Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2004 - Vol.06, No.01
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Imaginaire et réalités de la discrimination chez les Gitans et les Paios


Annie Cathelin

Annie Cathelin; docteur en sociologie de l'Université de Perpignan (2001); DEA de sociologie (Université de Perpignan 1991); maîtrise de sociologie (Université de Toulouse 1983); sociologue actuellement en recherche d'emploi; responsable du budget de l'Axe IV du VECT (Sociologie et anthropologie des Labilités, des Altérités et des Mobilités). Champ de recherche: sociologie du pouvoir et du sacré, phénomènes sectaires; idéologies et mythes; sociologie de l'imaginaire; théorie de la complexité; sociologie de la santé.
Publications:
Cathelin, Annie. "Analyse critique de l'utilisation du récit de voyage dans la construction d'un charisme; les voyages du prophète" in Bouleversants Voyages: itinéraires et transformations, Equipe de recherche du VECT, sous la direction de Paul Carmignani, Perpignan: Presses Universitaires de Perpignan, coll. Etudes, 2000, p.149 à 168.
Cathelin, Annie. "La Joselito à l'âge d'or du Flamenco", in les Actes du Colloque: Rythmes et lumières de la Méditerranée, coordonnés par P. Carmignani, J.Y. Laurichesse, J. Thomas, Perpignan: Presses Universitaires de Perpignan, coll. Etudes, mars 2003, p.145 à 160.
Beaubois Marc, Cathelin Annie, Khemissa-Akouz Faïza, Remy André-Jean. "Représentation de l'hépatite C et du Sida dans la communauté gitane de Perpignan", in revue Réseaux hépatites, no 27, juin 2003 (trimestriel), p.21 et 22.
Publication en cours: Cathelin, Annie. Le Mouvement Raëlien et son prophète; approche sociologique complexe du charisme, Paris: l'Harmattan, coll. Questions Contemporaines (Publication prévue décembre 2003).



Résumé

A partir d'exemples tirés d'analyses historiques sur la vie des Gitans de France et d'Espagne, et d'un travail de terrain dans le cadre d'une mission de santé communautaire sur la ville de Perpignan (France), l'article se propose de montrer comment la méconnaissance réciproque de la culture de l'autre et de ses représentations, contribue à renforcer des pratiques de discrimination. Nous verrons comment circulent et s'échangent entre Gitans et non-Gitans, des images, des stéréotypes, à la fois, positifs et négatifs, qui les opposent souvent, et les font se rencontrer, parfois, dans leur vie quotidienne comme dans leur conception du monde. Cette réflexion ne peut se satisfaire d'évoquer un jeu d'opposition entre des représentations apparemment symétriques. La réalité des pratiques quotidiennes de discrimination à l'égard des Gitans (discrimination économique, mise à l'écart politique et sociale) introduit de la dissymétrie au sein même de l'imaginaire. Nous mettrons en avant la prégnance, chez les Gitans, d'un imaginaire de persécution qui fait écho aux persécutions réelles dont ils ont fait l'objet au cours des siècles.


A partir d'exemples tirés d'analyses historiques sur la vie des Gitans de France et d'Espagne, et d'un travail de terrain dans le cadre d'une mission de santé communautaire sur la ville de Perpignan (France), nous nous proposons de montrer comment la méconnaissance réciproque de la culture de l'autre et de ses représentations, contribue à renforcer des pratiques de discrimination. Il ne s'agit pas, comme pourrait le laisser supposer le titre, d'opposer au réel, un imaginaire qui serait un ensemble d'images inventées, de produits illusoires de l'imagination. Nous situant d'emblée dans la perspective d'auteurs tels que G. Durand et J. Thomas[1], nous définirons l'imaginaire comme un système de représentations conscientes et inconscientes, prenant racine, à la fois, dans un vécu individuel, dans des traditions culturelles et dans un fonds mythologique commun à l'humanité, système qui évolue et se transforme avec les pratiques. Nous verrons comment circulent et s'échangent entre Gitans et non-Gitans, des images, des stéréotypes, à la fois, positifs et négatifs, qui les opposent souvent, et les font se rencontrer, parfois, dans leur vie quotidienne comme dans leur conception du monde. Pour parler des non-Gitans et pour des raisons de facilité d'expression, nous utiliserons le terme Paios[2]: précisons que ce terme ne recouvre aucune réalité sociale homogène. Il est employé par les Gitans pour désigner toute personne qui n'est pas gitane, quelle que soit son origine sociale ou ethnique. Pour nous, il désignera les représentants du "sens commun", l'idéal-type, pourrait-on dire, de "l'homme de la rue" non-gitan, porteur de rumeurs et d'images toutes faites sur la population gitane.

Aux images positives - telles que les rêvent les Paios -, du Gitan libre, autrefois grand connaisseur de chevaux, de la Gitane séductrice, danseuse et magicienne, les Gitans renvoient leurs rêves "américains" de société d'abondance. Aux images négatives, redondantes chez les Paios depuis des siècles, du Gitan voleur de poules et voleur d'enfants, aujourd'hui porteur de sida et trafiquant de drogues, les Gitans opposent l'image dévalorisante du "Paio", ce paysan enchaîné à sa terre, et leur représentation de l'impureté, qu'ils projettent sur les non-Gitans (ceux qui ne respectent pas la virginité des filles, qui ne respectent pas les vieux et les morts, ceux qui négligent la parole donnée).

