Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2004 - Vol.06, No.01
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Face à la différence culturelle: L'autre "expérience" scolaire


Goucem Redjimi

DRDJS de Paris, chercheur, associée à l'IRESCO-CNRS.




En France, l'école publique, institution supposée garantir la socialisation et l'émancipation des personnes, doit apporter aux enfants une éducation leur permettant d'acquérir les ressources indispensables pour participer à la vie sociale. Or aujourd'hui, cette école semble avoir beaucoup de mal à remplir sa mission et ses difficultés sont trop souvent imputées à des causes extérieures. Certes, comme l'ont toujours affirmées les théories de la reproduction, l'institution scolaire continue de donner à chacun la place qui lui était destinée dans la société. La question des inégalités sociales et de leurs effets sur la scolarité ne sera pas l'objet de cette contribution. L'intérêt portera, avant tout, sur une autre question qui semble aujourd'hui envahir les discours occultant même la première: il s'agit de la différence culturelle. En effet, celle-ci a tendance à expliquer les problèmes vécus dans les établissements, tels que l'échec scolaire ou encore la violence - ce qui traduit un compromis concédé dans le champ politique, pour ce qui concerne le débat sur l'immigration, et une banalisation de pratiques et expressions discriminatoires pas toujours assumées idéologiquement mais très opérantes dans les faits. Pour autant, la crise institutionnelle et le malaise des enseignants peuvent-ils tout expliquer? Au-delà de ces questions, on s'intéressera avant tout à la place de l'élève dans l'école et de son expérience avec l'institution partant des caractéristiques particulières que lui sont attribuées, au moins à certains d'entre eux: l'origine "ethnique", de plus en plus légitimée dans les discours mettant de côté les ségrégations scolaires[1]. Alors, en quoi ces expériences sont-elles néfastes pour l'élève? Pourquoi l'éloignent-elles d'une institution dont les difficultés actuelles "sont à l'image même de la condition moderne" (Dubet, 2002)?

L'école a changé?

Pendant longtemps, l'école républicaine a été considérée comme un appareil d'intégration car elle était une institution totalement régulée et tenue par le projet politique d'instituer la République. Sans doute a-t-elle joué cette fonction importante parce que la croyance dans l'éducation reposait elle-même sur la conviction d'une nécessaire complémentarité de l'universel républicain et de l'identité nationale. Seulement, faut-il rappeler que, composée de l'adjonction d'écoles particulières, cette école-là était fondamentalement ségrégative. L'établissement élémentaire pour les enfants du peuple venait à côté du lycée des jeunes bourgeois, du collège des classes moyennes et des élites populaires. C'était de la "naissance" que dépendaient pour l'essentiel les "performances". Si cette école avait aussi pour rôle de déceler les meilleurs élèves du peuple pour les promouvoir à des qualifications indispensables à la Nation, elle n'offrait cependant des possibilités nouvelles qu'aux meilleurs[2]. Peut-être a-t-elle pu sembler juste dans un monde injuste (Dubet, martuccelli, 1996). Enfin, l'école de la République n'est plus, mais la récurrence dans les discours de son idéal inquiète; peut-on regretter un monde dont on a vite oublié qu'il était fondé sur des inégalités sociales fortes, des discriminations scolaires ainsi que sur des expériences éducatives conservatrices? Cette école restera avant tout une institution aux méthodes pédagogiques rigides; d'ailleurs, il ne lui était demandé de s'intéresser ni aux pratiques éducatives, ni à la pédagogie.

Jusqu'aux années soixante, l'institution scolaire a ses propres règles et reste nettement séparée de la société. Elle a d'abord pour objectif de faire de ses élèves des citoyens avant de penser les insérer socialement et économiquement (Dubet, martuccelli, 1996). Cette période annonce un tournant décisif à partir duquel va s'engager une première étape de massification scolaire où, toutefois, seront maintenues les formes anciennes du système. La bonne santé économique d'alors, qui rend possible l'ajustement entre l'affluence des diplômes et la confirmation de leur valeur sur le marché du travail, conforte l'idéologie de l'école républicaine incarnée alors par l'école de masse.

Dans les années soixante-dix, tous les élèves, en principe, accèdent au même système scolaire: c'est du moins l'objectif arrêté pour une seconde étape de massification, avec la création du collège unique et de la même école "pour tous". Enfin, c'est au lycée, puis à l'université d'intégrer le mécanisme de massification qui va, depuis, croissant. Le principe de "justice scolaire et d'égalité des chances" est fixé comme objectif par les politiques scolaires qui n'ont cessé, depuis, de renforcer puis d'accélérer le rythme; on peut voir dans ce mécanisme une espèce de frénésie de modernisation pour le plus grand bien de tous. Seulement, faut-il le rappeler, la période de constitution du collège unique est associée à un renversement de conjoncture soumise à la forte poussée du chômage.

