Revue électronique de sociologie
Esprit critique
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Vol. 02 no. 09 - Septembre 2000
Compte rendu critique
 

"Le temps des tribus, le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse."

par Georges Bertin
 

Georges Bertin: pour relire Michel Maffesoli: le temps des tribus, le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse. Paris Méridiens Klincksieck, 1988.

"Comprendre, n'est-ce pas partir élan contre élan?" Bernard Noël.

      Le Temps des Tribus fait partie des livres que j'aime à reprendre, retrouver, redécouvrir tant vingt cinq années de travail sur le terrain social et culturel n'ont fait pour moi qu'en vérifier les synthèses.

      Il appartient à un groupe de livres qui ne quitte guère avec les Structures ... de Gilbert Durand (1969) et Education et Politique de Jacques Ardoino (1977), ouvrages auxquels nous ramène sans cesse nos préoccupations, l'effervescence même de la vie sociale laquelle résiste toujours aux systèmes définissant a priori ce que la doxa courante nous enseigne à penser, faisant pièce aux rationalisations les plus étayées.

      Pour Maffesoli, la société est rien moins que mue par des principes universels abstraits qui servent surtout à catégoriser, non pas tant les faits sociaux eux-mêmes qui leur échappent - leurs filets étant impropres à les saisir - mais ceux qui les fabriquent et que l'auteur appelle les notaires du savoir.

      Il rejoint là un Marcel Mauss estimant que les distinctions entretenues entre les disciplines universitaires avaient surtout pour but d'attribuer les chaires en faculté.

      Plus curieusement, on pourrait même trouver là d'étranges accointances avec un Bourdieu estimant dans Réponses (1992), que "le mode de pensée relationnel est la marque distinctive de la science moderne". Il est vrai que Bourdieu faisait référence à Ernst Cassirer dont on connaît l'influence sur les travaux du courant de la socio-anthropologie de l'Imaginaire.

      Pour en revenir à Maffesoli, le Temps des Tribus, écrit en 1988, n'a pas pris une ride à cela prêt - et c'est l'occasion d'en mesurer les effets et la rapidité - que nombre des exemples qu'il prend dans le domaine technologique ont été depuis surmultipliés dans leurs effets par le développement technologique et rendent ses analyses d'autant plus actuelles.

      Cet ouvrage pour le praticien-chercheur présente un triple intérêt:

1) le premier, c'est bien le moins est sociologique. Ceci constitue d'ailleurs la matière principale de l'oeuvre (chapitres 1 à 6) dans laquelle sont décrites des situations sociales et socio culturelles qu'il a d'ailleurs reprises et prolongées dans ses ouvrages plus récents, (cf la remarquable distinction opératoire qu'il introduit entre Tragique et Dramatique dans son dernier ouvrage "l'Instant Eternel".

      Citons trois formes figures développées là:

* La Coutume se trouve ici réhabilitée (chapitre 1) comme déterminant de la vie sociale, participant à cette centralité souterraine qui est à la racine même de la puissance sociale. Michel Maffesoli la définit ainsi (p.36): "l'ensemble des usages communs qui permet qu'un ensemble social se reconnaisse pour ce qu'il est", soit "le non dit, le résidu qui fonde l'être ensemble".

      Dépassant les notions dont il rappelle l'origine de l'habitus et de la socialisation, MM nous décrit la coutume comme un va et vient entre stéréotypes, coutumes vécues au jour le jour et mythes fondateurs. Ceci l'amène à préciser la parenté qu'il établit entre proxèmie et solidarité, comme "principe d'allonomie qui repose sur l'accommodation, l'ajustement, l'articulation organique à l'altérité sociale et naturelle".

* l'intellectuel est ici examiné dans ses rapports au peuple.

      Rappelant que le peuple échappe au fantasme du chiffre, de la mesure et du concept en se préoccupant exclusivement de la matérialité de la vie, de tout ce qui produit, MM nous montre les difficultés qu'éprouvent les intellectuels à l'approcher, pris qu'ils sont dans des processus d'abstraction, si ce n'est de méfiance pour tout ce qui est de l'ordre, de l'hétérogène et de la complexité, lesquelles inquiètent les gestionnaires du pouvoir, répugne aux gestionnaires du savoir (p.76). Pour eux le social est toujours ramené à l'Etat et le populaire ne peut être conçu que péjorativement par l'intelelctuel jaugeant toute choses à l'aune du pro-jet.

      De là son intention de promouvoir une démarche sociologique compréhensive nous engageant à inverser notre regard, à considérer "l'Autre Chose" comme mixte contradictoriel en partant du local, du territoire, de la proxémie.

      L'intellectuel en cette recherche de sens est protagoniste et observateur d'une connaissance ordinaire, la perspective mystico-religieuse relativisant l'investissement politique.

      D'où encore, son attention à "la mystique comme conservatoire populaire où se réfèrent et se confortent une expérience et un imaginaire collectifs dont la synergie forme ces ensembles symboliques qui sont à la base de toute vie sociétale" (p.79).

* le tribal et ses réseaux. C'est la principale pierre d'angle de l'édifice maffesolien que cette réflexion d'une lucidité jamais démentie par les faits depuis 15 ans.

      Observant le refoulement des modèles communautaires par le bourgeoisisme triomphant dans l'Université et ailleurs, MM distinguant avec finesse deux formes de tribalisme (par agrégation et par transversalité), rapporte ces phénomènes à l'effet de massification.

