Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
-----
Accueil Information Archives Collaborer Aide
-----
-----
Été 2003 - Vol.05, No.03
-----
-----
Hors thème
-----
-----
Article
-----

Les protagonistes du changement organisationnel
Par Gaha Chiha

Résumé:
Si la problématique du changement a été largement débattue dans la littérature spécialisée, ses instigateurs et les raisons qui les animent n'ont pas été suffisamment analysés. Par ailleurs, plusieurs auteurs soutiennent que "le principal moteur du changement, c'est toujours l'équipe dirigeanteet plus particulièrement le chef d'entreprise" (Crozier 1991: 117). Dans le présent travail, nous chercherons à montrer que le changement radical est souvent le propre des cadres moyens. A partir de l'analyse d'un exemple métaphorique et par le retour au fonctionnement biologique, nous expliquons en quoi les cadres intermédiaires, dépositaires de l'information paradoxale, sont les mieux placés pour entamer des changements significatifs. Saisir l'importance de cette catégorie du personnel, souvent sacrifiée lors des processus de dégraissage ou de restructuration, et montrer sa centralité dans toute oeuvre de changement, tel est l'objectif recherché par la présente analyse.

Auteur:
Gaha Chiha est M.C. à l'Institut supérieur de Gestion de Tunis.


          La compression de l'espace-temps et la circulation rapide des idées et des pratiques ont attisé la lutte pour l'obtention des ressources et avivé considérablement la compétition entre les producteurs. La dynamique concurrentielle a consacré ainsi l'imprévisibilité de l'environnement et renforcé ses incertitudes. Aujourd'hui, toutes les organisations, quelles que soient leur taille ou leurs activités, s'inscrivent dans un monde marqué par l'inconstance et la discontinuité, un monde où "le changement devient la règle et le statu quo l'exception", écrivait Serieyx (voir Crozier et Serieyx, 1994). Et pour assurer la survie de leurs entreprises, les producteurs doivent comprendre la logique qui forme et soutient le changement. Ils doivent être capables de développer des compétences spécifiques et imaginer des stratégies qui autorisent la résolution, à temps et de manière efficiente, des problèmes rencontrés. Sans une telle compétence d'anticipation et d'adaptation, les organisations paraissent fragilisées. Leur cheminement serait hasardeux et leur devenir mis en doute. Pour plusieurs auteurs, en effet, la pérennisation de l'organisation dépend de sa capacité de résorption des différentes crises qui la traversent (Miller et al., 1999; Mintzberg et al., 1999). Pour Wilson (1992: 3), le succès d'une organisation est "directement attribuable à sa capacité de bien gérer le changement stratégique et de le faire durer". Ainsi, pour exister et se développer, il faut savoir gérer ses changements, être capable de reprendre, à chaque fois qu'il est nécessaire, ses cadres de références et redéfinir ses priorités. Cependant, s'il est admis aujourd'hui que la survie de l'organisation est tributaire de sa capacité à gérer le changement, la question centrale à se poser est de savoir qui serait derrière le changement? Quels sont, au sein des organisations, les acteurs susceptibles de provoquer et de réussir les procès du changement? Dans le corpus, plusieurs auteurs ont cherché à comprendre les mécanismes du changement, ses préalables, sa logique interne et ses déploiements..., cependant, les analyses portant sur les protagonistes du changement seraient plutôt rares. En effet, en dépit de l'intérêt renouvelé de la problématique du changement et de l'abondance des écrits sur ce sujet, la littérature sur les tenants du changement et sur les conditions qui autorisent leur apprentissage nous paraît limitée. Pourtant, une telle question est cruciale pour bien cerner la problématique du changement et pour la rendre opérationnelle.

