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vol.03 no.05 - Mai 2001
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D'un continent à l'autre: réflexions de voyage

Par Arnaud Attia
 

      Un voyage réussi est tout d'abord le fruit d'une aventure intérieure, l'aboutissement d'une démarche personnelle. Avant le voyage règnent souvent l'imagination et la rêverie. L'esprit s'évade vers un ailleurs forcément plus authentique, un lointain forcément plus étincelant que ne peut l'être notre quotidien. En échafaudant des idées de voyage, l'homme cherche à atteindre ce je-ne-sais-quoi qui nous échappe, que l'on frôle sans saisir, que l'on approche sans caresser.

      Dès lors, voyager ne signifie pas simplement se déplacer pour voir ou admirer, mais aussi apprendre, s'approprier, interpréter, analyser, s'enrichir, toucher une autre réalité, jauger la distance entre le voyageur et le lieu du voyage, répondre aux grandes interrogations qui nous animent.

      En ce sens, l'an 2000 représentait un stimulus chargé de symboles: vivre le passage d'un millénaire à un autre, passer le relais d'une époque à une autre. Tout de suite, s'est fait jour la nécessité de considérer ce voyage comme la marque d'une transition, d'un entre-deux. Aller loin, très loin, mais de manière graduelle, progressive, pour que chaque heure ne soit qu'une étape, chaque paysage un nouveau signe, chaque rencontre une avancée.

      Finalement, le voyage s'imposait de lui-même. Pour un Occidental, seule l'Asie pouvait fournir cet ailleurs tant désiré, seule l'Asie était assez étrangère pour se laisser désirer avec lenteur, humilité et langueur. Pour passer d'Europe en Asie, d'un continent à l'autre, le transsibérien devenait le moyen le plus indiqué, tant le train est propice par la succession des paysages à la griserie du voyageur.

      La première étape de ce périple a donc été Moscou. Ville ô combien évoquée dans de didactiques livres d'histoire, dans de touffus romans d'espionnage, mais la connaît-on vraiment? Loin des partis pris véhiculés en Occident, Moscou est une ville qui émerveille ou étonne. Son centre historique est bien entretenu, des berlines circulant à toute vitesse débouchent des hommes d'affaires que l'on imagine fraîchement enrichis, des filles, au charme slave particulièrement envoûtant, semblent se mettre à grand pas au diapason de leurs homologues occidentales.

      Certes, l'urbanisme est fidèle aux préceptes édictés par le régime soviétique et stalinien: de larges avenues souvent sans âme, dépourvues d'ailleurs de passages piétons ce qui entraîne un parcours chaotique à quiconque veut découvrir la ville à pied, mais ponctuées par des bâtiments officiels majestueux et imposants. Un voyageur attentif y verra une analogie avec certains vieux édifices de New-York. Les commentateurs moscovites ont d'ailleurs suspecté Staline de vouloir atteindre même dans ce domaine la grandeur des Etats-Unis.

      Cependant, la beauté et la magie de Moscou résident dans le Kremlin et la Place Rouge. La majesté de cette vaste place est d'autant plus marquante qu'elle débouche sur une église aux bulbes multicolores, Basile-le-Bienheureux, qui apparaît alors comme un vaisseau spatial baroque trônant dans une immensité dallée. Le quartier du Kremlin, contigu à la Place Rouge et siège des instances officielles russes, n'est pas en reste. Il abrite de nombreuses églises orthodoxes aux clochers dorés, aux murs décorés de peintures saintes et aux innombrables icônes, desquelles une forte piété se dégage.

      L'autre Russie, celle des banlieues et des campagnes, celle qui a tant de mal à s'adapter à la chute du régime soviétique, se retrouve tout au long du transsibérien qui s'enfonce dès la sortie de Moscou dans la forêt d'érables et de sapins. La vie se déroule alors au bord de la voie, drainant vieux russes au dos courbé, ménagères en guenilles, enfants aux yeux hagards, paysans à la mine ombrageuse, animaux le plus souvent décharnés, tout ce petit monde venant d'on ne sait où, fixant l'horizon indiqué par les rails, se dirigeant vers une improbable destination.

      Pour le voyageur du transsibérien, les seuls contacts avec le peuple russe se déroulent lors des arrêts, long d'à peine une vingtaine de minutes. C'est alors un afflux indescriptible de tout ce que la campagne compte de marchands, vendant fruits et légumes, poissons séchés, plats cuisinés, cigarettes et même artisanat local avec une opiniâtreté et une bonhomie qui deviennent, quand le sifflet retentit, de l'empressement voire de la frénésie. Les babouchkas sont là bien différentes des Moscovites.

