Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2004 - Vol.06, No.01
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Principes et enjeux de la régulation de l'activité économique par la construction de normes sociales


Philippe Robert-Demontrond

Professeur des Universités à l'IGR, IAE de l'Université de Rennes 1, directeur de l'IREIMAR, FR CNRS 07, directeur de l'équipe de recherche en marketing du CREREG, UMR CNRS 6585, responsable du DESS Marketing de l'Université de Rennes 1. Spécialités disciplinaires: marketing stratégique, comportement du consommateur. Domaines de recherche: développement soutenable et responsabilité sociale des entreprises, comportement du consommateur, marketing sensoriel.

Anne Joyeau

Maître de conférences à l'IGR - IAE de l'Université de Rennes 1, membre du CREREG, UMR CNRS 6585. Spécialité disciplinaire: gestion des ressources humaines. Domaines de recherche: développement soutenable et responsabilité sociale des entreprises, normes sociales, commerce éthique.


Résumé

L'objet de cet article est, d'une part, d'exposer le contexte dans lequel les systèmes de normes à caractère social émergent peu à peu ainsi que les principes sur lesquels ils reposent, et d'autre part, de porter un regard critique sur les enjeux qui leur sont liés.

Abstract

Principles And Stakes Of The Regulation Of The Economic Activity By The Construction Of Social Standards

The object of this article is, on the one hand, to present the context in which systems of standards in social matters are emerging little by little as well as the principles on which they rest, and on the other hand, to cast a critical glance on the stakes which are linked to them.


Alors que la question du commerce international est passée au premier plan des préoccupations gouvernementales, le débat s'est ouvert, depuis quelques années, sur l'existence de normes en matière de travail, visant à éviter une dégradation progressive des conditions de travail à l'échelle de la planète. L'émergence de normes de travail qui, estime-t-on, sont le reflet des droits fondamentaux de l'être humain et qui, pour cette raison, devraient être respectées dans tous les pays du monde, s'inscrit dans le cadre d'une stratégie de développement durable, postulant qu'un développement à long terme ne peut être viable qu'en parvenant à intégrer à la fois la rentabilité économique, le respect de l'environnement et l'équité sociale.

Dans ce contexte, et même si ces préoccupations sont déjà anciennes (1), de nouveaux outils se construisent peu à peu, d'origines diverses, axés sur la responsabilité sociale des entreprises et visant à prendre en considération les aspects sociaux dans les procédés et méthodes de production (2). A l'heure où l'actualité dans ce domaine s'oriente vers l'élaboration d'une norme sociale internationale "standard", illustrée à ce jour par la norme SA 8000, il s'avère que la construction de normes de travail doit faire face à un double enjeu: garantir le respect des droits fondamentaux d'un côté; éviter de devenir une forme de protectionnisme déguisé d'un autre côté (3).

1. La régulation des conditions de travail: des préoccupations déjà anciennes

1.1. L'insertion de clauses sociales dans les accords commerciaux internationaux

1.1.1. Un système ancien, toujours d'actualité...

Le débat autour de l'insertion de clauses sociales dans les accords commerciaux est loin d'être nouveau. Déjà présente en 1919 lors de la création de l'Organisation internationale du Travail (OIT), cette idée faisait partie des projets, avortés, de l'Organisation internationale du commerce de 1947. Reprise en 1994, au cours des négociations du cycle d'Uruguay, l'objectif était d'intégrer la question sociale dans la libéralisation des échanges à l'occasion de la mise en place de la nouvelle Organisation mondiale du Commerce (OMC).

Selon les termes du Bureau international du Travail, l'expression "clause sociale" se réfère à la considération de la dimension sociale de la libéralisation du commerce. Dans les ententes commerciales, les clauses sociales permettent la restriction des importations de biens produits dans des conditions violant des standards minimaux spécifiés dans cette entente[1]. Les États ne respectant pas ces standards de production ont alors pour alternative:

soit i) de choisir une modification de leurs conditions de travail;

soit ii) d'encourir le risque de se voir imposer des limites à leurs exportations.

L'une des modalités de fixation de ces clauses sociales relève de l'unilatéralisme - expression caractérisant tant le processus de définition des droits protégés que le processus de décision, imposant des sanctions économiques en cas, justement, de violation de ces droits.

