Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Automne 2003 - Vol.05, No.04
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Dossier thématique
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Article
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E-critures: co-constitution d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté
Par Evelyne Broudoux et Serge Bouchardon

Résumé:
L'étude du dispositif e-critures permet de suivre l'évolution co-constituante d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté. Dans le champ en construction et en quête de légitimité de la littérature électronique, le dispositif e-critures apparaît en effet comme une fabrique accélérant la structuration du champ en mouvements, mais aussi comme un laboratoire dans lequel une tentative de catégorisation du champ en différents genres est à l'oeuvre, ainsi que la construction d'une "critique". C'est également le dispositif qui favorise un jeu (jeu identitaire des différentes figures d'auteurs) sur les rôles et les places, parfois interchangeables, quelquefois spécialisés, des différents acteurs.

Auteurs:

Evelyne Broudoux
Doctorante en SIC. Enseignante à l'IUT La Roche sur Yon. Laboratoire Paragraphe, Département Hypermédia, Université Paris 8.

Serge Bouchardon
Agrégé de Lettres Modernes. Doctorant en SIC. Enseignant à l'Université de Technologie de Compiègne. Laboratoire COSTECH (Connaissances, Organisation, Systèmes techniques), UTC.


Introduction

          Nous nous intéressons ici au dispositif technique, matériel et conceptuel, mettant en relation des acteurs et des outils dans un espace électronique partagé. L'étude de cas présentée concerne un dispositif en ligne dédié à la littérature électronique. Dans le paysage des sites de revues littéraires - notamment des sites hybrides se présentant à la fois comme une revue littéraire, un forum de discussion, un atelier d'écriture - ce dispositif met en scène une relation spécifique au support. Utilisé par les différents acteurs, le support informatique est en effet dans le même temps le constituant des oeuvres électroniques présentées et discutées. La dimension technique du dispositif est alors centrale: les acteurs parlent de leurs pratiques de lecture et d'écriture de la littérature électronique en "pratiquant" le support informatique.

          Se pencher sur un tel dispositif (consacré à la littérature électronique) permet de s'intéresser à un champ (Bourdieu, 1992) en construction, dont les normes et conventions de lecture et d'écriture sont en cours de constitution, et dans lequel cherchent à se placer les différents acteurs. On peut ainsi observer des interactions fortes entre un dispositif technique, un champ et des acteurs. Notre hypothèse est qu'il est possible de suivre, dans ce cas, la co-constitution d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté. Cette hypothèse pourrait prendre appui sur Gilbert Simondon (1989) et la notion de "transduction". Les dispositifs électroniques ne sont pas seulement des dispositifs autorisant certains usages et pratiques à une communauté; la communauté est constituée progressivement ("individuation collective") par le dispositif en même temps qu'elle constitue ce dispositif. C'est en ce sens que l'on peut parler d'une co-constitution "transductive".

          Pour mettre à l'épreuve cette hypothèse, nous nous sommes intéressés au dispositif en ligne e-critures[1]. Il s'agit d'un dispositif hybride (liste de discussion + site Web) consacré à la littérature électronique qui "réunit à la fois des écrivains, des chercheurs et de simples lecteurs". D'un point de vue méthodologique, l'étude du dispositif e-critures a consisté en une étude qualitative (en profondeur) avec participation[2].

1. Le dispositif e-critures

1.1. La liste de discussion

          Le dispositif en ligne e-critures se compose d'une liste de discussion, d'un site web et d'une association[3]. C'est la liste de discussion, créée en novembre 1999, qui a été première (elle compte actuellement 92 membres et près de 2500 messages depuis sa création). Selon la définition annoncée, elle constitue un groupe d'échanges et de réflexion qui réunit à la fois des écrivains et collectifs d'écrivains qui ont une spécialité d'écriture et de publication électroniques, des chercheurs et de simples lecteurs intéressés par la littérature électronique. Le choix de la médiation par "liste de discussion" façonne une audience constituée par un cercle d'"initiés": nul ne peut s'inscrire sans passer par le modérateur (dont le rôle est cependant restreint puisque les messages sont postés librement). Les membres d'e-critures se trouvent ainsi dans une situation traditionnelle de cooptation et doivent être entrés en relation avec au moins un des membres du groupe pour pouvoir le rejoindre. Le "dehors" dont ils sont issus connaît deux états:

  • en présence, à l'occasion d'événements liés à la "littérature électronique" ou plus généralement à l'"art numérique" (performances, installations, festivals, lectures et projections publiques ou simples réunions),
  • médiatisé (revues imprimées et/ou électroniques, autres forums, échanges par courrier électronique à partir de sites d'auteurs, etc.).

          Ces deux modes d'échanges, loin d'être en concurrence, sont étroitement imbriqués et agissent en synergie dans la construction du champ dès les prémisses jusqu'à l'heure actuelle. C'est ainsi que lors du lancement de la revue "Si loin, si proche"[4], Lucie de Boutiny a donné rendez-vous aux e-crituriens au café Le Web bar[5] ou que François Coulon annonce régulièrement sur la liste de discussion ses "Premiers mardis du mois", rencontres mensuelles itinérantes dans divers cafés.

          La liste de discussion fonctionne selon une succession de dialogues et la diffusion des messages est toujours unilatérale: de un vers tous les membres de la liste. La structure organisationnellerepose sur la présence d'un modérateur, l'autorégulation du groupe, l'autoprésentation des membres et la reconnaissance positive ou négative entre membres. Le sentiment d'appartenance à la liste est directement lié au sentiment de faire partie de la galaxie des "précurseurs" et à la possibilité de batailler ou non pour sa propre visibilité. Cette visibilité repose notamment sur la production d'oeuvres et la "mise en discussion" ou en "tests" au sein de la liste, mais aussi sur la publication d'oeuvres sur CD ou revues et la mise en place d'installations ouvertes à un public plus large que celui de la liste e-critures.