      En les quittant du regard depuis la fenêtre du train, en repensant aux quelques babioles que nous leur avons acheté autant par besoin que par sympathie, on comprend que dans ces contrées reculées, dont on devine la rudesse de l'hiver, le passage du transsibérien est un événement à ne pas manquer, un moyen de gagner quelques roubles et un des rares liens avec le monde extérieur.

      De même, ces haltes épisodiques rythment la vie à bord. Passée l'excitation des premières centaines de kilomètres, vient le temps de la prise de conscience des conditions de séjour: une hygiène sommaire, un compartiment réduit, une promiscuité qui pousse à l'échange mais un besoin d'espace qui le freine. L'adaptation au train se fait progressivement, en douceur. Le lever et le coucher du soleil deviennent des moments forts de la journée et constituent d'autant plus des points d'ancrage qu'ils se renouvellent le jour suivant. Le paysage devient notre horloge, qui représente d'ailleurs un des rares pans de réalité que l'on peut appréhender avec certitude.

      En effet, la caractéristique principale de ce trajet en train est l'appréciation du temps. Le décalage, qui est déjà de trois heures entre Paris et Moscou, devient un paramètre fondamental au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans la forêt sibérienne au ciel si minéral. Nous traversons les fuseaux horaires les uns après les autres alors que le train, notamment le restaurant, reste à l'heure de Moscou. Comme le dit Blaise Cendrars dans sa "Prose du Transsibérien" qui constitue l'indispensable compagne de voyage: "Le train avance et le soleil retarde". On perd donc progressivement le sens du temps, suspendus aux décors qui se succèdent imperturbablement. Ce sentiment étrange d'échapper au temps est d'autant plus affirmé qu'il s'accompagne du bruit entêtant du roulis du train.

      Au bout de quelques jours, viennent l'ivresse, la divagation, cette dilatation de l'âme si désirée. On atteint alors une extra-sensorialité où le moindre village d'isbas devient un enchantement, où la rencontre avec une délégation de nord-coréennes se révèle comme un enrichissement majeur, où le lac Baïkal apparaît moins comme une étendue aquatique que comme le réceptacle de toutes nos émotions, l'espace amniotique qui nous épouse et nous exalte.

      Nous avons ainsi cheminé en Asie centrale, traversant plaines et forêts, et nous sommes arrêtés à Perm, Novossibirsk, Krasnoïarsk et Irkoutsk sur les traces de Michel Strogoff. Progressivement, les faciès sur le quai deviennent de plus en plus marqués, les dialectes de plus en plus éloignés nous rappellent que nous sommes déjà à 7000 km de Paris et que nous touchons presque au but. Après une dernière nuit où nous avons fait connaissance plusieurs heures durant avec la sympathique douane russe, nous avons enfin atteint la Mongolie.

      Pays mystérieux, si mystérieux que même les clichés à son propos sont rares, la Mongolie est un espace de découverte de premier plan. Terre de steppes et de chevaux, patrie du grand Gengis Khân, la Mongolie ne s'est pas encore révélée au monde moderne. L'intérêt que l'on y porte va ainsi grandissant au fur et à mesure que le train pénètre dans ces vallées embrumées et herbeuses que seuls à l'aube les premiers cavaliers animent par leur fière présence dans le lointain.

      L'arrivée à Oulan-Bator recèle en elle-même de réelles surprises. Dans ce pays qui semble si étranger, les sonneries de téléphone portable sont d'abord venus nous rappeler que la mondialisation n'a décidément aucune limite et atteint jusqu'à ces contrées éloignées. La Mongolie moderne est au premier abord un bien étrange mélange de nomadisme traditionnel et de communisme. Les yourtes, que l'on appelle ici les gers, côtoient les barres de HLM, les carrioles et les grosses cylindrées se toisent. Si ces différentes facettes cohabitent tant bien que mal, le voyageur comprend vite que l'avenir, ici aussi, doit être compris comme la prédominance croissante des idées et des pratiques occidentales. L'apparence vestimentaire des habitants, la présence de centres commerciaux achalandés et des grandes marques internationales montrent que la Mongolie est bien sur la voie du "développement".