          Dans le présent article, nous reprenons en analyse la problématique du changement pour élucider trois points essentiels que nous investissons dans trois parties complémentaires. Dans une partie introductive, nous montrerons que le changement est loin d'être une donnée objective ou le résultat d'une contrainte extérieure; il est essentiellement le produit d'acteurs situés (Crozier et Fridberg 1977). Qu'il soit radical ou marginal, le changement est subjectif, contextuel et foncièrement volontariste. Dans une deuxième partie et partant d'une métaphore simple, nous conjecturons que les acteurs qui provoquent le changement radical seraient souvent situés dans des positionnements hiérarchiques intermédiaires. A l'interface des contradictions et des antagonismes, ces "entre-deux" bénéficient de l'information privilégiée, comprennent mieux que les autres parties les jeux et les enjeux pour provoquer une rupture dans l'ordre dominant et tenter d'inverser ses logiques circulantes. Enfin, dans la dernière partie, nous focalisons notre intérêt sur le "comment faire" pour entamer et réussir un changement. En suggérant quelques conditions génériques de nature à favoriser le changement, nous cherchons à rendre opérationnels nos propos. Dans cette partie, nous prenons comme référence illustrative, les procès de fonctionnement des cellules biologiques et leur recherche de l'immunité. Le recours à la biologie et à la métaphore pour expliciter et illustrer ces idées est, aujourd'hui, une tradition dans le discours gestionnaire (Morgan 1989).

1. Le changement, une construction volontariste et intersubjective

          Le changement est une action et un processus. C'est une action à travers laquelle un ou plusieurs acteurs situés entreprennent un agir pour changer un état jugé insatisfaisant. Il y a changement, quand des individus interviennent "en vue de rendre autre ou différente" une situation en cours perçue par ces derniers comme non satisfaisante. Derrière tout acte de changement se faufile un problème perçu et relayé par une volonté d'intervention pour l'affronter et le résoudre. Sans une volonté réelle d'intervention pour ériger un ordre différent, l'agir des acteurs serait souvent une entreprise atonique et sans conséquence. La force d'un changement se jauge, en effet, au regard de la force du vouloir de ses propagateurs. Par ailleurs, le changement est un processus. Un processus qui se déploie dans le temps et est, à la fois, discontinu et aléatoire. Parce qu'il ne peut être clairement programmé, ni totalement prévisible, le changement est défini comme processuel. Il se forme dans la discontinuité. Il s'inscrit dans la contingence et se décide au regard des forces en compétition. Pour certains auteurs, le changement est chaotique, ses résultats ne sont point prévisibles et son issue dépend d'une quantité de variables dont les effets ne peuvent être ni prédits, ni précisément calculés. Et c'est en raison de son caractère aléatoire et discontinu qu'Argyris et Schon (1978) considèrent le changement comme une "expérimentation" dont l'aboutissement est essentiellement tributaire de la qualité d'apprentissage qui prévaut au sein de l'organisation et de la force d'engagement de ses protagonistes. Sans apprentissage significatif, il ne peut exister de réel changement. Car pour entreprendre un agir différent, il faut préalablement comprendre et imaginer, être capable de construire de nouveaux schémas mentaux et opératoires. Cette capacité d'intervention n'est point le produit d'un deus ex machina; bien plutôt, elle se forme à la lumière des interactions des acteurs.