C'est ainsi que les années quatre-vingts inaugurent une phase nouvelle et il serait difficile aujourd'hui de comprendre l'évolution de l'école sans l'associer à la question de la crise des institutions qui ont longtemps incarné l'universel républicain. Ces bouleversements dériveraient, bien sûr, des difficultés sociales des personnels, de leur logique propre, du dysfonctionnement de leur organisation mais proviennent aussi d'"une perte de sens" dans la mesure où les valeurs universelles qu'elles incarnaient ne s'inscrivent plus autant dans la pratique (Wieviorka, 1991). Il faut comprendre, avant tout, que les inégalités d'avant se doublent à présent de l'injustice qui n'est plus directement produite par la société mais par l'école elle-même. En effet, c'est à partir de ce moment que l'école a changé de nature: tout en multipliant les qualifications scolaires, elle s'est mise à fonctionner sur un principe de creusement des inégalités et à l'exclusion. Ce fonctionnement est d'autant plus difficile à vivre que les règles qui se sont établies sont obscures et souvent injustes (Dubet, Martuccelli, 1996; Van Zanten, 2001; Barrère, 1997). Les origines sociales continuent d'être déterminantes dans la "carrière" des élèves, mais la fonction sélective, qui devient centrale à présent, ne se fait plus en amont des études, mais tout au long du parcours scolaire. Pour le dire autrement, le système scolaire se diversifie et se hiérarchise, et les différentes filières s'organisent selon des critères qui ne se voient pas attribuer la même valeur d'excellence. Désormais, les établissements s'inscrivent dans une hiérarchie des bons et des moins bons. Alors qu'au sommet se tiennent ceux de l'élite, que les parents choisissent délibérément; en bas, arrivent les établissements ghettoïsés où se retrouvent les mauvais élèves, les pauvres et les immigrés (Payet, 1995).

L'expérience scolaire par l'echec

Aujourd'hui, c'est dans un système méritocratique que l'élève va connaître son expérience avec l'institution scolaire. Il va donc réussir ou échouer. Cependant, la situation de l'élève doit-elle être dissociée de celle de l'école? Le regard des enseignants - aussi bien sur la notion de réussite que celle d'échec - n'apporte-t-il pas quelques interrogations sur la "mission" actuelle de l'école appelant une redéfinition? Le système scolaire - comme la société d'ailleurs - qui a certes une capacité croissante d'intégration, s'installe dans une logique de compétitivité et impose des performances de plus en plus élevées. C'est la mise en marche d'un tel processus qui place certains élèves dans une situation d'échec. Il serait donc intéressant de voir à partir de quels critères les enseignants jugent l'échec (et la réussite) de leurs élèves.

Le parcours scolaire est d'abord perçu comme un processus individuel: les enseignants sont nombreux à attribuer aux élèves la trajectoire de "leur propre scolarité" et de "leur histoire". Ainsi, l'élève, durant toute cette période passée à l'école, doit se considérer comme le seul responsable de sa carrière scolaire et de ses succès, mais surtout de ses échecs: "j'ai par exemple le petit Samir, enfin un élève quoi, il n'aime pas apprendre, ça se sent. Il ne s'intéresse à rien. On a beau faire avec lui et bien ça ne passe pas: qu'est-ce que vous voulez faire dans ce cas? Rien. Et ce n'est pas faute d'avoir essayé, croyez-moi". Très souvent, les élèves en échec sont décrits par leurs enseignants comme étant "paresseux", "insouciants", "dissipés", "instables". Ce qui revient à dire qu'ils n'ont aucun désir de s'appliquer pour obtenir de bons résultats et sont encore moins motivés pour "les buts" qui leur sont proposés par le système scolaire. Les enseignants les voient comme ne voulant pas apprendre ce qui est dans "leur intérêt" d'apprendre. Ils disent d'eux qu'ils "n'écoutent pas", "n'apprennent jamais leurs leçons", "ne font pas leurs devoirs". Autrement dit, ces élèves sont perçus comme n'ayant pas d'"ambition", pas assez de "courage pour aller plus loin" ou comme n'étant pas "appliqués ni persévérants". En fait, si l'élève veut être "bon" et "réussir", il doit avant tout apprendre et satisfaire aux exigences de l'école pour acquérir le diplôme et, plus tard, le bon métier. Ainsi, l'élève est en quelque sorte, renvoyé à son irresponsabilité "ils - enfin certains - en se mettant constamment en échec, ils n'arrivent pas à comprendre qu'ils ont plus de chance, entre guillemets, de trouver du travail déqualifié ou pas de travail du tout d'ailleurs!".

Enfin, il est toujours admis que l'école est chargée, institutionnellement, d'instruire et de faire acquérir des connaissances et un savoir; pourtant, les familles ne sont pas épargnées. On leur fait jouer un rôle déterminant dans la scolarité de leurs enfants, surtout lorsqu'elle est mauvaise. Certains enseignants pointent l'abandon et la démission des parents: "Moi je vois, il y a des familles, elles abandonnent complètement. Elles démissionnent. On se demande parfois... On se demande s'ils se sentent encore responsables de leurs enfants. Mais moi j'ai l'impression qu'ils se déchargent complètement sur l'école, sur nous quoi". Il convient toutefois de nuancer ces propos et de rappeler que des études ont montré que les enfants issus de l'immigration, et en particulier des filles, ont de meilleurs résultats comparés aux autres enfants non immigrés de même niveau socio-économique. Ce qui est expliqué par un investissement des familles plus important et en cela, celles-ci ont un degré d'aspiration académique nettement plus élevé que celui des autres familles (Vallet, 1996).

