Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Automne 2003 - Vol.05, No.04
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Article
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Le postmoderne, tache aveugle de la postmodernité? Ou l'énonciation épistémique d'un méta-discours performatif libéral
Par Yves Couturier et Sébastien Carrier

Résumé:
Les discours postmodernes se caractérisent parfois, voire souvent, par une forme discursive toute particulière: l'énoncé pastoral, qui appelle l'engagement, invoque la sensibilité et la nécessité transcendantale. Le présent texte adresse une question fondamentale aux théoriciens: malgré toute sa puissance critique, le postmoderne a-t-il une tache aveugle, celle de la pensée postmoderne elle-même? Sans dénier l'extraordinaire apport de cette pensée, nous proposons un concept que nous espérons moins programmatique et plus analytique, concept permettant de réfléchir quelques contradictions relatives à l'époque. Le concept d'épistémè performative libérale permet d'articuler la logique du mesurable et la logique du relatif dans une même époque, et d'insérer la pensée postmoderne comme discours, parmi d'autres, structurant ledit épistémè.

Auteurs:

Yves Couturier est professeur au département de service social de l'Université de Sherbrooke (Québec, Canada).

Sébastien Carrier est étudiant au département de service social de l'Université de Sherbrooke (Québec, Canada).


Introduction

          Les discours sur la postmodernité se caractérisent parfois, voire souvent, par une forme discursive performative toute particulière: l'énoncé pastoral, qui appelle l'engagement, invoque la sensibilité et la nécessité transcendantale, comme il fait jouer tout un ensemble de caractéristiques de distinction (ex.: littératie distinguée). Le présent texte vise moins à étayer ou à dénoncer ces constats qu'à poser une question fondamentale: malgré toute sa puissance critique, la pensée postmoderne a-t-elle un tache aveugle: celle de la pensée postmoderne elle-même? Sans dénier l'extraordinaire apport de cette pensée, nous proposons un concept que nous espérons moins programmatique et plus analytique, concept permettant de réfléchir quelques contradictions relatives à l'époque, en fait à la façon de discourir sur l'époque. Le concept d'épistémè performative libérale permet d'articuler la logique du mesurable et la logique du relatif dans une même époque, et d'insérer la pensée postmoderne dans un système de discours structurant l'épistémè en question. Pour illustrer nos propos, nous présenterons quelques exemples provenant du champ de l'intervention sociale, sur lequel se réalisent nos travaux.

L'épistémè performative libérale et la condition postmoderne

          Par épistémè, nous entendons un système de discours qui, pour une époque et un espace social donnés, dessine les limites du normal et de l'anormal, du nécessaire et du superflu, surtout du vrai et du faux (Chambon et al., 1999). Ce système de discours constitue l'une des conditions fondamentales de la connaissance, et donc de l'action sociale. Foucault (1966) a soutenu un temps l'idée, à l'instar de Khun (1983) et de son concept de paradigme, que l'épistémè tend à se constituer en monopole, jusqu'au moment où elle se voit supplanter par un autre, à la faveur de changements sociaux. Nous pensons plutôt que l'épistémè est dynamique, en tension comme un champ, et que plusieurs sous-systèmes discursifs y sont co-actifs, même s'ils aspirent à discipliner les concurrents.

          Suivant Foucault à cet égard, nous pensons que l'épistémè est affaire de diagrammes de positions, de formes de dispersion, avec leur extérieur et leur intérieur, permettant d'élucider deux types de forces à l'oeuvre, celles de la mise en forme et celle de la résistance. Il y a donc ici un rapport quasi-structural entre la force et la résistance, entre le terminé et le dé-terminé, entre le monde social et les possibles du sujet. Nous voulons soutenir ici que le relativisme, caractéristique de la pensée postmoderne, est l'une des forces actuelles de la gouvernementalité, de la direction et, surtout, de l'auto-direction des pratiques. Il en va ainsi des rapports entre un enfant et son intervenant social dans le cadre légal de la protection de la jeunesse: le premier en appellera de son droit imprescriptible à la résistance, alors que le second le conduira à s'engager avec toute la puissance d'une volonté auto-référante dans une conduite d'amendement.

