Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Automne 2003 - Vol.05, No.04
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Dossier thématique
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Article
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Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux: pour une redéfinition du lien social dans les environnements virtuels
Par Jean-François Marcotte

Résumé:
Cet article offre un nouveau regard sur la définition du concept de "communautés virtuelles" et de la forme du lien social dans les sociétés contemporaines. Il présente une analyse de différentes approches pour comprendre les groupes sociaux et les communautés virtuelles. Il se penche aussi sur la forme des solidarités sociales qui s'observe dans les environnements virtuels. On y retrouve enfin une analyse de la sociabilité particulière qui domine dans les relations entre les individus. Cet article propose le concept de "civilisation réticulaire" pour identifier le mouvement global qui se met en forme mondialement et présente une nouvelle approche pour analyser les relations sociales en réseaux.

Auteur:
Jean-François Marcotte est sociologue et directeur-fondateur de la revue Esprit critique. Il est l'auteur d'un mémoire sur le phénomène des communautés virtuelles présenté à l'Université du Québec à Montréal et de plusieurs interventions sur les rapports sociaux en réseaux. Il exerce actuellement les fonctions de conseiller pour le gouvernement du Québec.


"Il semble donc au premier abord, que la vie collective ne puisse se développer qu'à l'intérieur d'organismes politiques, aux contours arrêtés, aux limites nettement marquées, c'est-à-dire que la vie nationale en soit la forme la plus haute et que la sociologie ne puisse connaître des phénomènes sociaux d'un ordre supérieur. Il en est cependant qui n'ont pas de cadres aussi nettement définis; ils passent par-dessus les frontières politiques et s'étendent sur des espaces moins facilement déterminables.".
Marcel Mauss et Émile Durkheim (1913)

Introduction

          La forme des solidarités sociales est en mutation dans l'ensemble des sociétés sur le globe. Les institutions nationales se transforment et le phénomène de la mondialisation sociale, culturelle, politique et économique affecte la vie des individus de partout. Le développement d'outils de communication en réseaux informatiques depuis trois décennies s'est déployé dans l'univers symbolique d'un grand nombre de citoyens répartis dans plusieurs pays du monde. Cet environnement réticulaire se déploie, des individus l'habitent et le façonnent dans la rencontre mondiale des cultures. Cet espace virtuel défait les territoires du quotidien pour en recréer de nouveaux au niveau symbolique.

          Dans ce contexte, il est encore difficile de comprendre la forme des solidarités sociales émergente et une analyse soutenue est nécessaire à sa compréhension. Déjà trente ans ont passé depuis l'avènement des premières communautés virtuelles et la créativité des acteurs à l'oeuvre a permis l'émergence d'un espace, d'un environnement, d'un univers symbolique bien particulier. Depuis environ dix ans, certains chercheurs en sciences sociales ont commencé à explorer les frontières de cet univers pour tenter d'en comprendre l'essence. Toutefois, beaucoup de travail reste à faire.

          Cet article a pour but d'ajouter une pierre dans la fondation de cet édifice théorique, en posant un nouveau regard sur la définition du lien social dans cet univers bien particulier, que le temps a fini par nommer "Cyberespace" (Gibson, 1985). Dans cet espace, des interactions prennent vie, des relations s'installent et des communautés se forment. Néanmoins, il reste beaucoup à faire pour comprendre la nature des liens qui unissent les individus et les processus qui régissent ces relations.

          Pour ce faire, nous procéderons d'abord à une analyse du concept de "communautés virtuelles" et de différents concepts utilisés pour définir les groupes sociaux. Ensuite, nous tâcherons de mieux comprendre la forme du lien social à l'oeuvre dans ces systèmes sociaux en observant la structure des solidarités sociales. Enfin, nous analyserons la forme des relations sociales émergentes par une analyse de la sociabilité développée par les individus. Cet article vise à revoir la définition de "communautés virtuelles" en la confrontant au contexte global dans lequel elles émergent. Ainsi, nous étudierons les aspects particuliers des associations en réseaux, ainsi que le développement des relations interpersonnelles entre les usagers des environnements virtuels.

          Nous irons voir sur le terrain, pour comprendre comment les usagers vivent leurs rapports aux autres dans ces environnements et comment ils perçoivent le sens de leurs actions. Nous puiserons parmi des études de terrain portant sur les usagers des réseaux télématiques et nous serons à l'écoute de ce que les acteurs du Cyberespace en pensent. Nous éviterons bien sûr les discours basés sur des déterminismes techniques ou des déterminismes sociaux, pour observer les représentations, les valeurs et les pratiques des usagers.

1. - Définir les communautés virtuelles

          Définir le terme "communautés virtuelles" est un exercice périlleux étant donné, d'une part, la largeur de sens du concept de "communauté", et d'autre part, l'ampleur des phénomènes désignés par ce concept.

1.1 - Le concept de "communautés virtuelles"

          Le terme "communautés virtuelles" est très large et couvre un vaste ensemble de pratiques associatives. A priori, on peut presque dire que le concept ne fait pas sens en lui-même, considérant qu'une communauté se crée toujours dans l'esprit de ses membres et que plusieurs types de regroupements consistent à la formation de groupes n'ayant aucun contact fréquent entre eux. Bref, une communauté virtuelle est d'abord et avant tout une "communauté". Elle est virtuelle en ce sens qu'elle a été développée principalement à travers des interactions en réseaux. L'interaction en réseaux étant de l'interaction sociale à travers un mode de communication basé sur des outils techniques permettant la communication à distance selon différentes méthodes: synchronique ou asynchronique, visuelle ou textuelle, etc.

          Si certains usagers d'Internet et des promoteurs de technologies ont intégré le terme "tribu" dans l'univers symbolique de la culture du Cyberespace, il serait toutefois délicat d'utiliser ce concept dans une analyse scientifique du phénomène. En effet, le terme "tribu" ne reflète que peu la réalité observable dans une approche empirique du phénomène. Pour comprendre la forme d'organisation des rapports sociaux en réseaux, il faut s'appuyer sur des analyses de terrain, déceler les représentations sociales, comprendre les modes d'interaction, les mécanismes de régulation, le mode de socialisation, etc.