1.2. Le site web

          Le site web[6] d'e-critures, créé en janvier 2001, donne notamment aux auteurs la possibilité de présenter leurs oeuvres ("créations individuelles") mais aussi d'investir un espace commun ("créations collectives"). Afin d'enrichir le contenu des échanges avec les visiteurs du site, une nouvelle version est en cours de création (lancement automne 2003). Émanation de la communauté constituée par la liste, sa réalisation est répartie entre plusieurs acteurs membres (administrateur et serveur à New York, développeurs à Paris, graphiste à Marseille...) et a fait l'objet de discussions sur la liste elle-même:

  • dans sa définition (site consensuel proposant une rétrospective de la littérature électronique ou site "manifeste"?),
  • dans ses usages (doit-il par exemple permettre aux internautes de faire des critiques d'oeuvres données à voir sur le site?),
  • dans ses aspects techniques, ses fonctionnalités et son interface (HTML ou Flash et Director?)...

          Enfin, une revue multisupports (papier+site+CD-ROM) sur le thème "Si loin si proche" est programmée pour janvier 2004.

1.3. E-critures, communauté et champ

          La diversité des acteurs du site e-critures est affichée: "Liste de discussion dédiée à la littérature électronique. Elle regroupe des auteurs, des universitaires et de simples lecteurs."[7] Mais dans quelle mesure peut-on ou non conclure à la constitution d'une communauté? "Parler de "communauté de lecteurs" suppose, comme l'explique Roger Chartier (1996), de se demander s'il existe, entre les personnes qui les composent, des "normes et des conventions de lecture" qui seraient construites et stabilisées dans ce nouvel espace d'échange." Le problème de la littérature électronique et des sites y afférant, c'est que justement les normes et les conventions d'écriture et de lecture sont en construction et ne sont pas stabilisées. Ce sont ces normes et ces conventions de lecture et d'écriture qui se débattent et se construisent notamment dans le dispositif e-critures. Il paraît donc intéressant d'observer quelque chose qui émerge et d'étudier comment une communauté se construit dynamiquement dans la tension (entre mouvements et genres, auteurs et lecteurs), dans la production de frontières d'un champ.

          En effet, le dispositif e-critures se présente par certains côtés comme un dispositif éditorialvisant à la légitimation d'un nouveau champ: conflits de tendances, prises de position anti-institutionnelles ou stratégies d'accumulation de "capital symbolique" sont autant d'indices de la constitution d'un champ de la littérature électronique. Pour ce qui est de la constitution du champ, la démarche et les analyses de Pierre Bourdieu (1992) apparaissent pertinentes, dans la mesure où un champ se définit notamment par rapport à une extériorité, en déterminant des enjeux et des intérêts spécifiques qui sont irréductibles aux intérêts et enjeux des autres champs. La constitution du champ de la littérature électronique suppose des conventions qui se construisent, parfois conflictuellement, entre des mouvements littéraires (constituant la structure interne du champ) et des genres (faisant intervenir une notion d'héritage et de filiation).

2. Mouvements et genres

2.1. Un champ en construction

          Le champ de la littérature électronique, en tant que champ en construction, souffre d'un déficit de légitimité: en particulier, la constitution d'une critique qui pourrait le promouvoir tarde à se dessiner. Le regard critique et le partage d'observations des oeuvres "mises en pâture" par l'intermédiaire de la liste de discussion semblent combler cette lacune: il y a bien là auto-référence et "communautarisation" qui risquent d'être synonyme d'enfermement. On peut notamment relever, dans les contributions des participants, des références récurrentes à d'autres champs (littérature "papier", cinéma, performances, installations...), références souvent négatives. Les participants s'efforcent ainsi de replacer le champ "dans le système des relations objectives constitutif de l'espace de concurrence qu'il forme avec tous les autres" (Bourdieu, 1992) afin d'asseoir sa légitimité. Il est également symptomatique que, alors que beaucoup de revues littéraires en ligne permettent d'accéder au site de e-critures[8], le site de e-critures ne renvoie qu'à des sites consacrés à la littérature électronique[9].

2.2. Une fabrique de mouvements littéraires

          C'est dans le cadre de ce champ que se constituent des "mouvements" qui prennent la forme de conflits de définition: chacun vise à imposer les limites du champ ou la définition des conditions de l'appartenance véritable au champ. Par exemple, les tenants de la "littérature programmée" dénient à ceux qu'ils appellent les auteurs d'une littérature "de surface" (c'est-à-dire s'intéressant aux formes sémiotiques de réception plus qu'à l'ensemble du dispositif) une quelconque légitimité dans le champ de la littérature électronique.D'où la question suivante: en quoi la liste de discussion et le site de e-critures favorisent-ils l'émergence de groupes et de mouvements se positionnant les uns par rapport aux autreset constituant la structure interne du champ?

          Penchons-nous sur un exemple précis de constitution d'un groupe, en l'occurrence "Transitoire observable". L'annonce de la création du mouvement le 11 janvier 2003 a lieu sur la liste elle-même, dans un message que l'auteur Philippe Bootzsouhaitait adresser à l'un des membres de la liste et qu'il aurait "par erreur" adressé à la liste elle-même:

"Alexandre, Tibor et moi sommes en train de mettre en place un nouveau "groupe" avant-ou-pas-garde, de réflexion-production, expérimental-ou-pas, enfin quelque chose qui se veut un pavé dans la mare consensuelle. Notre position consiste à affirmer que la littérature électronique n'est pas, fondamentalement, une littérature de l'écran mais avant tout une aventure (ou un ensemble de démarches) programmatique littéraire dont le statut remet profondément en cause la notion d'objet textuel héritée des siècles passés. [...] Le nom du groupe n'est pas définitivement arrêté. Il tourne pour l'heure autour de l'expression "transitoire observable"."

