Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Automne 2003 - Vol.05, No.04
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Dossier thématique
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Entretien
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Du local au global: "La perpignolade: un concept local" - Entretien avec le professeur Robert Marty
Par Martine Arino

          Le 26 avril 2003, Robert Marty[1] professeur émérite de Sciences de l'Information et de la Communication, mathématicien et sémioticien publiait un essai de micro-littérature intitulé: La perpignolade: un concept local. Il y dénonce avec brio et humour la justification de l'imposition de l'arbitraire sur un territoire. Même si la réflexion paraît s'inscrire sur la région de Perpignan, elle est malheureusement applicable à d'autres aires géographiques.

          Lors de cet entretien, Il s'agira aussi d'analyser cette nouvelle forme critique et engagée d'écriture pour en faire émerger son implication. Je conclurai avec l'implication et les réseaux virtuels.

Esprit critique: "Pourquoi avez-vous entrepris d'être votre propre éditeur? P. Lévy explique dans son livre sur la cyber-démocratie que l'internaute devient son propre média. Est-ce que ce genre de micro-littérature pourrait avoir la même forme?"

Robert Marty: "Etre son propre éditeur c'est maîtriser l'ensemble des processus qui produisent un ouvrage ou du moins évaluer et choisir parmi les formes possibles celles qu conviennent le mieux à un projet éditorial. Mon choix est donc lié à un projet de recherche-action dont j'expose ci-dessous les grandes lignes: saisir un concept -et un seul à la fois- qui est émergent dans la société donc imprécis, utilisé sans trop de discernement mais dont l'émergence, spontanée par nature, atteste de l'utilité sociale. Faire ensuite sur ce concept un travail de précision et de clarification pour hâter sa mise à disposition de chacun qui voudra bien se l'approprier. D'une certaine manière il s'agit de "booster" un processus naturel mais il est clair que, autant dans le choix que dans la méthode, se manifeste une intentionnalité qui situe le projet dans l'intervention socianalytique. D'une certaine manière, le concept est testé dans sa capacité à s'universaliser pour devenir un instrument collectif d'intelligibilité de la réalité. En fait, ce que l'on s'efforce de vérifier c'est si l'invention du concept choisi est bien un élément pertinent dans le processus de construction sociale de la réalité. On sélectionne évidemment le concept qui parait le plus éclairant dans le contexte de parution de l'ouvrage.

Du point de vue purement littéraire, je teste du même coup, à la lumière du succès de Matin brun de Franck Pavloff[2], le concept de "micro-littérature" qui pourrait être une tendance forte de la littérature du XXIème siècle: un seul concept dans 12 mini-pages avec de l'humour (autant que faire se peut) et le minimum d'effort de théorisation (tant redouté par les jeunes d'aujourd'hui) mais suffisamment quand même pour que personne n'ait le sentiment d'avoir perdu le quart d'heure passé à lire le micro-livre. Le dosage est difficile mais seule une expérimentation en vraie grandeur peut donner une réponse. La première expérimentation est engagée sur l'aire limitée du département des Pyrénées-Orientales.

Du point de vue sémiotique, aucune des caractéristiques qui contribue à la valeur-signe du livre produit in fine ne doit échapper au contrôle du producteur-éditeur, depuis la maquette jusqu'au choix des polices de caractères. En particulier, ce dernier doit avoir la capacité de financer l'ensemble du projet ou d'associer pleinement un éditeur professionnel à son projet. Les conditions de l'auto-édition sont disponibles sur le web: http://www.auto-edition.com/. Si l'on pousse plus loin l'analyse, l'éditeur apparaît comme le gestionnaire économique des interprétants du marché. En d'autres termes, la structure éditoriale détient un habitus interprétatif - que n'ont pas en général les auteurs - qui lui permet d'associer avec une bonne approximation à tout livre-signe un chiffre de ventes et il lui suffit de comparer le chiffre d'affaires attendu au coût estimé de la publication pour conclure très rapidement à la viabilité de l'opération éditoriale. C'est une raison supplémentaire pour expérimenter sur des petits ouvrages en petite série avec l'espoir que le succès du modèle réduit soit un élément susceptible d'inciter ultérieurement un éditeur professionnel à prendre des risques à grande échelle, ce qui est malgré tout le fondement de leur métier.