1.1.2. ...mais un système controversé

La pertinence de l'insertion de clauses sociales dans les accords commerciaux est parfois mise en question. Pour ses détracteurs, la finalité des clauses sociales est avant tout de garantir les conditions d'une concurrence loyale, avant de garantir la protection des droits fondamentaux en tant que tels. Les clauses sociales ne peuvent effectivement être invoquées que si leur violation produit un avantage commercial; elles sont inopérantes si l'exploitation des travailleurs ne produit pas d'avantages à l'exportation. Les conséquences pratiques de cette logique sont fortes: ce ne sont pas les travailleurs des entreprises qui ne respecteraient pas les clauses sociales prévues dans un contrat qui peuvent exercer un recours, mais ceux des entreprises concurrentes, en vertu d'une concurrence déloyale (Paquerot, 1999).

Par ailleurs, une faiblesse essentielle des clauses sociales est, d'une part, de ne protéger qu'une partie restreinte des individus, c'est-à-dire ceux qui travaillent dans des secteurs d'exportation, et d'autre part de considérer que les droits humains peuvent faire l'objet négociations contractuelles: ils ne peuvent donc être que restreints. Pour ses promoteurs, ceci apparaît comme une nécessité. Ils considèrent que face à la libéralisation du commerce et de la mondialisation, le régime d'une loi universelle n'est aujourd'hui pas adapté. Pour ses détracteurs, cela remet en question la notion même du caractère "fondamental" des droits humains, les principes d'universalité et d'indivisibilité de ces droits étant dès lors rompus (Paquerot, 1999).

En regard de ces limites, les clauses sociales ne se présentent pas comme des outils de promotion et de mise en oeuvre des droits humains fondamentaux, dont les textes de référence restent les conventions de l'OIT ou encore la Déclaration universelle des droits de l'Homme (DUDH).

1.2. Les références en matière de droits fondamentaux: les conventions de l'OIT et la Déclaration universelle des droits de l'Homme

1.2.1. Le rôle de l'OIT dans les normes de travail

Créée en 1919, l'OIT a pour vocation d'élaborer un code international du Travail prenant en compte les aspects juridiques mais aussi, et de plus en plus, l'ensemble des facteurs économiques et sociaux, et notamment commerciaux, qui influencent les conditions de travail. Ce qui est traditionnellement appelé "normes internationales du travail" ou "normes de l'OIT" est constitué par l'ensemble des conventions et des recommandations adoptées par l'OIT. Au nombre d'un peu plus de 180 actuellement, les conventions sont des traités internationaux ouverts à la ratification des Etats membres de l'OIT (175 à ce jour). Si les Etats membres ont la liberté de ne pas ratifier certaines de ces conventions sous certaines conditions, notamment à travers la remise d'un rapport rendu public, les conventions internationales de l'OIT sont juridiquement contraignantes: leur ratification impose aux Etats concernés de les transformer en lois, au niveau national. Les recommandations adoptées par l'OIT sont quant à elles des principes non contraignants proposés par l'OIT visant à orienter et à inspirer les politiques et les pratiques nationales.

Parmi les nombreuses conventions de l'OIT, huit d'entre elles ont été qualifiées par le Bureau international du Travail de "fondamentales" pour les droits des travailleurs. Celles-ci doivent être mises en application et ratifiées par tous les Etats membres de l'OIT, même si le processus de ratification est toujours en cours pour la plupart: le principe de l'OIT est de fixer des normes universellement applicables, en les adaptant parfois afin que chaque pays membre puisse effectivement les appliquer[2].

Principales références de normes internationales du Travail, les huit conventions fondamentales de l'OIT forment le socle des droits de l'être humain ayant une portée universelle. Elles s'articulent autour de quatre thèmes:

i) la liberté d'association et négociation collective à travers les conventions no87 (1948) garantissant aux employeurs et aux travailleurs la liberté syndicale et la protection du droit syndical et no98 (1949) prévoyant des garanties contre les actes de discrimination syndicale et encourageant la négociation collective;

ii) le travail forcé ou obligatoire à travers les conventions no29 (1930) ayant pour objet la suppression du travail forcé ou obligatoire sous toutes ces formes, en dehors de quelques situations précisées, comme le service militaire par exemple et no105 (1957) prévoyant l'abolition de toute forme de travail forcé ou obligatoire en tant que mesure de coercition ou d'éducation politique, moyen de punition d'une opinion politique ou idéologique, de sanction, de discipline ou de discrimination;

iii) l'égalité à travers les conventions no111 (1958) concernant la discrimination en matière d'emploi et de profession et no100 (1951) sur l'égalité de rémunération entre les hommes et les femmes pour un travail de valeur égale;

iv) le travail des enfants à travers les conventions no138 (1973) visant à abolir le travail des enfants en réglementant l'âge minimal d'admission à l'emploi, qui est celui de la fin de la scolarité obligatoire et no182 (1999) visant à interdire et à éliminer les pires formes de travail des enfants, c'est-à-dire, entre autres, toutes les formes d'esclavage, tout type d'utilisation d'un enfant aux fins d'activités illicites ou mettant leur santé et leur sécurité en danger, le terme d'enfant s'appliquant dans cette convention aux personnes de moins de 18 ans.

