comment il a sélectionné cette forme de typicalité plutôt qu'une autre pour réaliser son action d'acheter un billet d'avion. Ici, dans cet exemple, le présupposé de la typicalité, l'anonymat, tombe; l'anonymat, c'est-à-dire ici que "les schèmes d'interprétations [...] ne sont pas notre affaire personnelle, mais qu'ils sont également acceptés et mis en application par nos semblables" (Schütz, 1987,p.223)

      L'étranger, comme dans le cas de celui qui apprend une langue in situ, opère "la différence entre la compréhension passive d'une langue et sa maîtrise active comme moyen d'inscrire ses actes et ses pensées dans la réalité" (p.228). Il doit reconnaître les typicalités de groupe dont il n'est pas familier sans connaître "les schèmes d'interprétations" sous-jacents. Il doit donc se fier à la régularité et la typicalité des comportements dans certaines situations. Avant, pour l'étranger "ce qu'il savait sans savoir" par le fait même de son modèle biographique imbriqué dans son modèle culturel d'origine - auquel il se référait pour agir - devient après un champ de connaissance. Auparavant sa "biographie personnelle [...] est toujours le même schème de référence qui va de soi pour sa 'conception du monde relativement naturelle'" (p.224). En ce sens, son monde d'origine est aussi celui qu'il se re-présente, c'est-à-dire qu'il est présent à son monde comme son monde est présent en lui suivant un cours temporel et spatial continu à lui-même et au monde qui lui fait croire que le monde se présente à lui et qu'il en est le centre. Mais, l'étranger, lui, ne peut plus se permettre "de se considérer comme le centre de son environnement social" (Schütz, 1987,p.227).

      Dans la nouvelle interaction sociale, l'étranger doit "affronter le fait qu'il est dépourvu de tout statut comme membre du groupe social qui doit devenir sien" (p.227); et "il est par conséquent incapable d'avoir un point de départ comme point de repère. En l'occurrence, habituellement ce point de départ c'est lui et cette référence il la partage avec les autres membres du groupe d'origine. Cette présentation de soi et des autres dans laquelle on place sa confiance pour assurer une dynamique sociale disparaît. Cette co-natalité où chacun se reconnaît dans un même monde commun pour agir et dans laquelle s'inscrivent les actes de chacun, avec la complicité sociale s'étaient. Pour l'étranger, le travail c'est de traduire sans cesse les termes d'un modèle culturel dans l'autre et inversement au mieux, ou au pire stocker dans sa mémoire les typicalités qui ont été comprises qui deviennent pour lui des régularités. Mais la dissonance sera toujours présente entre l'étranger et les membres familiers d'une situation culturelle car là où l'étranger fera appel à la récupération de sa mémoire, les autres feront appel à leur reconnaissance mutuelle et intersubjective de la situation, c'est-à-dire à leur identité comme membre du groupe et à l'action communément partagée par le groupe.

      Au bout du compte, l'étranger fait un travail inverse à celui typique du scientifique comme le sociologue qui est présumé "l'homme de science désintéressé jetant un regard sur le monde social" (p.219) car l'étranger ici "expérimente d'abord comme le champ de ses actions actuelles et possibles, et seulement dans un deuxième temps comme l'objet de ses réflexions". (Schütz, 1987, p.219).

L'interprétation en sociologie.[9]

      Revenons à l'émergence du langage avec Durkheim. Sociologiquement, le langage est apparenté à la socialité, à la socialisation. En témoignent Bourdieu mais plus fondamentalement Durkheim par la catégorie de personne. Réductionniste de la personne, Durkheim ne conçoit pas une personne qui 'sortirait' du contenu langagier dans laquelle elle baigne pour devenir un être capable d'associer son propre destin et son activité sociale déterminée. Chez Durkheim, le construire est sans pouvoir puisque déterminé par les contraintes et l'empirisme social. La tendance mécaniste de Durkheim ouvre le paradoxe sur "la manière dont l'analyse sociologique est façonnée par le langage (qui) n'est généralement pas reconnue, ni admise, parce que les propriétés conventionnelles du langage naturel utilisé sont elles-mêmes largement méconnues." (Watson, 1994, p.155)[10]. Il est sûr que l'histoire de la sociologie a ouvert ses portes à la page et à la lettre du début de l'industrialisation et du modernisme; cette entrée particulière dans l'histoire a influencé la fondation de la sociologie et de l'anthropologie et les fondateurs comme Durkheim ou Mauss.