      Communiste de 1924 à 1990, la Mongolie a longtemps été membre d'organisations comme le COMECON qui lui ont permis de développer ses échanges avec ses "pays-frères". En conséquence, il n'est pas rare de rencontrer des quinquagénaires d'origine tchèque ou est-allemande qui ont contribué à son développement industriel et ont diffusé par là même au sein des élites mongoles une connaissance des langues étrangères (surtout le Russe et l'Allemand) qui facilite bien l'échange. La vraie surprise vient de la jeunesse mongole. Même si la barrière linguistique ne fait que creuser le fossé culturel, les jeunes générations sont avides de contact avec les voyageurs. Dans un pays qui a toujours été en tenaille entre les pôles russe et chinois, toute discussion avec un Européen constitue un échappatoire recherché.

      Le pays lui-même est d'une beauté sauvage. Le voyageur évolue au milieu de prairies qui s'étendent au delà du regard, de collines qui dessinent le paysage de leurs mamelons rebondis. Le relief s'accompagne d'un vent qui trouve dans ces steppes un espace à sa mesure ou à sa démesure, mais qui ne perturbe guère les animaux qui se meuvent en liberté et qui sont d'ailleurs d'une rare variété: vaches, chevaux, moutons, chèvres, chameaux, yacks. Dans ces paysages mongols où l'arbre est un élément presque incongru, seules les yourtes rappellent que l'homme a là aussi sa place. Par trois ou quatre, faites en toile d'un blanc laiteux, elles changent d'emplacement au gré des saisons à la recherche d'espaces propices au pâturage, même sous l'épais manteau neigeux.

      Dans ce pays sans route, la halte devant une yourte est tout autant une marque de politesse qu'une nécessité pour s'orienter. L'accueil des nomades est alors empreint de chaleur humaine, nous invitant avec insistance à partager leur lait de jument fermenté, l'aïrak, ainsi que leur fromage qui a été séché pendant la saison estivale. Loin du dénuement auquel on pourrait s'attendre, l'intérieur de la yourte est loin d'être spartiate. Tapisseries sur les murs, tapis brodés au sol, lits en bois décoré, poëlle familial en son centre, imagerie bouddhiste, la ger est un lieu de vie plutôt agréable et un espace de socialisation pour tous les nomades alentour.

      Par ailleurs, on peut dire que l'influence communiste est duale. D'un côté, dans un pays où l'infini des steppes défie le sens commun, chaque famille envoie ses enfants à l'école dans les bourgs avoisinants pendant une bonne partie de l'année et les campagnes bénéficient d'une présence médicale apparemment correcte. D'un autre côté, le régime communiste a décimé la culture bouddhiste (temples, lamas, etc.) dans les années 1930 et a enlevé au pays une grande part de son identité.

      Plus que tout, la Mongolie moderne est le pays des grands espaces et de la convivialité. A la tombée du jour, alors que le vent vient caresser le visage des voyageurs épuisés par ces routes exécrables, alors que le ciel flamboie des derniers feux du soleil, il faut voir s'approcher la silhouette d'un cavalier pour sentir la magie de la Mongolie.

      Droit sur sa monture, il n'a parfois que quinze ans, porte le costume en feutre traditionnel que ceint un foulard orange et arbore fièrement un chapeau en velours de forme arrondie. Dans cette attitude altière, le voyageur comprend mieux cette envie irrépressible de conquérir l'espace, ce besoin impérieux d'aller de l'autre côté de l'horizon qui ont animé ses lointains ancêtres les Khân qui un temps ont dominé le monde. Il ne parle pas, il observe ces étrangers avec attention, il les gratifie d'un sourire aussi amène qu'énigmatique. Si d'aventure on lui offre une cigarette ou même le repas, il les accompagnera un moment en comptant ses paroles et repartira aussi furtivement qu'il est venu. Etrangeté de l'échange, beauté de l'instant...

      Le train qui nous enlève à la Mongolie à travers le désert de Gobi charrie ainsi dans nos esprits un flot d'images qui s'entrechoquent. Etonnamment, c'est au moment où nous avons pris conscience de notre voyage mongol que le train lui-même a changé de configuration. En effet, l'ex-Union Soviétique et la Chine ont poussé leurs querelles jusqu'à choisir pour leurs chemins de fer un écartement de voies différent. Ainsi, par un système mécanique d'élévation assez insolite, les cheminots ont changé les essieux, préparant en quelque sorte le train à sa destination finale, la Chine.