          Une communauté est donc un groupe social qui se forme à travers des rapports sociaux entre plusieurs individus. La communauté virtuelle n'a rien de différent des autres formes de regroupement, si ce n'est qu'elle s'est formée principalement à travers des interactions en réseaux. Ces groupes prennent forme dans la conscience de leurs membres et à travers les divers mécanismes de régulation qui s'installent pour assurer le maintien du groupe.

          Évidemment, nous ne pouvons pas oublier de mentionner l'une des premières définitions de ce concept, celle proposée par Rheingold: "Les communautés virtuelles sont des regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsqu'un nombre suffisant d'individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de coeur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace." (Rheingold, 1995, p.6). Dans cette définition, il met en évidence la variabilité des formes et des dimensions des communautés virtuelles, en insistant sur l'émergence du groupe sur la base des relations interpersonnelles. Pour sa part, Pierre-Léonard Harvey définit les communautés virtuelles comme "des groupes plus ou moins grands de citoyens ayant des interactions fortes grâce à des systèmes télématiques (intermédias) à l'intérieur de frontières concrètes, symboliques ou imaginaires." (Harvey, 1995, p.75).

          On peut donc considérer les communautés virtuelles comme des groupes de formes variables qui se construisent à travers des interactions en réseaux et qui prennent siège dans la conscience de leurs membres.

1.2 - La forme des groupes sociaux

          La formation d'un groupe ou d'une communauté nécessite plusieurs mécanismes particuliers. Dans le contexte des relations en réseaux, la situation est très semblable, à l'exception que les liens ont été formés à travers des interactions en réseaux. D'abord, des interactions prennent place, ensuite des relations interpersonnelles s'établissent de façon plus régulière, et finalement, il se forme parfois des groupes dans la rencontre de ses relations.

          Il existe plusieurs approches pour analyser les groupes sociaux. D'emblée, faut-il préciser que le regroupement des êtres humains ne relève pas d'un instinct naturel ou d'un déterminisme environnemental, mais plutôt d'une construction sociale qui prend forme dans la rencontre des individus? C'est à travers l'établissement graduel d'un contrat social autour de besoins spécifiques et la coopération de ses membres en vue d'accomplir un objectif commun que la communauté émerge (Crozier et Friedberg, 1977, p.15-16).

          Dans un contexte d'association libre, comme dans le cas de la plupart des communautés virtuelles, l'objectif commun n'est pas imposé de l'extérieur. La source d'uniformité sera alors au coeur de la constitution du groupe, en s'appuyant sur les affinités, les intérêts communs et les objectifs partagés (Newcomb et al., 1970, p.271-272). Pourtant, tout système collectif s'établit simultanément sur la différenciation de ses membres car chaque membre trouve dans le contrat social un moyen d'atteindre ses objectifs personnels (Crozier et Friedberg, 1977, p.16). Graduellement, le contrat social devient contraignant à travers l'établissement des mécanismes de régulation qui assureront la stabilité et le maintien du groupe. C'est à travers un processus de socialisation spécifique à chaque communauté que l'individu pourra intérioriser inconsciemment les outils permettant de s'exprimer et d'agir.

          Selon Crozier et Friedberg, l'existence d'un groupe nécessite la présence de deux conditions majeures (Crozier et Friedberg, 1977, p.51-52). Il faut d'abord une opportunité commune, soit des conditions favorables à l'établissement de liens sociaux sur une base régulière. Il faut ensuite une capacité de coopération déterminée par la capacité de ses membres à s'organiser. Les mécanismes de régulation du groupe permettent de maintenir l'identité sociale du groupe et sa capacité d'action. Comme nous l'avons dit, les communautés virtuelles sont de plusieurs types et de dimensions variables. Cette forme sera déterminante dans la formation de ses propres mécanismes de régulation et de son organisation à travers une division des rôles, la constitution du système normatif, etc. Ces mécanismes de régulation sont des moyens d'assurer le maintien du groupe et prennent la forme de règles, de valeurs, d'appartenance, etc. En fait, c'est à travers la culture des groupes que se déploient ces mécanismes: "Les membres des communautés virtuelles partagent des codes, des croyances, des valeurs, une culture et des intérêts communs." (Harvey, 1995, p.75).

          Si l'on revient à la formation de "communautés virtuelles", on peut ainsi comprendre qu'elles se forment aussi selon des mécanismes sociaux complexes, qui vont au-delà de la simple interaction. Comme toute communauté, les groupes virtuels prennent forme à travers l'établissement de mécanismes sociaux et s'imprègnent dans la conscience de ses membres. Selon Elizabeth M. Reid, les mécanismes de régulation traditionnelle sont remis en question dans l'interaction et il émerge ainsi de nouveaux systèmes sociaux dans les interactions en réseaux (Reid, 1991).

          Ainsi, la communauté virtuelle a aussi ses particularités. D'une part, le mode de communication par lequel les relations en réseaux prennent forme influence le mode d'interaction. Anonymat, absence du langage corporel, communication asynchronique, ne sont que quelques exemples qui expriment la variété des échanges possibles dans différents environnements virtuels. D'autres part, de l'interaction au développement de relations interpersonnelles, les individus parcourent les espaces de discussion s'appuyant sur une culture, un système de valeurs et un univers symbolique propres aux usagers.

          On peut délimiter différents types de groupes quant à la forme de l'identification ou de l'appartenance. On retrouve notamment le "groupe de référence normatif" auquel l'individu s'identifie sans avoir à y adhérer, et le "groupe d'appartenance" qui exige pour sa part une adhésion tout en fournissant un ensemble de valeurs (Boudon, 1993, p.109).

