Revue électronique de sociologie
Esprit critique
Accueil Archives Collaborer
vol.03 no.06 - Juin 2001
Articles
 

Le téléphone portable pour une nouvelle écologie de la vie urbaine?

Par Béatrice Fracchiolla
 

Le progrès technologique à usage urbain

      C'est en observant et en comparant les différents modes d'interaction entre les personnes à Paris, et au cours de différents voyages et d'expériences de vie à l'étranger, que je me suis rendue compte à quel point les communications par satellite pouvaient changer non seulement nos manières de communiquer, mais aussi nos façons d'être, particulièrement dans le cadre de la vie citadine.

      Chiffres, évolution des représentations urbaines vont de pair avec évolution des nouvelles technologies et moyens de communication. Comme le montre un article publié dans Le Monde[1] les données urbaines sont enregistrées au jour le jour, et des modifications interactives ont lieu entre représentations existantes et nouvelles données statistiques. Et comme l'on mesure de mieux en mieux les spécificités urbaines, qu'il s'agisse de violences, de communication, de pollution... cela a pour conséquence d'accélérer encore les changements. Un va-et-vient constant se crée ainsi entre l'information et l'évolution des phénomènes qui permet, en France en particulier, de désamorcer le caractère parfois explosif de certaines situations. Ainsi en est-il par exemple de l'instauration de la circulation alternée en cas de pic de pollution sur Paris, ou bien de la mise en place de moyens d'intervention alternatifs, comme la présence de médiateurs pour éviter les escalades de violence dans des secteurs urbains déterminés. Ces dispositifs, à leur tour, influent sur l'évolution des événements, et donc sur les statistiques futures. La conséquence directe de cela est qu'une analyse de situation n'est valable que dans un présent réel, qui sera vite dépassé dans les mois suivants, à cause précisément de ce va-et-vient constant.

      Qu'il s'agisse d'instruments médiatiques désormais bien connus et étudiés comme la télévision, le téléphone filaire, ou le courrier électronique ou, d'une manière plus générale, des outils informatiques, tous ont induit des changements dans la société.

      Aujourd'hui, la banalisation du téléphone dit portable ou mobile, en particulier en Europe où, proportionnellement, il est d'autant plus répandu que le courrier électronique est moins développé, introduit une véritable petite révolution dans notre manière d'être au monde et nos comportements sociaux[2]. J'ai choisi de me pencher plus particulièrement sur ce sujet parce que l'arrivée du téléphone portable semble apporter des réponses à un double phénomène à la fois paradoxal et intrinsèquement un: la mondialisation, la globalisation des communications et des réseaux de communication d'une part, et le retour d'un intérêt pour tout ce qui est local, et se trouve plus directement lié à la sphère du privé d'autre part.

Le cadre de la vie urbaine: la gestion de l'espace et du temps

L'extension des agglomérations

      Depuis les années 60, les agglomérations urbaines se sont considérablement étendues, au point de rendre souvent indistinctes les frontières entre villes et banlieues. Tout Parisien -habitant l'un de ses vingts arrondissements- ayant déjà voyagé à l'étranger le sait, pour avoir dû préciser un jour ou l'autre qu'il habitait bien "Paris, Paris", et non l'Ile de France. Cette extension organique de la ville a entraîné un développement particulièrement savant de réseaux de communication entre les différents lieux. Se déplacer en ville est devenu une véritable aventure et nécessite la maîtrise des réseaux de bus, de trains, périphériques, métropolitains[3], routiers qui la traversent; et plus encore la maîtrise des instruments de connaissance de ces réseaux (plans, cartes, langue orale du pays...), si l'on considère que le fait de savoir où trouver l'information précède l'information elle-même.

Espace privé et espace public

      Un francilien doit généralement compter de une à quatre heures quotidiennes de temps de déplacement entre son domicile et son lieu de travail. Ce temps passé en transit dans des sortes de "non-lieux" successifs, au milieu d'une foule anonyme qui entraîne une perte d'identité, est aussi, souvent, un temps où l'on cherche à prolonger par un lien symbolique le confort abandonné de la maison, du "chez-soi", que ce soit par la lecture d'un livre, l'écoute de musique à l'aide d'un balladeur ou lecteur de disques, ou, justement, la possession d'un portable. Et si autant de personnes continuent d'utiliser leur voiture malgré tous les inconvénients, de plus en plus complexes, que cela représente dans les grandes agglomérations, c'est bien parce que la voiture est elle-même une extension de la maison dans la mesure où elle constitue un univers privé propre à la personne, relevant d'une forme particulière de confort, et de la conservation d'un certain espace vital propre. On y boit son café, on y prend son petit déjeuner en Amérique du Nord, et on y lit son journal, on y écoute la radio, ou on y parle au téléphone en France[4].