Les propos des enseignants semblent bien refléter la représentation qu'ils se font eux-mêmes du système scolaire. Dans le savoir, ils voient en fait un instrument de "légitimation" et d'adaptation sociale ou pour reprendre une théorie ancienne, un "capital" indispensable à tous. Certains enseignants peuvent être critiques envers les "erreurs" de leur institution et pointer son "mauvais fonctionnement". D'autres encore confèrent à l'échec scolaire toute une symptomatologie contre laquelle il existerait des solutions. Toutefois, ils sont nombreux à considérer que l'élève ne doit s'en prendre qu'à lui-même et surtout ne pas désigner d'autres causes dans ses propres carences. Ce qui revient à dire que c'est sa propre position qui explique son échec et, dans un cas extrême, son exclusion du système scolaire. On peut néanmoins se demander dans quelle mesure l'échec n'est pas le résultat d'une valorisation excessive de l'école comme le suggère Michel Lobrot (1999) dont la thèse fondamentale est que l'individu en situation d'échec voit l'acquisition du savoir à travers l'école et non pas pour elle-même; il ne fait pas l'expérience de la culture et n'apprend pas le plaisir qu'elle peut apporter. En définitive, l'école est davantage préoccupée par des objectifs de réussite que de faire faire aux élèves les expériences cruciales qui déterminent leur rapport au savoir. Dit autrement, un enfant en état d'échec est un enfant qui n'a pas eu la possibilité de faire une expérience autre que celle de l'échec. Si l'on accepte la proposition de l'auteur, l'école doit se modifier profondément: il lui faudrait se préoccuper de savoir quelles sont les réalités rencontrées et valorisées par l'enfant, en particulier par ceux qui sont en échec. Or, l'institution scolaire est-elle en mesure aujourd'hui de faire une place à des réalités qui lui seraient extérieures et qu'elle semble dénier?

Enfin, si l'école paraît à certaines catégories d'élèves comme un appareil "efficace", elle est vécue par d'autres comme "aliénante" car en sélectionnant et en mettant à la marge, l'institution écrase et meurtrit des enfants qui ne sont plus vus que par le spectre de l'échec scolaire. En apparaissant comme superflue et vide de "sens", elle peut devenir pour certains élèves comme étant à l'origine de leur échec ou du rejet social qu'ils éprouvent. La sélection scolaire ne s'effectue pas de façon anodine: les enfants issus des milieux défavorisés qui peuplent les filières les plus dévalorisées socialement ont plus de chance d'être sanctionnés. En cela, l'échec scolaire constitue la première expérience de certains élèves fondamentalement négative: exclusion scolaire elle devient ensuite sociale, dévastatrice au moins au plan psychologique. Une telle expérience engendre des conduites de retrait et d'abandon, de dévalorisation de soi et de mise en échec perpétuelle. Elle se construit aussi sur des frustrations et du ressentiment envers l'institution du fait que le processus scolaire et les procédés qu'elle propose, non seulement n'ont pas abouti à un résultat utile et intéressant, mais encore pour eux, c'est un système qui les a affectés négativement en les niant profondément. Ces élèves subissent ainsi une sorte de punition allant bien au-delà du contexte scolaire les conduisant à un échec social et à la disqualification. Pour aller plus loin dans cette analyse, il est à craindre que ces jeunes, sans diplômes et peu qualifiés, ne s'intègreront jamais dans des processus de formation qui pourront leur être proposés précisément par peur d'être rattraper par l'expérience de l'échec qu'ils auront déjà vécu durant leur parcours scolaire.

L'expérience scolaire par la différence et l'infériorisation

On dit de l'école qu'elle est aujourd'hui ouverte à tous: mais peut-on mettre en cause la démocratisation de l'école en critiquant les effets de la massification et, dans le même temps, condamner la nature méritocratique de l'école républicaine? Il est important de rappeler que jusque dans les années cinquante, l'école de la République n'était pas accessible aux adolescents des milieux populaires, précocement placés en apprentissage ou au travail. Elle l'était encore moins aux jeunes immigrés ou issus de l'immigration, qui avaient alors peu de chance d'aller au-delà de l'école élémentaire. Or à présent, de nouveaux publics "désaccordés" (Dubet, Martuccelli, 1996) avec les demandes traditionnelles de l'institution ont majoritairement accès à l'école publique. Plus généralement, l'institution du collège unique a coïncidé avec l'émergence d'une culture adolescente autonome, plus ou moins tolérée, qui est venue côtoyer celle de l'école. Mais, faut-il insister là-dessus, dans la majorité des cas leur coexistence se passe sans difficulté puisque les élèves intègrent malgré tout les limites établies par le système. En revanche, c'est dans les collèges et lycées "difficiles" que la rencontre connaît plus de tensions. Ainsi, l'institution a le sentiment d'être débordée par la culture juvénile et les jeunes celui d'être déniés à cause de leur look ou de leur langage (Dubet, Martuccelli, 1996; Wieviorka, 1999). Mais plus fondamentalement, le problème que poseraient ces nouveaux publics est expliqué par les enseignants comme étant de l'ordre de la "différence". Nous reviendrons sur cette importante question.

En fait, le changement ne concerne pas seulement le public des élèves. En effet, les modalités de recrutement des instituteurs ou des professeurs du secondaire ne sont plus les mêmes aujourd'hui, et le choix des candidats à l'enseignement de passer les concours n'est plus principalement déterminé par la vocation. Il en est de même pour l'affectation à un poste, rarement fonction du profil des enseignants, encore moins de leur propre désir de l'accepter ou non. Globalement, leur niveau social s'est élevé accentuant le sentiment de distance culturelle et d'étrangéïté avec les élèves. Il arrive aussi qu'ils se retrouvent placés dans des quartiers dont ils ne semblent pas toujours connaître les caractéristiques spécifiques des populations qui y résident. En conséquence, ceux-ci considèrent qu'ayant été affectés dans des établissements de la périphérie qu'ils n'ont pas "choisis", ils ont encore moins "choisi de prendre en charge socialement" une population, trop souvent représentée de manière plutôt négative, et dont les particularités sont appuyées et suggérées à travers le filtre des médias en particulier la télévision.