Directement dérivées des droits de l'homme contenus dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme (DUDH) de 1948, ces normes sociales fondamentales ne les couvrent cependant pas tous. Elles ne visent notamment pas:

i) la protection contre le chômage (art. 23);

et ii) le droit au repos et à la limitation raisonnable de la durée du travail (art. 24) - droits précisés aux articles 7 et 8 du Pacte international de 1966 de l'Organisation des nations unies (ONU) relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, considéré avec le Pacte de 1995 sur les droits civils et politiques comme les instruments de la Déclaration de 1948.

Grâce à l'ensemble de ce dispositif, l'OIT joue un rôle majeur sur la scène internationale en matière de normes du Travail. Instance tripartite réunissant syndicats, patronats et gouvernements, elle possède une forte légitimité, l'Organisation mondiale du Commerce (OMC) déclarant elle-même, lors de sa première conférence ministérielle en 1996 à Singapour, que l'OIT se révélait être l'organe compétent pour établir les normes et pour s'en occuper, et affirmant par ailleurs sa volonté de soutenir les activités menées par l'OIT.

Beaucoup prônent ainsi une étroite collaboration entre l'OIT et l'OMC afin d'intégrer la dimension sociale dans les échanges internationaux. Ainsi par exemple l'Union européenne qui, après s'être prononcée en 1994 en faveur de l'introduction de clauses sociales dans le système commercial mondial, souhaite aujourd'hui que tout soit mis en oeuvre pour qu'une véritable coordination s'établisse entre l'OMC et l'OIT. Cette coopération tarde cependant à être effective, notamment car de nombreux pays en voie de développement se montrent opposés à l'établissement d'un quelconque lien officiel entre normes du travail et règles commerciales.

1.2.2. Les limites de l'OIT

En matière de normes de travail, l'OIT conserve un rôle essentiel, admis par tous, jugé suffisant par certains, insuffisant par d'autres. Insuffisant car les mécanismes de contrôle de l'OIT sont plus incitatifs que répressifs: si l'OIT peut mener une enquête lorsqu'une plainte pour infraction au droit du travail a été déposée, et sous conditions, d'une part que les conventions enfreintes aient été préalablement ratifiées, d'autre part que le gouvernement du pays concerné donne son accord pour une commission d'enquête, elle n'a pas la possibilité d'exercer de sanctions si l'infraction est effectivement relevée.

Une autre faiblesse de l'OIT qui fait aussi, par certains aspects, sa force, tient dans la vocation universelle de ses conventions. Cette finalité impose en effet à l'OIT de devoir adapter certaines d'entre elles en réduisant leur sévérité ou bien leur caractère contraignant, ceci afin de faire en sorte qu'elles puissent être appliquées par le plus grand nombre de pays[3].

Face aux limites de l'OIT, qui concernent essentiellement l'absence de système de sanctions, mais sans remettre en question sa compétence en matière d'élaboration des normes fondamentales de travail, des mécanismes privés ont progressivement émergé, tels que les codes de conduites ou chartes sociales, les labels sociaux, ou encore les normes sociales.

2. Les systèmes de normes de travail sous la responsabilité des entreprises

Les questions d'ordre social sont de moins en moins l'affaire exclusive des Etats. Un nombre croissant d'entreprises se préoccupent des répercussions environnementales, mais aussi sociales, de leur action, souvent sous la pression d'ONG très actives, imposant par leur influence sur le public un nouvel agenda politico-économique qui ne porte plus seulement sur l'efficience ou l'efficacité de la fonction de production mais également sur sa soutenabilité.

Soutenabilité environnementale, et soutenabilité sociale: les entreprises sont financièrement astreintes à infléchir leurs pratiques, vers l'adoption de comportements plus responsables sur les plans écologiques et éthiques. Et ce, de plus en plus à mesure que s'affirme économiquement la filière dite de "l'investissement socialement responsable".