          Il est aussi important de s'intéresser aux concepts de "groupe primaire" et de "groupe secondaire". Pour C. H. Cooley, les groupes dans lesquels l'individu s'intègre relèvent une importance majeure dans le processus de socialisation global des personnes (Cooley, 1967, p.23-57). D'abord, le groupe primaire se caractérise par un cadre rigide, sa permanence et sa forte influence sur ses membres. Le groupe primaire, comme la famille, privilégie des rapports constants, une forte intimité et affecte l'individu dans de nombreuses dimensions de sa vie. Par contre, le groupe secondaire s'appuie davantage sur une association des individus dans un contexte passager, autour de domaines spécifiques, comme dans le cas des associations professionnelles (Boudon, 1993, p.109). Manuel Castells nous indique la chose suivante: "Après l'hégémonie des relations primaires (les familles, les communautés), puis secondaires (les associations), nous voici dotés d'un nouveau système dominant qui paraît construit sur les relations tertiaires [...] les réseaux centrés autour du moi" (Castells, 2001, p.161).

1.3 - Les valeurs de la collectivité virtuelle

          Les environnements virtuels de discussion sont le principal foyer de ces interactions en réseaux et c'est de là que s'exprime la socialité des usagers. Ces environnements sont de vastes territoires à explorer dans lesquels les individus butinent à la recherche de nouvelles rencontres. Le terme "collectivité" désigne mieux ces ensembles larges dans lesquels interviennent les individus.

          En effet, si les groupes d'affinités, que sont les communautés virtuelles, arrivent à unir des individus sur une base variable, la collectivité plus vaste dans laquelle se déroulent les rapports virtuels semble fournir davantage au niveau des valeurs collectives et des systèmes normatifs (Marcotte, 2001, p.72). La Netiquette illustre admirablement cette fusion dans laquelle les valeurs et l'étiquette de base se fondent dans un système de règles informelles. La Netiquette est composée de règles de civisme, un savoir-vivre basé sur le respect d'autrui, appliqué dans un contexte d'interaction à l'intérieur d'un univers technologique. La Netiquette est un code informel que tous les usagers doivent connaître et appliquer dans leurs activités dans les réseaux. Cette étiquette s'appuie essentiellement sur le respect d'autrui dans l'utilisation des outils techniques.

          D'ailleurs, les valeurs et les systèmes normatifs des communautés d'affinités s'appuient presque toujours sur ces règles globales. Ce n'est évidemment pas par hasard puisque les individus sont avant tout socialisés aux systèmes de la collectivité par l'intermédiaire de relations interpersonnelles, et ce, avant même de tenter d'adhérer à des groupes restreints. Au contraire, l'intégration à un groupe nécessite la démonstration que la personne maîtrise les règles de civilité de base contenues dans cette Netiquette évanescente de la collectivité.

          De plus, la mobilité constante des usagers semble défavoriser la fixation et le maintien des groupes restreints (Marcotte, 2001, p.63-64). Ce n'est que lorsque l'individu développe des moyens de stabiliser ses rencontres avec autrui qu'il arrive à établir des relations interpersonnelles ou à intégrer un groupe. Ainsi, la majorité des usagers des environnements virtuels vit davantage une expérience individuelle, au contact des autres, en s'identifiant à la collectivité globale.

          Ensuite, cette collectivité s'appuie elle-même sur les motivations de ses membres, à l'intérieur d'une construction sociale développée par ses membres. En effet, les individus entrent dans ces environnements avec leurs propres références culturelles et leurs expériences de vie au sein de différentes communautés (Smith, 1992). Dans ce système de valeurs qui émerge, l'entraide est placée comme dimension essentielle. Par exemple, Rheingold illustre le vaste environnement virtuel qu'est le forum The Well[1] par la métaphore d'une "encyclopédie vivante" (Rheingold, 1995, p.60). Chacun apporte son expertise personnelle et la partage sans compter avec les autres. Par réflexion, chacun peut trouver réponse à ses propres préoccupations en demandant de l'aide. Il décrit ce contexte comme étant fondé sur un véritable contrat social s'appuyant sur une pratique du don et de l'échange d'information. La collectivité émerge donc à travers ce système communautaire qui se fixe dans le temps.

          Dans la "Déclaration de l'indépendance du Cyberespace" (A Declaration of the Independance of Cyberspace) rédigée en 1996, John Perry Barlow définit les contours de cet espace social qu'il habite. Il définit le Cyberespace par une éthique, des codes informels et un contrat social définis entre les usagers. Il décrit cet univers autour des relations sociales qui s'ouvrent à tous sans privilège lié à la race, au pouvoir économique ou à la force militaire. Il décrit les valeurs partagées par les usagers des réseaux en présentant le Cyberespace comme un lieu où tous peuvent exprimer leurs croyances sans craindre la coercition ou la nécessité de conformité. Il explique enfin que tout ce qui est créé dans le Cyberespace est destiné à être partagé et reproduit à l'infini, et ce, gratuitement.

2. - De la forme des solidarités sociales

          La forme des solidarités sociales n'a cessé de se transformer, passant graduellement d'une solidarité mécanique à une solidarité organique (Durkheim, 1978, p.149-167). Si la solidarité mécanique s'appuie sur de forts liens familiaux, une homogénéité des pratiques et une conscience collective développée, la solidarité organique est davantage fondée sur un contrat social et une conscience individuelle marquée. Graduellement, la solidarité organique a évolué à travers, notamment, le développement de moyens de communication rapides et la constitution d'une conscience de l'humanité comme entité envisageable. Avec un individualisme prononcé, un système social réticulaire et la diversification des références culturelles offertes aux individus, une nouvelle forme de solidarité semble émerger. Cette nouvelle forme du lien social s'appuierait simultanément sur une forte conscience individuelle et une conscience des enjeux mondiaux (Lacroix, 1998, p.139). La nouvelle forme du lien social pourrait se décrire en trois aspects majeurs: l'individualisme, le lien social réticulaire et la pluralité des références culturelles.