Dans leurs propos, il apparaît que les enseignants manifestent un double sentiment de dévalorisation. Le premier est lié à leur appartenance à des établissements situés dans des zones dégradées: "Tout est dégradé dans ce collège, personne n'a envie d'y travailler"; "Vous avez vu la tristesse de cet environnement? Moi, le matin je viens à reculons". Le second sentiment semble dériver du fait de prendre en charge un public qu'ils condamnent et pour lequel ils n'ont pas d'empathie: "Mes élèves? Et bien, ils ne sont pas intéressants, je trouve qu'ils ne sont pas très intéressants. On ne peut rien faire avec eux, vous comprenez. Je ne sais pas ce qu'on peut leur apprendre à ces jeunes-là?". En partageant quotidiennement avec eux, même indirectement, certaines conditions de vie ils ont le sentiment de "déchoir", au moins de ne pas être valorisés dans leur métier. En fait, la présence de ce public, perçue comme massive et envahissante fait que l'univers scolaire se voit débordé du dedans et pas seulement du dehors. Il s'agit là d'une représentation forte des enseignants qui voient ce public d'abord comme "difficile", avant de le voir "en difficulté". De plus, s'il est difficile c'est avant tout parce qu'il est "différent culturellement". Deux enseignants se sont néanmoins exprimés positivement sur cette question, voyant là un "apport intéressant dans la classe et par rapport aux autres élèves" donc une "une source d'enrichissement".

Le contexte de mutation et de crise institutionnelle "à mi-chemin entre l'universel et le local" (Barrère et Martuccelli, 1997) fait apparaître des phénomènes nouveaux au coeur même de l'école. Ainsi, si le modèle français d'intégration fondé sur le paradigme de citoyenneté a toujours tenté d'éviter la formation d'une "seconde génération", l'arrivée du "jeune issu de l'immigration" a toutefois fortement contribué à l'émergence d'une identité négative au sein de l'école. Les études auxquelles il est fait référence ici l'ont justement montré: les enfants issus de l'immigration maghrébine sont perçus plus négativement que les autres. Un noyau dur de représentations existe, y compris chez les enseignants, nombreux aujourd'hui à cacher de moins en moins leurs sentiments sur les difficultés qu'ils rencontrent et qu'ils attribuent aux immigrés et à leurs enfants. Encore très récemment, une étude vient confirmer les processus de ségrégation et pas seulement d'inégalités dans des collèges de la région bordelaise. Il confirme aussi la réalité des collèges ségrégués, où l'origine culturelle et l'ethnicité deviennent, par la force des choses, les critères principaux d'identifications (Felouzis et al., 2003).

Il apparaît que la répétition de situations perçues comme pénibles par les enseignants, même si elles ne concernent pas tous les enfants, conduit à une image très négative. Certains enseignants vont encore plus loin: ils pointent la distance culturelle qui les séparent des élèves, la considérant comme principale génératrice des problèmes de l'institution et, partant, de leurs propres difficultés. Ils stigmatisent ces jeunes, manifestent une stricte intolérance à leur égard et les associent au désordre, à la violence, et dans une certaine mesure, à la délinquance et à la marginalité. Ainsi, depuis quelques années, il devient de plus en plus commun de juger que la présence des jeunes d'origine immigrée cristallise les difficultés de la vie scolaire et de dire que "ce sont toujours les mêmes" qui font problème. Certes pas ouvertement, des enseignants s'expriment sur la question: "Bon, on ne fait pas le jeu d'une certaine opinion, je ne vais pas parler comme certains médias, mais quand même. Ils posent vraiment trop de problèmes, c'est toujours les mêmes, on le voit bien". Les jugements scolaires sont donc nettement défavorables à certains élèves qu'il n'est d'ailleurs pas nécessaire de nommer car on sait bien qu'il s'agit d'"eux": "Ils sont nuls. Il n'y a rien à faire avec eux, ils sont nuls". "C'est pas des bons ceux qu'on a ici. Il ne veulent rien apprendre. Qu'est-ce que vous voulez faire? Rien". En raison du comportement de certains jeunes, les professeurs ont le sentiment que ceux-ci rendent inefficace le projet pédagogique qu'ils "s'embêtent" à mettre en oeuvre "pour eux". Encore faut-il nuancer ces propos car ils n'est pas rare d'entendre quelques uns exprimer dans le même temps leur sentiment d'ambivalence, partagés entre le devoir éducatif et le ras-le-bol: "Mais bon, on est bien obligé de continuer à faire notre boulot, c'est notre rôle. On n'a pas tellement le choix. Mais je sais que je veux partir d'ici, je ne ferais pas toute ma carrière ici; ça c'est clair".