Cette réflexion ne peut se satisfaire d'évoquer un jeu d'opposition entre des représentations apparemment symétriques. La réalité des pratiques quotidiennes de discrimination à l'égard des Gitans (discrimination économique, mise à l'écart politique et sociale) introduit de la dissymétrie au sein même de l'imaginaire. Nous mettrons en avant la prégnance, chez les Gitans, d'un imaginaire de persécution qui fait écho aux persécutions réelles dont ils ont fait l'objet au cours des siècles (Leblon, 1985; Liégeois, 1971). Cet imaginaire est présent dans les légendes qui content l'errance comme une malédiction, dans les discours actuels des pasteurs évangélistes, dans les paroles des malades gitans et des mères de familles. Il se confronte aux représentations pas toujours conscientes, chez certains Paios, qui toujours sont venues justifier les persécutions: nous faisons ici allusion à l'imaginaire de la sous-humanité et de la dégénérescence de la race, qui subsiste souterrainement et de manière édulcorée dans le discours médical sur la consanguinité des familles gitanes, et dans le discours de certains travailleurs sociaux sur la culture gitane. En les enfermant dans une culture de l'insouciance, de l'oisiveté et de l'illicite, ces derniers, sans nécessairement s'en rendre compte, figent les Gitans dans l'exotisme et euphémisent le poids de la discrimination sociale et économique.

Sans nier les spécificités culturelles gitanes, parfois source de conflit et d'incompréhension avec les Paios, ni les efforts des professionnels travaillant à aider cette population à trouver sa place, notre objectif est d'abord de mettre l'accent sur la complexité des relations qui lient Gitans et non-Gitans. Ne prétendant pas à l'objectivité qui nous semble tenir de l'illusion, nous nous placerons comme observateur, alternativement du point de vue de chacun des protagonistes, tout en ayant conscience que l'utilisation par nous-même, du terme Paios pour désigner les non-Gitans, n'est pas neutre.

1. Les images positives

Qu'elles soient valorisantes ou dévalorisantes, les images que Gitans et Paios se renvoient, sont des stéréotypes qui enferment les uns et les autres dans des rôles ne correspondant pas toujours à la réalité de ce qu'ils vivent. Empreintes de préjugés et d'a priori, ces images dénotent plus des préoccupations de celui qui les emploie que des comportements de ceux sur qui elles sont projetées. S'il est vrai qu'il est plus facile de trouver chez les Paios des stéréotypes sur les Gitans invitant au rejet, il n'en reste pas moins que des images positives, venues d'un lointain passé, demeurent dans l'imaginaire collectif. Considérés au XV siècle comme de véritables seigneurs errants, les Gitans bénéficiaient alors, de la protection des Grands d'Espagne qui admiraient la beauté de leurs femmes, l'habileté de leurs maquignons et de leurs musiciens, et les accueillaient par devoir de chrétiens et pour animer soirées et festivités. De nos jours, trois thèmes perpétuent ce point de vue qui fait du Gitan un personnage exotique[3] dont la valorisation des comportements, permet indirectement une critique de notre société matérialiste, contrainte par le travail et la consommation: ces thèmes s'articulent autour des valeurs de liberté, de solidarité et de séduction.

L'image des Gitans libres de toute entrave, voyageant où bon leur semble, même si elle est loin de correspondre à leur situation actuelle en France - nombre d'entre eux étant sédentarisés et confrontés au chômage -, est perceptible en filigrane, à travers l'engouement de certains jeunes en rupture, pour les chevaux et les voyages en roulotte. Ces roulottes rénovées et aménagées alimentent aussi les rêves de leurs mères, écologistes de la génération 68, qui cherchent dans la documentation des réseaux d'économie parallèle le plan de leur future maison -en bois et mobile de préférence-. On pourrait voir aussi dans l'engouement pour les spectacles de flamenco et pour les robes à volants qui inspirent régulièrement la mode féminine, un autre exemple de cette approche positive de la culture gitane. Les chants traditionnels du flamenco perpétuent cette image de l'homme libre et de la femme séductrice:

           Como caballito sin fieno            Tu es fougueuse Gitane
           Tiene, gitana, el arranque            Comme un cheval sans brides
           Solo te acuerdas de mi            De moi tu te souviens
           Quando me tienes delante            Que lorsque devant toi je me tiens

Dans l'imaginaire des hommes nostalgiques de l'époque où le pouvoir des femmes était circonscrit à la séduction ou à la maternité, la Gitane aux yeux de velours et au teint de lune, reste la diseuse de bonne aventure, l'ensorceleuse, symbole de l'amour-passion. Ignorants les contraintes auxquelles sont encore soumises les jeunes Gitanes retirées tôt de l'école de peur qu'elles ne perdent leur virginité au sein de classes mixtes, ils restent fascinés par ces très jeunes femmes provocantes et belles qui sortent en groupe dans les rues des villes. Ils ne savent rien des femmes en noir dont les Gitanes elles-mêmes disent qu'elles ne sont rien après le mariage: "Avant le mariage c'est le père qui guide la maison mais après le mariage c'est le mari qui a tous les pouvoirs...la femme gitane n'est rien après le mariage[4]". Si elles s'habillent de tabliers noirs, hors des périodes de deuil, c'est que, disent-elles, "le noir nous plaît", mais aussi que la séduction ne sied plus à une femme mariée et qu'il est de bon ton de cacher son corps.

Plus proches du vécu de ceux qu'ils accompagnent et soignent, travailleurs sociaux et médecins mettent en exergue l'esprit de solidarité qui anime la communauté gitane: "le tsigane est un singulier pluriel, il est en permanence immergé dans le groupe, un gitan n'est jamais seul, quand quelqu'un est malade, c'est tout le groupe qui est malade" (Guiraud, 2002). Chez les professionnels, une admiration, teintée parfois d'agacement, est perceptible à l'égard de cette communauté qui prend en charge ses personnes âgées ou handicapées, et s'occupe, en famille, de ses malades jusque dans les murs de l'hôpital, provoquant parfois des perturbations dans le "bon" ordonnancement du travail.