      Le tribalisme repose sur une socialité élective intégrant la personne et non l'individu et sur l'imaginaire collectif. Il conjugue la dynamique des groupes restreints et le statique communautaire et imprègne nos modes de vie, déterminant de nouvelles règles de solidarité, revivifiant la société dans son efficacité symbolique. Il détermine de nouvelles formes sociales : le réseau et le réseau des réseaux confortées par de nouveaux rituels d'appartenance et les nouvelles technologies.

      Il se fonde sur une rationalité propre symbolique, affectuelle, intensive, et proxémique. Il s'établit sur le génie des lieux, l'inscription spatiale garantissant à chacun la possiblité de lutter contre l'angoisse collective. Il aboutit à une socialité de type mystique servie par une pensée de la place publique, "quand l'universel abstrait laisse la place au concret" (p.174).

2) le second intérêt de ce livre fondateur repose sur l'épistémologie mise en oeuvre par l'auteur.

      Opposant un savoir capitalisé et gestionnaire ressourcé dans le mimétisme intellectuel et auto légitimatoire, ne procédant que par séparation, découpage conceptuel normatif et classification à une culture du quotidien mettant l'accent sur les rituels de la vie banale, la duplicité et le jeu des apparences, la sensiblité collective, MM en vient à proposer une sociologie fondée sur une expérience holistique de l'expérience sociale, soit "une sociologie vagabonde qui ne soit pas sans objet" (p.13).

      Face à la conception moderniste et historiciste des sciences sociales, la perspective vitaliste tend à rendre compte de cette vie quasi animale qui parcourt en profondeur les diverses manifestations de la socialité, structure complexe et organique, à distinguer du social, cadre mécanique des organisations économico politiques. La socialité met en jeu des personnes (personae), et leurs rôles divers et polymorphes et les tribus affectuelles se démarquent là de l'organisation.

      Tandis que nous observons partout la saturation des phénomènes d'abstraction, des valeurs surplombantes, des grandes machineries idéologiques, lesquelles produisent la froideur déshumanisante des métropoles homogènes, tandis que s'effondre le lien physiologique entre peuples et gouvernants, s'exprime en vagues de plus en plus déferlantes le divin social, par accentuation des valeurs particulières.

      La perdurance du lien social y recrée des espaces de socialité que MM appelle villages dans la ville et qui sont marqués par la chaleur des rassemblements, le partage des sentiments dans des sociétés vouées à l'hétérogénisation et dont le désengagement politique et syndical sont les marqueurs.

      Et d'insister (rejoignant ici nos propres travaux sur la fête locale, les lieux d'apparitions, les pélerinages) sur la spécificité des cultures et religions populaires comme épicurismes de la vie quotidienne. Déjà Durkheim avait montré que la religion est le plus primitif des phénomènes sociaux.

      Ces distinctions déterminent bien une posture particulière (sans doute la seule tenable) dans la lecture du lien social. La reconnaissance de la personne (et l'on songe au personnalisme communautaire de Mounier) en ces diverses figures, nous oblige à identifier en nous et dans nos groupes humains une quantité de personnes. La logique vitaliste vient ici rencontrer celle du devoir-être et le concept de transcendance immanente détermine une pensée personnelle - celle qui suit la pente d'une pensée collective - soit l'identification de la mémoire collective, à la fois habitus et esprit de corps.

3) le troisième enseignement que nous en retirons est celui de permettre d'élaborer une véritable méthodologie de l'intervention sociale car la vérité est relative, tributaire des situations sociales elles-mêmes.

      Et nous sommes bien ici en présence d'une processus herméneutique, compréhensif, préférant "les mini-concepts aux certitudes les mieux établies", mettant l'accent sur le système des conjonctions en restant "au plus près de la marche cahotante qui est le propre de toute vie sociale, dans cet effort pour saisir notre objet, celui d'une centralité souterraine". Et ceci rend justice pour le coup d'une critique infondée qui, manque de lecture ou de références?, voit parfois dans ce courant clôture et enfermement paradigmatique alors qu'il s'agit d'une pensée vagabonde, nomade, d'un éloge permanent de la raison sensible qui ne vise qu'à se défier des certitudes rationalisantes et de tout esprit de clôture comme de la fameuse coupure épistémologique, cette tarte à la crème des sociologues d'amphi. les praticiens du social ne s'y trompent pas et nous proposons reprenant les notations de MM, une grille de lecture ouverte qui nous paraît pouvoir fournir des éléments de repérage sur divers systèmes de communication sociale, du proche au lointain.

1) fondation:
1-1 moment de fondation: famille, communauté?
1-2 mythe fondateur: images archétypes, héros éponymes, figures tutélaires
1-3 valeurs: valeurs émergeantes, valeurs alternatives

2) localisation:
2-1 lieu de sociation: inscription locale, territoire, lieux conviviaux, rassemblements primaires, milieu donné.

3) socialité: être ensemble dans ses modalités sensibles.
3-1 personnes: sensibilité commune, centre d'intérêt, centres de nécessité
3-2 groupes /reliance: atmosphère, aura, mécanismes de solidarité, entraide, esprit de corps, goupes secondaires
3-3 culture: savoirs, rituels, protocoles, medias.

      Ces repérages, visent à faire émerger une sociologie du quotidien, soit "la duplicité, agent double de toute situation sociale, le quant à soi, et la pluralité intrinsèque de ce qui apparaît comme homogène".

      Car, il s'agit bien d'une pensée nous réconciliant avec la vie.

 
Georges Bertin. Angers. le 11 08 2000.
 
Bertin, Georges. "Le temps des tribus, le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse.", Esprit critique, vol.02, no.09, Septembre 2000, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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