2.1. L'émergence de nouveaux outils de "qualité sociale"

2.1.1. Les chartes sociales et les codes de conduite

Dans ce contexte, on assiste depuis quelques années au développement de chartes ou de codes de conduite, élaborés de manière unilatérale par les entreprises, garantissant le respect de certains critères sociaux lors de la fabrication de leur(s) produit(s). Le principe de ces codes est donc de réunir et de formaliser les engagements qu'une entreprise s'oblige à respecter au niveau des conditions sociales de ses méthodes de production. Souvent internes et propres à une entreprise donnée, les codes de conduites peuvent aussi être sectoriels, comme dans le cas du secteur textile-habillement-cuir (THC) par exemple, pionnier dans ce domaine. Ainsi la Clean Clothes Campaign en Hollande qui réalisa dès 1992 le premier code de conduite européen du secteur THC. De grandes entreprises telles que Reebok, Gap, Nike ou encore Levi's ont mis en place et publié des codes internes de conduite.

2.1.2. Les labels sociaux

Afin de sensibiliser les consommateurs à ce type de pratiques sociales, les codes de conduite peuvent être traduits sous la forme de labels sociaux, sortes de labels de certification des procédés et méthodes de production démontrant au consommateur la qualité sociale des produits qu'il achète. Ainsi en France un groupement associatif a lancé dès fin 1995 la campagne "L'éthique sur l'étiquette", avec l'objectif de sensibiliser les consommateurs et par voie de suite, de pouvoir imposer aux distributeurs français le respect d'un code de conduite. Certaines entreprises comme Auchan, Carrefour ou CetA ont suivi cette initiative et adopté un code interne de conduite. Ainsi encore le cas de la Belgique, premier pays ayant instauré un label social public, officialisé à travers une loi (loi du 27 février 2002).

2.1.3. Les normes sociales

Poussant cette logique d'auto-régulation des activités économiques, la norme SA 8000 est apparue en 1997, créée par une organisation américaine privée nommée le CEPAA (Council on Economic Priorities Accreditation Agency), aujourd'hui SAI (Social Accountability International), sur le principe des normes ISO. Ce type de norme peut être compris comme un code de conduite "idéal", "standard", universellement applicable. La finalité de la norme SA 8000 est de garantir que l'entreprise concernée respecte certains critères sociaux internationalement reconnus, relatifs à ses procédés et méthodes de production. En outre, les entreprises adhérant à cette norme se doivent de faire respecter les mêmes exigences à leurs fournisseurs et leurs sous-traitants, sur la base d'un engagement écrit de leur part.

Sur le plan de son contenu, s'appuyant sur la DUDH et les conventions fondamentales de l'OIT[4], la certification SA 8000 atteste des engagements pris par l'entreprise dans neuf domaines: le travail des enfants, le travail forcé, l'hygiène et la sécurité, les pratiques disciplinaires, la discrimination, la liberté syndicale et les négociations collectives, le temps de travail, la rémunération, le système de gestion. Sur le plan du contrôle, la certification SA 8000 est effectuée par des organismes indépendants, mais accrédités par le CEPAA-SAI. Ce contrôle est réalisé sous la forme d'audits évaluant la conformité des pratiques sociales de l'entreprise concernée avec la norme SA 8000 et vérifiant également que le système de management est conçu pour garantir l'amélioration des résultats. La certification n'est valable que pour une durée limitée à trois ans. Une cinquantaine d'entreprises sont actuellement certifiées SA 8000 et parmi elles Reebok ou Toys "R" AVON ou encore en France, l'ASSEDIC du Val de Marne...

Qu'il s'agisse des codes, des labels ou des normes, le principe de ces mécanismes privés est, au minimum, de couvrir les champs mentionnés dans les conventions fondamentales de l'OIT. Mais ils vont souvent plus loin, par exemple en ce qui concerne les horaires de travail, la rémunération, la santé et la sécurité...[5]. La logique des codes de conduite va aussi plus loin que celle de l'OIT en matière de contrôle de l'application des règles. Plusieurs modes de contrôle existent dans ce domaine: i) un contrôle réalisé en partenariat avec des ONG ou des syndicats implantés localement, ii) un contrôle extérieur et indépendant (dans le cas de Reebok ou de Marks et Spencer), iii) un contrôle interne (dans le cas de CetA par exemple).

2.2. Des faiblesses à combler

Malgré les progrès que peut permettre le développement de ces mécanismes privés, plusieurs problèmes se posent, autant sur le plan de leur contenu, de leurs implications ou encore de leurs modalités de mise en oeuvre.

Il s'avère tout d'abord que les codes:

i) ne traitent qu'un nombre choisi de droits - par conséquent limités;

ii) ne contraignent pas les entreprises à divulguer des informations sur leurs activités;

iii) sont éventuellement pénalisants pour les entreprises adoptant des codes significativement plus contraignants que leurs compétiteurs, dans des régimes stratégiques de domination par les coûts;

iv) s'appliquent souvent à des entreprises de sous-traitance ayant plusieurs donneurs d'ordre - les chartes sociales pouvant alors définir des contraintes hétérogènes.