Comme en réponse à l'image biaisée de la Gitane séductrice qui appartient, au même titre que la guitare et les robes à volants, à la représentation folklorique que les Paios se font des Gitans, les femmes gitanes se passionnent pour les feuilletons télévisés américains et leurs enfants - de Sue Ellen à Pamela - portent fièrement les prénoms des protagonistes de Dallas et des Feux de l'Amour. Ketchup et coca-cola ont une place privilégiée dans l'alimentation familiale. Rompant avec la tradition qui veut qu'une femme belle soit une femme bien en chair, et prenant les mannequins des publicités télévisées pour modèle, les jeunes Gitanes d'aujourd'hui rêvent de minceur et sont nombreuses à se faire poser des anneaux gastriques en remède à l'obésité dont elles souffrent. Quelques-unes se risquent à rêver d'autonomie: un des effets imprévu de l'allocation de parent isolé qui attribue un revenu aux mères seules avec des enfants à charge, est d'avoir donné aux femmes gitanes un avant-goût de l'indépendance financière, à la manière des femmes paias qui gagnent leur vie et ne dépendent plus de leur mari. Il y aurait beaucoup à dire sur les nouvelles structurations familiales et sur le point de vue des hommes qui se plaignent d'avoir perdu l'autorité car "c'est la femme qui ramène l'argent à la maison et eux sont sans travail". La fascination mitigée de mépris que les hommes gitans affichent pour les femmes non-gitanes, était déjà évoquée par A. Tarrius, à propos de la rencontre des jeunes Gitans barcelonais avec les milieux de la contre-culture, plus précisément avec les femmes de la grande bourgeoisie, dans la période de l'après-franquisme: "Les milieux contre-culturels de la bourgeoisie barcelonaise offraient des modèles d'alliances entre Gitans et bourgeois catalans particulièrement valorisant pour le machisme contesté par les femmes Tsiganes" (Tarrius, 1999). L'image de la femme "blanche", symbole de liberté sexuelle et d'érotisme se pose en miroir de l'image de la Gitane séductrice chère à l'homme paio. Nous avons aussi trouvé cette référence positive à la blancheur -marque de supériorité- dans le discours des femmes gitanes: "Pour mari, je voulais pas d'un Gitan noir, je voulais qu'il soit blanc". Contradictoirement, cette référence au blanc peut prendre une coloration négative dans le qualificatif de "Gitan blanc" que les Gitans s'adressent à eux-mêmes pour désigner celui qui adopte les modes de vie des Paios et trahit d'une certaine manière la communauté.

Nous avons été confrontés plusieurs fois à cette ambiguïté dans les représentations des uns et des autres, qui dénote d'une attitude réciproque ambivalente, faite à la fois de mépris et de fascination, de rejet et d'ouverture. Plus largement, cette attitude illustre la conception déjà énoncée en son temps par G. Simmel et reprise par E. Morin (voir Simmel, édition 1991; Morin, 1984), selon laquelle, tout groupe humain, dans la construction de son identité, progresse dans l'échange et le conflit. Le déséquilibre, la discrimination s'installent lorsqu'un groupe social, fort de son pouvoir économique ou politique, perçoit les cultures des autres groupes comme des cultures de second ordre, et va parfois jusqu'à leur nier toute capacité à produire des valeurs.

2. Les images négatives

L'ethnocentrisme qui consiste à percevoir la culture de l'autre à travers le miroir déformant de sa propre culture, semble au premier abord, également partagé entre Gitans et Paios. Dans la représentation ethnocentrique des Paios, les Gitans voyageurs, par exemple, sont souvent perçus comme des errants qui suivent des chemins au hasard, comme des sans-territoire, des sans-patrie, des sans-domicile-fixe. Les non-Gitans raisonnent en sédentaires attachés à une demeure, à une ville, à une terre, à un territoire national. Leurs critères sont géographiques et juridiques, inscrits sur des cartes, dans des codes et des règlements nationaux. Notons au passage l'importance de l'écrit et des repères fixes ou relativement fixes (la maison, les bornes kilométriques, la frontière, la Constitution). La référence -la voie des bonnes moeurs- est celle de la sédentarisation: être stable, être intégré, être citoyen, être inscrit sur des listes électorales, être né quelque part. Etre errant apparaît comme un dévoiement de la sédentarisation, un manque, une absence (être "sans"). En fait, contrairement à ce qu'en pensent les Paios, les Gitans voyageurs (et plus largement les Tsiganes[5]), s'ils connaissent parfois l'errance due à des difficultés de stationnement imposées par les Paios, suivent des trajectoires qui ne doivent, la plupart du temps, rien au hasard: elles obéissent à des motivations et à des circonstances d'ordre familial (mariages, deuil, naissances), religieux (pèlerinages catholiques, regroupements évangélistes) ou professionnel (recherche de travaux saisonniers, vente ambulante). Leurs déplacements sont couramment transfrontaliers et leurs points de chute correspondent aux lieux de stationnement habituels des familles élargies[6]. Le repérage des trajets est familial plus que géographique. Les mêmes remarques pourraient être faites à propos des Gitans sédentaires lorsqu'ils se déplacent occasionnellement. S'intéressant à la mobilité des Gitans confrontés à la maladie et au soin, Lamia Missaoui (1999, p29) note que "les découpages administratifs et politiques n'ont guères de sens pour les famille à la recherche de soins".