De la maison à la ville, et de la ville à la planète

      Il me paraît intéressant d'aborder les changements sociaux induits par la redéfinition de la relation espace-temps à laquelle nous contraignent les résultats de l'avancée technologique en termes d'écologie de la vie urbaine.

      Le terme d'écologie est un néologisme formé sur oïkos et logos, proposé pour la première fois par Ernst Haeckel, disciple de Darwin, en 1866, qui signifie, littéralement "science de l'habitat": "l'oecologie (...) science de l'économie, du mode de vie, des rapports vitaux externes des organismes, etc.[5]" Deux ans plus tard, il en propose une autre définition: "L'oecologie ou distribution géographique des organismes (...) la science de l'ensemble des rapports des organismes avec le monde extérieur ambiant, avec les conditions organiques et inorganiques de l'existence; ce qu'on a appelé économie de la nature, les mutuelles relations de tous les organismes vivant en un seul et même lieu, leur adaptation au milieu qui les environne, leur transformation par la lutte pour vivre (...)[6]". Etymologiquement, le mot oikos, en grec, signifie la maison et, par extension, les biens, la propriété. Il se réfère donc au milieu de vie, à l'environnement direct des personnes et contient en soi l'idée de proximité. Par rapport à la culture et à la réalité de l'habitat et de la ville, cette notion de proximité, confrontée au développement scientifique, s'est trouvée fort mise à mal depuis un peu plus d'un siècle puisque l'on est passé successivement de la maison au quartier, puis à la ville tout entière considérée comme "extensions" de la maison, du lieu de vie[7]. Par ailleurs, à travers des phénomènes de nature aussi différente que Tchernobyl, El Nino, la destruction de la couche d'ozone, ou encore l'effet papillon[8], la réalité et la science ont prouvé que ce qui se passe à des milliers de kilomètres peut avoir des répercussions sur notre environnement direct[9].

      Ce phénomène implique évidemment une perte de repères et d'identité que le téléphone mobile permet, dans une certaine mesure, et à l'échelle de l'individu, de retrouver, puisqu'il autorise, à tous moments, l'irruption de la sphère privée dans des lieux publics et, bientôt, en tout point de la planète.

      La conservation d'une dimension identitaire affective de chacun, la préservation de la face telle qu'elle est définie par Erwin Goffmann[10], apparente dans les solutions symboliques et technologiques apportées à cette déshumanisation de l'espace urbain sont recherchées paradoxalement à cause des changements sur nos manières de socialisation impliqués par les découvertes et progrès technologiques. La dimension de proximité s'étant totalement métamorphosée, il s'en suit une réduction drastique du sentiment de distance.

      Il y eut les premiers véhicules à moteur, puis les premiers avions, l'invention du téléphone qui nous permettaient de relier des lieux entre eux. Maintenant, la télévision, le fax, la toile, le courrier électronique, et le téléphone portable nous permettent de faire venir le monde à nous, d'en devenir le centre provisoire. Après nous être adaptés à la technologie, nous pourrions dire, en quelque sorte, que nous nous sommes adaptés la technologie. L'être humain étant en effet mouvant de nature, ces nouveaux moyens technologiques lui confèrent une forme de stabilité grâce à la possibilité dans laquelle il se trouve d'établir lui-même désormais en permanence un lien avec quelque point que ce soit de la planète. Pour la première fois de son histoire, l'être humain a un avant-goût de ce fameux don d'ubiquité, jusqu'alors purement théorique, et l'un des attributs de Dieu.

De la planète à la ville, et de la ville à la maison

      Notre communication "de proximité" étant ainsi devenue mondiale, nous assistons à une redéfinition de la relation de voisinage, qui affecte directement la définition de la ville et des relations intra-urbaines, vécues désormais sur le même plan dans l'espace et le temps que les relations interurbaines. Par ailleurs, la télévision amène chez nous des événements se déroulant à des milliers de kilomètres. On parle, avec ses voisins, son boulanger, ou ses collègues de la guerre au Kosovo ou de la série américaine vue la veille plutôt que de la vie du quartier.