          Par ailleurs, si le changement est une action volontairement décidée pour mettre en rupture les modes de fonctionnement en cours et pour se défaire des routines et des schémas de régulation en circulation, résister à cette oeuvre de remise en cause et chercher à inhiber ses effets présument aussi une action de stabilisation et une volonté de résistance. Ainsi, changer et stabiliser sont deux 'agir' opposés mais parfaitement complémentaires. Dans une relation dialectique et à la lumière de leur perception et de leur logique différentes, les acteurs s'activent pour défendre leurs intérêts et faire prévaloir leurs visions contradictoires. Ce sont, d'ailleurs, leurs différences et leurs conflits qui donnent aux uns et aux autres l'intentionnalité de l'agir, la volonté et la stratégie à adopter pour mener leurs actions. Sans une force de résistance, on ne peut parler d'une force de changement. Le mérite d'un changement se décide d'ailleurs principalement au regard des périls encourus et de la résistance rencontrée. Car, comme disait Corneille, "vaincre sans périls c'est triompher sans gloire". Pareillement, une action de stabilisation n'a de mérite que si elle se réalise en dépit d'une forte volonté de mise en rupture. Ainsi, pour qu'il y ait changement, il faut qu'il y ait, en même temps, des forces favorables au changement et des forces de résistance qui s'y opposent. Il faut qu'il y ait, une réelle antinomie entre les parties, une opposition dialectique. Une telle idée est bien ancienne, Lewin en 1951 considérait déjà qu'un changement social nécessite toujours l'existence de deux forces contradictoires: les "forces restrictives" et les "forces propulsives". Les premières, expliquait-il, cherchent à restreindre le faire et à limiter ses conséquences, les secondes cherchent plutôt à le promouvoir et à le propulser. En l'absence de forces opposées, il ne peut donc exister de changement ou de résistance au changement. Ainsi, une organisation caractérisée par une parfaite congruence entre ses membres ne connaîtrait pas de changement; il y règne une parfaite stabilité. Tout, en son sein, semble se reproduire à l'identique, de manière linéaire et mécanique. Un tel ordre social "parfait", sans crise et sans remise en question, serait plutôt anémique. Il serait même invraisemblable.

          Il est évident qu'un ordre total n'est pas social. Par leurs échanges et leurs actions, les humains se déconstruisent et se construisent. Par leurs communications, ils s'inscrivent nécessairement dans la dynamique du mouvement. Leurs échanges, leurs coopérations et leurs conflits sont à l'origine du renouvellement de leur identité et de leurs cultures, sources de leur apprentissage et de leur mue. Par leurs interactions, les acteurs forment leur perception et reforment leurs attitudes. Pareillement, apparaissent toutes les organisations. Définies comme "noeuds de contrats" contradictoires, elles sont traversées par des conflits et soumises en permanence à des forces paradoxales. Cette mise sous tension autorise l'apprentissage et favorise le changement. Dans un équilibre instable, les organisations élaborent des stratégies et imaginent de nouvelles solutions, des stratégies constamment revues et réajustées et des solutions provisoires à reprendre et à recadrer au regard des rapports interacteurs et des contraintes circulantes. Les stratégies des organisations ne sont pas construites seulement à partir des conflits et des antagonismes, la coopération entre les parties et leurs mises en "face à face" permettent aux uns et aux autres d'échanger leurs informations, de "copier sur l'autre" et de changer ainsi leurs schèmes mentaux.