Lorsqu'à l'image ancienne du Gitan voleur de poule et voleur d'enfants, le Paio substitue l'image de l'escroc aux allocations familiales, de l'assisté et de l'oisif qui ne veut pas travailler, il reste dans les limites de l'ethnocentrisme qu'on pourrai dire "ordinaire", et fait montre d'une méconnaissance de la situation économique actuelle de la communauté gitane et d'une connaissance partielle de sa culture: les Gitans ont eu a souffrir de la disparition des petits métiers traditionnels (vannier, étameur, maquignon) et tous n'ont pas pu opérer une reconversion satisfaisante. Ils reconnaissent eux-mêmes leur difficulté à acquérir une formation et à se plier à une discipline ainsi que leur propension à rester enfant, dépendant de la famille: "Vous dites à un Gitan de suivre un régime (alimentaire), il ne le suivra pas" (...) "Même si les parents n'ont pas de revenu, les enfants, il faut pas qu'ils travaillent, il faut pas qu'ils se fatiguent, s'il veulent dix francs pour acheter quelque chose, c'est le papa ou la maman qui va leur donner, ils sont assistés" (...)"Nous on nous force pas à faire les choses, ça vient de loin, ça a toujours été comme ça" (...)"Chez nous un garçon, même qu'il ait trente ans, toujours il reste petit, moi j'ai soixante ans et j'ai peur de ma mère[7]". Cependant, les prises de position de certains enseignants ou travailleurs sociaux qui enferment les Gitans dans des comportements immuables (par exemple "l'école ne les intéresse pas, elle ne fait pas partie de leur culture"), demanderaient à être questionnés, car ils font peu de cas de l'évolution des mentalités. S'il est vrai que les Gitans, ont toujours observé une méfiance par rapport à l'écrit, langage de la police et des institutions dont ils ont eu souvent à souffrir, on observe depuis quelques temps un changement dans l'attitude face à l'Ecole et à la scolarisation qui commencent à être perçues par les familles les plus aisées et les plus ouvertes aux relations d'échange avec les Paios, comme instrument d'accession au monde du travail et comme un moyen de sortir du repli communautaire.

Ayant longtemps jugé les Tsiganes et les Gitans qu'ils confondaient dans un même ensemble indifférencié, comme des êtres sans culture et sans religion[8], parce que, tout au long de leurs parcours, ceux-ci ont assimilé et transformé aussi bien la musique, les rites et les coutumes des pays traversés, les Paios ont ignoré la plupart du temps, l'existence des normes et des valeurs gitanes. Nous avons déjà évoqué la position centrale de la famille comme repère pour les Gitans: l'appartenance à un réseau de solidarités familiales, parfois internationales, prime sur l'appartenance à un territoire national, lorsqu'il s'agit de se déplacer pour se faire soigner, pour trouver un conjoint ou trouver du travail. Par ailleurs, l'importance accordée à la rumeur qui fait et défait les réputations au sein de la communauté, l'importance de la parole -de la parole donnée, de l'imprécation, de ce que disent les anciens, de la langue parlée comme critère de distinction entre groupes gitans (catalans /espagnols), de la communication téléphonique-, s'inscrivent plus largement dans une tradition de culture orale qui vient en confrontation avec la culture écrite dont se réclament les Paios. Le voyage reste aussi un cadre de référence par excellence pour les Gitans: la bonne voie, celle des bonnes moeurs, est celle du voyage. De manière édulcorée à travers le langage, la sédentarisation apparaît encore, même chez les sédentaires, comme un dévoiement du voyage: voir par exemple l'utilisation quelque peu méprisante du terme "Paio" - paysan attaché à sa terre, celui qui n'est pas libre, le "péquenot"- et cela même si, de manière paradoxale et contradictoire, les Gitans adoptent parfois le mode de réflexion des Paios ("nous on n'a pas de drapeau", "on n'a pas de pays", "vous les Français") - se percevant eux-mêmes comme des "sans" -.

Ce point de vue sur les Gitans, considérés comme des fauteurs de trouble, des sans-règles, des sans-moeurs, ne date pas d'hier. Dès la fin du XVo siècle, en France comme en Espagne, l'Inquisition les enjoint de se mettre au travail au nom de l'oisiveté "mère de tous les vices", les pèlerinages gitans sont assimilés à du vagabondage. Les Gitans endossent dans l'imaginaire collectif, le symbolisme de la dissolution, de l'indifférenciation et de la mort. Boucs émissaires sommés de quitter la cité, ils se verront interdire jusqu'à leur propre nom, ce qui est une manière de les enfermer dans l'indifférenciation: "Si l'on ne parvient pas à les éliminer physiquement, comme c'est le cas pour les Morisques, on va tenter de le faire symboliquement en niant simplement leur existence et en interdisant un nom sans objet"(...)"Les Gitans ne pourront plus se dire tels et nul n'aura le droit de les traiter de la sorte sous peine d'être châtié de façon spectaculaire" (Leblon, 1985, p39-40). Cette allusion à l'indifférenciation et au désordre demeure prosaïquement dans le jugement porté par l'homme de la rue sur celui qu'on soupçonne de manquer d'hygiène et d'être sale, mais aussi, de manière plus discrète, chez des spécialistes qui englobent sous le terme générique de "tsigane" - dans lequel les Gitans ne se reconnaissent pas -, tous les "gens du voyage", qu'ils soient ou non sédentarisés.