Il n'est pas rare d'entendre les enseignants attribuer les effets de la crise de l'institution à ceux qui en sont les principales victimes et de faire de leurs enfants la cause des ses dysfonctionnements: "Cela fait 20 ans que j'enseigne et je n'avais jamais vu ça. Ce n'était pas comme ça avant. C'est un public nouveau quoi, qui a ses spécificités culturelles. C'est ça qui est de plus en plus difficile je pense". La même population est accusée de reproduire en son sein les problèmes de la crise urbaine et d'être à l'origine du mal-être des enseignants: "Il y a des jours où j'ai du mal. Parfois, j'ai vraiment du mal...Il y a de la violence à l'école, et on sait bien qui la provoque. Et c'est tous les jours. Il y a un vrai climat de tension. Moi je ne peux plus travailler dans ces conditions. Il y a des jours où je n'en peux plus". Enfin, l'affichage des particularismes culturels est considéré comme une véritable provocation: perçu comme affirmation identitaire, il devient source de tension et exacerbe la radicalisation des enseignants: "Bon prenez, par exemple, quand c'est la période de ramadhan, ça devient très compliqué à gérer tout ça. Il faut adapter les cours à leur rythme. On est quand même à l'école laïque! Il faut le rappeler parce que là, c'est un peu exagéré quand même". Mais l'appel à plus de distance entre la culture scolaire, fondée sur les principes de la laïcité et des idéaux républicains et "cette culture" est une manière d'exprimer leur peur "de se laisser envahir". Cette attitude devient vite une barrière infranchissable qui rend problématique la communication entre les deux mondes.

Il y a une dizaine d'années encore, les enseignants exprimaient leurs souffrances en référence aux difficultés des élèves et à leurs conditions sociales. Actuellement, alors que les classes populaires sont largement issues de l'immigration, les problèmes rencontrés par l'école ne sont plus expliqués par les difficultés sociales qui laminent les familles, mais de plus en plus par la question de l'"origine ethnique" (Charlot, 2000) et de la "différence culturelle" (Redjimi, 2003b). Une telle situation semble s'imposer dans l'école et se déployer en dépit des valeurs républicaines qui régissent encore cette institution. Les mêmes personnes, paradoxalement, sont capables de porter des traditions républicaines et, dans le même temps, de diaboliser la différence. Dans le contexte de l'école d'une société multiculturelle, la question de l'altérité prend alors un sens particulier. On peut donc se demander dans quelle mesure les formes ethniques des tensions scolaires nourries par nombre de préjugés sur l'Autre, figure de la "différence irréductible", ne renvoient-elles pas à une défaillance politique de l'école publique. Il ne s'agit évidemment pas de généraliser ces comportements qui demeurent certes encore marginaux mais sont toutefois de moins en moins minoritaires. Dans le contexte de l'école d'une société multiculturelle, la question de l'altérité, qui prend de plus en plus un sens particulier, ne manque pas d'interroger. Mais comme il est difficile de se revendiquer "raciste" dans certains milieux, un racisme "silencieux et non dit assure le succès des pratiques discriminatoires" (Bataille, 2003).

Ainsi, l'autre expérience pour une certaine partie des élèves - la même qui connaît déjà l'échec par l'école - repose sur l'expérience de pratiques discriminatoires au sein du système scolaire. Dans sa forme contemporaine, le racisme s'apparente à un combat des cultures et des identités dans la mesure où, aujourd'hui, toute affirmation identitaire et communautaire donne lieu à des tensions interculturelles (Redjimi, 2003b). L'on doit se demander dans quelle mesure les représentations en jeu dans les perceptions que les enseignants ont d'une catégorie d'élèves sont significatives et influent sur les relations qu'ils établissent avec eux (Hadji, 1996)[3] surtout lorsqu'elles sont négatives et sont construites sur la peur, la méfiance, la suspicion et le mépris. En effet, ces jeunes sont souvent présentés de façon altérée et dévalorisante, toujours infériorisés. Ces attitudes reposent sur une large part de préjugés, déterminés par une idée ou un sentiment hostile qui va intensifier les différences et conduire à des stéréotypes susceptibles d'alimenter ou de légitimer des attitudes discriminatoires et de mise à distance. C'est là l'autre expérience négative des élèves issus de l'immigration, certainement plus destructrice; ce qui conduit certains jeunes au conflit, mais surtout, provoque une réelle souffrance qui, liée à la vulnérabilité de l'adolescence, peut devenir dévastatrice au plan psychologique et social. Aujourd'hui, il faudra s'inquiéter de l'évolution de la situation au coeur de l'institution scolaire dont le risque est de voir prendre forme et se structurer à l'école, mais peut être plus au collège, une logique de confrontation impliquant le "eux" et le "nous". Il serait sans doute dangereux de présenter un face à face simpliste entre société d'accueil et descendants des migrants, la situation étant beaucoup plus complexe. En effet, on assiste à la montée d'un racisme intercommunautaire à travers lequel des identités ethniques se confrontent entre elles et dont on ne peut ignorer longtemps l'ampleur (Redjimi, 2003b).

Violence a l'école ou violence de l'école?

Si la société française perçoit les contradictions sociales qui déchirent aujourd'hui son école à travers le problème des violences, il faut rappeler, toutefois, que la violence au sein de cette institution a toujours existé (Testanière, 1967; Debarbieux, 1990)[4]. Pour le dire autrement, si l'école protège de la violence (Debarbieux, 1990), elle la produit aussi. La violence symbolique décrite par Bourdieu et Passeron (1970), s'incarne aussi bien dans la relation pédagogique que dans le jugement scolaire. Elle est aussi dans les propos des enseignants, dans l'attitude de mépris dont les "mauvais" élèves sont l'objet, bref, dans les actes de tous les jours où ils classent et jugent selon des critères loin d'être clairs et lisibles pour les élèves (Bourdieu, Passeron, 1970; Pain, 2002; Debarbieux, 1990, 1996; Defrance, 1997). Mais pour se protéger, et pour rappeler les règles institutionnelles, il arrive que des enseignants s'enferment derrière l'obligation, voire la légitimité de telles pratiques qu'ils considèrent comme une fonction nécessaire de leur métier: "Bien sûr que je dois les juger. Ils doivent comprendre que mon avis compte pour leur scolarité. C'est ça qui les tient un peu, enfin certains. Oui, je trouve cela tout à fait normal.". Seulement, des études rapportent que ces pratiques sont aujourd'hui rejetées par une partie des élèves d'où les actions contestataires de leur part et l'incompréhension des enseignants face à leurs attitudes: "C'est vraiment pénible de les voir contester à chaque fois ce qu'on leur dit, de rejeter et parfois très fort même, la moindre remarque. Ça c'est pénible".