          Ainsi, changer, résister ou ne rien faire serait le produit d'acteurs situés (Crozier et Friedberg, 1977) et non le résultat mécanique d'une contrainte extérieure, le fait d'une pression mercuriale, culturelle ou d'une injonction écologique comme cela est affirmé par de nombreux théoriciens déterministes (Hannan et Freeman, 1989). Le poids des contraintes extérieures, "n'est pas aussi fort qu'attendu" écrivaient Pédon et Schmidt (2002-2003: 6) à la suite d'une enquête sur les petites et moyennes entreprises de la région Lorraine en France. Le changement n'est pas non plus l'oeuvre d'un leader omnipotent ou d'un dirigeant hors norme comme cela est supposé par plusieurs écrits. Parmi ces derniers, Crozier (1991: 117) considérait que "le principal moteur du changement, c'est toujours l'équipe dirigeante et plus particulièrement le chef d'entreprise". Pour March (1999), croire que les chefs jouent un rôle central dans la réussite des changements majeurs serait simplement un "mythe" qui ne résiste point à l'observation et à l'analyse. Tout apprentissage organisationnel donnant lieu à des changements significatifs est essentiellement l'oeuvre des ressources internes de l'organisation, de la nature des combinaisons des facteurs et de la capacité de ses membres à faire valoriser leurs compétences et à coopérer (Veltz et Zarifian, 1994). Loin d'être le produit d'effets extérieurs, toute dynamique organisationnelle se forme principalement par et à partir des variables endogènes, à partir des ressources disponibles. Les ressources de l'organisation sont au coeur de sa stratégie et c'est à la lumière de celle-ci que va se décider le succès ou l'échec de son changement (Hamel et Prahalad, 1989). Ainsi, l'action entreprise pour changer, pour stabiliser ou pour ne rien faire est principalement tributaire de la perception des acteurs, de leur manière de penser la réalité vécue, d'interpréter et de définir leurs intérêts. C'est à la lumière de la sensibilité construite de chacun, comme le soutenait Piaget (1967), que se définit son mode de réaction et sa manière de penser et d'être. Le changement serait ainsi fonction dépendante de l'intentionnalité des acteurs, de leur engagement et de leurs représentations de l'ordre établi, de ses procédures et de ses règles, et non une réponse systématique à un quelconque stimulus extérieur, comme le soutiennent les behavioristes et les culturalistes. Pour les constructivistes, l'essentiel est dans le regard et non dans l'objet regardé. Car, comme l'écrivait Piaget (1967: 63), "au commencement n'est donc pas le stimulus, mais la sensibilité au stimulus et celle-ci dépend naturellement de la capacité à donner une réponse". Par un procès d'assimilation-accommodation, l'acteur sélectionne et prend en compte les faits ambiants, analyse et réajuste ses schémas de compréhension et reconstruit son mode comportemental. Selon Allaire et Firsirotu (1989: 53), la réussite d'un changement se fait au regard des " perceptions qu'ont les membres d'une organisation de leur propre situation, de leurs options et de leur marge de manoeuvre". Ainsi, par une information signifiante, l'acteur définit son agir et c'est l'agir qui, au retour, informe, arrange et habilite la signification.

          Par ailleurs, le changement est un processus qui s'inscrit dans un continuum. Ce changement peut être radical et modifie les référents et les routines qui sous-tendent le faire et le penser; comme il peut être marginal et ne toucher que de manière plus ou moins inconsistante les référentiels circulants. Pour les théoriciens, en effet, le changement est dit radical quand il affecte de manière significative les représentations et les connaissances, quand il y a une réelle rupture avec les modes réflexifs habituels, quand il touche les racines. Un tel changement conduit à une période de discontinuité souvent insécurisante et douloureuse. Pour Demers (1999), tout changement radical est révolutionnaire; il constitue un événement "dramatique". Pour le réussir, il faut, à la fois, de la raison et de l'émotion, de la rationalité et de la symbolique. Ce changement radical intervient quand il y a un apprentissage en boucle double (Argyris et Schon, 1978), c'est-à-dire lorsqu'on apprend à faire autrement ce que l'on a toujours fait, quand on adopte de nouvelles formes de connaissance, de nouveaux modes d'action. Pour Miller et al. (1999: 118), ce changement serait "transformationnel" et "mène à rompre avec la perspective établie". Par contre, un changement est dit marginal ou incrémental, quand celui-ci est fait de manière graduelle et suivant des retouches discrètes et successives. Ce mode de changement se construit dans le long terme et est généralement non planifié. Pour Argyris et Schon (1978), ce type de changement s'obtient à partir d'un apprentissage en boucle simple. Il se forme lorsqu'on apprend à faire différemment ce que l'on a toujours fait. Ce changement graduel serait le simple ajustement d'une orientation prise ou d'un mode opératoire existant. C'est une amélioration dans les pratiques d'exécution.