2.1 - L'individualisme

          Nous faisons face à une transformation de l'individualisme. Pour mieux comprendre le processus en oeuvre, il est essentiel de le rattacher à son évolution sociohistorique car, il est clair que l'individualisme contemporain n'émerge pas strictement avec le développement des technologies de l'information et de la communication (Breton, 2000, p.123-124). L'individualisme est un phénomène fort de l'évolution sociohistorique qui se caractérise par une conscience de soi comme entité distincte du groupe et des autres personnes. Cette représentation se distingue de la conception "holistique" dans laquelle la société est perçue comme un ensemble indivisible. C'est chez les grecs hellénistes que serait apparue cette représentation de soi, basée sur l'"intériorité" comme siège de la conscience individuelle. La forme de l'individualisme a subi par la suite de multiples transformations jusqu'à nos jours.

          La conception individualiste n'agit pas seule et d'autres aspects de la forme de solidarité sociale ont toujours maintenu le lien social entre les individus d'une même société. De même, il ne faut pas confondre l'individualisme avec une conception hédoniste du moi, car l'individualisme ne peut exister qu'au sein d'une société (Breton, 2000, p.125).

          C'est à travers la vision du libéralisme que va émerger l'individualisme sous sa forme contemporaine. En fait, l'individualisme sera une condition pour permettre un échange de biens et de propriétés entre individus libres (Breton, 2000, p.125). D'un autre côté, l'individualisme sera influencé par la vision d'une "société de communication" telle que définie par Norbert Wiener (Wiener, 1971), c'est-à-dire l'émergence d'un lien social basé sur des réseaux de communication. C'est d'ailleurs dans ce contexte qu'émergera l'"idéologie de la communication", basée sur une vision de la communication comme élément central du projet de société en émergence (Breton et Proulx, 1994, p.262-263).

          Le mode de sociabilité s'appuie sur une nouvelle conception de l'individualisme basée sur l'interaction avec autrui dans un rapport réticulaire dans lequel l'individu se trouve au centre.

2.2 - Le lien social réticulaire

          Les rapports sociaux se définissent autrement, il est question d'une mutation du lien social qui éloigne de la communauté d'origine au sein d'un lien social réticulaire: "La grande mutation de la sociabilité dans les sociétés complexes est donc passée par un changement de la forme principale du lien social: la substitution des réseaux aux communautés territoriales" (Castells, 2001, p.160.), Toutefois, il ne faut pas penser que les liens basés sur la communauté locale ont disparu. De même, il ne faut croire que ce lien social basé sur les réseaux est une construction spécifique aux communications dans les environnements virtuels. En effet, la structuration du lien social sur des relations d'affinités est plutôt une tendance observable dans les sociétés contemporaines (Castells, 2001, p.158-159). Ce lien social n'est plus construit autour d'une organisation nécessaire à la société, mais il est plutôt défini dans les choix des acteurs sociaux.

          L'individu prend conscience de son individualité, face à l'autre, et de la contrainte à intégrer un ensemble social. Dans ce contexte, l'individu ne cherche pas à transgresser son individualité pour adhérer naïvement à un clan. La forme de la solidarité sociale en émergence stimule au contraire la prise de conscience individuelle et, simultanément, le désir d'appartenir à une collectivité dans un contexte de libre association. Chaque individu a ses propres objectifs et toute communauté constituée développe son projet à la jonction des intérêts de chacun. On peut penser qu'il n'y a aucun but, et pourtant, il est bien là. Il n'est souvent pas préconçu, mais il se développe plutôt à la rencontre des motivations à travers les interactions sociales.

          Les motivations des individus qui entrent dans ces environnements virtuels sont nombreuses. Parmi les principales, on retrouve des désirs de se divertir, de développer de nouvelles relations interpersonnelles et de se sentir utile par des activités d'entraide (Marcotte, 2001, p.114-117). Dans un contexte d'interaction bien spécifique, l'individu cherchera à réunir les conditions lui permettant d'atteindre ses objectifs personnels, par exemple, réunir les conditions permettant de développer des relations interpersonnelles stables. Parmi les conditions favorisant le développement de liens sociaux, on retrouve notamment la stabilisation de l'identité présentée aux autres. L'individu sera donc amené à faire évoluer son identité au contact de nouvelles représentations sociales. Dans ce contexte, l'individu est appelé à prendre conscience de son individualité et de son rapport aux autres.

          Tout cela amène l'individu à se percevoir comme un être communiquant en lien avec d'autres personnes. La pratique de sociabilité développée par les usagers permet simultanément de vivre ce lien social en réseaux via des relations interpersonnelles et des communautés virtuelles aux frontières souples. Dans un contexte d'individualisme, chacun construit son environnement technique et son réseau de relations. Avec différents moyens de communication, l'individu organise son espace communicationnel. Dans ce système personnel, l'autre est confiné dans un territoire et une temporalité que l'individu contrôle (Breton, 2000, p.130-131). On ferait face à des relations mondiales entre des individus, qui sont eux-même au centre de leur propre réseau de relations.

2.3 - La pluralité des références culturelles

          En évoluant dans ces environnements virtuels, les individus intègrent un nouveau système de valeurs. Il s'agit d'un ensemble de valeurs, de codes et de modes d'expression qui changent les représentations sociales des usagers. Le corps est évacué des interactions et les valeurs sont plurielles. Dans ce contexte, les individus acquièrent un relativisme large par rapport aux différences physiques et culturelles.

          La construction identitaire des individus évolue à travers un système culturel de base et une diversité de références culturelles. Ici, il n'est plus question de modèles identitaires présentés aux individus comme dans le cas des médias traditionnels, d'un producteur d'information à un spectateur. Il est plutôt question du contact entre les individus, de l'altérité face à l'autre, de la prise de conscience que chacun a des références distinctes. L'individu peut ainsi puiser élément par élément dans ces modèles pour ainsi entrer dans un processus individualisé de socialisation. L'individu découvre les réalités socioculturelles de systèmes culturels de différents peuples et il s'éloigne graduellement du système de valeurs de sa communauté d'origine.