      "L'Empire du Milieu" se découvre d'abord par l'extrême moiteur de son climat et la luxuriance de sa végétation. Après avoir traversé des plaines plusieurs heures durant, le train s'est mis à grimper avec peine le long de chemins escarpés. Au bout de l'un d'entre eux, nous avons eu la surprise, sur les collines de part et d'autre de la voie, de voir se dessiner une barrière de pierre dentelée, discontinue et imposante: la Grande Muraille. Devant nous a défilé une des merveilles du monde, construite d'ailleurs par les Chinois pour se protéger des dévastatrices attaques mongoles. Sous la brume, la Muraille de Chine est aussi mystérieuse et magique et se laisse plus deviner que réellement apprivoiser.

      Entrés de plain pied dans le monde chinois par sa frontière ancestrale, nous n'avons réellement pris conscience de notre avancée qu'à l'arrivée à Pékin, terminus du transsibérien devenu transmongol. Pékin, sa foule dense et grouillante, ses commerces ouverts jour et nuit, ces visages animés où s'accrochent un imperturbable sourire. Le constat qui frappe le voyageur en arrivant en Chine est bien la force du nombre: plus d'un milliard trois cents millions de Chinois... Cette donnée dépasse le sens commun de la mesure, abolit les référents traditionnels et appelle d'autres modes d'appréciation.

      La visite de Pékin donne une idée de l'héritage du pays. Autant la Cité Interdite et les multiples temples bouddhistes reflètent une dynastie millénaire et souvent coupée des réalités de ses sujets, autant les conditions de vie de la plupart des Chinois laissent deviner des classes défavorisées qui ont constitué des générations de soutiens à l'idéologie communiste. Comme à Moscou, de grandes avenues et d'imposants bâtiments ponctuent le paysage même si, ici, ils semblent en réel décalage avec l'architecture traditionnelle. Reste la place Tiananmen, si étendue qu'elle semble prédisposée aux manifestations et aux révolutions. Malheureusement, depuis les "événements" de 1989, tout regroupement est interdit et la présence policière dissuade toute velléité d'expression publique, ce qui donne à cette place une froideur qui ne lui sied guère.

      Si la Chine se laisse gagner progressivement par le capitalisme, il semble par contre que le Chinois soit doté depuis toujours d'une redoutable aptitude marchande. Le voyageur a rapidement l'impression que tout s'achète et tout se vend à grande vitesse, certaines échoppes ressemblant plus à des tréteaux améliorés qu'à des commerces traditionnels. Un autre constat est la difficulté à voyager en Chine. Dans un pays où jusqu'à peu existait une devise spéciale pour les étrangers, tout est pensé par les Chinois et pour les Chinois. Au delà même de la langue, la culture est très fortement centrée sur sa propre identité. Même si la Chine a de tout temps entretenu des rapports avec le reste du monde, le sentiment d'appartenir à "l'Empire du Milieu" et de disposer d'un héritage imposant renforce une certaine tendance à se penser autonome, à laisser l'Autre dans ce qu'il est sans réellement chercher à le connaître.

      En Chine, tout est affaire de temps, tout s'acquiert lentement, avec persévérance et humilité. Finalement, la Chine représente bien pour un Occidental un merveilleux espace de connaissance. Pénétrer une culture aussi compacte et riche nécessite de dépasser les clichés et de plonger dans une autre réalité, de s'en approprier progressivement les symboles. Un voyage structuré autour du Temps et de l'Espace trouvait donc en Chine un aboutissement aussi naturel qu'inattendu. Loin de l'accumulation de souvenirs, ce voyage restera comme une progressive et voluptueuse initiation. Parti avec un rêve d'absolu, nous en sommes revenus avec un besoin de connaissance et de ferveur.

      Au bout de ces 8000 km en train, ce périple nous a appris que le voyage nous enrichit d'autant plus qu'il participe de notre propre identité. Si tout voyage est une démarche vers l'ailleurs et vers l'Autre, il est également une démarche vers soi-même. Laisser à l'Autre la place pour exister, se construire à son contact, telle semble être la dimension éthique du voyage, sur laquelle nous aurons encore longtemps l'occasion de méditer.

 
Arnaud Attia
Consultant, docteur en sociologie
 
Attia, Arnaud. 'D'un continent à l'autre: réflexions de voyage', Esprit critique, vol.03 no.05, Mai 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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