Curieusement, selon un processus identique qui veut que le Barbare est toujours l'autre -l'étranger, le différent-, les Gitans projettent sur le Paio l'image de l'impureté et de la dissolution des moeurs: "Nous, on se lave pas les mains là où on lave la vaisselle; nous, on fait pas manger les chiens dans les assiettes où on mange" (...) "la femme il faut qu'elle soit vierge quand elle se marie" (...) "S'embrasser devant les parents ça se fait pas" (...) "Nous on jure pas les morts". Ces affirmations apparaissent comme autant de manières de poser des règles. Lors de notre travail de terrain, nous avons recueilli plusieurs fois une référence aux lois gitanes, dont certains ont peur qu'elles se perdent sous l'influence de la télévision ou de l'Ecole, et sous la pression de tous ceux, Paios ou Gitans "blancs", qui s'intéressent à la communauté: "nous, on veut pas qu'on nous change" est une parole qui revient comme un leitmotiv. Elle est porteuse d'inquiétude face au risque de perdre son identité, mais aussi d'une critique directe ou indirecte des moeurs des Paios. La virginité des filles à marier et le respect pour les anciens, apparaissent comme des valeurs de premier ordre. L'aventure avec une femme non-gitane considérée avec un certain mépris comme d'un abord facile, est tolérée, parfois même recommandée pour permettre au jeune garçon de faire ses premières armes en matière de sexualité, et maintenir ainsi la pureté du groupe en s'abstenant de relations sexuelles avec les filles à marier de sa communauté. Même si une évolution se fait sentir parmi les jeunes générations qui aspirent à échapper à l'emprise des parents dans le choix de leur futur conjoint, la pression du groupe reste forte et les mariages mixtes sont envisagés avec réticence par les hommes et les femmes d'âge mûr, car ils sont potentiellement facteur de déstructuration pour le groupe. D'une manière générale la sexualité est entachée de honte, et c'est manquer de respect que d'en parler devant les personnes âgées ou publiquement devant des personnes du sexe opposé. Ceci a été source de déconvenues pour les professionnels chargés des programmes d'éducation à la santé, plus précisément d'actions de prévention contre le sida, où les questions liées à la sexualité étaient abordées sans précaution.

Le respect dû aux morts est parfois aussi facteur d'incompréhension entre Gitans et Paios. Il n'est plus triste mort pour un Gitan, que de mourir à l'hôpital sans le soutien de sa famille. Veiller ses morts nécessite d'abandonner momentanément le travail ou l'école, cela est plus important que tout, et chacun, durant son deuil, pour honorer celui qui est parti, fait don de sa personne, à sa manière, en se privant des petits plaisirs quotidiens (ne pas regarder la télévision, se priver de sa nourriture préférée, par exemple). Celui qui laisse mourir ses proches seuls à l'hôpital, qui confie ses anciens ou ses malades à des institutions, ne prend pas grâce à leurs yeux; dans son individualisme exacerbé, le Paio apparaît, lui aussi, comme sans foi ni loi et symboliquement porteur de désordre et de mort.

Pour synthétiser ce qui vient d'être dit, nous retiendrons l'ambivalence présente dans les représentations que Gitans et Paios ont les uns des autres (ambivalence faite à la fois d'attirance et de méfiance), et surtout cette propension commune à projeter sur l'autre l'image fondamentale du désordre et de l'indifférenciation, afin de se conforter dans ses propres valeurs et de se construire une identité qui prenne le visage de l'ordre. Il ne faudrait pas pour autant s'arrêter à cette schématique symétrie de surface, qui ne prend pas en compte les déséquilibres, les dissymétries induites dans l'imaginaire par les rapports de forces inégalitaires (rapports sociaux, économiques et politiques) opposant ces deux univers. Nous avons décelé, à travers le discours des uns et des autres, tout un imaginaire de persécution qui lie ensemble les protagonistes, dans une relation de victime à bourreau.

3. L'imaginaire de persécution

Si les représentations que chacun a de l'autre, dénotent souvent simplement une méconnaissance de sa culture, il arrive parfois qu'elles aillent loin dans la négation et touchent à l'humanité de son être. Lors de nos investigations de terrain, nous avons été confrontés plusieurs fois à un étrange discours émanant de soignants, qui attachaient les problèmes d'obésité et l'échec scolaire des enfants gitans à un même déterminisme selon lequel la consanguinité serait responsable, à la fois, de problèmes de santé et d'une supposée débilité congénitale. Ces considérations ne faisaient aucune mention de la structure des relations de parenté au sein de la communauté et ne reposait sur aucune étude épidémiologique sérieuse. Elle était relayée par une rumeur circulant dans la ville de Perpignan disant que la communauté gitane tout entière serait en train de s'autodétruire par l'usage intensif d'héroïne et l'échange anarchique de seringues infectées porteuses des virus du sida et de l'hépatite C. Ce double discours interpelle parce qu'il n'est pas sans évoquer les prises de position sur la dégénérescence de la "race" tsigane qui mena des populations entières jusqu'aux fours crématoires et en fit les cobayes des expériences nazies[9]. Par ailleurs, l'allusion à l'autodestruction de la communauté par la drogue, si elle renvoie, au même titre que le discours sur l'autodestruction par la consanguinité, à une forme d'inconscience débilitante des Gitans, résonne, venant des Paios, comme une manière de se dédouaner de tout ce qui pourrait se passer au sein de cette population. Si l'image du dégénéré, sur le plan de l'inconscient profond, expédie le Gitan mythique - le Gitan noir - dans les limbes de l'Indifférencié, sur un plan de réalité cette image apparaît utile pour justifier bien des discriminations.

En miroir de ce point de vue, les Gitans que nous avons rencontrés, expriment une peur souterraine des Paios qu'ils soupçonnent de vouloir attenter à leur existence même. Cela va de la peur de perdre ses traditions sous la pression de la culture majoritaire, jusqu'à la peur de la destruction physique par négligence des médecins. L'idée qu'on est mal soigné parce qu'on est gitan, circule couramment au sein de la communauté: "il y avait un docteur, il avait une salle d'attente pour les Gitans, et une salle d'attente pour les Français" (...) "Ce qui nous manque à nous, quand un docteur fait des fautes, c'est de pouvoir aller en justice". L.Missaoui (1999), dans son étude sur les Gitans et la santé, relève des témoignages qui évoquent la croyance en l'existence d'un complot des Paios pour détruire les Gitans: l'hépatiteC, par exemple, serait attribuée à la pollution de l'eau, provoquée intentionnellement par les Paios qui "pourrissent tout", et les médecins auraient une volonté délibérée de ne pas soigner les malades gitans.