          La diffusion unilatérale de ce message entraîne très rapidement les autres membres de la liste à se positionner par rapport à ce groupe en constitution. Ainsi Patrick Burgaud s'exclame-t-il dans un mail du 14 janvier:

"Enfin et de la part de Philippe Bootz qui n'était pourtant pas vraiment partant, un texte-groupe-manifeste-volonté que j'appelais de mes voeux."

          Patrick Burgaud, qui n'avait pas été sollicité pour être partie prenante du groupe, fait ainsi sur la liste acte de "candidature". Le dispositif technique de la liste accélère donc la constitution du groupe. Les contributions sur la liste prennent alors la forme de textes-manifestes. C'est notamment le cas des interventions de Philippe Bootz:

"Depuis les années 80 je revendique le fait, et je suis loin d'être le seul, que le travail sur les fonctions lecture et écriture sont des travaux littéraires. J'affirme que la littérature a changé d'objet; son enjeu, son domaine, ne concernent plus le langage de surface dont elle a épuisé les ressources mais ses modes de transaction, son insertion signifiante dans un dispositif de communication." (message du 17 février 2003)

          La constitution de tels groupes permet aux acteurs de définir la structure interne du champ. Ainsi Philippe Bootz scinde-t-il le champ de la littérature électronique en deux grands courants:

"[...]les deux grands courants qui s'y expriment: des démarches axées sur le dispositif de communication et des démarches axées sur le seul produit figé." (message du 23 mars 2003)

          L'expression péjorative "seul produit figé" indique bien à quel point un seul de ces deux courants trouve une légitimité aux yeux de l'auteur.

          Les déclarations d'intention des membres du groupe "Transitoire observable" sont suivies de la diffusion d'un texte-manifeste, dans la lignée de celui de Jean-Pierre Balpe ("Pour une littérature électronique: un manifeste..."[10]) et de la création d'un site-manifeste[11]. Dans le cas de "Transitoire observable", la présence d'un dispositif éditorial associé à la diffusion des oeuvres du groupe ainsi constitué (en l'occurrence la revue électronique alire) renforce la légitimité du mouvement.

          On voit bien comment le dispositif e-critures joue ici un rôle important dans la constitution de groupes ou mouvements littéraires. Par exemple, de même que les auteurs peuvent présenter très facilement leurs oeuvres aux participants de la liste en leur proposant un simple clic sur un lien menant vers leur site web, la diffusion unilatérale d'un texte-manifeste sur la liste favorise la constitution d'un mouvement. Le dispositif, favorisant les initiatives individuelles, contribue par là même à une structure très éclatée du champ. Les auteurs ont en effet tendance à créer des "groupes" de très petite taille. Ainsi Éric Sérandour présente-t-il l'initiative "Entropie" (message du 1er février 2003):

"Projet extrêmement fermé (Entropie privilégie des auteurs ayant, de par leurs travaux, une approche systémique et comportementale des oeuvres; elle refuse une approche en termes de média (multimédia, nouveau média, etc.). Un seul auteur m'intéresse actuellement au niveau de sa production: Alexandre Gherban et un seul de ses travaux."

          Eric Sérandour précise dans un autre message qu'il souhaite voir apparaître "la formation de "poches" autour de concepts extrêmement pointus." En fait, c'est l'unité même du champ qui est en jeu dans cette prolifération de mouvements et d'initiatives. Il n'est pas certain que ce processus de différenciation s'accompagne d'un processus d'unification du champ de la littérature électronique. S'agit-il d'un symptôme indiquant que la littérature électronique a du mal à exister en tant que tel par rapport l'art numérique?

2.3. Un laboratoire de genres

          Si la notion de type de texte est assez claire (le texte se définit en fonction de son intention et de son type d'organisation), la notion de genre littéraire est plus floue: dans chaque grand genre, certains textes obéissent néanmoins à un système d'énonciation comparable, sont traversés d'un même registre ou traitent de thèmes convergents. En quoi le dispositif en ligne de e-critures est-il un "laboratoire" de genres?

          Le format du site web e-critures permet notamment aux acteurs de déposer des textes théoriques: des genres en construction ne peuvent en effet acquérir une légitimité sans paratexte ni appareil critique (Genette et Todorov, 1986; Compagnon, 1988). Ces textes théoriques, parce qu'ils sont associés dans le dispositif technique aux oeuvres elles-mêmes, permettent de poser les conventions et les horizons d'attente nécessaires à la constitution de genres. Ainsi, les auteurs Julien d'Abrigeon, Philippe Bootz, Patrick Burgaud, Philippe Castellin, Xavier Malbreil et Éric Sérandour ont tous déposé au moins un texte théorique à l'appui de leur oeuvre sur le site web de e-critures. Outre la présence d'un texte théorique visant à inscrire la production dans une filiation ou un genre, les titres mêmes des oeuvres peuvent être en eux-mêmes emblématiques de l'inscription dans un genre[12].

          La création du site a notamment permis de poser la question d'une typologie des oeuvres en vue d'un éventuel classement:

"comment classer les diverses [oeuvres] que nous voulons répertorier:
- par genres? est-ce que cette notion est pertinente pour l'e-criture?
- par techniques? les pièces html, les pièces html+css, les pièces flash, les pièces shockwave les pièces java, les pièces IE, les pièces Netscape, etc.
- par options esthétiques? travail sur l'interface, travail sur la figuration du support, travail sur l'interaction, etc...
- par poids des pièces? les pièces > 1Mb, les pièces > 100Kb, les pièces > 10Kb, etc
..." (message d'Ambroise Barras le 4 janvier 2001)

          Cette tentative de catégorisation est récurrente sur la liste. En mai 2003, Julien d'Abrigeon, nouveau modérateur de la liste depuis quelques mois, relance ainsi le débat:

"Il y a un projet qui me taraude depuis longtemps et qui, je pense, occuperait bien la liste... Il s'agirait de définir une typologie PRECISE de toute e-criture" (message du 12 mai 2003)

          Ce message entraîne la diffusion d'une trentaine de messages émanant de 14 acteurs différents de la liste dans les 6 jours qui suivent. Beaucoup d'acteurs éprouvent en effet la nécessité de formaliser une typologie qui inscrirait la littérature électronique dans une histoire et dans un devenir:

"Ce qu'il s'agit de faire c'est de préciser les lignes généalogiques d'investissement créatif." (message de Philippe Boisnard du 14 mai 2003)

          La difficulté d'une telle typologie porte néanmoins sur les critères de différenciation. Lorsque les acteurs du dispositif e-critures présentent ou commentent des oeuvres, ils peuvent ainsi mettre en avant:

  • la référence à une dichotomie générique (par exemple poétique / narratif)
  • les formes sémiotiques utilisées (texte, image, son, vidéo)
  • les actions permises au lecteur - interacteur (activer des liens hypertextes, manipuler des objets à l'écran, taper du texte au clavier...)
  • le type d'algorithmes à l'oeuvre (algorithmes adaptatifs, génération de texte...)[13]
  • les logiciels, langages et formats informatiques utilisés pour produire (Flash, Director, HTML, javascript...).

          L'accent mis souvent sur la nature du programme et des algorithmes utilisés ainsi que sur les actions permises à l'interacteur (accéder, manipuler, produire...) indique bien en quoi le format numérique des oeuvres est étroitement lié à la constitution de genres. Cette diversité de présentation pose néanmoins problème, dans la mesure où les genres en construction peuvent être définis par leurs acteurs dans une optique discursive, sémiotique, fonctionnelle, technique... Si certaines appellations reviennent de façon récurrente sur la liste:

  • fiction hypertextuelle ou hyperfiction,
  • poésie animée ou cinétique,
  • oeuvres "algorithmiques", c'est-à-dire génératives ou combinatoires,
  • travaux d'écriture collective,

les conventions d'écriture et de lecture de ces différentes formes ne sont encore aucunement stabilisées, et il serait abusif de parler de genres constitués. Ainsi, concernant les oeuvres génératives, les acteurs de la liste s'interrogent sur la façon dont on peut "lire" ces oeuvres et sur leur pertinence:

"Je suis personnellement plutôt porté sur les pastiches parodiques (à mon sens le seul créneau possible de la génération automatique --je sais que ça va en faire hurler certains:-)))"
(message de Rodrigo Reyes le 4 mars 2003)
"Lis-tu en priorité le texte généré comme un texte imprimable (auquel cas le générateur n'est qu'un outil de composition) ou comme un état qui n'a de sens réel que parce qu'il est généré (par exemple parce que ta lecture chercherait une adéquation aux règles ou une découverte de celles-ci)?" (message de Philippe Bootz le 5 mars 2003)

          Quant aux genres discursifs hérités de la littérature "traditionnelle", certains auteurs revendiquent clairement la filiation à un genre:

"Le récit interactif ne sera je pense qu'un genre. Il restera avant tout un récit. Je pense que l'e-criture aura mieux à proposer que cette vieillerie XIXiste qu'est le récit. La poésie par ordinateur, en revanche, est archi-prometteuse." (message de Julien d'Abrigeon le 10 novembre 2001)

          Mais la plupart des auteurs mettent l'accent sur une inévitable "hybridation". Le récit, par exemple,se verrait attribuer certaines caractéristiques de l'écriture poétique, dans la mesure où le support incite l'auteur comme le lecteur à jouer avec le signifiant. Le narratif serait ainsi "tiré" vers le poétique. Le support informatique, selon certains auteurs de la liste, tel Ambroise Barras sus-mentionné, rendrait même caduque la notion de genre:

"[...]par genres? est-ce que cette notion est pertinente pour l'e-criture?"

          Des mouvements très éclatés face à des genres encore en grande partie indifférenciés, nous avons bien là les indices d'un champ en construction. Par certains aspects, le dispositif e-critures peut apparaître comme un laboratoire - plus qu'une fabrique - de formes, sinon de genres, laboratoire dans lequel les discours auront plus ou moins de crédit selon les places et les rôles que les différents acteurs cherchent à occuper.

3. Un réseau d'acteurs

          Qui est auteur et qui est lecteur sur e-critures? A la mise en place de la liste, les rôles étaient encore indistincts (cette indistinction des rôles peut d'ailleurs apparaître comme une caractéristique d'internet). Il n'y avait pas encore de principe d'autorité établi. Mais progressivement, les rôles et les places ont commencé à se différencier tout en se spécialisant. Il paraît dès lors pertinent d'analyser comment les places des différents acteurs s'organisent et comment des autorités se constituent.

3.1. Une fabrique d'acteurs-constructeurs du champ et d'auteurs-producteurs d'oeuvres

          Sur la liste de discussion, la teneur des échanges va des prises de positions théoriques, en passant par des procédures d'auto-évaluation, d'auto-corrections dues à la spécificité du médium, jusqu'à la "publicité" ciblée dont le but est principalement de porter à la connaissance du public restreint de la liste les oeuvres nouvellement créées, ou simplement les articles de presse mentionnant l'existence des auteurs. Les participants de la liste e-critures agissent ainsi aussi bien en tant qu'acteurs-constructeurs du champ de la littérature électronique qu'en tant qu'auteurs-producteurs d'oeuvres individuelles ou collectives.

          Le format technique du groupe de discussion privé[14] qui régit l'échange des e-crituriens possède deux caractéristiques qui méritent d'être signalées:

  • le "modérateur" possède un droit de destruction des messages archivés,
  • le format même du courrier électronique permet à un auteur d'insérer un lien vers un site web dans lequel il présente son oeuvre, et donc de se positionner en tant qu'auteur[15].