          C'est dans un tel contexte de changement que Lyotard (1979) constate, et ce de façon des plus convaincantes, que les méta-récits fondateurs de l'époque moderne (Raison, Religion, Révolution) ont de plus en plus de mal à engager des comportements, ont de plus en plus de difficultés à préserver les monopoles symboliques que les sciences sociales leur auraient attribués jusqu'alors[1]. Empiriquement, il est d'ailleurs aisé de constater la pluralité des référents et des trajectoires, comme l'appel systématique au relativisme et à une forme psychologisée de subjectivisme pour justifier tout comportement. Il en va par exemple ainsi de la revendication des pratiques sexuelles à risque comme le fait de sujets libres, le goût pour ceci ou pour cela étant considéré comme affaire strictement personnelle, a-sociale, si l'on peut dire. Plus fondamentalement, c'est dans cette perspective que le respect et la tolérance s'énoncent comme les valeurs fondatrices de l'époque (mais qu'advient-il de l'intolérable?).

          Pourtant, par-delà cet ancrage relativiste et personnaliste dans les discours argumentatifs ou de légitimation, on constate une certaine orthodoxie d'ensemble, faisant dire à Simard (1988) que pluralisme et relativisme forment la matrice épistémique du monde actuel. Le résistant sera estimé hors du monde civilisé, sans plus de discussions[2]. Si le postmoderne soutient qu'il y a éclatement des méta-récits, ce que la recherche empirique démontre avec beaucoup d'éloquence, il est possible de soutenir que le pluralisme, l'individualisme, le relativisme, comme le libéralisme semblent se déployer dans une orthodoxie d'ensemble tendant à exclure de l'espace du normal les individus, les groupes ou les sociétés rejetant ces orientations épistémiques. Par exemple, même si les chemins sont multiples dans la mobilisation du sujet dans le cadre d'une relation clinique, le bon client sera invariablement celui qui accepte de se poser librement et plus ou moins spontanément comme objet d'intervention, encore mieux comme objet d'auto-intervention (Couturier, 2002a). L'autre, le résistant, sera décrété récalcitrant, asocial, aliéné, ce qui engagera des formes diverses de rééducation ou d'exclusion. Et ce décret est ainsi chargé de pouvoir. À défaut de gouvernementalité normale (c'est-à-dire modale), dont la forme actuelle, l'interventionnisme, est une catégorie importante du souci de soi (Foucault, 2001) en contexte performatif libéral, les appareils de domination seront mobilisés: police, intervenants sociaux, infirmières, enseignantes, etc., pour engager une reprise en main du gouvernement de soi (les lexiques professionnels sont clairs: prise en charge, suivi clinique, traitement, empowerment, et, surtout, intervention). Le défaut de prise en charge engagera donc diverses formes de réclusion (internement psychiatrique et emprisonnement) dont la force référentielle est, par les temps qui courent, diminuée au profit, si l'on peut dire, des diverses formes de l'exclusion que sont la marginalisation économique et culturelle, l'étiquetage social, la suspension des droits fondamentaux (ex.: protection de la jeunesse). Dans cette perspective, la réclusion est force visant la mise forme du corps, alors que l'exclusion atteint son âme, c'est-à-dire du soi. Il s'agit du pôle libéral de notre concept.

          Il importe en outre de distinguer le projet moderne de l'épistémè performative que nous cherchons à concevoir. En fait, l'orthodoxie d'ensemble se structure autour de l'axe du pondérable, qui se sera substitué à celui du positif[3]. Si nous constatons l'épuisement du projet de mathesis, de mise en ordre du monde et de la quête illusoire de l'indivis dans la recherche moderne, nous constatons également une diffusion tout azimut des pensées du pondérable, du technocratique, du managérial, de l'efficacité marchande, de l'esprit gestionnaire (Ogien, 1995), du cosmos économique (Bourdieu, 2000: 16) qui permet non pas d'atteindre le vrai positif mais la mesure de la performance, de l'effet, de la réussite, en regard, somme toute, d'objectifs relatifs et souvent intéressés. C'est ainsi par exemple que les intervenants sociaux, formés et militants du constructivisme, oeuvrent dans des contextes où l'action est de plus en plus mesurée, compilée, comparée, et ce malgré les diverses pétitions de principe, souvent inscrites dans les politiques sociales mêmes. Et cette mesure est moins le fait d'une croyance profonde en la positivité d'une action que chacun sait située, incarnée, voire unique, que de l'espérance que les vertus de la mesure sauront engager la bonne volonté des acteurs vers une quelconque forme de mieux, évidemment socialement codée. Il s'agit du pôle performatif de notre concept.