Il apparaît ensuite nécessaire d'adapter les codes ou les chartes aux spécificités locales, en intégrant les conséquences, parfois négatives, que certains critères pourraient avoir dans certains pays. Ainsi, en contradiction avec la convention fondamentale no138 de l'OIT, certaines ONG mais aussi de nombreux syndicats défendent actuellement le droit au travail pour les enfants par crainte que de telles mesures aboutissent à l'expulsion anticipée des enfants travailleurs dans les pays en voie de développement, en souhaitant toutefois que ce droit soit aménagé (Bonnet, 1998). Les risques sont effectivement conséquents de réactions excessives des employeurs, déstabilisés par la pression résultant de la volonté d'une application des normes sociales, et déstabilisant brutalement par leur comportement tout l'actuel système socio-économique, provoquant en conséquence une nouvelle aggravation de la situation des enfants - avec, notamment, des risques élevés de prostitution pour les filles expulsées du marché du travail.

S'agissant des modalités de contrôle, plusieurs points soulèvent des questions. D'une part, les codes ne contiennent souvent pas de clauses relatives à une vérification indépendante[6]. D'autre part, le fait que les entreprises adoptant des codes de conduite soient soumises au contrôle d'ONG pose des problèmes conséquents en termes:

i) d'équité, les entreprises ne concédant pas d'effort n'étant de facto pas inquiétées;

ii) de finalité, les rapports d'enquête, médiatisés, pouvant être exploités sinon même commandités par des entreprises à des fins d'infoguerre - pour déstabiliser des concurrents;

iii) de productivité, puisqu'en conséquence immédiate des précédents points, les entreprises pourraient s'avérer incitées à ne pas s'engager dans la construction de chartes sociales, les pénalités médiatiques surpassant potentiellement les avantages en termes de compétition hors-coût;

iv) de représentativité et de légitimité des ONG, finalement - ceci impliquant que des enquêtes soient commanditées, portant notamment sur leur modalités de financement.

En conséquence de quoi il apparaît primordial de promouvoir la capacité d'intervention syndicale. Et ce, au travers de l'établissement de droits d'association et de négociation collective pour garantir en permanence l'application, le respect et le contrôle des droits. Cependant, il semble que c'est précisément dans ce domaine que les codes de conduite connaissent les lacunes les plus importantes: seulement un tiers des codes de conduite contenaient, en 2001, des clauses sur le droit d'association, de négociation et d'action pour les travailleurs (Urminsky, 2001).

Enfin, les labels sociaux dont il est question présupposent que le consommateur a la volonté de se soucier des conditions de travail de ceux qui ont produit ce qu'il achète, que son comportement d'achat n'est pas exclusivement fondé sur le rapport "qualité-prix". S'il semble que les consommateurs se révèlent de plus en plus sensibles à ces questions en prenant conscience de leur responsabilité sociale lorsqu'ils choisissent leurs produits, cet avènement du consommateur-citoyen est encore trop récent et trop marginal pour garantir un tel comportement sur le long terme. On constate en effet une différence considérable entre l'intérêt porté à l'éthique et sa traduction dans le domaine de la consommation, autrement dit entre les convictions profondes du citoyen et les actes du consommateur[7]. Le décalage entre les intentions du consommateur et son comportement réel peut trouver divers fondements: au niveau de l'offre des produits éthiques, encore timide à ce jour; au niveau du caractère encore très subjectif de la définition même du produit "éthique", lié au manque de normalisation de ce type de produits, à l'absence de repères pour le consommateur; enfin dans l'explication du comportement citoyen du consommateur, traitée notamment en psychosociologie[8]. Si le mouvement en faveur de l'éthique est donc actuellement indéniable, il reste encore aujourd'hui fragile. Or, le mouvement de responsabilité sociale des entreprises dépend étroitement de l'impact de l'éthique sur les comportements des consommateurs. La vigilance s'impose par ailleurs pour que l'entreprise ne se serve pas de quelques rares produits labellisés parmi une multitude d'autres, uniquement comme un argument marketing.

3. Les normes de travail face à un double enjeu

Face à l'ensemble de ces mécanismes de normes de travail, comportant chacun des limites, il s'avère que le débat porte finalement sur la construction d'un système qui permettrait à la fois:

i) de garantir le respect des droits fondamentaux;

ii) d'éviter une forme de protectionnisme à l'égard des pays en voie de développement.