          Les références sont plurielles, voire infinies. Dans ce processus de socialisation personnel, l'individu réoriente constamment sa propre identité. Ce "procès personnalisé de socialisation" caractérise cette nouvelle forme du lien social contemporain. L'individu réévalue continuellement son identité, la fabrique au contact d'éléments référentiels illimités. Dans ce processus, l'individu acquiert de nouveaux mécanismes sociaux, notamment ceux de sélectionner parmi les références identitaires et de se créer une hiérarchisation personnelle d'évaluation des valeurs. À travers ce processus, l'individu acquiert un grand relativisme et une tolérance face à la différence. De plus, l'individu développe son habileté à la formation d'identités multiples (Lacroix, 1998, p.138). Il apprend à gérer la complexité de ses identités et les contradictions qui peuvent en émerger. Serge Proulx qualifie ce processus de "flottaison identitaire", exprimant que les individus en interaction dans les environnements virtuels appuient leur construction identitaire sur de multiples sources: "Les identités des usagers en interaction avec les technologies numériques sont perçues par eux comme plurielles, instables, flottantes, à la recherche de significations et de sens dans un océan informationnel en constante expansion." (Proulx, 2002).

          La mondialisation des rapports sociaux entre les individus favorise la tendance faisant émerger des communautés d'affinités (Proulx, 2002). Graduellement, les individus faisant partie d'une "minorité" au niveau local peuvent se lier à des réseaux et des communautés partageant les mêmes intérêts, soit à titre de groupe d'appartenance ou de groupe de référence. Serges Proulx parle de "mondialisation des cultures" pour signifier que les réseaux informatiques ouvrent de nouvelles pratiques d'échange d'informations de provenances variées. Ce "modèle culturel hétérogène" met l'individu dans une position où il se définit par des éléments provenant de plusieurs cultures à la fois. C'est en cela qu'il est question d'une "dé-territorialisation" des identités sociales.

          Nous faisons face à une nouvelle forme de solidarité sociale basée sur la multiplicité des identités et une construction identitaire particulière des individus dans un contexte dans lequel ils sont en contact avec des éléments culturels provenant de plusieurs pays. Il s'agirait donc d'une forme de solidarité sociale qui développe une capacité à dépasser les différences de valeurs.

3. - De la sociabilité dans la civilisation réticulaire

          Nous avons vu jusqu'à présent que les formes de regroupement sur Internet sont diverses et que la forme du lien social subit de nombreuses transformations. Dans ce contexte où les trajectoires sont multiples, les individus modifient la forme de la solidarité sociale. Dans ce type de solidarité sociale bien particulier, un nouveau mode de sociabilité se met en place.

3.1 - La sociabilité en réseaux et l'individualité

          Dans ce vaste espace de rencontre qu'est le Cyberespace, l'individu cherchera d'abord à rencontrer les personnes qui ont le plus de points en commun avec lui. Graduellement, il sera exposé à de nouvelles valeurs et à un nouveau système social. Même si plusieurs aspects techniques du mode de communication en réseaux nuisent à la formation du lien social, les individus usent de créativité pour reconstruire les conditions permettant de stabiliser leurs rapports aux autres. C'est dans le contrôle de ces dimensions techniques et sociales que l'individu arrive à intégrer un nouveau système collectif, qui prend forme dans sa conscience. Il se définit donc au sein d'un vaste ensemble de rapports sociaux et simultanément, il acquiert une plus grande conscience de son individualité au sein de ces réseaux de relations.

          Une majorité d'usagers d'Internet vont développer leur pratique sous la forme du réseau plus que par affiliation à des communautés virtuelles. La sociabilité prend ainsi la forme de relations basées sur la discussion et l'entraide à travers de relations interpersonnelles sous forme d'amitiés. Le désir d'indépendance et d'épanouissement personnel conditionne en partie cette construction du lien sous la forme du réseau de relations.

          Le maintien du lien social dans les environnements virtuels s'appuie sur la pratique du don et le sens du devoir envers les autres. Ceci a été observé par F. Randall Farmer et Chip Mornigstar dans le cadre du projet Habitat[2] et aussi, dans mes propres recherches sur le Palace (Marcotte, 2001, p.70). D'une part, l'échange d'information et d'objets virtuels contribue à solidifier les liens d'amitié dans le développement des réseaux de relations interpersonnelles. D'autre part, le civisme, l'esprit d'entraide, l'honnêteté envers autrui sont des valeurs qui sont fortement valorisées dans la culture des usagers de ces environnements virtuels. Les relations interpersonnelles se stabilisent à travers ces pratiques et le partage de valeurs communes. Ce sont des aspects de base nécessaires à la participation des individus au sein de la collectivité virtuelle et dans des groupes restreints.

          Mike Godwin, membre de l'Electronic Frontier Foundation (EFF), décrit les interactions au sein des communautés virtuelles comme des relations de "voisinages"[3]. En décrivant la création de l'EFF et des communautés virtuelles dans le forum The Well, il explique que John Perry Barlow et Mitch Kapor ont fait ce que des voisins font quand il y a un problème de quartier: ils ont formé un groupe de citoyens autour d'un débat qui les concernait tous.

          De plus, la pratique des usagers alterne souvent entre l'exploration de nouvelles rencontres, le développement de relations d'amitié et l'adhésion à des communautés virtuelles. C'est la multiplicité des formes du lien qui est caractéristique et qui met en valeur la sociabilité des individus dans ses rapports sociaux avec autrui. La faible capacité de rétention des membres pour la plupart des communautés virtuelles et la mobilité constante des individus entre les groupes nuisent à la fixation des groupes. Ce contexte d'instabilité contribue aussi à ramener la personne vers une pratique individuelle (Marcotte, 2001, p.109-110). Cette alternance des formes de relations contribue à faire adhérer l'individu aux valeurs et pratiques de la plus vaste collectivité. L'individu développe son identité au sein de ce vaste ensemble de références identitaires et à travers la diversité de ses expériences personnelles. Il y acquiert aussi une plus grande conscience de son individualité. Tous ceci amène l'individu à investir davantage dans l'établissement de son propre réseau de relations, plus que dans l'adhésion à des groupes restreints.