      Par l'intermédiaire de la télévision, la ville -et le monde tout entier- pénètre au coeur de l'intimité, tout autant que l'intimité se trouve envahie par le phénomène urbain dès que l'on sort de chez soi (agressions, manifestations publiques, accidents, contact avec l'autre). C'est là le noeud du paradoxe: il y a une disparition des espaces neutres de la ville au même titre qu'il y a une proximisation à outrance de tout et de tous. Le portable, là encore, en est à lui-même un symptôme du fait qu'il répond à cette perte d'intimité et d'identité en recréant un lien avec l'espace privé, en même temps qu'il nie l'espace public en isolant du reste du monde son utilisateur pendant un temps donné.

Le portable ou la maîtrise de l'espace-temps

      La première question que l'on pose lorsqu'on appelle quelqu'un sur son portable, n'est plus le traditionnel "Bonjour, comment vas-tu?", mais "Où es-tu? Est-ce que je te dérange?", précisément parce que nous n'avons aucun moyen de savoir où se trouve réellement la personne à laquelle nous téléphonons en cette minute précise, et donc ce qu'elle fait; elle peut être partout, dans un café, l'autobus, la rue, une réunion, chez elle, ou derrière notre porte. Comme la toile et le courrier électronique aux Etats-Unis, le téléphone portable en Europe, et particulièrement dans des grandes villes comme Rome ou Paris, réduit les distances et pallie un rapport de voisinage qui diminue au fur et à mesure que les villes s'agrandissent et s'étendent. Il faut une heure à une heure et demie environ pour traverser Paris du nord au sud ou d'est en ouest en transports en commun; il faut le même temps pour atteindre la ville de Tours depuis la gare Montparnasse, en TGV.

      Les villes n'étant plus à échelle humaine, et ses habitants s'y trouvant sans cesse en déplacement, le téléphone portable permet de rétablir un lien affectif pur, l'accessibilité à l'autre de celui qui n'est jamais chez lui, parce qu'il voyage. Il permet de rentabiliser l'attente du bus durant laquelle on ne pouvait faire autre chose auparavant que penser à quelqu'un, en matérialisant cette pensée désormais par l'appel téléphonique. A Paris, d'ailleurs, avant même que le téléphone portable ne soit banalisé de la sorte, la société Decaux, qui a le monopole des abri-bus à Paris et France Télécom avaient déjà compris cet élément, puisque l'on trouve des cabines téléphoniques presqu'à coup sûr, aux arrêts de bus, imbriqués, et dans les stations de métro, y compris, parfois, sur les quais...

L'utilisation individualiste du téléphone portable

Le caractère personnel du téléphone portable

      L'absence d'annuaire des numéros de portable offre des possibilités tout à fait intéressantes en matière de gestion des relations. Il redonne une dimension exclusivement humaine à la rencontre et à l'échange: dans la mesure où il ne se trouve pas relié à une adresse, ni à un lieu de travail particulier, il abolit au moins temporairement toutes les représentations de statut social. Cette couverture peut être la cause pour laquelle certains donnent désormais plus facilement leur numéro de portable que filaire[11]. D'autres personnes, au contraire, considérant le téléphone portable plutôt comme un appendice relevant directement de leur intimité réserve leur numéro à un cercle extrêmement restreint de personnes[12].

      Nous pouvons ici faire un rapprochement entre le message envoyé par courrier électronique et la conversation téléphonique via portable; le premier est à l'écrit ce que le second est à l'oral: il permet de conserver un lien, même bref, et seulement éventuellement de le développer, tout en constituant une parole qui surprend, mais qui reste circonscrite théoriquement dans la sphère de l'intimité, puisqu'on écrit à une personne. On s'appelle d'un étage à l'autre, ou on s'envoie des messages alors même que l'on se trouve dans une même salle. Les portables permettent d'ailleurs à présent d'envoyer et de recevoir des messages écrits.

Suppression des frontières spatiales et mobilité

      Nous pouvons reconnaître au téléphone portable et mobile deux fonctions distinctes et complémentaires. Grâce à lui, nous sommes en mesure de transporter virtuellement, et en permanence, notre cercle relationnel -ou capital relationnel, pour reprendre une expression bourdieusienne- partout où nous allons. Parallèlement, il facilite le quotidien en nous autorisant à nous décharger dans l'instant d'un rendez-vous à prendre, d'un oubli, d'une commande à passer. Et son caractère de mobilité se référant à la personne qui en est détentrice enlève à cette dernière la contrainte de l'enfermement dans un lieu -de travail en particulier- précis. L'appel n'est plus confiné à un lieu spécifique; il ne connaît plus de frontière sinon les limites physiques et psychologiques propres à la personne: perception ou non de la sonnerie ou de la vibration signalant l'appel, ou volonté délibérée de ne pas recevoir la communication en renvoyant tout appel sur la boîte vocale ou encore, en filtrant grâce à l'affichage du numéro qui indique la provenance de l'appel.