Lors de nos investigations, nous avons été frappés par l'insistance des Gitans à se poser en victimes des Paios. Les personnes interviewées feront allusion, à plusieurs reprises, aux discriminations et à la stigmatisation dont elles font l'objet de la part des non-Gitans, et au sentiment d'impuissance qu'elles éprouvent face à ces discriminations qui touchent à la vie quotidienne, à la recherche d'un emploi, comme aux relations avec le milieu médical: "on ne se considère pas comme français parce qu'on n'a aucun soutien"(...)"Vous savez ce qu'on représente pour les gens, rien du tout" (...) "les magasins refusent les Gitans" (...)"ils disent que les Gitans c'est des voleurs, c'est des étiquettes qu'on nous a collées". Cette discrimination est particulièrement ressentie lorsqu'il s'agit de trouver du travail: "on s'inscrit à l'ANPE, on nous trouve du travail, on se présente et c'est non, non!" (...) "Ils disent qu'on veut pas travailler, mais c'est pas nous qu'on veut pas travailler, ils nous acceptent pas".A ces rumeurs selon lesquelles les Gitans ne voudraient pas travailler et vivraient avec les allocations familiales, les personnes interrogées répondent: "c'est pas vrai, tout le monde veut trouver du travail"(...) "On dit les Gitans ils vivent avec les allocations, c'est normal, on n'a pas de travail". Des questions ayant trait à l'Ecole et à la scolarisation, ont été posées à des mères de famille, avec pour objectif de comprendre à quel type de difficultés sont confrontés parents et enfants face à cette Institution. Celles-ci ne nient pas le poids des traditions qui poussent les parents à retirer très tôt les enfants de l'école, surtout les filles, pour les marier, et reconnaissent la peur que leur filles perdent leur virginité en allant à l'école dans des classes mixtes. Elles ne nient pas non plus leur difficulté à faire respecter les horaires scolaires à leurs enfants habitués à se coucher tard. Mais elles parlent surtout de leur manque de confiance en soi, lorsqu'elles étaient petites, à l'école avec des "Français": "Je suis gitane, elle est française, elle sait mieux, elle, que moi". Elles évoquent là aussi leur peur des "Français", peur qui est, à la fois, celle de ne pas être à la hauteur et celle de perdre leur identité à leur contact. Elles ont conscience que les classes "gitanes"[10] proposées par certaines écoles de Perpignan, sont un prolongement du "ghetto"[11] dans lequel elles vivent et qu'elles sont un obstacle à la poursuite des études, tout en reconnaissant avoir été mal informées sur l'absence de débouchés de ces classes: "ils s'asseyaient avec un stylo sans rien faire" (...) "ils allaient sans cartable; on leur faisait ramasser les feuilles dehors". La question du "ghetto" sera abordée à diverses reprises par les mères de famille qui se voient reléguées dans un quartier stigmatisé. Très concrètement, elles mettront en avant les difficultés occasionnées à l'école, par le fait, pour les enfants, de mal maîtriser la langue française car ils restent toujours entre eux et parlent catalan: "Si nous, les vieux, on peut mieux s'exprimer en français, c'est parce qu'on allait à l'école avec des Français, mais maintenant l'école où on envoie nos gosses, ils sont tous des Gitans, ils parlent que gitan, c'est pour ça qu'il y a des problèmes".

Il semble nécessaire de s'interroger sur ce double sentiment de honte de soi et de peur de l'autre, qui semble poursuivre les Gitans dans tous les domaines de la vie quotidienne: à l'école, avec la honte de l'échec scolaire ressentie face aux enfants de Paios; la honte que pourrait jeter sur la famille une jeune fille qui n'arriverait pas vierge au mariage, la honte de parler de sexualité en public, la honte d'être porteur de maladies contagieuses, et bien sûr la peur du Paio, du Français. Ceci renvoie à la forte pression que la communauté exerce sur l'individu, à la grande conformité qui est demandée à chacun dans le respect des valeurs communes et à la honte qu'il y aurait à ne pas s'y conformer. Par ailleurs, il semble que ce double sentiment doive être relié à tout un imaginaire de persécution qui prend racine dans un passé lointain, mais qui est renforcé à l'heure actuelle par une situation de grande précarité touchant l'ensemble de cette population.

La honte de soi est fortement empreinte de culpabilité. Elle est perceptible, on l'a vu, dans le témoignage des mères de famille, face à l'Ecole. Dans les sermons des pasteurs évangélistes, l'invocation de la faute et de la malédiction est récurrente: qu'ils exhortent leurs ouailles à se comporter en bon père de famille, à cesser de boire ou de fumer ou à entreprendre un dépistage des maladies transmissibles, ils ont recours à l'image de la divinité combattant les forces du mal, chaque fidèle étant invité à opter pour la voie du bien. Les maladies telles que l'hépatite C et le sida, par exemple, apparaissent comme une punition divine car elles sont liées à des comportements fortement condamnés (homosexualité, prostitution, toxicomanie) qui représentent la voie du Diable. On retrouve dans les légendes gitanes, et plus largement tsiganes, cette référence à la malédiction venant justifier le voyage: "Les Tsiganes ont souvent trompé les personnes trop curieuses, ils ont raconté des légendes sciemment inventées par eux pour justifier leur errance et la faciliter" (Liégeois, 1971, p8). Le voyage y apparaît comme un pèlerinage (une voie de rédemption) destiné à réparer la faute commise par les Gitans qui n'ont pas su sauver le Christ de la crucifixion ou qui ont contribué directement à sa crucifixion en forgeant eux-mêmes les clous de la croix.