          Dans ce contexte d'interaction des espaces virtuels, l'individu organise son espace communicationnel autour de ses intérêts propres et construit graduellement son réseau de relations interpersonnelles. À travers cette expérience, il prend conscience de son individualité et développe sa sociabilité dans ses rapports aux autres. Nous nous refusons à traiter de barbares, de juvéniles ou d'archaïques ces individus en quête de sens dans leur vie. Les personnes qui communiquent dans les espaces virtuels ne se reconnaissent pas dans le tribalisme, alors qu'ils recherchent l'écoute des autres et le sentiment d'être utile dans une société atomisée. Elles ne cherchent pas à fuir la société mais plutôt à s'y trouver une place qui leur convienne. La forme de la solidarité est autre et les individus "réédifient aujourd'hui le lien social lui-même, en s'aidant des technologies dont ils disposent, pour en construire une forme nouvelle: la société en réseau" (Castells, 2001, p.166). Loin d'isoler les individus, cette société réticulaire favorise les relations interpersonnelles.

3.2 - L'interaction en réseaux et l'identité

          Pour pouvoir envisager la possibilité de développer des relations avec d'autres personnes dans les environnements virtuels, l'individu fait d'abord face à une médiation technique. Il est confronté à une machine et doit comprendre le fonctionnement de logiciels pour amorcer un échange avec l'autre. Ce n'est qu'une fois ces habiletés techniques acquises que l'individu peut entrevoir la possibilité de participer à une interaction viable avec autrui (Marcotte, 2001, p.80-82). Toutefois, dès que les habiletés techniques nécessaires sont acquises, la personne se rend compte qu'elle tente de s'intégrer dans un système social ayant une existence hors d'elle. La personne entre alors dans un nouveau processus de socialisation dans lequel elle tente de comprendre les règles, normes et valeurs de ces personnes qui composent la collectivité et du système social constitué. Ainsi, la personne prend aussi conscience de la médiation sociale à franchir pour entrer en interaction avec autrui, comprendre le système de valeurs, comprendre l'univers symbolique développé entre eux, et ultimement, obtenir l'acceptation au sein de communautés.

          Dès lors, l'individu fait le choix de son usage et de son rapport à autrui dans l'interaction. Au départ, l'usager qui pénètre un environnement virtuel se trouve dans un contexte d'exploration technique et sociale (Marcotte, 2001, p.117). À mesure qu'il aura développé une meilleure compréhension des règles et valeurs qui orientent l'intervention de chacun, il tentera de développer des mécanismes susceptibles de stabiliser ses relations interpersonnelles, le moyen de passer d'une interaction ponctuelle à la formation de liens récurrents avec d'autres individus. L'individu apprend à contrôler son identité, à gérer sa présentation de façade et à développer des relations avec autrui. L'identité évolue au contact de ces nouveaux apprentissages et se répercute aussi dans les rapports sociaux de l'individu dans son environnement immédiat.

          L'individu se retrouve ainsi aux commandes d'un ensemble d'outils de communication et apprend à gérer son temps et ses relations interpersonnelles. Le caractère "asynchronique" de certains outils de communication permet notamment d'accorder du temps de communication au moment voulu (Breton, 2000, p.132). L'individu prend ainsi une distance par rapport à l'autre, et aussi une distance par rapport à sa "présentation de façade", telle qu'entendue par Goffman (1973, p.29-36). L'interaction dans les environnements virtuels ouvre un éventail de possibilités nouvelles dans l'interaction avec autrui. D'un côté, il manque des informations que l'on est habitué d'avoir pour mener une interaction. De l'autre, l'individu obtient des informations non vérifiables sur l'autre et peut à son tour choisir l'information qu'il désire transmettre sur lui-même. Cet avatar de soi prend un sens particulier dans le développement de l'individualité dans l'interaction.

          Lorsqu'une personne utilise des instruments de communication en réseaux, elle doit reconstruire son identité de l'autre côté de l'écran (Turkle, 1995, p.177). On peut ainsi constater une séparation du corps et de l'esprit, de l'être physique et de l'acteur social (Breton, 2000, p.129). Dans cet exercice, l'individu est appelé à une confrontation avec sa propre identité, il est obligé de se percevoir en extériorité à elle-même. Ce n'est que dans cette confrontation que la personne arrive à entrer en contact avec autrui dans le contexte technique particulier des environnements de discussion en réseaux. Qu'il intègre ou non des groupes spécifiques dans son parcours, sa construction identitaire se fera en référence à des systèmes de valeurs par identification ou par appartenance.

          La stabilisation des relations avec autrui est évidemment un prérequis pour pouvoir aspirer à s'intégrer à un groupe. Au cours de l'évolution de sa pratique, l'individu pourra se joindre à des groupes restreints et les quitter. Il pourra aussi alterner entre une pratique basée sur un réseau personnel de relations et l'intégration à un groupe. La faiblesse des mécanismes de régulation de plusieurs communautés virtuelles provoque d'ailleurs souvent ce retour à une pratique fondée sur l'individualité dans un rapport de sociabilité avec autrui (Marcotte, 2001, p.119). Dans l'évolution de sa pratique communicationnelle, l'individu finit par intérioriser le système de valeurs et l'univers symbolique de la plus vaste des communautés, ceux de la collectivité virtuelle qu'il fréquente. C'est dans ce rapport au plus vaste système de référence que s'intensifie la conscience de soi et l'emprunt de différentes valeurs dans la construction identitaire de l'usager.