Le méta-récit postmoderne

          La tonalité fortement normative de nombre de textes postmodernes est frappante pour l'observateur à l'affût des discours performatifs. Cette tonalité et les formes discursives qu'elle engage sont des indices que le postmoderne constitue un méta-récit vigoureux. L'appel à communication de ce numéro (sans aucun doute légitime et pertinent) en est un bon exemple: il " s'adresse [...] à ceux qui sont capables de penser par eux-mêmes". Et les autres, triviaux tâcherons d'une recherche aveugle, sont alors exclus de ce jeu de la distinction. Le discours postmoderne tend alors à se constituer en un discours pastoral annonçant, avec une tonalité apostolique similaire à la bonne et franche aspiration progressiste du 19ième siècle, la "moralité postmoderne" (Milot, 1994: 23) qui distingue, si ce n'est explicitement le normal et l'anormal en recherche, à tous le moins le distingué et le trivial. Cette distinction a d'ailleurs présidé au "Triomphe du postmodernisme comme doxa culturelle" (Milot, 1994: 109). Nous pensons que ce succès doxique s'explique parce que le postmoderne est une forme actuelle de libéralisme.

          Contre Lyotard (1979), nous pensons donc qu'il y a non pas épuisement des méta-récits et de leur puissance de légitimation (1988: 38) mais bien diffusion de nouveaux systèmes discursifs, dont au premier titre ce que nous nommons le performatif libéral, avec ses visées de légitimation. Hors du désir du vrai positif et de l'ordre naturel de jadis, il y a aujourd'hui cet irrépressible désir du performatif, de l'efficace (même en regard des délibérations du cercle herméneutique[4]), et de son envers, en fait sa condition épistémique, la liberté individuelle d'entreprendre et les allégories protonaturalistes qu'elle mobilise. Il en va de même de cette substitution - ou assimilation? (on est arrivé plus récemment au 'consommateur citoyen' - il est et reste cependant, il faut bien l'avouer, plus consommateur que citoyen) - du citoyen et de la démocratie par le consommateur et le marché comme forme allégorique de la nature. Et cet ordre, car il s'agit bien d'un ordre, exige le relativisme (formel) et l'humanisme (tout aussi formel) pour assurer sa prégnance nécessaire à la réalisation de l'unification peut-être paradoxale de la performance et de la liberté[5]. L'épistémè performative libérale se réalise donc en pratique selon deux conditions importantes, soit les processus de réflexivité complexe déjà exposés (Couturier, 2002 b) qui se caractérisent par la systématisation d'une lecture stratégique des possibles, liant ainsi l'action immédiate du sujet à son futur, et les technologies de soi (Foucault, 2001), soit les dispositifs producteurs de l'engagement et donc de la réalisation de l'action sociale actuelle. Le sujet total devient alors un projet, dont la vie concrète rend parfois (souvent?) difficile la réalisation. L'individu est alors conduit vers la souffrance[6].

          Par exemple, pour le terrain de l'intervention dans le champ social, Ewald questionne le lien qu'il y eut entre la forme étatique de l'État providence, père des pratiques professionnelles d'intervention sociale qui nous intéressent, et le bio-pouvoir: la crise de l'État providence indique-t-elle la crise du bio-pouvoir"ou si la "crise" n'est pas plutôt une étape de son développement"? (1986: 27). Nous pensons qu'il s'agit de la seconde hypothèse, bien qu'elle se joue un peu différemment de ce qu'expose Ewald. Le bio-pouvoir se prolonge des technologies de soi dont le quadrillage est (peut-être) de plus en plus systématique, ce qui tend à reconfigurer la modalité d'action de l'État social sur le social, notamment en redéfinissant les conditions du travail professionnel, en engageant l'exigence de collaboration interdisciplinaire au travail, l'extension de la modalité relationnelle, l'expansion de l'interventionnisme (du côté de la prime enfance, par les garderies, du côté des marginalités, par les diverses modalités de travail de rue, de la codification des pratiques de l'intime, du côté notamment de la sexualité), la professionnalisation des pratiques parallèles (ex.: la psychologisation de pratiques jadis féministes), le développement du participationnisme formel (dans les conseils d'établissement scolaire, dans les structures publiques du système sociosanitaire, etc.), entre autres. Si l'État social quitte peu à peu le modèle universaliste keynésien, il se constitue en un modèle performatif et libéral, plutôt communautarien au plan politique, mais néanmoins interventionniste puisque participant de ce désir irrépressible de performance et de liberté en vue de réaliser quelque projet. Si les "technologies de l'implication" (1996: 15) exposées par Nicolas Le Strat caractérisent la gestion actuelle du social, elles exigent une action relationnelle de tous les instants au plan de l'intervention pour réaliser l'institution de soi, fondement de tous les libéralismes. Là les praticiens jouent un rôle important en instituant en chacun (en fait en celui qui démontre un défaut d'instruction du souci de soi) le libéralisme par le projet de soi.