Nous verrons dans cette récurrence souterraine du sentiment de culpabilité, l'empreinte laissée dans la mémoire collective, par des siècles de persécutions réelles qu'il a bien fallu justifier par des fautes réelles ou supposées. Accusés de vol, de vagabondage, d'oisiveté, de lubricité, les Gitans d'Espagne au XVIème siècle, avaient le choix entre l'expulsion générale, la sédentarisation forcée, puis plus tard (au XVIIème siècle) l'enfermement. Une autre solution avait même été envisagée: "séparer les Gitans des deux sexes pour les empêcher de se reproduire. On ne ferait pas obstacle à leurs unions avec des paysans, et surtout on veillerait à ce que les uns et les autres travaillent assidûment. Leurs enfants leur seraient enlevés pour être confiés, jusqu'à l'âge de dix ans, à des orphelinats où on leur enseignerait la doctrine chrétienne" (Leblon, 1985, p34). Si cette solution n'a pas été adoptée à l'époque, elle refait surface, sous une autre forme, quelques siècles plus tard, dans les programmes d'élimination nazie: l'objectif avoué ou non, reste la disparition progressive au cours du temps, par la violence ou par l'assimilation, d'une communauté qui fait figure de bouc émissaire. L'opposition caricaturale entre un groupe majoritaire (les Paios) faisant figure de bourreau et un groupe minoritaire, replié sur lui-même, soucieux de sa pureté (les Gitans) et victime émissaire, pourrait illustrer la thèse de René Girard: Le bouc émissaire, en période de crise sociale, cristallise les peurs et les haines, et devient à sa manière un sauveur, en prenant sur ses épaules le mal qui atteint la collectivité. Par son sacrifice, il contribue à restaurer l'ordre social: "La cause apparente du désordre devient cause apparente de l'ordre parce que c'est en réalité une victime qui refait d'abord contre elle, puis autour d'elle, l'unité terrifiée de la communauté reconnaissante" (Girard, 1982, p75). Derrière les mécanismes de la persécution, de la désignation de victime émissaire et de la mythification de cette victime, on trouve la peur de la foule de devenir foule, la peur collective de l'indifférenciation: "contrairement à ce qu'on répète autour de nous, ce n'est jamais la différence qui obsède les persécuteurs et c'est toujours son contraire indicible, l'indifférenciation" (Girard, 1982, p36). R. Girard voit dans la persécution et l'exécution du bouc émissaire une "correction cathartique", la victime et le rituel d'exécution dotés d'une grande puissance symbolique, permettant de canaliser la violence collective.

Cette thèse est séduisante pour expliquer la persistance de la stigmatisation et de la discrimination des Gitans. De tous temps, on l'a vu, ils ont endossé le symbolisme de l'indifférenciation, ce qui les a portés hors de la cité ou dans des no man's land, à la périphérie des villes. La crise actuelle induite par la situation de chômage, de flexibilité de l'emploi et de restrictions budgétaires, en remettant à l'ordre du jour la réflexion sur la sacralité du travail, perpétue, aux yeux des Paios, l'image du Gitan parasite, du fauteur de trouble qui fait fi des valeurs communes. En enfermant les Gitans dans une culture de l'oisiveté et de l'illicite, les Paios évitent de se poser les questions de fond sur les raisons économiques et politiques de la précarité qui peut amener cette population à user de moyens illégaux pour accéder à une consommation qui leur est de fait interdite. Dans la situation incertaine du marché de l'emploi que nous vivons à l'heure actuelle, les Gitans sans formation professionnelle, sont parmi les premières victimes, mais aussi les premiers à être désignés comme responsables de leur exclusion. Si les Paios se posent parfois eux aussi en victime des Gitans "qui les volent et les escroquent", c'est pour mieux se prévaloir du droit et de la loi. Oubliant les clivages de classe qui pourraient rapprocher les plus démunis d'entre eux de la population gitane, ils font bloc pour accuser et se souvenir que les Gitans de France sont aussi des Français assujettis à la loi. Il conviendrait de préciser de même, que le clivage ethnique introduit par les Gitans, à travers la distinction Paios / Gitans, présente ces deux groupes comme des groupes homogènes, et ne fait aucun cas des conflits de classe internes à chacun. En groupant, sous un même qualificatif péjoratif, tous les non-Gitans, en se repliant sur des traditions que les plus jeunes d'entre eux commencent, il est vrai, à mettre en question, les Gitans ne se privent-ils pas de l'accès à des solidarités avec d'autres groupes sociaux qui connaissent des difficultés semblables (difficulté d'accès au travail, à la santé, au logement, illettrisme)?

Deux exemples concrets nous permettront de conclure sur la complexité des relations qui lient Gitans et non-Gitans: reprenons l'exemple des classes "gitanes" précédemment citées, proposant des horaires aménagés et des programmes allégés, dans le but officiel de faciliter la scolarisation des enfants gitans. Elles ont très vite abouti à une ségrégation de fait, les enfants préférant se retrouver entre eux plutôt que d'être confrontés à ceux qu'ils nomment "les Français", et cela au risque, pour les meilleurs, de sacrifier leurs chances d'entrer dans la vie active avec une formation. Il est permis de se poser des questions sur les objectifs officieux et les méthodes de ces classes dites "gitanes"qui n'ont pas aboutis aux résultats escomptés, mais aussi sur les motivations, non exempte de peur et de dévalorisation de soi, qui ont conduit les enfants au repli communautaire. Il s'agissait en fait, de manière non avouée, de mettre à l'écart (en attendant l'âge légal de fin de la scolarisation ou l'âge du mariage pour les filles), des élèves perturbateurs qui étaient perçus a priori comme n'étant pas intéressés par l'école. Ce qui ressort de cet exemple, est que l'exclusion d'un groupe social se construit à la fois de "intérieur" par le repli identitaire et l'attachement à des traditions qui se figent dans l'immuabilité, et de "l'extérieur", par le rejet du groupe, au nom de valeurs dominantes en cours dans la société globale (ici les valeurs de l'Ecole, faisant appel à la discipline, à la capacité à conceptualiser, à la concentration, auxquelles les enfants gitans ne sont pas accoutumés).