          Cet espace d'interaction médiatisée qu'est le groupe privé de discussion connaît ses règles. Les relations en jeu ont deux objectifs qui convergent en un processus d'autoritativité tel que défini par Audi[16]:

  • le partage de l'espace de discussion et l'affirmation de soi dans cet espace relationnel,
  • le placement au sein du champ en tant qu'auteur et/ou lecteur avec l'émission et la réception des signes de reconnaissance de ce placement.

          La notion d'autoritativité se définit ici comme le "devenir auteur" se construisant hors des instances traditionnelles de référence éditoriale. La capacité à réagir et à se positionner rapidement, le nombre d'oeuvres produites et éditées ou exposées, la critique ou la construction collective de discours théoriques sont autant d'indices qui engagent la notion d'autoritativité dans le cas spécifique d'e-critures.

          D'autre part, le site web d'e-critures en tant qu'espace collectif d'exposition et de lecture d'oeuvres littéraires, de textes théoriques ou autobiographiques, renforce le sentiment de cohésion de ses fondateurs et construit le sentiment d'appartenance de ceux qui adhèrent à ce qui devient un projet au sens de Boltanski et Chiapello (1999, p.157):

"Le projet est précisément un amas de connexions actives propre à faire naître des formes, c'est-à-dire à faire exister des objets et des sujets, en stabilisant et en rendant irréversibles des liens. Il est donc une poche d'accumulation temporaire qui, étant créatrice de valeur, donne un fondement à l'exigence de faire s'étendre le réseau en favorisant les connexions."

3.2. Jeux identitaires

          Éric Sérandour est le créateur, fin 1999, de la première liste de discussion française d'auteurs-créateurs ayant pour thématique "écriture et ordinateur": ecriordi[17]. Cette liste regroupe rapidement les premiers passionnés du domaine et pourtant il n'existe plus aucune trace publique du déroulement des premiers échanges. En effet, quelques mois plus tard, alors qu'Éric Sérandour exprime sa volonté de "fermer" ecriordi, mais que la relève est prête en la personne de Xavier Malbreil, le fondateur d'ecriordi commence à faire disparaître des messages. Malgré cela, la liste de discussion continue d'exister: elle prend le nom d'e-critures et le nouveau modérateur prend le relais. Cependant, Éric Sérandour, en tant que membre, continue d'effacer des archives du groupe ses propres messages et multiplie apparitions et disparitions. Du groupe qu'il a fait naître, il brouille les traces fondatrices. Tout récemment, il a "fermé" son site et ouvert une autre liste, ClapSoftware[18], qui donne toutes les apparences d'être une "entreprise du logiciel" sous laquelle il a décidé d'oeuvrer et dont l'originalité est de n'archiver que les messages du... modérateur. Après avoir fait apparaître une liste, l'auteur la fait disparaître et puisque la liste suivante ne lui "appartient" plus, il décide de faire disparaître ses propres messages. Puis, ce sont ses propres oeuvres qu'il va retirer du réseau avant de disparaître lui-même, totalement, de l'univers numérique. Cette scénarisation de la disparition n'aurait pu se dérouler hors du dispositif technique.

          Mystérieux intervenant sur la liste le 23 juin 2002, David Still propose aux e-crituriens d'utiliser son identité pour envoyer des courriers électroniques rendus anonymes: en envoyant des messages à partir de son site[19], le rédacteur de mails est assuré de ne laisser aucune trace visible de son identité au destinataire du message. Ce personnage de fiction qui prête son masque à chaque e-criturien est emblématique d'une figure d'auteur du XXIe siècle.

          Dans la deuxième partie de Don Quichotte, le héros nie la réalité de sa représentation dans la fiction. C'est la dualité, condition du sujet de l'énonciation, qui est mise en perspective dans ce roman - ancêtre du genre -, emblématique du passage entre deux états: la notion de similitude qui organisait le savoir à l'âge classique laisse la place aux notions d'identité et de différence (FOUCAULT, 1994b), fondant les systèmes occidentaux actuels de classement encyclopédique. L'âge de la séparation a remplacé l'âge du semblable. Puis, la complexité du monde se donnant à entrevoir, les technologies permettant les premières "présences à distance", l'auteur entre en fiction: il arrive même qu'il soit assassiné par l'un de ses personnages ou que ceux-ci se lancent à sa recherche. L'immersion dans le monde fictionnel est rendue instable, le confort du lecteur est menacé, sa capacité à sauter d'un degré de lecture à l'autre sollicitée.

          Dans la fiction de David Still, ce qui est problématique, c'est la responsabilité de l'auteur face au système communicationnel. David Still est sorti définitivement de l'espace fictionnel du récit contenu par les marges de l'imprimé, pour conduire des actions médiatiques mettant en jeu la problématique identitaire à au moins deux niveaux:

  • le personnage David Still est une fiction qui a pris la place de son auteur dans ses actions de représentation (récemment nominé au concours des Webby awards[20]);
  • la possibilité d'user du "faux" dans les échanges électroniquesest rendue triviale: n'importe qui peut se faire passer pour quelqu'un d'autre, n'importe qui peut également se faire passer pour une illusion.

          Les "Je suis un autre" et "vous pouvez être moi" dérangent: ils mettent aussi en évidence le dernier avatar de laconsommation, celle de soi.

