Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2003 - Vol.05, No.03
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Hors thème
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Compte rendu critique
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La machinerie sportive, essai d'analyse institutionnelle
Par Georges Bertin

Ouvrage:
Brohm, Jean-Marie, La machinerie sportive, essai d'analyse institutionnelle, Paris: Anthropos/Economica, 2002.


          Comme le souligne Remi Hess, dans sa préface à cet ouvrage, "La machinerie sportive" est d'abord un itinéraire, l'histoire d'une vie, celle d'un intellectuel engagé, celle de ce grand sociologue du sport qu'est le professeur Jean-Marie Brohm, grand de ce qu'il n'a jamais abdiqué dans sa farouche détermination à proposer une théorie critique du sport. Il le fait sans renier ses propres valeurs ni d'ailleurs nier celles des acteurs, grand de sa position non conformiste de principe et de méthode car le conformisme conduit inévitablement à la médiocrité.

          Cet essai est foisonnant, tragique au sens où il nous renvoie l'image, insupportable pour certains - et qui ont su le lui faire payer - des dérives contemporaines de l'imaginaire sportif. Le spectacle sportif est, en effet, voué à une issue, qu'il sent inéluctable, d'un asservissement des pratiques sportives professionnelles de compétition à ce que Reich appelait la "peste émotionnelle"[1], Jean-Marie Brohm, fidèle à sa méthode, déconstruit et propose une théorie vraiment critique en ce sens qu'elle analyse les coupures de la pratique sportive contemporaine dans ses fondement symboliques institutionnels.

          Tel que nous l'avons lu, au-delà du passionnant récit de ses luttes autour de la revue Quel Corps? qu'il a fondée et dirigée pendant 25 ans, il nous semble indispensable de mettre cet ouvrage entre toutes les mains des sociologues jeunes et anciens, mais aussi des dirigeants sportifs et responsables politiques, et ce, pour trois raisons:

  • La première, c'est qu'il y rappelle les éléments de sa Théorie critique du sport. Contre l'idée reçue estimant que le sport, vieux comme le monde, pouvait passer pour un acquis de l'humanité, le développement de l'institution sportive fait voler en éclats les thèses idéalistes qui en font une sphère autonome ou une contre-société mue par une dynamique interne. Et de rappeler que l'institution sportive reste déterminée par les rapports sociaux de production, de consommation, de communication propres au capitalisme. A partir des années quatre-vingt, les observateurs attentifs ont bien été obligés de constater que "l'univers sportif était travaillé par toutes sortes de perversions, d'excès, de dénaturations: amplification du dopage, banalisation de la violence meurtrière dans les stades et autour, criminalisation mafieuse de l'économie sportive souterraine..., instrumentalisation des événements sportifs par les dictatures militaro-policières, massification populiste par l'opium sportif dans les démocraties libérales" (p. 193). "La paix des stades, écrit l'auteur, succède souvent à la paix des cimetières".

Il en énonce, avec force exemples, tous pris dans l'actualité, sur la base d'un matériau considérable:

  • les causes: "la pénétration exponentielle et aujourd'hui irréversible de la logique marchande-capitaliste, va aujourd'hui de pair avec l'accumulation et la concentration du capital, l'extension du marché à toutes les sphères de la vie quotidienne, la marchandisation de toutes les valeurs, y compris du corps humain, la recherche effrénée de profits spéculatifs.(p. 41)",

  • les effets du spectacle sportif en ses fonctions: fonction totémique, fonction de mirage mystifiant, fonction grégaire ou consensuelle, effet de diversion idéologique, effet de compensation gratifiante.

          La seconde raison est l'invalidation à laquelle se livre l'auteur, avec talent et rigueur, des théories bourdieusiennes appliquées à cet objet.