Ainsi, pour une majorité d'enseignants rencontrés, la violence est toujours du même côté: les élèves la provoquent et eux la subissent: "Et puis la violence, c'est vrai. Il y en a qui sont violents et nous on reçoit ça en pleine figure". Elle est donc unilatérale, le fait d'un public ciblé, qui ne trouve pas son intérêt dans l'école: "Bon, je crois que s'ils sont comme ça, aussi violents, enfin certains je ne dis pas tous, c'est parce qu'ils ne sont pas intéressés par l'école, c'est ça". Mais les élèves ne sont pas les seuls touchés par le fonctionnement institutionnel: les tensions concernent également les parents d'origine étrangère plus nombreux, par exemple, à refuser l'orientation de leurs enfants vers la voie professionnelle qu'ils considèrent comme une très grande injustice et une invalidation de plus dans le parcours familial. Mais du côté des professionnels, ces tensions "marquées ethniquement" sont d'abord considérées comme un non-respect de la décision institutionnelle et comme une insoumission au mécanisme scolaire (Payet, 2000). Les propos des enseignants ne diffèrent pas de ce que l'on s'est habitué à entendre depuis quelques années sur la violence à l'école et au collège.

Ce qui est nouveau aujourd'hui ce n'est pas tant la fréquence ou la nature des incidents que leur traitement même (Wieviorka, 1999). Et ce qui est véritablement nouveau, c'est l'ethnicisation des rapports scolaires devenue à présent une des dimensions, non des moindres, du problème des violences à l'école. L'idée d'un lien entre violence et immigration tend à s'enraciner dans un sens commun qui resurgit à chaque fois que la "censure éthique" s'affaiblit. Autrement dit, l'amalgame entre violence à l'école et immigration se construit comme un principe, alors même que l'occultation des ségrégations scolaires est de plus en plus légitimée par le critère de l'origine "ethnique". Certes, s'il faut admettre que la violence est surtout le fait des élèves issus de l'immigration, elle ne concerne cependant qu'une partie seulement d'entreeux: cela suffit donc à considérer ces actes comme une "déviance immigrée" (Payet, 2000). Mais si l'on se pose la question de savoir qu'est-ce que la violence pour les élèves qui en ont été victimes, ces derniers citent le racisme comme faisant partie des causes, et à l'origine des violences qu'ils ont subies à l'école (Charlot, 2000). Seulement, la difficulté pour eux à avancer les preuves du racisme dont ils sont victimes est au moins aussi grande à l'école que dans d'autres secteurs de la vie sociale. Ainsi, l'institution refuse de donner acte que la victime l'a été réellement, et par là même, pose implicitement que le monde n'est pas, en certaines circonstances, régi par des lois (Redjimi, 2002).

Certes, l'école est aujourd'hui touchée par la violence. Elle l'est parce qu'elle-même est devenue violente pour ceux à qui elle n'a plus rien à offrir et qu'elle a contribué à placer dans une impasse. Ils considèrent que, souvent, ceux-ci s'expriment mal à leur propos, et les mots qu'ils choisissent sont toujours mal appropriés voire offensants pour parler d'eux. Ou bien encore que les enseignants sont absents affectivement: absence traduite par les élèves qu'elle touche comme mépris à leur égard (Redjimi, 2002). Une telle dimension est occultée par les enseignants, sinon très mal prise en compte. La réaction défensive adoptée par certains jeunes est leur façon de vivre avec l'autre violence, qu'elle provienne des ambiguïtés de l'institution et de sa partialité, dont les jeunes ont plus ou moins conscience (Derouet, 1992; Defrance; 1997; Wieviorka, 1999) ou de la violence froide de la hiérarchie scolaire et la discrimination ou encore la relégation sociale dans des zones où les gens "normaux" ne vivent pas et désertent (Lepoutre, 1997), où la disqualification de chacun cohabite avec celle des autres. En conduisant au "désespoir de soi" (Bourdieu, 1991), elle peut aussi conduire à la haine de soi. Cette violence est alors une façon pour les élèves d'exprimer le droit d'aller mal et d'être angoissés, d'exprimer aussi ce qui ne peut plus durer, ce qui ne pourra jamais être supporté. C'est avant tout leur manière de manifester leur droit au respect.

De notre point de vue, cette violence s'explique surtout par le fait que les jeunes qui ont une attitude violente sont ceux qui n'ont pas fait d'autres expériences que celle de la violence. Cette-ci n'est-elle pas une façon d'exprimer le droit d'aller mal et d'être angoissés, ou celui de ce qui ne peut plus durer et ne jamais être supporté? De même, nous faisons l'hypothèse que l'expérience scolaire des élèves - de ces élèves - dont la violence fait partie, est révélatrice d'un certain fonctionnement - ou dysfonctionnement - de l'école. Autrement dit, elle s'observe ici comme une forme de radicalisation des tensions; celles-ci, lorsqu'ils interviennent, agissent comme des analyseurs, au sens des institutionnalistes, du fonctionnement - ou dysfonctionnement - de l'institution scolaire. Mais fondamentalement, on peut voir la violence comme étant liée au fait que les jeunes acceptent ou non, résistent ou s'engagent dans l'identité qui leur est imposée par les stigmates qu'ils "traînent". En cela, elle est donc une forme de rejet d'une image aliénante d'eux-mêmes, imposée par l'extérieur.