3.1. Un objectif affiché: la protection des droits humains fondamentaux

3.1.1. La nécessité de minima sociaux face à la mondialisation

A l'heure de la libéralisation des échanges, beaucoup sont préoccupés par les dérives de la mondialisation, notamment par les pratiques de "dumping social" à travers lesquelles les pays en développement prendraient l'avantage dans la concurrence internationale, du fait de leurs faibles coûts salariaux rendus particulièrement bas par la faiblesse des normes de protection sociale. En conséquence, les pays développés pourraient eux-mêmes être conduits à réduire le niveau de leurs exigences sociales et il en résulterait, à l'échelle mondiale, une convergence vers le bas des normes de travail.

Brand et Hoffmann (1994) évoquent la situation du secteur textile en Allemagne pour illustrer ce problème: alors même que les effectifs de cette branche sont passés de 500'000 à 160'000 entre 1970 et fin 1993, que la production a chuté considérablement au profit de ses concurrents, le président de l'organisation patronale allemande de la branche a décidé la suppression des prestations sociales non obligatoires, des avantages extra-conventionnels et des régimes de retraites d'entreprises, dans le but de permettre le maintien en Allemagne d'un outil de production textile. Parallèlement, la branche réclamait un engagement obligatoire de tous les pays en vue de la sauvegarde de standards sociaux minimaux, notamment sur la base des accords de l'OIT.

Ainsi, tout en affichant des motifs éthiques, moraux et sociaux, c'est souvent pour éviter le dumping social que de nombreux pays développés défendent la thèse d'un respect international de standards sociaux minima. Si ces deux motifs ne sont pas nécessairement contradictoires, il n'est pas non plus garanti que l'imposition de normes de travail à tous les pays en voie de développement permette effectivement une amélioration en matière de protection des droits de l'Homme.

3.1.2. Un objectif difficile à atteindre

L'amélioration des conditions de travail, qui pourrait résulter de l'instauration de normes de travail obligatoires, passe en effet nécessairement par un surcoût, au moins à court terme, des charges liées au travail. Si certains pays en développement rapide (ceux du Sud-Est asiatique notamment) peuvent enregistrer des gains de productivité suffisamment importants pour amortir la baisse de compétitivité associée à une amélioration des conditions de travail (une augmentation des salaires par exemple), l'imposition de normes de travail pourrait constituer des charges insupportables pour les pays les plus pauvres.

Par ailleurs, Brand et Hoffmann (1994) soulignent la difficulté de réellement protéger les droits humains fondamentaux par le biais de mécanismes de normes de travail internationales. Selon eux, les pratiques d'oppression sociale et d'exploitation de la main-d'oeuvre sont moins présentes dans les branches exportatrices des pays en voie de développement que dans les entreprises travaillant sur le marché domestique. Dans ce cas, tout dispositif qui se limiterait aux secteurs participant au commerce international - comme l'introduction de clauses sociales dans les accords commerciaux ou les systèmes de labellisation pour les produits destinés à l'exportation -, ne prend en compte qu'une part très limitée du marché et ne peut pas, de ce fait, aider à l'amélioration sociale du marché domestique.

Afin de satisfaire l'objectif affiché, la mise en place de normes de travail consisterait donc à construire un système de normes suffisamment contraignant et suffisamment étendu pour qu'il puisse effectivement protéger les droits humains fondamentaux à l'échelle planétaire. Ce qui est perçu par les pays en voie de développement comme une forme de protectionnisme déguisé.

3.2. Risques et conséquences d'une nouvelle forme de protectionnisme

3.2.1. La crainte d'une nouvelle forme de protectionnisme

La plupart des pays en voie de développement craignent en effet que l'instauration de normes de travail internationales entraîne une diminution de leur compétitivité: ils voient là un nouveau visage du protectionnisme, particulièrement hypocrite, des pays industrialisés (Brand, Hoffmann, 1994; Latreille, 2000).

C'est pourquoi les clause sociales, le plus souvent accompagnées de sanctions commerciales, rencontrent une forte opposition des pays en développement. Mais les pratiques de labellisation, si elles venaient à se généraliser, pourraient également conduire à une forme de protectionnisme. Siroën (1999) souligne ainsi que la réalisation de l'expulsion (totale ou partielle) des produits non labellisés se fera nécessairement au détriment des pays en développement et à l'avantage des pays industriels qui disposent d'un avantage comparatif certain dans la production des biens dits "de haute qualité morale".