          En fait, l'épistémè performative libérale, à laquelle participe donc l'intervention sociale, se fonde sur l'articulation du pondérable, comme condition du performatif, et des institutions de soi, comme condition du libéralisme. Véritable matrice du monde, où se trouve une relation forte entre impératifs sociaux et injonctions à s'autoproduire, l'épistémè performative libérale est d'abord productive d'un rapport de soi au monde, et de soi à soi, que contribue à réaliser l'État social libéral par son action sociale. Nous pensons que, pour une part au moins, le méta-récit postmoderne légitime cette épistémè.

Penser la tache aveugle

          Il est certes possible de considérer le postmoderne comme réflexivité de la modernité sur elle-même (Durozoi, 1990; Lyotard, 1988). Nous voulons cependant souligner que la réflexivité n'est pas l'apanage d'une activité autocentrée (Couturier, 2002b), comme elle ne procure pas une position en surplomb du monde. Elle est pour nous une méthode d'analyse qui inclut les conditions du rapport de l'analyste à son objet (Bourdieu, 2001). Le postmoderne ne peut alors s'exclure de son propre champ de vision. En appui sur la problématisation précédente, le postmoderne peut être considéré comme un analyseur (Lourau, 1970) des plus pertinents de l'épistémè, et donc de l'époque et de ses discours. Pour ce faire, rien de mieux que d'appliquer la puissance critique de la pensée postmoderne à elle-même.

          Prenons l'exemple des pratiques professionnelles interdisciplinaires dans le champ de l'intervention sociale. Si l'interdisciplinarité apparaît en modernité avancée (donc vers la fin de l'épuisement du projet de mathesis) comme une réponse aux carences de l'approche disciplinaire (dans tous les sens du terme), implique-t-elle forcément une épistémologie postmoderne? Serait-il incongru de la concevoir à travers d'autres épistémologies posant l'interdisciplinarité moins comme l'éclatement de la topique de la mathesis que comme une disciplination de l'action des uns et des autres en regard d'objectifs performatifs d'intervention, arrimés à de super ordinate goals (Sherif et al., 1961), construits comme un ensemble de buts transdisciplinaires et organisationnels interdépendants (Stabelski, Tsutuka, 1990). Si nous prenons acte de la critique postmoderne, des plus heuristiques, sa reconnaissance ne conduit pas forcément à l'unification épistémologique - auquel cas, les postmodernes apparaîtraient comme les derniers barbares (pour détourner un peu le style de Lyotard) de la pensée épistémologique unique. Étrange paradoxe, s'il en était un.

          Nous sommes alors souvent étonné d'entendre avec quelle vigueur et passion, avec quelle tonalité d'évidence et de "quasi positivité" s'énonce la pensée postmoderne. Milot questionne de manière pertinente cette tonalité discursive:

Aussi, le concept de postmodernité ne fait pas consensus, pas plus dans sa définition concurrentielle [...] que dans ses conditions de possibilité: pour les uns, il faut le resituer dans une historicité bien délimitée, pour les autres, c'est précisément cette opération qui demeure impensable. (1994: 91)

          Et ce caractère historicisé du postmoderne appelle, toujours selon Milot, une proposition de réflexion et de recherche que nous pensons fort importante:

Tout compte fait, et toutes choses étant égales, donner à voir que le postmodernisme peut relever de la fiction théorique d'une part, et de la littéro-philosophie d'autre part, et en donner à lire les conséquences pour la fiction comme pour la théorie, pour la littérature comme pour la philosophie. (1994: 92-93).

          Il faut alors étudier le discours postmoderne au moins sous deux angles. Le premier cherchera à étudier sa forme, en élucidant les forces extérieures et intérieures en présence. Le secondcherchera à élucider les possibles d'une pensée postmoderne qui ne se pose plus en surplomb du monde, mais dans le monde. Il faut ainsi séculariser le postmoderne, le réduire à une pensée comme les autres dans le champ intellectuel[7].