Je pense que si l'on sort de l'édition électronique stricto sensu, il est illusoire de penser que l'on puisse devenir son propre media. Le relais de l'édition traditionnelle est indispensable. Le passage par l'auto-édition ne saurait être que l'élément premier d'une stratégie fondée sur l'indexicalité: diriger l'attention des professionnels sur un projet en prouvant le mouvement en marchant sur les seuls premiers pas que peut assumer un individu isolé. La micro-littérature pourrait être la forme émergente d'une telle stratégie".

Esprit critique: "En tant que sémioticien, pouvez-vous nous expliquer le titre La Perpignolade et l'illustrer?"

Robert Marty: "Il convient d'abord de relater brièvement la genèse du projet. Il y a d'une part ce qu'il est convenu d'appeler "l'affaire Brasillach" qu'on a tenté ici de limiter à une tempête dans un bocal (mais qui a largement débordé dans les medias nationaux) et d'autre part le succès constaté de Matin brun, un conte philosophique sur le thème de l'antifascisme, un succès réactivé par le traumatisme de l'élection présidentielle du 21 avril. Tous les documents relatifs à cette affaire sont exposés à.; C'est dans ce contexte qu'a germé le projet des Editions de Collyre dont je suis le seul et unique acteur, de A jusqu'à Z, si l'on excepte l'imprimeur qui n'a fait valoir aucune contrainte restrictive hormis des conseils de bon sens visant à faire rentrer la première édition dans un budget raisonnable que je pouvais assumer (grâce à de l'argent gagné en tant que consultant en études qualitatives de sémiotique pour de grandes entreprises, voir www.semiolines.com).

Le titre La perpignolade nomme le seul et unique concept qui est développé dans un micro-livre de 12 pages. Inventé par un ancien étudiant devenu un ami qui, lors de son passage dans notre université, fut témoin et acteur d'événements anomiques en son temps et qu'il eût l'idée de nommer de la sorte. En fait l'analyse montre qu'il a spontanément créé un mot-valise, l'union de "perpignan" et de "guignol" (recollés par les trois lettres "ign") destiné a recouvrir une constante essentielle de la vie politique, culturelle et sociale de notre ville. En recollant les mots il recollait une réalité - la vie de notre ville - avec sa représentation métaphorique sur une scène de guignol, dont on sait qu'il est un spectacle destiné à faire rire les enfants. Le tour de force des acteurs, aussi bien que des medias chargés de rendre compte de cette action, est de naturaliser la représentation comme réalité en excluant tous ceux qui dénonceraient la supercherie. Les mécanismes d'exclusion sont variés et consistent, pour l'essentiel, soit à transformer ces derniers en acteurs eux-mêmes en leur attribuant des statuts et des rôles dans la représentation soit, en cas d'impossibilité, à les rendre quasi-invisibles et inaudibles en les privant de tout accès à la parole publique.

L'effet attendu est le suivant: en aidant le concept ainsi nommé à proliférer dans les esprits, ouvrir les yeux de ce public captif sur le caractère construit et mensonger de la représentation qui lui est offerte afin de l'inciter à découvrir par lui-même la réalité qu'elle dissimule et les moyens par lesquels elle est dissimulée. Libre à lui ensuite d'attribuer une intentionnalité à ce type de pratique de la part des organisateurs de la mise en signes. L'entreprise n'est pas désespérée puisque le concept aussi bien que l'étiquette qui lui est attachée viennent du milieu lui-même qui est soumis à l'illusion. Il s'agit donc de hâter la venue dans les esprits d'un élément crucial pour accéder aux réalités cachées plutôt que de prêcher une quelconque révolte contre l'establishment local dont on sait qu'elle est vouée à l'échec tellement le contrôle social est efficace et rodé depuis longtemps. En fait je suis tout à fait dans la perspective tracée par Barthes à la fin de sa préface des Eléments de sémiologie: "pas de dénonciation sans son instrument d'analyse fine, pas de sémiologie qui finalement ne s'assume comme une sémioclastie". D'où la profession de foi déclarée des Editions du Collyre:

Mettez un nouveau concept dans votre esprit.
Il peut produire une irritation passagère.
Ensuite vous y voyez plus clair.