          Entre auteur et personnage, la distance peut s'annuler jusqu'à ce que faire vivre un personnage devienne affirmation personnelle d'existence. Frédérique Madre, e-criturien, auteur de "littérature électronique"[21] et chroniqueur au Magazine de l'homme moderne, livre:

"Ce qui est construit c'est une personnalité, ici c'est ce qui représente le plus beau travail, un vrai résultat, un personnage. [...]Ce personnage qui n'est pas moi (raccourci) n'a (en résumé) rien à voir avec moi, ce personnage qui n'est qu'une construction, une prise de notes sur ce que je pourrais être, une biographie délitée savamment désorganisée. Lorsque je publie une page, que j'envoie encore un message, que je signale en fait uniquement l'existence de mon personnage ou de ma volonté qu'il existe, alors je revis à proprement parler."[22]

          Le jeu sur les signatures électroniques est également révélateur du type de présence auctoriale dans le message. Frédérique Madre signe toujours "F." alors que son adresse électronique a varié quatre fois en six mois. Myriam Bernardi, qui se présente comme créatrice, signe de son prénom et maintient deux sites en parallèle[23]: l'un présente le personnage officiel alors que l'autre, en miroir, montre sa face cachée (l'auteur d'un site littéraire hypertextuel). Le jeu des différentes signatures signale la dichotomie qui peut exister entre les facettes des personnages. Le pseudo "e-troubadour-Marco" est un programme à lui seul. Quelquefois la mention de l'auteur s'efface derrière l'éditeur comme "Mots-voir" ou l'appellation du site web comme "Bluescreen".

          Il est significatif que le lancement des premières idées concernant la création d'un site web pour e-critures se soit déroulé en ligne, de manière collective et spontanée, à partir d'une idée lancée dans le cours d'un message. Moins prévisible était la création d'un site faussaire qui a suscité quelques développements:

"Et le site-faussaire, y avez-vous pensé?
Une chose que j'aimerais bien faire, c'est une oeuvre collective qui inventerait un auteur fictif. [...] Bref, un auteur en lambeaux, dont chacun pourrait être une pièce..." (Message de Xavier Malbreil le 16 octobre 2000)
"Amusant l'idée de l'auteur non-né.. A chacun de le cerner en fonction de la construction collective et de contribuer à la cohérence de cette construction
." (Message de "Mots-Voir" le 19 octobre 2000)

          Loin de s'épuiser, le jeu des doubles chez les auteurs trouve une acuité renouvelée grâce au dispositif technique de communication: jeu identitaire, mise en avant de soi extra-ordinaire ou jeu de cache-cache avec le lecteur, personnage s'incarnant hors des limites traditionnelles du récit sont autant de critères soulignant le rôle pris par le dispositif dans la face cachée du double.

3.3. Auteur-bouffon

          Se démarquant d'une démarche traditionnelle d'autorité, Jacques Tramu est féru d'écritures à contraintes et auteur d'Echolalie[24], site "anonyme" constitué d'inventaires à la Prévert et très discrètement signé dans un Manifeste de 1998. Ses interventions sur e-critures ne portent pas son nom d'auteur mais la signature automatisée de son site. Le double de Jacques Tramu semble être un certain Georges Brougnard, photographié de dos sur une page d'accueil[25] au ton ironique rassemblant tous les poncifs des "pages perso" du type: "mes souvenirs", "mes écrits", "mes loisirs". Echolalie a pour ambition de réunir toutes les listes finies de moins de 666 caractères de long et au maximum de 666 lignes. Le wiki[26] EcholaListes, créé en mai 2002[27] qui alimente régulièrement les listes "à la Pérec" par une écriture collective en ligne, est systématiquement signalé sous chaque message posté à e-critures comme "le wiki dont vous êtes l'auteur".

          Licoppe (2002) a mis en évidence la constitution de rôles graduels chez les intervenants des forums électroniques: il existe ainsi des figures d'"expert", de "jeune", "bouffon", "esprit" ou "bon grand-père" qui, lorsqu'ils sont fixés, contribuent à la stabilité du groupe et pourraient être même prescriptifs de comportements chez les autres intervenants. Les apports de Jacques Tramu, le "fou" de listes, oscillent ainsi entre "bouffonnerie" et "rigueur" sur la liste e-critures. Il répond:

  • de façon humoristique à un membre de la liste qui propose un système d'écriture de dialogues interactifs dont les exemples s'avèrent très pauvres[28].
  • de façon dédramatisante à la suite de joutes verbales, lorsqu'une partie du groupe critique négativement un e-criturien qui organise une exposition avec des oeuvres sans avoir sollicité de manière formelle l'autorisation de certains auteurs:

"Moi, personnellement, pour ce que j'en pense et en ce qui me concerne, j'aimerais bien qu'on me pique des morceaux d'Echolalie, et qu'on les publie/vole/expose/... à mon insu." (message du 2 février 2003)

  • en tant que spécialiste, rétablissant la part du possible technique dans la publication de propos quelque peu brumeux sur la programmation[29].

          Sur la liste e-critures, plusieurs figures d'auteurs se croisent, contribuant à renforcer ou relancer le processus de communication. Le rôle du bouffon repousse les crises aux frontières du groupe et préserve son existence de l'implosion.

3.4. La construction d'une "critique"

          Lorsqu'un auteur comme "e-troubadour-Marco" présente un travail sur son site, il attend qu'on lui signale "les erreurs éventuelles, les configs qui ne passeraient pas, les choses qui pourraient être améliorées"; c'est un véritable déboguage collectif qui se déroule alors, où chacun donne des indications sur le déroulement de sa lecture. La seule critique adressée concerne un choix technique:

"Je me souviens que pour découvrir des liens secrets, ma rouerie féminine me faisait soulever des écrans, c'est-à-dire, ouvrir du petit doigt (clic droit) le code source, ce qui me permettait de copier-coller les liens cachés de la source vers la barre adresse. Le php a tout gâché." (Message de Lucie de Boutiny le 30 mai 2002)

          La critique des oeuvres indique le degré de technicité acquis par le lecteur. Ce sont en effet les critères techniques qui président à l'évaluation des oeuvres: on rencontre peu de critiques stylistiques ou de contenu.Tout au plus les fautes d'orthographe sont signalées et seules les formes d'apparition du texte observées constituent l'évaluation, en termes ergonomiques, de la pertinence des oeuvres électroniques[30]. La culture demandée au lecteur et ses conventions de lecture sont donc fortement imprégnées par la condition technique de l'oeuvre. Récemment, des textes littéraires publiés directement sur la liste n'ont connu aucune réaction de l'ensemble du groupe, comme si cela n'était pas du ressort du dispositif.