      Garder son téléphone portable rassure; l'éteindre rend sa liberté à son possesseur; car il y a une forme de jouissance à ne pas être joignable, et une liberté certaine dans le choix que l'on fait de ne pas l'être.

      Outil d'autonomie paradoxal, il réduit notre esclavage à l'égard du téléphone filaire et de ces correspondants dont nous attendons sans fin l'appel en nous rendant notre liberté de mouvement, tout en augmentant une forme de dépendance psychologique et physique du fait même qu'il nous rend aussi plus disponibles. Il s'avère cependant être un facteur d'élimination de certains stress quotidiens, comme de catastrophes conjugales. Son utilisation dans les embouteillages, ou en temps de grèves permet de prévenir: "ça y est je suis dans le train, je serais là pour dîner dans une demi-heure", et rien ne sera brûlé. Le téléphone mobile rentabilise le temps. Il y a une véritable écologie et économie du portable, parce qu'il permet de réduire les trajets, de se trouver plus facilement, d'éliminer les retards et les attentes, qui sont le propre de la ville. Matérialisant le lien, il en permet une meilleure gestion et une planification plus adaptée que les errements de la ville et les contraintes horaires ont tendance à contrarier, ainsi qu'une relative maîtrise de l'escalade de nervosité et d'agressivité que les déplacements en ville peuvent susciter. Si l'on considère le principe d'écologie politique -utilisé essentiellement par rapport à l'environnement- qui consiste à dire que l'amélioration de la situation au niveau local entraîne une amélioration de la situation globale, pourquoi ne pas imaginer alors que, par l'effet cathartique qu'il a sur la nervosité des personnes, le téléphone portable pourrait s'avérer, dans le temps, facteur reconnu de réduction globale des violences...

L'utilisation du portable en société ou le regard extérieur

      De cette caractéristique personnelle et individuelle, voire individualiste du téléphone portable, il ressort que son utilisation en société peut avoir par ailleurs des répercussions négatives sur le lien social général. Il n'est pas rare en effet que l'on se trouve, en tant que spectateur, incommodé, voire exclus, par l'intrusion d'un téléphone qui sonne dans le bus, dans le train, au restaurant, lors d'une réunion ou, pire, au cours d'un dîner avec des amis, particulièrement si la conversation se prolonge et n'est pas purement informative, donc brève. Le lien social peut s'en trouver distendu ou même devenir conflictuel[13]. Il permet de choisir d'être ou non avec les autres dans une relation globale de foule ou en communication unique avec un correspondant particulier.

Le métropolitain: une ville dans la ville où le téléphone portable ne passe pas

Un monde à part

      Alors que le téléphone portable supprime l'ancien axe de communication intérieur/extérieur, il en détermine d'autres, dont ouvert/souterrain. Pourquoi parler à présent du métropolitain? Tout d'abord, parce que, souterrain, c'est l'un des seuls lieux où le téléphone portable n'arrive pas et par conséquent, n'affecte pas en tant que tel les relations sociales. Ensuite, parce qu'il reflète à sa façon l'image du monde urbain dans ses caractéristiques les plus extrêmes, encore exacerbées me semble-t-il précisément par le fait que ce lien humain symbolique qu'est le portable n'y entre pas.

      Le métro est une ville dans la ville, avec ses règles propres. Lieu d'habitation des sans abri et des sans domicile fixe, il se transforme en hiver en un lieu qui protège du froid et de la mort les plus démunis de la ville. Monde hors temps, où l'alternance du jour et de la nuit n'ont cours qu'en fonction de ses heures d'ouverture, c'est aussi un lieu hors réassurance, de proximité forcée et non choisie, de relations conflictuelles. Ce sont à la fois des problèmes de territoire, d'espace vital qui se posent aux heures d'affluence quand le voyageur ne tient plus debout que grâce à la pression exercée par les corps des autres voyageurs, et de sécurité, dans les couloirs déserts. Le métro est une zone franche, une zone hors loi où tout est permis: les gens y fument malgré les interdictions, s'y font agresser. C'est la loi du plus fort qui y règne et non celle de politesse. C'est l'espace public dans toute sa splendeur, où les gens sont, transitent, se côtoient, mais ne se parlent pas, la parole, ou le silence, étant ce qui constitue la dernière frontière territoriale, d'entrée dans l'intimité de l'autre, de "déranger" l'autre.