Il faut évidemment, pour être entendu et crédible, inscrire le concept dans le flux de la vie locale, montrer qu'il s'applique à nombre de situations qui la caractérisent et qu'il les éclaire de façon définitive et sans appel. Par exemple tout un pan de l'affaire Brasillach citée plus haut relève sans la moindre hésitation de la perpignolade. En effet, on a pu lire dans le Monde que le signataire de l'article de l'Encyclopédie incriminé n'en est pas véritablement l'auteur bien qu'il se soit débattu comme un beau diable au début de l'affaire en se couvrant de l'autorité d'un membre important de la communauté juive qui en aurait approuvé le contenu. Ce sont les éditeurs qui s'y désignaient à sa place et probablement, leur avait-on demandé de le faire au titre des sommes encaissées provenant d'une collectivité locale afin de sauver un soldat voué corps et âme au fragile équilibre politique de la microsociété locale. De plus, un examen approfondi du texte montre qu'il a été pour l'essentiel recopié d'une quatrième de couverture d'un livre de Brasillach écrite par Maurice Bardèche, le propre beau-frère et exécuteur testamentaire de Brasillach, et surtout l'introducteur reconnu du négationnisme en France. J'ai pu même faire observer que le Préfet Bonnet, incriminé dans la célèbre affaire des paillotes corses, auxquelles des gendarmes français ont mis nuitamment le feu, n'avait fait que recycler le concept en Corse après son long passage à la préfecture de Perpignan où il s'est illustré aussi par des contributions spécifiques.

Enfin la dimension de l'humour me paraît fondamentale pour mener à bien ce genre de projet car il joue un rôle crucial dans sa réception. Qualité générale de l'analyse, il ouvre l'esprit à l'acceptation du concept à titre précaire certes car il faut lever de nombreuses défenses installées par l'institué posé avec sérieux par les corps constitués et medias constructeurs des réalités au quotidien. L'humour, surtout lorsqu'il est jubilatoire, est un allié précieux pour la réussite d'un tel projet. Mais c'est aussi un allié exigeant qu'il faut traiter avec beaucoup de précaution: en excès, il ouvre la voie à la folklorisation, à l'invalidation par manque de sérieux d'un auteur suspecté de chercher avant tout à s'amuser au dépens des autres; insuffisant ou de mauvaise qualité, il lasse vite et ne retient pas suffisamment l'attention du lecteur. En d'autres termes, il faut que l'humour soit perçu comme étant au service de l'entreprise sémioclaste et non une fin dernière poursuivie par l'auteur".

Esprit critique: "Qu'est-ce qu'un intellectuel impliqué?"

Robert Marty: "Les années de l'après-guerre bruissent encore des débats autour de la position des intellectuels et notamment de leur engagement en politique. On a voulu voir avec la mort de Sartre la disparition du dernier intellectuel engagé. Certes le petit monde des intellectuels français s'est aussitôt tourné vers Bourdieu censé recueillir l'héritage. Mais celui-ci l'a manifestement refusé pour ne pas se laisser prendre au piège de la posture, afin de continuer sereinement son travail de décapage de la société française et notamment de ses rapports avec les medias, ce qui lui interdisait, selon moi, toute possibilité d'acquérir une dimension critique suffisante pour peser de tout son poids sur l'évolution de la société civile.

Il me semble donc que l'implication de l'intellectuel doit être réelle, c'est-à-dire incarnée dans des pratiques de construction sociale de la réalité au jour le jour, mais que cette implication soit mise au service de la connaissance. En d'autres termes, l'intellectuel impliqué utilise son implication personnelle comme outil de connaissance. C'est son implication maîtrisée qui produit du savoir autant sur la société que sur lui-même, mais celle-ci ne présente d'intérêt que pour lui-même. Il ne lui est pas interdit d'être habile faute de quoi sa stratégie sera vite éventée. D'ailleurs la réussite d'une telle stratégie ne peut-être que collective et quelques kamikaze, nouveaux députés Baudin se faisant tuer sur une barricade virtuelle pour 5 euros, seraient de peu de secours pour ouvrir les yeux des masses de téléspectateurs captés par la téléréalité et autres distractions qui les détournent des déterminants de la construction de leur propre vie.