          Réduire la critique des oeuvres à des commentaires techniques serait néanmoins rapide et réducteur: il existe aussi une pudeur d'auteur à s'(entre)critiquer et des limites invisibles à ne pas franchir qui bornent les propos. Pourtant, une critique de la forme s'est bien mise en place:

"[...] Donc, la forme dans le domaine des é-critures assistées par ordinateur. La forme non pas pour juste énoncer différemment les mêmes éternels noyaux de récit, mais la forme en ce qu'elle permet de dire quelque chose d'inédit. La forme à la fois comme remise en cause du mode d'expression et comme invention du sens. La forme nous inventant - allons-y sans retenue! Et forcément aussi, peut-on retrouver ce que d'autres modes d'expression ont trouvé, ont éprouvé.
Apparaître/disparaître.
Sur la surface blanche de l'écran, ces spectres que l'on peut faire apparaître et disparaître à volonté, ou qui parfois s'imposent à vous, et ne veulent plus s'en aller quand on les a appelés.
La fonction "show/hide layer" comme manière de formuler, en préalable, un questionnement de l'écran
. [...]" (Message de Xavier Malbreil du 18 juin 2001)

          Cette critique des formes d'apparition du texte subordonnée aux outils d'édition du réseau coexiste avec une autre forme de critique distinguant processus programmés et processus observables:

"[...] Nous n'utilisons la programmation que dans la stricte mesure où elle nous permet d'aboutir aux processus formels qui nous intéressent. [...] L'oeuvre procédurale transitoire observable est duale. L'auteur crée un programme mais le lecteur ou le spectateur interagit avec un processus observable qui échappe aux volontés et à la logique algorithmique que l'auteur a manifestées dans ce programme.[...]" (Message de Philippe Bootz du 15 avril 2003)

          La convergence entre ces différents mouvements est manifeste. Les processus formels de condition d'apparition des textes constituent les règles de fabrication des oeuvres numériques. Les procédés techniques de textualisation produisent leur critique formelle associée.

3.5. Lecteurs-auteurs

          Grâce au dispositif, les lecteurs peuvent nouer "directement" un dialogue avec les auteurs:

"Le dialogue avec le lecteur, c'est tout de même une des motivations qui sont à la base de l'écriture. Tu écris, entre autres, parce que tu ne saurais dire ce que tu es en train d'écrire. [...] Le retour, cela peut tout simplement vouloir dire le dialogue. Et là, le Net bat à plate couture l'édition traditionnelle. Plusieurs fois des écrivains uniquement papier m'ont dit à quel point l'absence de retour de la part des lecteurs pouvait être frustrant. Avec le Net, ce retour est constant, ne serait-ce que par le biais de listes comme celle-ci." (Message de Xavier Malbreil du 10 janvier 2003)

          Mais existe-t-il vraiment de "simples lecteurs" sur la liste e-critures? Bien que chacun puisse se faire lecteur en signalant trouvailles et "bonnes feuilles" ou en suggèrant d'autres pistes à partir de la lecture d'une oeuvre, c'est toujours à partir d'une position d'auteur-potentiel que les critiques se font. C'est l'interchangeabilité des rôles qui permet ainsi à la liste de fonctionner; sans discussion sur les oeuvres et les textes théoriques, la liste serait un simple tableau d'affichage, et son effet miroir éclairant pour les auteurs serait annulé.

Conclusion

          L'étude du dispositif e-critures nous a permis de suivre l'évolution co-constituante d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté. Dans le champ en construction et en quête de légitimité de la littérature électronique, le dispositif e-critures apparaît ainsi comme une fabrique accélérant la structuration du champ en mouvements, mais aussi comme un laboratoire dans lequel une tentative de catégorisation du champ en différents genres est à l'oeuvre, ainsi que la construction d'une "critique". C'est également le dispositif qui favorise un jeu (jeu identitaire des différentes figures d'auteurs) sur les rôles et les places, parfois interchangeables ("lecteurs-auteurs"), quelquefois spécialisés ("auteur-bouffon"), des différents acteurs.

          D'un autre côté, si le dispositif produit ses acteurs (auteurs, lecteurs, critiques), dans quelle mesure peut-on dire qu'il est constitué par ceux-ci? On peut signaler notamment le changement de nom (de "ecriordi" à "e-critures") opéré à la suite d'interventions d'acteurs de la liste[31], jusqu'à devenir un terme générique désignant la littérature électronique[32]. Ou encore la redéfinition régulière des objectifsdu dispositif par les acteurs eux-mêmes. Quant à la nouvelle version du site web, elle est l'oeuvre collective d'acteurs qui se sont rencontrés grâce au dispositif lui-même.

          Dans le cas de e-critures, le dispositif en ligne contribue à modifier un pan du paysage littéraire, à savoir le champ de la littérature électronique. Étudier la constitution d'un champ et d'une communauté construits dynamiquement en phénomènes de tension, dans la production de frontières, paraît indissociable d'une analyse précise du rôle des formats techniques du dispositif en ligne.