          Au-delà de ce schéma dual d'Argyris et Schon (1978), nous croyons qu'il existe une autre catégorie d'apprentissage possible et que nous appellerons "apprentissage en boucle nulle". Sans valeur ajoutée, cet apprentissage s'inscrit dans une linéarité parfaite et vise principalement la répétition et l'obéissance. A effet nul, celui-ci ne débouche sur aucune réelle transformation dans les procès réflexifs et d'action chez les apprenants. Dans ce mode d'apprentissage, les acteurs sont tenus simplement à reproduire fidèlement et sans aucune modification les modes d'ordre transmis; à répéter sans changement, ni réajustement l'ordre réflexif établi. Ces apprentissages privilégient un équilibre antérieur souvent sublimé et cherchent plutôt à inhiber toute volonté de nature à remettre en question les rapports ou les logiques qui les soutiennent. Dans les sociétés foncièrement conservatrices, un tel apprentissage en boucle nulle est souvent privilégié parce qu'il consacre la prééminence de la fidélité de réponse et assoit la finitude. Cet apprentissage renforce l'obéissance et l'uniformité, facilite le contrôle et entrave le changement. Dans un pareil système, toute régulation se fait au regard d'un passé antérieur sublimé. Tout changement y est perçu comme une atteinte à l'identité première, un dysfonctionnement à bannir.

2. Le changement radical, produit des intermédiaires

          Au-delà de cette classification des apprentissages et des changements auxquels ils donnent lieu, il est à se demander si ces apprentissages seraient accessibles à tousles acteurs? Autrement dit, dans l'organisation, quels sont, en effet, les acteurs qui seraient plutôt enclins à faire un apprentissage en boucle nulle, en boucle simple ou en boucle double? Les prédispositions des individus et des organisations pour entamer un changement radical, marginal ou nulne seraient-elles pas tributaires de leur capacité à disposer de l'information significative, de leur position dans la hiérarchie et de leur représentation spécifique? Dans un apprentissage collectif, les apprenants disposent-ils tous et de manière univoque de l'information privilégiée...? Comme expression d'une volonté située et un processus d'inversion, le changement, comme analysé, se forme au regard de l'action quotidienne, dans le conflit et dans la coopération entre les partenaires. A travers ces flux variés d'interactions, il serait un leurre de croire que tous les membres bénéficient des mêmes ressources et du même apprentissage. Un apprentissage collectif ne signifie pas la mise en construction d'un ensemble de personnel de compétence et de savoir univoques et symétriques, l'effacement de toute différenciation entre les membres. D'ailleurs, il n'y a point d'apprentissage sans différenciation... Pour toutes ces raisons, nous croyons que les acteurs organisés présentent des asymétries dans leurs informations, des dissemblances dans leurs aptitudes à l'apprentissage et dans leurs capacités de changement. Quels sont donc ces acteurs à même d'accéder à l'information privilégiée et d'entamer un apprentissage en boucle double? En l'absence de ces derniers, que faut-il faire pour favoriser l'avènement d'individus capables d'entreprendre un changement significatif réussi?

          Pour répondre à ces questions, nous recourons à une métaphore classique: la métaphore des trois poissons. Cette allégorie quelque peu schématique, il faut le reconnaître, a été utilisée pour représenter la lutte pour la survie qu'entreprennent habituellement les compétiteurs. Elle schématise leur perception, leurs priorités et leurs stratégies. De taille et de puissance différentes, chacun des poissons occupe une position hiérarchique propre et est à la poursuite, pour sa pérennité ou sa croissance, d'un plus petit que soi. Au regard de son positionnement, chaque poisson prend conscience de sa force, accommode sa perception et construit son mode d'action. Dans cette "mer" d'incertitude et de lutte, il y a trois catégories d'intervenants: les gros poissons, les plus puissants, ceux de taille intermédiaire, les moyennement puissants, et les plus petits, représentant les faibles.