Un autre exemple pose question: il s'agit de la manière dont les Gitans se sont appropriés la rumba, une danse venue d'Amérique centrale, après s'être vus nier avec mépris, la paternité du Flamenco[12], par les artistes andalous. Les Gitans de France ont vite compris le parti commercial qu'ils pouvaient tirer des spectacles de rumba dite "gitane", d'un abord plus facile pour les touristes, et cela au risque de perdre ce qui faisait la richesse de la culture de leurs parents. M. Martiniello[13] attire l'attention sur la tendance de certains groupes minoritaires à "folkloriser" leurs origines pour se conformer à l'image exotique qu'on leur attribue, dans le but d'être reconnu et accepté, et surtout de s'assurer un revenu, même au risque de perdre leurs propres valeurs. La question des disparités économiques reste au coeur du débat parce qu'elle détermine les rapports de pouvoir qui fondent les valeurs dominantes et qu'elles déterminent, pour une grande part, la place de chacun dans l'échelle sociale et la place occupée dans l'imaginaire collectif. Les Gitans, démunis matériellement pour la plupart d'entre eux, ayant encore difficilement accès à la culture scolaire et à la formation sont une bonne illustration de ce point de vue. Ils focalisent sur eux un grand nombre d'images négatives qui les marginalisent, et ils trouvent difficilement les moyens symboliques et matériels de se faire reconnaître dans leur spécificité, tout en ayant leur place de citoyen dans la cité de ceux qu'ils nomment les Paios. Notons que l'exclusion symbolique qu'ils exercent ainsi par les mots, reste défensive, et qu'elle ne peut être mise sur le même plan que l'exclusion économique et politique dont ils font l'objet et qui met en danger leur existence même.

Annie Cathelin

Notes:

1.- "L'imaginaire est la carte avec laquelle nous lisons le cosmos, puisque nous savons maintenant que le "réel" est une notion insaisissable, et que nous n'en connaissons que des représentations, à travers des systèmes qui sont toujours symboliques". Voir: Thomas, 1998, p.16.

2.- Paio(s), en Catalan, Payo(s) en Espagnol: terme par lequel les Gitans désignent les non-Gitans. Il exprime le point de vue des Gitans sur les non-Gitans et peut avoir un sens péjoratif ("péquenot"). Ce terme est équivalent du nom "Gadjo" (pl. Gadjé), attribué par les Manouches, à ceux qui ne le sont pas.

3.- Voir: Todorov, 1989, p.297. "Les attitudes relevant de l'exotisme seraient donc le premier exemple où l'autre est systématiquement préféré au même" (...) "Il s'agit moins d'une valorisation de l'autre que d'une critique de soi, et moins de la description d'un réel que de la formulation d'un idéal".

4.- Paroles de femmes gitanes recueillies lors d'entretiens, sur le terrain.

5.- Il convient de distinguer le terme "Tsiganes" qui est un terme générique désignant un ensemble de communautés voyageuses ou sédentaires (Roms, Sinté, Gitans), du terme "Gitans", hétéronyme désignant des communautés particulières, vivant en Provence et Languedoc-Roussillon (France), Catalogne et Andalousie (Espagne). Voir: Clébert, 1962; Liégeois, 1971; Olive, 2003.

6.- "Plusieurs familles restreintes (n'amo) sont unies par des liens de parenté et forment une famille plus large, ou lignage (vica) qui porte généralement le nom du grand-père ou d'un ascendant mâle plus éloigné (groupe patronymique). Un tel lignage peut comporter jusqu'à 100 ou même 200 personnes". J.P. Liégeois parle ici plus précisément des Roms, mais il semble attribuer aux Gitans le même type d'organisation sociale. Voir: Liégeois, 1971, p.110.

7.- Paroles de Gitans recueillies sur le terrain.

8.- "Ils sont abandonnés aux charmes et enchanteries et n'ont nulle religion", Pierre Crespet (religieux célestin français du XVII siècle) cité par De Vaux de Foletier, 1993, p.116.

9.- "Les Tsiganes, bien que de langue indo-européenne, n'étaient pas considérés comme de vrais Aryens, mais comme une race inférieure, ou plutôt comme un mélange de races inférieures et souvent dangereuses, capables de corrompre la pureté du sang germanique". Voir: De Vaux de Foletier, 1993, p.200.

10.- Les classes dites "gitanes" offrent des horaires aménagés et des programmes allégés. Elles étaient destinées, au départ, aux enfants en difficulté scolaire: elles ont abouti de fait à regrouper exclusivement des enfants gitans.

11.- Le terme "ghetto" est ici utilisé dans son acception courante de "quartier replié sur lui-même et stigmatisé". C'est dans ce sens qu'il est utilisé et compris par les Gitans eux-mêmes.

12.- Les flamencologues avertis attribuent l'origine du Flamenco à la rencontre des Gitans et des Andalous de modeste condition, qui ont chanté ensemble leur misère, dans les quartiers populaires des grandes villes d'Andalousie.

13.- "Dans une société qui valorise l'exotisme, l'immigré est le plus souvent perçu comme membre d'un groupe ethnique et contraint de se conformer à l'image exotique que la société lui impose". Voir Martiniello, 1997, p.91. Ce que cet auteur dit des immigrés, pourrait s'appliquer aux Gitans.


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Notice:
Cathelin, Annie. "Imaginaire et réalités de la discrimination chez les Gitans et les Paios", Esprit critique, Hiver 2004, Vol.06, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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