          L'identité d'une personne se développe à travers les rapports qu'elle entretient avec d'autres individus et les différents groupes auxquels elle se lie (Rocher, 1969, p.129-130). Cette identité est source de valeurs, de normes et de contenus symboliques. L'identité est un ensemble de représentations qu'un individu a de lui-même, et de lui-même parmi les autres. Les individus qui pénètrent les environnements virtuels ont à la base leurs propres références culturelles (Smith, 1992). En entrant dans ces espaces de discussion, l'individu s'expose à de nouveaux ensembles de valeurs et à de nouveaux univers symboliques. Selon le mode de communication spécifique à l'environnement choisi, l'individu pourra aussi s'exposer à de nouveaux moyens d'entrer en relation avec autrui, une nouvelle façon de représenter son identité à lui-même et à autrui (Reid, 1991). Dans l'interaction avec autrui, l'individu doit apprendre à gérer une présentation de façade nouvelle dans laquelle son propre corps est évacué et qui présente un nombre restreint d'informations sur l'autre (Goffman, 1973, p.29-36). L'individu se trouve ainsi à avoir une plus grande liberté pour se décrire aux autres et pour se définir à lui-même. Ceci ne fait que mettre en évidence la nouvelle tendance contemporaine à la base d'une nouvelle forme de solidarité sociale dans laquelle les individus ont appris à jouer plusieurs rôles dans différents milieux de vie (Rheingold, 1995, p.151-152). Bref, la manipulation de l'identité est devenue un jeu courant que les citoyens ont appris pour faire face aux nouvelles exigences d'une société dont la division des rôles se fait de plus en plus complexe.

3.3 - L'émergence de la civilisation réticulaire

          Il semble donc que les communautés virtuelles ont une faible capacité de rétention de leurs membres et que les individus sont ainsi socialisés davantage par le système social de la plus vaste collectivité. C'est à travers un "procès personnalisé de socialisation" que l'individu construit son identité, à travers ce système éclaté. La collectivité fournit un ensemble de références à l'individu et adhère graduellement à certaines valeurs de l'ensemble, comme l'entraide et le respect d'autrui. La mobilité des individus entre les groupes favorise la circulation des valeurs à travers des relations interpersonnelles multiples dans une forme du lien social réticulaire.

          L'individu se développe selon une représentation de lui-même comme être communiquant au sein d'un vaste système de relations qu'est sa plus vaste collectivité. Une pratique nouvelle émerge dans laquelle l'usager développe une forte conscience de son individualité au sein d'un système basé sur les relations d'entraide. Il s'agit d'un système social davantage axé sur l'interaction entre individus, plus que sur la formation de groupes tribaux. Cette tendance accentue ainsi la forme de la solidarité organique vers un lien social différent. Cette nouvelle forme de solidarité sociale favorise le développement d'une conscience individuelle forte, d'une conscience collective abstraite, dans un système de relations basé sur les relations interpersonnelles, dans un contexte de libre association et d'un vaste système normatif peu contraignant. Dans les échanges, l'individu arrive à combler certains besoins, à assouvir un désir de co-présence et à trouver la valorisation de soi par la reconnaissance d'autrui.

          Pour élargir encore le champ de ces observations, nous utiliserons le concept de "civilisation" tel qu'entendu par Marcel Mauss: "Un phénomène de civilisation est donc, par définition comme par nature, un phénomène répandu sur une masse de populations plus vaste que la tribu, que la peuplade, que le petit royaume, que la confédération de tribus." (Mauss, 1930, p.7). L'ensemble des relations sociales entre les usagers d'Internet constitue les "phénomènes de civilisation" qui dépassent la réalité des peuples et même des communautés virtuelles qu'on y retrouve. Des individus sont en lien avec d'autres, avec des groupes, avec des codes culturels provenant d'autres sociétés, et des communautés interagissent les unes avec les autres. On peut ainsi penser que l'ensemble de ces rapports sociaux constitue une civilisation distincte n'ayant pour territorialité que la virtualité de l'esprit.

          Marcel Mauss et Émile Durkheim définissent le concept de "civilisation" comme suit: "Il existe, non pas simplement des faits isolés, mais des systèmes complexes et solidaires qui, sans être limités à un organisme politique déterminé, sont pourtant localisables dans le temps et dans l'espace. À ces systèmes de faits, qui ont leur unité, leur manière d'être propre, il convient de donner un nom spécial: celui de civilisation nous paraît le mieux approprié." (Mauss et Durkheim, 1913, p.5).

          Des sociétés sont en relations et des échanges culturels et techniques sont à l'oeuvre dans ces rapports mondiaux. Il y a une civilisation commune à tous les individus de toutes nations qui entrent dans les relations supra-nationales qui ont cours dans les espaces virtuels. Toute civilisation a son individualité et s'unifie dans la rencontre de plusieurs sociétés (Mauss, 1930, p.8). N'est-ce pas cela que Barlow (1996) signifiait en proclamant l'indépendance d'Internet dans la "Déclaration de l'indépendance du Cyberespace"?

          Si les nations développent leurs propres institutions politiques, les systèmes symboliques, les mythes, les connaissances scientifiques et techniques s'échangent au sein d'une civilisation et dépassent largement le cadre d'un seul peuple (Mauss et Durkheim, 1913, p.6). Dans toute son originalité, dans ses rapports complexes entre sociétés, dans les échanges socioculturels entre les individus qui la composent, la "civilisation réticulaire" prend forme. Les langages, les univers symboliques et les connaissances s'échangent dans des rapports qui échappent aux systèmes nationaux. Les rapports se réalisent entre groupes, mais bien plus encore entre individus dans des rapports interpersonnels. Mêmes les institutions s'échangent et se rencontrent dans la constitution des systèmes sociaux propres aux environnements virtuels.