      Individu de mémoire ou individu logique, les jeux sont ouverts entre le choix d'une pertinence biographique et par exemple le fonctionnalisme impersonnel dans l'évaluation et l'identification de sens. Quelle que soit la mesure (qualitative ou quantitative) ou le courant choisi, il reste que le sens est un jugement, un critère subjectif qui identifie d'abord. La tendance à assembler les systèmes occulterait-elle le pouvoir de construction à partir de la mémoire? La réponse à cette question est décisive dans le champ social. L'approche sociologique allemande, souvent taxée d'historiciste, est souvent plus juste car elle met en rapport logique et mémoire sans dichotomie. Ceci permettrait de revenir à un point de départ qui accepterait une compréhension ou une médiation entre les deux. Ici l'approche empirique peut se conjuguer à une construction théorique suivant un modèle reconstructionniste hérité des sciences de l'histoire (Droysen, Dilthey, Weber, Habermas,...) alors que l'approche mécaniste en resserrant la catégorie dans le concept aboutit soit à des catégories conventionnelles dites 'naturelles', soit à une reproduction du milieu social observé devenu concept. À cette image fixe s'attache le fonctionnalisme parsonien ou le déterminisme durkheimien puis bourdieusien. La réalité de cette image indiscutable à un espace et à un moment donné reste inopérante pour saisir l'objectif des collectivités et des individus pris dans leur histoire et leurs actions respectives. En somme, cette réalité-là est un instantané ou une photographie du moment.

      À partir de ces éléments commence à surgir dans tout son relief la démarche des ethno-méthodologues dont Alfred Schütz est le préparateur. Schütz a su ouvrir une voie à la logique phénoménologique en l'inscrivant dans une mémoire et en l'organisant autour de l'action. L'interprétation dans la tradition allemande (refondue grâce à Gadamer) a, elle, rendu possible une réflexion qui a permis de déboucher sur un sens non plus seulement d'assertion mais de démonstration. Comme le signifie Louis Quéré dans "L'interprétation en sociologie": "de fait lorsque nous répondons à un acte ou à une parole d'un partenaire d'interaction par un autre acte ou une autre parole, nous rendons accessible ou observable par le second l'interprétation que nous avons faite du premier" (1987, p.211). Voici ce qui pourrait éclairer la sociologie car, comme l'écrivait Wittgenstein, "nous n'interprétons pas ce que nous comprenons". Cet axe de pensée pourrait, en tout cas dans la discipline sociologique, considérablement clarifier à la fois les interprétations 'naturelles' à la sociologie et ses axes de recherche mais aussi les constructions empiriques et ce postulat initial admis en sciences humaines de faire et d'émettre des interprétations pour un objet social qui est une réalité qui s'interprète elle-même.

L'intemporalité d'Alfred Schütz.

      Après un cheminement à travers la discipline sociologique, il s'avère que la catégorie et le concept ne peuvent être séparés, mais au contraire doivent être reliés pour se distinguer avec plus de force encore. C'est la loi de la subjectivité et de l'objectivité sociologiques dans lesquelles l'interprétation oeuvre mais forge aussi une discipline. Dans ce sens, on peut dire que l'interprétation est essentielle à la sociologie et qu'elle lui ouvre un champ d'investigation: celui d'identifier les jugements à la base des concepts mais aussi des catégories. À cet égard, le travail d'Alfred Schütz avec sa théorie de la typification est riche d'enseignements et ouvre une voie exploratoire à la sociologie.

Marie-France Aujard

Notes:
1.- Cf. Quéré L. (dir.) - L'Enquête sur les catégories, de Durkheim à Sacks, Éditions de l'École pratique des Hautes Études en sciences sociales (EPHESS), Paris, 1994.
2.- Michel Bourdeau - "La notion classique de catégorie", in Quéré L - L'Enquête sur les catégories, de Durkheim à Sacks, EPHESS, Paris, 1994.
3.- Daniel Cefaï in "Type, Typicalité, typification", EPHESS, Paris, 1994.
4.- Albert Ogien in "Les propriétés sociologiques du concept", EPHESS, Paris, 1994.
5.- Daniel Cefaï in "Type, typicalité, typification", EPHESS, Paris, 1994.
6.- Cf. Daniel Cefaï Phénoménologie et sciences sociales, Alfred Schütz Naissance d'une anthropologie philosophique, Librairie Droz, Genève Paris, 1998, p.113-150.
7.- Cf. Alfred Schütz "L'Étranger. Essai de psychologie sociale" in Le chercheur et le quotidien: phénoménologie des sciences sociales, éd. Méridiens Klincksieck, 1987, p.217-236. (Traduction de Collected papers).
8.- Erich Fromm, L'Art d'aimer, Éditions épi, Paris, 1992.
9.- Louis Quéré "L'interprétation en sociologie" in Confrontations, 17, 1987, p.209-226.
10.- Rod Watson, "Catégories, séquentialité et ordre social", in Quéré L. - L'Enquête sur les catégories, de Durkheim à Sacks, Paris, EPHESS, 1994
Notice:
Aujard, Marie-France. "L'interprétation, la catégorie et le concept: vers une exploration de la typification schützienne", Esprit critique, vol.04 no.04, Avril 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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