      Par rapport à cela, le portable peut se révéler dans le monde ouvert, à l'air libre, élément d'agression où la parole, qui s'adresse à un tiers absent, apparaît parfois comme intrusive, voire indécente à ceux qui sont exclus de la conversation. Cette parole qui les ignore les renvoie, de plus, à leur présence-absence, remet en quelque sorte en cause leur identité. Etant données les relations de promiscuité déjà existantes dans le métro, l'irruption du portable en ferait un véritable enfer. C'est là tout le paradoxe de mégapole réaffirmé: la ville qui se déshumanise à force d'être trop humaine, trop dense en trafic humain.

      Le métro se définit également comme un lieu dont on ne peut s'échapper; dès la fermeture des portes, le wagon devient la scène de spectacles imposés. Le voyageur, pris en otage, subit la violence psychologique de sa colère ou de sa culpabilité face aux nombreux quêteurs "faux" ou "vrais" qui hantent les rames. Dans le wagon, la relation de dominance n'est pas forcément celle que l'on croit. Le métropolitain est devenu le territoire des quêteurs, de ceux qui se disent exclus de la société, et le sont parfois, où les usagers se retrouvent en position de payer un droit de passage ou d'usage, comme à un péage, en plus de leur ticket. Sur certaines lignes, un nouveau quêteur monte à chaque station: lorsque le voyageur n'a plus les moyens d'affronter sa culpabilité, il fait semblant de ne pas voir ce qu'il ne voit que trop, et son visage finit par se transformer en un masque d'émotions aseptisées.

      Aussi le sentiment général d'enfermement, renforcé par le fait que l'on ne puisse même pas en sortir virtuellement par l'établissement d'une communication téléphonique, ne domine-t-il plus nulle part ailleurs comme dans le métro. Cela est visible d'ailleurs dans la différence des attitudes quand le métro passe de souterrain à aérien. Les visages, dans la rame, se détendent au surgissement des lumières de la ville, de l'activité humaine urbaine normale et de ses lois reconnues, le menaçant sentiment de chlostrophobie disparaît en même temps que réapparaissent, pour quelques minutes, les téléphones portables...

Des moyens individuels pour de meilleures relations entre individus

      En France, depuis les grandes grèves des transports de 1995, les habitants des villes semblent avoir pris conscience encore plus de leur dépendance à l'égard du trafic urbain, et paraissent chercher à s'en affranchir par des moyens alternatifs, autres que le téléphone portable. A la formule "boulot, métro, dodo", qui met en exergue le confort thermique trouvé dans les lieux clôts au détriment d'un confort psychologique, sans cesse remis en question par les quêteurs, les grèves, les travaux, ou les embouteillages pour les automobilistes, les usagers ont commencé à répondre par une utilisation accrue du vélo et des rollers comme moyen de locomotion. Comme le téléphone mobile, ils sont garants d'autonomie, et revendiquent une autre relation à la ville, individuelle, qui soit plus à échelle humaine, en plus d'être non polluante, et un exercice physique. D'une certaine façon, ceux qui circulent en vélo ou en rollers dans la ville n'ont pas d'utilité réelle du téléphone portable, précisément parce que la liberté et l'autonomie urbaine qu'ils donnent sont comparables.

      Chez le citadin émerge la volonté de ne plus subir la ville, mais de se la réapproprier comme lieu de vie, et non plus seulement de transit et de déplacement. Le vélo, le roller, comme le portable, permettent de vivre la ville, de s'arrêter à chaque instant, de voir, de regarder, de communiquer avec ses semblables. Le portable semble être également le symptôme d'un revirement des mentalités en ce qui concerne les outils technologiques: après en avoir eu peur, les avoir subis, avoir dû les apprivoiser, nous sommes à présent sûrs de les dominer, et capables de les utiliser comme instruments sociaux dans nos relations humaines, et pour le bien de celles-ci[14].