En outre, parce que le caractère "insupportable" de l'augmentation des charges liées au travail ne concernerait que les pays ne pouvant supporter le surcoût associé, certains pensent qu'une harmonisation mondiale en matière de normes de travail frapperait de plein fouet les pays les plus pauvres, qui ne sont pas précisément ceux auxquels on reproche habituellement de pratiquer le "dumping social" (Brand, Hoffmann, 1994).

3.2.2. Un protectionnisme à l'encontre des droits de l'Homme

De telles formes de protectionnisme pourraient aller à l'encontre du but officiellement recherché, celui de la défense et de la protection des droits de l'Homme. En freinant la compétitivité des pays en voie de développement, en ralentissant leur développement économique, des normes trop répressives, trop contraignantes, pourraient aboutir à freiner leur développement social.

Ce sont essentiellement les sanctions commerciales accompagnant le plus souvent les clauses sociales qui sont mises en causes. Affaiblissant les populations, elles entreraient même en contradiction avec certains articles de la Déclaration universelle des droits de l'Homme et des deux Pactes qui lui sont associés. Si l'objectif affiché des sanctions économiques peut se conformer à un ou plusieurs principes relatifs aux droits de l'Homme, cela n'exclut pas le fait qu'elles puissent elles-mêmes constituer une violation de certains de ces droits: ce sont en effet généralement les peuples qui se trouvent être les premières victimes en cas d'embargo économique, même si ce sont souvent les gouvernements qui en sont les principales cibles (Chevallier, 2002).

Ainsi, pour compléter ce qui a été avancé plus haut et afin de réellement satisfaire l'objectif affiché, la mise en place de normes de travail consiste finalement à construire un système suffisamment astreignant pour qu'il puisse protéger les droits humains fondamentaux à l'échelle planétaire, et pas trop contraignant afin d'éviter un certain protectionnisme à l'égard des pays qui ne seraient pas en mesure de respecter l'ensemble de ces droits[9] même si la recherche d'un tel compromis se révèle particulièrement complexe.

Conclusion: Vers la recherche d'un compromis "durable"

L'équilibre qui doit être recherché lors de la mise en place de normes de travail, entre d'une part la défense et la promotion des droits humains fondamentaux et d'autre part l'évitement d'un protectionnisme qui irait à l'encontre des intentions initiales, n'est à ce jour pas encore trouvé. La question est alors de savoir si ces deux objectifs sont conciliables.

Pour certains, l'amélioration des normes sociales, comme la hausse des salaires minima ou le développement de la protection sociale, suivrait spontanément le développement économique. Il s'agirait dès lors avant tout de ne pas freiner ce développement, et donc, d'éviter l'imposition de normes conduisant à des pratiques discriminatoires et par voie de suite à une régression économique des pays en voie de développement. Cependant, d'autres soulignent qu'il n'existe pas empiriquement de relation évidente entre le niveau de développement et certaines normes sociales, comme le travail des enfants (Siroën, 1997).

Une seule voie se présente alors, celle d'envisager des solutions impliquant des compromis, compromis qui ne peuvent être trouvés qu'en comparant les coûts et les bénéfices de chaque solution envisagée. Mais cela doit se faire sur la base d'informations impartiales, ce qui, d'après Kapstein (2001) manque encore cruellement en matière de normes sociales.

Par ailleurs, pour garantir le sens éthique - et pas uniquement commercial - des actions menées en matière de normes de travail, des mesures d'accompagnement des normes pourraient être mises en place: Brand et Hoffmann (1994) citent à ce titre l'exemple des pratiques de labellisation qui pourraient ouvrir des possibilités d'accès à l'emploi pour les chômeurs, ceci grâce au recul du travail des enfants, de manière à empêcher une dégradation supplémentaire du niveau de vie dans les pays concernés.

Dans une perspective de développement durable, un travail important reste donc à faire dans le domaine des normes de travail: récemment engagé, la définition de normes sociales, est un processus en construction qui doit progressivement se consolider, autant sur le plan de ses objectifs, de son contenu, de ses structures, de ses acteurs et de ses modalités d'application.

Philippe Robert-Demontrond
Anne Joyeau

Notes:

1.- Les accords peuvent porter sur des produits (accords internationaux sur le caoutchouc naturel, sur l'étain, le sucre ou encore le cacao). Ils peuvent aussi concernée certains pays, voire certaines régions (cas de l'ANACT (Association nationale pour l'amélioration des conditions de travail), accord conclu entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique).