Evelyne Broudoux et Serge Bouchardon

Notes:
1.- Liste de discussion: http://fr.groups.yahoo.com/group/e-critures. Site web: www.e-critures.org.
2.- Le présent travail de recherche entre dans le cadre d'une réponse à un appel d'offres intitulé "Numérisation et lien social: l'exemple des revues littéraires électroniques". Cet appel d'offres émane du Service "Etudes et Recherche" de la Bibliothèque Publique d'Information du Centre Georges Pompidou.
3.- Créée le 27 avril 2001, l'association porte le même nom que le site et la liste mais ses activités restent pour le moment limitées aux obligations légales.
4.- Revue numérique lié au dispositif e-critures dont le thème du premier numéro (à paraître en janvier 2004) est "Si loin si proche".
5.- Cybercafé emblématique des débuts de la "culture web", le Web bar s'est vite imposé comme un des lieux de rencontres, de débats et de première présentation d'oeuvres numériques individuelles et collectives. http://www.webbar.com.
6.- www.e-critures.org.
7.- http://fr.groups.yahoo.com/group/e-critures/.
8.- C'est le cas par exemple de zazieweb (http://www.zazieweb.fr).
9.- Dans la version embryonnaire actuelle, il n'existe pas de lien du site de e-critures vers des revues littéraires électroniques traitant de la littérature "papier".
10.- http://www.univ-reunion.fr/t99_mirroirs/multi_ct/littinfo/1_balpe.htm.
11.- http://transitoireobs.free.fr/.
12.- On peut penser par exemple au NON-roman de Lucie de Boutiny, récit interactif édité en six épisodes par la revue d'art Synesthésie: www.synesthesie.com/boutiny. Le titre même de Non-roman est une indication de la façon dont l'auteur entend jouer avec l'horizon d'attente de son lecteur. Ce titre désigne avant tout la forme du texte (négativement, par opposition au roman classique). Selon la terminologie de Gérard Genette (in Seuils, Seuil, 1987) il s'agit d'un titre rhématique (désignant la forme du texte) générique (renvoyant à son appartenance - ici en creux- à un genre).
13.- Pour nombre d'auteurs de la liste, le code fait partie intégrante de l'oeuvre.
14.- Ou une liste de discussion (hébergée par Yahoo) qui possède un site web sur lequel sont accessibles des services associés de type "gestion des messages archivés" et création de bases de données.
15.- Ainsi, le 18 avril 2002, Myriam Bernardi se présente et propose dans le même temps son travail d'écriture à l'ensemble des participants: "Bonjour, Je suis nouvelle dans cette liste. Un peu impressionnée d'arriver dans ce lieu où je ne connais personne. Je suis très intéressée par la littérature web et interactive. J'ai commencé, avec mes faibles moyens techniques, un site (http://www.cequimepasseparlatete.com/) qui se veut une sorte d'autoportrait (évolutif) multilinéaire, et qui utilise beaucoup les liens hypertexte." Myriam Bernardi acquiert ainsi du jour au lendemain un statut d'auteur aux yeux des membres de la liste (huit auteurs de la liste commenteront son travail dans les deux jours qui suivent ce mail de présentation).
16.- "[...] ce que j'appelle position autoritative fonde la subjectivité en tant que telle, elle est son essentielle "individuation", l'ipséité sous la forme de laquelle le moi fait à chaque fois l'épreuve de soi-même" (AUDI 1997 p.132).
17.- Bien que disparue du web, la liste ecriordi était accessible à l'adresse suivante: http://www.egroup.com/group/ecriordi.
18.- http://groups.yahoo.com/group/ClapSoftware.
19.- http://davidstill.org.
20.- http://www.webbyawards.com/main/webby_awards/nominees.html#personal_web_site.
21.- Auteur du site"pleine-peau": http://pleine-peau.com.
22.- Chronique du 5 juillet 2002: http://www.homme-moderne.org/kroniks/fmadre/0004.html.
23.- http://www.myriambernardi.net et http://www.cequimepasseparlatete.com.
24.- http://www.echolalie.com.
25.- http://www.chez.com/brougnard/index.html.
26.- Un wiki est un site web formaté de façon à recevoir les contributions d'utilisateurs identifiés ou non. Chacun peut, directement "en ligne", ajouter un texte, une image ou modifier ce qui a déjà été déposé. Il est possible pour le créateur de Wiki de configurer l'archivage des pages modifiées et donc de garder une mémoire de toutes les actions réalisées sur le serveur hébergeant le Wiki. Quelques sites autorisent ainsi la consultation de tous les changements qu'a subi un document depuis son état initial.
27.- http://echolalie.free.fr/wiki/.
28.- Message du 18 octobre 2002:
"M - Longtemps je me suis couché de bonne heure
F - Moi aussi longtemps je me suis couchée de bonne heure
M - Vers quelle heure tu t'es couchée longtemps?"
29.- Message du 17 mai 2003:
">Les algorithmes sont des objets purement cognitifs qui peuvent s'exprimer dans un langage universel.
OK ----> machine de Turing. langage universel. Le plus vieil algo est sans doute celui d Euclide pour trouver le pgcd de deux nombres.
>Seule leur implémentation sous forme d'algorithme de programme, et plus encore sous forme de ligne de code, dépend de la nature du programme.
---> la phrase ci-dessus ne veut RIEN dire. ça me rappelle quand Lacan parlait des nombres imaginaires. [...]"
30.- Extrait du message de François Coulon le 18 novembre 2002: "Les liens ne semblent pas plaqués artificiellement; ils ont au contraire une réelle signification (confirmant par là mon idée que l'écriture relationnelle est la plus proche du fonctionnement intime du cerveau). [...] Peut-être juste une petite réserve sur les fenêtres qui s'ouvrent d'elles-mêmes, qu'on déconseille en général dans la conception de sites..."
31.- Message de Julien d'Abrigeondu 16 décembre 2000:
"Subject: une nouvelle liste ecriordi
Finalement, ma proposition du terme e-crivain (et donc d'e-criture) a fait son petit bonhomme de chemin... Je suis content."
32.- cf. article du Monde du 18/10/01 de Marlène Duretz.

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Notice:
Broudoux, Evelyne et Bouchardon, Serge. "E-critures: co-constitution d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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