Conclusion

          Nous avons substitué, pour l'exercice, le terme postmoderne par épistémè performative libérale. Soyez assurés que nous n'avons pas l'intention d'en faire une véritable proposition conceptuelle, il ne s'agissait que d'un coup, sans doute modeste, dans le jeu de la pensée. Le propos visait plutôt à démonter le caractère construit, discursif et surtout programmatique du postmoderne. Si cela est utile, il ne s'agira pas d'invalider la sensibilité postmoderne, certainement nécessaire, mais plutôt de convier le critique à réintroduire réflexivement la sensibilité à l'analyse. En cela, la pratique de la recherche et celle de l'intervention sociale peuvent trouver une certaine correspondance, peut-être inattendue.

Yves Couturier et Sébastien Carrier

Notes:
1.- Nous employons le conditionnel car nous doutons qu'une analyse serrée des pratiques démontrerait ce caractère monopolistique.
2.- C'est cette exclusion fondamentale qui provoque l'insoutenable souffrance des peuples autochtones au Canada, aux États-Unis et en Australie. Pour un autre exemple, voir Couturier (2003).
3.- Nous nous risquons à une critique plus fondamentale de Lyotard. Il écrit: "la victoire de la technoscience capitaliste sur les autres candidats à la finalité universelle de l'histoire humaine est une autre manière de détruire le projet moderne en ayant l'air de le réaliser" (1988: 36). Il s'agit là selon nous moins d'un argument que d'une pirouette élégante, posant le renversement dialectique comme clôture du débat. Nous préférons explorer une autre hypothèse: le pondérable ne serait pas en contradiction avec le postmoderne, mais en serait l'une des formes. À défaut d'une quelconque qualité de vrai, la quantité, souvent intéressée, sera légitimée de façon toute libérale par l'intérêt du sujet.
4.- Une analyse régressive de la petite histoire de vie des comités d'éthique de la recherche ou des codes d'éthique pour l'intervention pourrait sans doute révéler quelques formes subtiles de performativité.
5.- Bourdieu donne un sens politique à ce formalisme de l'humanisme: "On sait que, de façon générale, l'égalité formelle dans l'inégalité réelle est favorable aux dominants." (Bourdieu, 2001: 96). Et " Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l' "humanité", c'est en exclure, sous des dehors de l'humanisme, tous ceux qui sont dépossédés des moyens de la réaliser." (Bourdieu, 1997: 80).
6.- Si l'intervention sociale a pour objectif d'engager le sujet vers un projet que ses conditions de vie concrètes lui rendent difficile à réaliser, elle sera, paradoxalement, le vecteur de la norme conduisant à la souffrance. C'est d'ailleurs dans cette perspective que le puissant fantasme de l'appel des profondeurs (aller voir ce qui s'est passé dans la prime enfance, par exemple) est contrebalancé par les risques que l'intervention ne puisse assumer tous les risques inhérents à une telle action. Ainsi, un des invariants praxéologiques les plus forts en intervention sociale est qu'il importe de ne pas soulever des problèmes qu'on ne peut solutionner. Alors que Lyotard estime que le projet est caractère de la modernité (1988: 36), nous le pensons très postmoderne dans la mesure où il arrime justement l'actuelle (le moderne) avec le futur (post).
7.- Cette réduction comporte au moins un effet positif et un risque. Elle permettra de séparer la programmatique de l'épistémologique, ce qui est utile. Le risque est que, ce faisant, le postmoderne perde de sa pertinence en regard de concepts plus analytiques, nous pensons surtout aux concepts de la phénoménologie.

Références bibliographiques:

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Couturier, Y. (2003). "Mouvements croisés de l'imaginaire social et pratiques de résistance: refuser de se poser en objet d'intervention dans le cadre d'une ligne ouverte d'intervention psychologique". Revue électronique de sociologie Esprit critique, 5 (2), téléaccessible à http://www.espritcritique.org.

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Khun, T. (1983). La structure des révolutions scientifiques, Paris, Ed. Flammarion.

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Notice:
Couturier, Yves et Carrier, Sébastien. "Le postmoderne, tache aveugle de la postmodernité? Ou l'énonciation épistémique d'un méta-discours performatif libéral", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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