2.- Les gouvernements mais surtout les représentants des travailleurs et ceux des employeurs, dans chaque Etat membre, participent en effet à l'élaboration de chaque norme par le biais d'un processus de construction itératif, ce qui explique en partie la viabilité et la légitimité des normes de l'OIT. Contrairement aux clauses sociales réclamées unanimement par les organisations internationales de travailleurs mais se heurtant aux réticences de celles des employeurs et des gouvernements, les normes de l'OIT font l'objet d'un certain consensus à leur égard, en raison de ce mode de construction participatif.

3.- C'est ici la question de l'existence de bases fortes et communes entre tous les pays, nécessaire à la construction d'un tel système universel à la recherche d'une homogénéité, qui est posée. Question à laquelle seule l'OIT, par le biais de de son fonctionnement participatif, semble aujourd'hui en mesure de répondre.

4.- Pour une présentation complète de la norme SA 8000, cf. le site internet du CEPAA: http://www.cepaa.org.

5.- On peut ici préciser que ces droits (droit à un salaire minimum, droit à une durée limitée de travail, droit à une hygiène et une sécurité suffisante au travail) faisaient auparavant partie des conventions fondamentales de l'OIT, venant s'ajouter au huit spécifiées plus avant.

6.- Pour ce qui est des normes sociales, il paraît à tout le moins nécessaire que l'organisme créant le référentiel soit distinct de celui accréditant les organismes certificateurs. Or, tel n'est pas le cas de la norme SA 8000 - le CEPAA regroupant les deux fonctions.

7.- Citant les résultats d'une étude du Centre Régional de la Consommation réalisée en 1999, Canel-Depitre (2001) rappelle que si neuf clients sur dix sont disposés à acheter un produit "éthiquement correct", les produits "éthiques" ne représentent qu'un mince pourcentage du commerce des pays riches.

8.- Sur un plan théorique, il semble en effet que l'attitude "citoyenne" du consommateur dépend de ses convictions de contrôle: les personnes peuvent ainsi être distinguées selon le degré auquel elles pensent pouvoir contrôler elles-mêmes les événements de leurs vies. Une personne est contrôlée de manière interne si elle pense que ses propres actions occasionnent une situation donnée. Elle est contrôlée de manière externe si elle explique sa propre situation par d'autres facteurs, non contrôlables par elle-même. Pour une présentation synthétique des motivations en matière d'éthique, cf. notamment Canel-Depitre (2001).

9.- Plus précisément, il s'agit là des pays du Sud, pays dits "en voie de développement", et plus précisément encore, les produits visés sont ceux de ces pays qui ne sont pas contrôlés par les Sociétés transnationales.


Références bibliographiques:

Bonnet, M. Regard sur les enfants travailleurs, 1998, Lausanne, CETIM, Editions Pages Deux.

Brand, D., Hoffman, R. "Le débat sur l'introduction d'une clause sociale dans le système commercial international: quels enjeux?", Problèmes économiques, no2.400, 30 novembre 1994.

Canel-Depitre, B. "L'entreprise face aux engagements du consommateur-citoyen", Revue Française de Gestion, no136, novembre-décembre 2001.

Chevallier, B. "Quel est l'impact des sanctions économiques?", Problèmes économiques, no2.743, 9 janvier 2002.

Kapstein, E. B. "L'éthique à tout prix?", Problèmes économiques, no2.739, 5 décembre 2001.

Latreille, T. "Cycle du millénaire: le faux débat de la clause sociale", Lettre de l'Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE), no193, 6 mars 2000.

Le Bel, G. "Sur un projet de code de conduite volontaire des transnationales", Contribution au séminaire de Céligny organisé par l'AAJ et le CETIM, mai 2001, site internet, http://www.cetim.ch.

Paquerot, S. "Clauses sociales: outils de mise en oeuvre des droits humains fondamentaux ou tranformation de leur nature", Lettre de la Fédération Internationale des Droits de l'Homme, no28, 1999, site internet, http://www.fidh.imaginet.fr/lettres/128-9.htm.

Siroën, J. M. "Organisation mondiale du Commerce, clause sociale et développement", Mondes en développement, tome 25, no98, p.29-42, 1997.

Siroën, J.M. "Loyauté dans les échanges: l'exemple des normes sociales", Problèmes économiques, no2.611-2.612, 7-14 avril 1999.

Urminsky, M. Self-regulation in the Workplace: Codes of Conduct, Social Labelling and Socially Responsible Investment, BIT, 2001.


Notice:
Robert-Demontrond, Philippe et Joyeau, Anne. "Principes et enjeux de la régulation de l'activité économique par la construction de normes sociales", Esprit critique, Hiver 2004, Vol.06, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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