Conclusion:

      J'ai voulu montrer dans cet article qu'à l'aube du troisième millénaire, une nouvelle définition des relations sociales au sein de la ville, qui prend en compte tous les moyens technologiques dans leur ensemble, et le téléphone portable plus particulièrement, semble se dessiner et pose la question des frontières. Quelles sont les limites de la ville occidentale, avec ses banlieues, ses HLM, ses pavillons, ses appartements intramuros, ses connexions sans fins, ses bureaux et, surtout, ses réseaux?

      On pourrait revendiquer que l'apparition du portable, comme le développement des vélos et moyens de locomotions différents sont des réponses à une sorte de délocalisation de la sphère du privé. Réponses qui induisent que les mentalités sont en train de changer en profondeur, dans un souci de retrouver une dimension écologique à la vie, qui ne va pas sans une gestion presque économique de la sphère du privé. On a ainsi l'impression d'assister à une forme de reconquête de la ville au niveau humain, par les humains, au fur et à mesure que les frontières de la ville deviennent de plus en plus délétères.

 
 
Références:
1.- Entretien avec Lucienne Bui-Trong, commissaire de police. "La violence urbaine tend de plus en plus à toucher de nouvelles villes", Le Monde, 8 décembre 1998, p.17.
2.- Le nombre d'abonnés est passé de 1,5 million à l'été 1996 à plus de 7 millions en France en 1998. On prévoyait quelques 10 millions d'abonnés début 1999.
3.- cf. Augé, Marc, Un ethnologue dans le métro, Hachette, Paris, 1986.
4.- Depuis mars 1999 cependant, l'utilisation du téléphone portable tout en conduisant est sanctionnée d'une amende de 250 francs.
5.- Haeckel, Ernst, Generelle Morphologie der Organismen, Vol. I, Berlin, 1866, p.8.
6.- Haeckel, Ernst, Histoire de la création, (1ère éd. fr.), Paris, 1874, p. 637.
7.- Voir, entre autres, Sansot, Pierre, Poétique de la Ville, Armand Colin, Paris, 1996.
8.- "Tiny differences in input could quickly become overwhelming differences in output - a phenomenon given the name "sensitive dependence on initial conditions." In weather, for example, this translates into what is only half-jokingly known as the Butterfly Effect - the notion that a butterfly stirring the air today in Peking can transform storm systems next month in New York.", James Gleick, Chaos, Penguin, New York, 1987, p.8.
9.- Et c'est précisément pour cette raison qu'on les qualifie d'écologiques.
10.- Voir Ling, Richard, "On peut parler de mauvaises manières!", le téléphone mobile au restaurant, in Réseaux, no 90, CNET, 1998.
11.- Socialement, cela pourrait être un facteur important de réintégration sociale potentielle pour les sans-domicile-fixe dans la mesure où le portable permet de rétablir un statut social, nié par l'absence de domiciliation.
12.- cf. Waks, Fabienne, Guide du savoir vivre mobile, Ed. Textuel, Paris, 1998.
13.- Voir Ling, Richard, "On peut parler de mauvaises manières!", le téléphone mobile au restaurant, in Réseaux, n0 90, CNET, 1998 et Jauréguiberry, Francis, "Lieux publics, téléphone mobile et civilité", in Réseaux, no 90, CNET, 1998.
14.- Je pense ici en particulier à la peur des Hommes face aux machines, si bien illustré dans le film de Kubrick 2001 Odyssée de l'Espace.
 
Bibliographie:
Augé, Marc, Un ethnologue dans le métro,Hachette, Paris, 1986.
Jauréguiberry, Francis, "Lieux publics, téléphone mobile et civilité", in Réseaux, no 90, CNET, 1998.
Ling, Richard, "On peut parler de mauvaises manières!", le téléphone mobile au restaurant, in Réseaux, n0 90, CNET, 1998.
Sansot, Pierre, Poétique de la Ville, Arman Colin, Paris, 1996.
Waks, Fabienne, Guide du savoir vivre mobile, Ed. Textuel, Paris, 1998.
 
Fracchiolla, Béatrice. 'Le téléphone portable pour une nouvelle écologie de la vie urbaine?', Esprit critique, vol.03 no.06, Juin 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
Haut de la page
Table des matières
Editorial

De la naissance d'une polémique. L'«affaire Teissier»
Par Arnaud Saint-Martin
Articles

Former au développement local.
Par Georges Bertin

Le téléphone portable pour une nouvelle écologie de la vie urbaine?
Par Béatrice Fracchiolla
La revue Esprit critique a été fondée le 1er novembre 1999 par Jean-François Marcotte
© Tous droits réservés