Enfin, cette violence tient également au fait que l'institution scolaire a du mal à gérer la diversité du réel reflétant ainsi la place des différences culturelles dans l'espace public et leur traitement par les politiques publiques. En effet, cette question n'est pas toujours analysée telle qu'elle est, mais trop souvent telle qu'on veut se la représenter: en l'accusant ou en l'omettant. Pourtant, à y regarder de près, les enfants des écoles à problèmes sont français pour la plus grande majorité d'entre eux. En cela, du moins en théorie, ils ne devraient pas représenter une population étrangère ou différente. Seulement l'identité de ces jeunes est construite à partir du signe de leur différence: le nom, la couleur, la religion, l'appartenance ethnique. Des attributs qui se transmettent "de génération en génération". Erving Goffman (1975) explique encore que "l'individu stigmatisé tend à avoir les mêmes idées que nous sur l'identité. C'est là un fait capital. Mais en même temps, il peut fort bien percevoir, d'ordinaire à juste titre, que, quoi qu'ils professent, les autres ne l'"acceptent" pas vraiment, ne sont pas disposés à prendre contact avec lui sur "un pied d'égalité". Ces processus sont d'autant plus résistants au sein de la société que "les critères qu'elle lui a fait intérioriser sont autant d'instruments qui le rendent intimement sensible à ce que les autres voient comme sa déficience"[5]. Ainsi, dans l'imposition d'une image d'eux-mêmes décalée avec leur propre construction (Redjimi, 2003a), le jeune issu de l'immigration subit une forme de domination qui est "la substitution du sens pour les autres, ou pour le système, au sens pour lui-même" dont la logique est bien la séparation totale de l'individu d'avec lui-même et dans laquelle une construction de soi ou une définition de l'expérience deviennent uniquement externes. Ainsi, "la forme suprême de l'aliénation est quand l'identité est strictement ce qu'elle est pour les autres et l'expérience dissoute" (Lapeyronnie, 1997). Soumis à une image aliénante et plus que tout autre individu des sociétés modernes contemporaines, ces jeunes ne peuvent être, dans le même temps, "autonomes et reconnus". L'excès de stigmatisation dont souffrent les jeunes issus de l'immigration - les poussant ainsi à réagir - est lié au fait que les valeurs de démocratie et d'égalité censées être le bien commun de l'ensemble de la société et dont ils sont supposés bénéficier, au même titre que tous ses autres membres, leur rendent aujourd'hui plus intolérable le stigmate. Pour le dire autrement, les jeunes issus de l'immigration sont dans une situation où plus leur intégration est forte, plus ils souffrent de stigmatisation. Dans un même mouvement, ils sont à la fois "incorporés et aliénés" (Lapeyronnie, 1997). Une telle violence s'explique donc non seulement par le fait que les jeunes issus de l'immigration existent comme "individus modernes", mais aussi par leur refus de s'identifier à l'image d'eux-mêmes construite par la société et sur laquelle ils n'ont pas de prise.

Conclusion

Les expériences négatives renforcent une image négative et invalidante de soi et ont tendance à enfermer dans un système défensif - dont la violence fait partie - réduisant toutes capacités ou autres possibilités d'action. Ce qui revient à dire que l'attitude violente de certains jeunes, apparaît et se développe quand le sentiment négatif provenant d'une expérience scolaire difficile - à laquelle s'ajoutent l'angoisse du présent et les incertitudes de l'avenir - ne se trouve pas compensé par des situations positives concomitantes. Michel Lobrot (1983, 1992) qui a depuis longtemps soutenu cette thèse, insiste beaucoup sur le fait que cette situation ne peut procéder que de la découverte de quelque chose qui manque à un individu et qui ne peut se faire qu'à travers une véritable expérience instituante. L'auteur insiste sur l'importance de développement d'un tel processus de compensation pour sortir de l'inhibition et de la violence, quelle qu'en soit la cible, afin de déceler de véritables potentialités créatives. C'est un processus essentiel, loin d'être secondaire ou accessoire, qui joue un rôle important dans l'évolution des individus. Mais depuis longtemps, l'école, et le collège en particulier, souffrent de certaines carences des enseignants ne souhaitant pas construire un rapport pédagogique qui reconnaîtrait cette dimension chez les élèves. Ces carences se doublent de l'absence d'autres éléments - essentiels dans toute véritable relation - que sont l'écoute et l'intérêt profond porté à l'élève. Sur cet aspect, des études ont montré que là où des expériences différentes ont été faites, là où des enseignants désireux de produire autre chose que des relations conflictuelles et se sont centrés sur les élèves, ont pris certaines libertés avec les programmes, ils sont arrivés à changer et dédramatiser la relation pédagogique. De la même manière, ils ont pu revaloriser les élèves, surtout les plus faibles, en les traitant comme des individus (Derouet, 1992, Defrance, 1997). Plus globalement, c'est l'objectif des pratiques pédagogiques innovantes et de "l'éducation nouvelle" plus centrées sur l'apprenant et sur sa place au sein de l'institution et qui a pour vocation de s'adresser à tous les publics sans distinction.