          Alors que "la théorie critique a cherché à dissoudre l'idéologie sportive, les bourdieusiens, eux, estime l'auteur, se sont attachés à la conserver" (p. 162 sq) et de déplorer le fait que l'école du sociologue du Collège de France n'ait pas su trouver le recul critique nécessaire pour une description de "la misère sportive" comme Bourdieu a su le faire pour "la misère du monde".

          Ces "entomologistes précautionneux des pratiques sportives", croyant que celles-ci pouvaient se lire dans des oppositions cardinales, ont simplement oublié que le champ sportif n'est pas une construction abstraite qui ne possède pas en elle-même ses principes d'intelligibilité mais est dépendante de référents institutionnels invisibles et d'autant plus redoutables qu'ils appartiennent à l'univers symbolique. "Alors que (ceux-ci) en étaient encore à cultiver leurs champs dans le périmètre national, sinon régional,... la dynamique effective du sport spectacle professionnel avait déjà revêtu une dimension transnationale sinon mondiale" (p. 162).

          Nous faisons pour notre part les mêmes constats sur l'objet développement local, quand les mêmes ou leurs épigones instrumentalisent la sociologie en ne s'occupant que des pratiques et des pratiquants, des organisations et des programmes, les mêmes causes et les mêmes dénis produisant, ici comme là, les mêmes effets ou plutôt les mêmes non-sens.

          Le troisième motif d'intérêt à la lecture de cet ouvrage provient de la critique épistémologique et méthodologique que Jean-Marie Brohm y effectue, (dans le sens d'institue).

          Rappelant avec opportunité que "la vérité n'a pas d'autre lieu que de résister au mensonge de l'opinion, et que la pensée se met à l'épreuve en liquidant l'opinion", l'auteur montre avec opportunité que l'enquête sociologique se réfère toujours à une généalogie sociale, à un ensemble de rapports sociaux, d'institutions, de situations ou d'événements sur lesquels elle peut appuyer ses recherches et ses discours théoriques (p 190). Ainsi la disqualification rituelle par les précités de toutes les formes d'analyse qui ne ressassent pas dogmatiquement les formules notionnelles consacrées par la sociologie dominante du moment, celle des experts, des comités d'évaluation et des institutions conservatrices, oublie simplement que le terrain ne se décrète pas en coupe réglée, et que la connaissance sociologique ne marche pas au pas de l'oie.

          Comme l'ont montré divers courants des plus féconds (ethnométhodologie, ethnopsychanalyse, phénoménologie, Recherche-Action, A.I....), le terrain ne saurait être réduit à l'enquête empirique (questionnaires, entretiens, archives, observations), il est encore constitué par l'immense corpus idéologique véhiculé par les médias, les institutions, les acteurs, et par "la totalité des faits qui contredisent l'image idyllique du sport que tentent d'en donner ses grands prêtres".

          Et d'en appeler à une réflexion sur le doute qui ronge aujourd'hui la sociologie du sport - et toute la sociologie - en crise profonde du fait de l'effondrement de ses fondements symboliques.

          La dérive de l'imaginaire social que nous observons par ailleurs est aussi à l'oeuvre dans le sport et l'ouvrage de Jean-Marie Brohm, lequel fait suite à nombre de travaux fondamentaux[2] pour la compréhension du sport, produit là une herméneutique à la fois plurielle et transversale.

Georges Bertin

Notes:
1.- "Somme de toutes les fonctions vitales irrationnelles de l'animal humain", (cf Reich W. in Psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, 1972, p 322 sq.), elle est à la source de la mystification sociale et politique instituée par les pouvoirs en place au service des rapports de production. L'analyse brohmieme de la société sportive en est une illustration des plus éclairantes et actualisées.
2.- Citons simplement: Sociologie politique du sport, P.U. de Nancy, 1992, Les meutes sportives, L'Harmattan, 1993, Les shootés du stade, Paris-Méditerranée, 1998, Le corps analyseur, Anthropos, 2001.

Notice:
Bertin, Georges. "La machinerie sportive, essai d'analyse institutionnelle", Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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