Enfin, puisqu'il s'agit d'implication réelle, elle est nécessairement limitée aux sphères dans laquelle évoluent habituellement les intellectuels. Les illusions post-soixante-huitardes de l'établissement en usine ont suffisamment montré le caractère vain de tout franchissement intempestif des barrières entre catégories sociales qui délimitent autant d'habitus interprétatifs différents et souvent étrangers les uns aux autres. Cependant, on peut espérer à bon droit que les coups de projecteurs sur les mécanismes de fonctionnement du contrôle social des systèmes de signes ainsi que leur occultation à ceux-là mêmes qui les utilisent accroissent continûment la réflexion critique d'ensemble sur nos sociétés. On assiste aujourd'hui à des tentatives très intéressantes qui sont encore le fait de franc-tireurs mais qui ont fait des ravages quant à la fiabilité des constructeurs de réalité emblématiques, tel le Monde en France qui paraissait jusqu'ici au-dessus de tout soupçon (Daniel Carton, Pierre Péan et Philippe Cohen, Alain Rollat). Dans chaque cas, on relève une forte implication indexicale qui renvoie à des statuts d'observateurs-participants, les seuls statuts qui permettent d'énoncer des lois sur la société en contribuant à maîtriser, autant que faire se peut, ses évolutions en profondeur par la connaissance indexicalisée qu'ils en produisent".

Robert Marty
2 juin 2003

Implication et réseaux virtuels

          Pour terminer, je dirai que les réseaux virtuels permettent une libre circulation de l'information et de la communication. Ainsi, nous pouvons observer une augmentation des échanges informels dans les communautés de recherche avec la création de "collège invisible" et une amplification des échanges interpersonnels. La revue Esprit critique en est un exemple. La constitution de "collège invisible" grâce au web vient court-circuiter l'organigramme des institutions universitaires. Ce qui a pour conséquence de libérer l'expression de l'implication du chercheur dans son objet de connaissance. Le chercheur n'est plus sous la tutelle d'un mandat social. René Lourau dans le Lapsus des intellectuels[3] caractérise l'intellectuel impliqué par son refus du mandat social. Tandis que "son acceptation consciente ou inconsciente définit l'intellectuel organique. L'intellectuel organique s'identifie à l'institution en admettant son bien fondé. Il obéit à ses injonctions et participe à sa reproduction par ses productions. C'est alors qu'il devient une catégorie socio-économique, celle des cadres, il exerce plus une profession qu'un engagement. Inversement l'intellectuel engagé nierait le mandat social, le refus "de jouer le rôle que la demande sociale avait fabriqué pour tous les intellectuels." (R. Lourau, 1981, p. 60) Il est critique à l'égard de la société. En général, on le trouve dans des groupes d'avant-garde qui se veulent en rupture avec elle. Les réseaux virtuels sont des espaces de liberté où les avant-gardistes ont toute la liberté pour s'exprimer. Cet entretien vient confirmer cette assertion.

          Je laisse le dernier mot à R. Marty: "Il est clair que l'introduction des nouvelles technologies culturelles de masse en modifiant les canaux existants et en créant de nouveaux canaux accroît les possibilités des agents, procurant pratiquement à chacun les possibilités d'une expérience médiatisée avec la plupart des objets".

Martine Arino

Notes:
1.- Ses publications scientifiques portent sur les domaines suivants: mathématiques, sémiotique, sociologie, ethnométhodologie, sciences de l'éducation, sciences cognitives, design, publicité, marketing, intelligence artificielle, web sémantique et ontologies. <http://come.to/robert.marty>.
2.- Cheyne éditeur, 1998.
3.- Ed. Privat, 1981.

Notice:
Arino, Martine. "Du local au global: "La perpignolade: un concept local" - Entretien avec le professeur Robert Marty", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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