On doit s'interroger sur la place de la démocratie à l'école. Mais quelle est la signification de l'idée de démocratie si celle-ci ne consiste pas à généraliser ou à répandre un dispositif non participatif mais à le rendre véritablement participatif? Certes, la question des injustices scolaires nécessite un projet institutionnel fort. Celle de l'"ethnicisation" des relations à l'école doit être traitée démocratiquement et politiquement et prendre en compte la diversité sociale actuelle, car les démocraties se doivent d'être vigilantes face aux évolutions du racisme et des discriminations surtout lorsqu'elles commencent par s'installer à un niveau institutionnel et politique. Or, comme l'affirme encore Michel Lobrot, une personne ne peut rien adopter au plan psychologique, qu'il s'agisse d'un "comportement", d'une "connaissance", si cet élément ne le concerne pas directement et "subjectivement", s'il lui reste extérieure et "ne le touche pas profondément". Alors quelle est la vraie place de l'élève dans l'institution; dans quelle mesure peut-il être véritablement "concerné" par ce qui traverse l'école aujourd'hui? Ou - pour le dire autrement -, une construction "positive" du travail des enseignants et celui des élèves peut-elle être pensée et comment la comprendre aujoird'hui (Dubet, 2002)?

Goucem Redjimi

Notes:

1.- Cet article est issu d'une enquête que nous avons réalisée auprès d'enseignants dans des écoles et collèges (6 établissements) de 2 départements d'Ile-de-France (Seine Saint-Denis et Val-de-Marne). Nous avons rencontré 21 enseignants au total. D'autres professionnels ont été rencontrés mais dont les entretiens n'ont pas été exploités dans ce travail.

2.- Cette capacité tenait en ce qu'elle agissait positivement sur l'histoire des aptitudes d'exception qu'elle semblait reconnaître et ne pas exclure. Toutefois, cette expérience du système scolaire demeurait une exception: c'était d'abord l'histoire de cas individuels et non pas une possibilité véritablement offerte au plus grand nombre. En effet, le personnage du boursier suffisait à prouver la réalité d'une certaine justice. En cela, Albert Camus est l'incarnation des vertus de cette école-là. Dans un ouvrage posthume, il retrace son enfance passée à Belcourt, un quartier populaire de la périphérie d'Alger, puis son ascension vers le "mystérieux lycée" du centre de la capitale, longtemps perçu comme inaccessible aux "pauvres", jusqu'à l'agrégation quelques années plus tard, en France (voir Camus, 1994).

3.- A ce propos, il est intéressant de voir à quel point la représentation qu'un enseignant a d'un candidat influe sur la note attribuée. Des études conduites sur la notation, indiquent que les mêmes copies sont surévaluées si elles sont supposées appartenir à des élèves du lycée Janson-de-Sailly et sous-évaluées si elles sont censées provenir d'un lycée de banlieue.

4.- D'abord, il est important de dire qu'en comparaison avec l'ensemble des délits constatés au niveau national par rapport au nombre d'habitants, la violence scolaire est marginale. En effet, l'école en France est au plus loin de son homologue américain, alors que la comparaison est souvent établie.

5.- Sur cet aspect, précisément, un article paru récemment dans Le Nouvel observateur sur un collège parisien, en apporte une parfaite illustration. La journaliste chargée du dossier "Utrillo" fait état d'un collège qu'elle n'hésite pas à comparer à un "pénitencier américain". Il cristalliserait, selon elle, toutes les difficultés: depuis l'"ethnicisme", ou encore l'appartenance culturelle, la situation socioprofessionnelle des familles, en passant par les incivilités, jusqu'aux violences quotidiennes. L'article constitue un concentré de clichés, une succession de préjugés et accumule toutes les confusions actuelles sur les questions de l'immigration ou encore le multiculturalisme. Cependant, la parution de cette chronique consacrée à leur collège, a fait réagir les collégiens les poussant à rejeter avec force les jugements de la journaliste. Cette attitude n'a pas manqué d'étonner celle-ci qui n'a eu de cesse, tout au long de l'article, d'apporter des commentaires qui renvoyaient les élèves à leur subjectivisme et leur susceptibilité: voilà que la réaction des élèves devenait une simple question de mauvaise interprétation. Ce qui a été rapporté par le journal sur Utrillo et ses élèves a été vécu par ces derniers comme une grande injustice.

Voici quelques propos rapportés dans cette chronique: "Vous nous avez humiliés, madame", "Vous avez donné une mauvaise image du collège", "Pourquoi vous parlez d'échec programmé?" interrogent les uns. "Pourquoi vous dites que nos mères sont femmes de ménage ou nos pères gardiens de parking? Et pourquoi vous écrivez avec des fautes d'orthographe? Pour qu'on se moque de nous? Vous auriez parlé d'un collège dans un beau quartier, vous n'auriez pas fait ça." ont rétorqué d'autres. Tandis que certains élèves ont vécu comme une injustice le fait que la journaliste ait parlé des enseignants en termes plutôt héroïques: "L'article complimentait les professeurs, et nous, il nous traitait comme des zéros. Comme des animaux"; "Parce que vous dites que les profs sont si courageux de nous supporter", d'autres ont trouvé injurieux le fait de donner une image dépréciée et invalidée de leurs parents, et de l'autorité qui leur "manquerait" à la maison "Moi, j'ai mon père et ma mère chez moi! Tout va bien". Pour finir, l'article ne manque cependant pas de souligner que "les enfants d'Utrillo" sont français à 75% (Brizard, 2002).


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Notice:
Redjimi, Goucem. "Face à la différence culturelle: L'autre "expérience" scolaire", Esprit critique, Hiver 2004, Vol.06, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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