          Ces phénomènes sociaux et ces relations se développent au-delà de leurs relations à des organismes sociaux précis. Ces systèmes sociaux dépassent le champ des groupes spécifiques, des sociétés et même des territoires nationaux (Mauss et Durkheim, 1913, p.4). On a affaire à l'émergence de faits sociaux qui transcendent l'existence d'une seule société, d'une seule nation. Cette civilisation a son caractère propre et Barlow confirme cette hypothèse de la naissance d'une civilisation en concluant lui-même sa déclaration en affirmant: "Nous allons créer une civilisation de l'Esprit dans le Cyberespace."[4] (Barlow, 1996).

          Ce qui est particulier dans cette civilisation, c'est que les relations s'établissent au sein de communautés et de collectivités composées d'individus provenant de différentes nations. Ce n'est plus une civilisation constituée de rapports entre sociétés, mais plutôt une civilisation basée sur le lien entre des individus provenant de différentes nations. Dans les termes de Ibn Khaldûn, on pourrait dire qu'il est question du dépassement de la tribu (qabîl) comme siège de la solidarité ('asabiyya) vers une solidarité sociale à la jonction des rapports entre individus à l'échelle planétaire (Khaldûn, 2002).

Conclusion

          Dans cet article, nous avons tenté d'analyser le phénomène des communautés virtuelles sous un nouvel angle. Nous avons décortiqué le concept de "communautés virtuelles", élucidé les dimensions de la forme des solidarités sociales, et nous avons expliqué la forme de la sociabilité à l'oeuvre dans les environnements virtuels. Cet article ne prétend pas faire le tour de la question, mais bien plutôt décrire un nouvel angle d'approche du phénomène des relations sociales en réseaux dans les environnements virtuels. L'approche suggérée en est une, d'abord empirique, visant l'observation des faits par la recherche sur le terrain. Il s'agit ici de comprendre des systèmes sociaux dynamiques à travers les représentations de leurs acteurs. Cette approche s'inscrit, d'autre part, dans une perspective sociohistorique permettant de réintégrer les faits sociaux actuels dans leurs dynamiques internes et globales.

          Comme nous l'avons vu, les usagers d'Internet ne cherchent pas dans ce contexte à se refermer sur eux-mêmes, ni sur un groupe restreint, mais au contraire à renforcer leur individualité au contact du plus grand nombre de personnes possibles. Aussi, la forme de la "tribu", qui requiert un engagement ferme de ses membres correspond moins à la nouvelle forme de solidarité qui suggère au contraire la formation de groupes éphémères ou circonstanciels. L'individu veut comprendre, il explore, il veut grandir, mais surtout ne pas prendre des engagements qui limiteraient son action individuelle. On retrouve plutôt un système collectif basé sur une individualisation accrue, un désir de sociabilité et d'entraide, le tout dans un contexte de libre association. Chacun acquiert une plus grande conscience des cultures distinctes, de sa relation avec chacune d'elles et de la transformation de ses propres valeurs en fonction des contacts avec une multitude d'individus. Ces personnes vont dans les environnements virtuels pour rencontrer de nouvelles personnes et discuter avec qui sera présent dans l'espace de rencontre à ce moment précis (Lessig, 1999, p.11). On voit aussi clairement que les "communautés virtuelles" ne correspondent pas à la forme des groupes primaire ou secondaire, et que son mode de socialisation spécifique s'appuie sur une forme différente de solidarité sociale.

          L'émergence des discours qui orientent l'évolution des technologies de communication et l'idéologie de la communication a certainement un lien avec des processus socioculturels précédant l'avènement des réseaux de communication (Breton, 2000, p.124). En effet, les cultures mondiales se rencontrent et influencent le développement des cultures du Cyberespace. Aussi, on peut observer un lien entre la culture de la sociabilité dans les réseaux et sa réimplantation dans la culture de la société générale. Mauss et Durkheim disaient la chose suivante: "expliquer une civilisation revient tout simplement à chercher d'où elle vient, à qui elle est empruntée, par quelle voie elle passe de tel à tel point. En réalité, la vraie manière d'en rendre compte est de trouver quelles sont les causes dont elle est résultée, c'est-à-dire quelles sont les interactions collectives, d'ordres divers, dont elle est le produit." (Mauss et Durkheim, 1913, p.7). Nul ne peut prétendre à une compréhension des rapports d'association qui ont cours sans en comprendre les dynamiques temporelles de l'organisation des sociétés et des rapports d'inter-influence mondiaux entre les civilisations. Pour comprendre la forme des solidarités sociales qui oriente les rapports sociaux d'aujourd'hui, il est essentiel de s'appuyer sur une analyse attentive du mouvement sociohistorique (Lacroix, 1998, p.79).

          Notre rôle dans l'étude de la "civilisation réticulaire" sera précisément de nous pencher sur les rapports sociaux qui ont cours à divers niveaux de regroupements et de relations inter-individuelles, afin de l'analyser, de comprendre d'où elle vient et où elle va. C'est en cela qu'il est essentiel d'observer les faits sociaux sur le terrain pour comprendre la sensibilité des phénomènes émergents, et qu'il est nécessaire de réintégrer l'analyse de cette civilisation émergente selon une vision sociohistorique universelle.

Jean-François Marcotte

Notes:
1.- Abréviation de "Whole Earth 'Lectronic Link" (WELL), The Well est un large forum de discussion né aux États-Unis qui constitue encore aujourd'hui une des plus vastes communautés virtuelles.
2.- Morningstar, Chip et Farmer, F. Randall. The Lessons of Lucasfilm's Habitat. Consulté sur Internet: <http://www.communities.com/paper/lessons.html>.
3.- Godwin, Mike. The Electronic Frontier Foundation and Virtual Communities. San Francisco. Consulté sur Internet: <http://www.eff.org/EFF/virtual_communities.eff>.
4.- Traduction libre de l'anglais "We will create a civilisation of the Mind in Cyberspace.", dans: Barlow, John Perry. 1996.

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Notice:
Marcotte, Jean-François. "Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux: pour une redéfinition du lien social dans les environnements virtuels", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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