          A chacun de ces trois types de poisson, sa position dans la hiérarchie, sa perception et son mode d'action spécifiques. Ainsi, le plus petit des poissons n'a de choix pour survivre que de s'esquiver pour éviter le pire. En fuite continue, il s'abstient de tout contact avec un monde extérieur menaçant. Pour les faibles, l'environnement n'est qu'injustice et danger continus. Ainsi, pour les petits poissons, leur faiblesse les exclut du jeu et les marginalise. C'est dans l'évitement et le repli qu'ils trouvent leur salut. Cependant, par un tel repli sur soi, les petits poissons ne peuvent accéder à l'information significative. Ils réduisent ainsi leurs occasions d'apprentissage et ne peuvent espérer changer l'ordre, ni inverser les rapports. Pour le poisson de puissance moyenne, le monde est relativement équilibré. Au regard du petit, il se sent fort et dominant, et, de ce point de vue, le monde serait, à ses yeux, équitable et moralement acceptable. Par contre, face au plus grand, il se trouve désarmé et doit à chaque fois s'esquiver. Pour ces poissons intermédiaires, l'environnement est paradoxal. Enfin, pour le plus puissant des poissons, le monde serait parfait. Fort, il domine tout. Et pour perpétrer une telle suprématie, il y a lieu de stabiliser l'ordre en place et de s'opposer à tout changement de nature à toucher l'équilibre établi. Pour ces puissants, l'environnement est ainsi fait; son ordre est naturel, il faut le maintenir et le conserver. Face à son statut et ses rapports avec les autres, chacun construit une logique d'action propre et définit une stratégie adaptée. Chacun accommodera ses représentations et décidera des manoeuvres à déployer. Dans un pareil environnement, les trois poissons ne disposent pas identiquement des mêmes atouts, de la même information et de la même potentialité d'apprentissage. Les trois ne seraient pas capables d'entreprendre et de réussir un changement radical. A chacun, sa position et ses représentations, à chacun, ses capacités et ses fins.

          Dans ce jeu de compétition pour l'obtention des ressources, il y a les puissants et c'est dans la stabilité et la continuité que se décide leur salut. Leur centralité nourricière et leur puissance les poussent à chercher à maintenir en l'état le monde environnant et à jouer les gendarmes de l'ordre établi. Tout changement radical touche à leur sécurité et est perçu comme "dérangeant". Toute volonté de remise en cause de l'ordre en place est souvent vue comme une sédition. Parce qu'il "bouscule les routines (et) les relations entre les membres de l'organisation" (Giroux 1991: 20), tout changement affecte les modes de répartition des ressources, compromet l'ordre et touche aux privilèges. Les grands poissons comme les dirigeants, les organisations ou les pays puissants ont "tout intérêt à maintenir le statu quo" (Miller et al., 1999). Parce qu'ils sont les initiateurs des procédures et des structures en place, les chefs, en général, sont conformistes et luttent pour inhiber toute velléité de changementsignificatif (March, 1999). Cependant, pour maintenir leur position, ils doivent apprendre à mieux faire ce qu'ils ont toujours maîtrisé, à parfaire leurs modes de fonctionnement sans pour autant les remettre en cause. Pour cela, les puissants n'autorisent que de changements minimes, des transformations incrémentales pour ajuster une manière de procéder ou parfaire un mode de contrôle exercé. Leur apprentissage serait ainsi en boucle simple: il permet des légères transformations mais il ne touche point les racines, telles les références ou les logiques circulantes.

          A l'opposé des puissants, il y a ceux qui sont dans une position marginale extrême. En perpétuelle fuite pour assurer leur survie, ces poissons sont appelés à être dans une permanente "immersion". Pris dans la tourmente de la précarité, menacés dans leur existence, ils ne peuvent pas apprendre pour entamer un réel changement. Les impuissants, ceux inscrits en bas de l'échelle, se laisseraient ainsi souvent marginaliser et s'enliser dans les difficultés de la vie quotidienne. Plusieurs parmi eux finissent par épouser des attitudes fatalistes. C'est une malédiction divine, historique ou environnementale... qui explique leur faiblesse extrême. Affronter un telsort "maléfique" et chercher à changer les rapports d'ordre seraient, pour plusieurs, chimériques et irréalistes. Face à une telle malédiction, l'acteur (l'organisation, le pays) impuissant "s'enferme sur soi y compris dans le repli de "sa religion" ou de "son ethnicité"" (Touraine, 2001: 56) et s'interdit ainsi toute velléité de changement. Pour certains religieux, un tel état d'impuissance et de marginalité est perçu comme un sort implacable décidé par les cieux et qu'aucun des humains ne pourrait changer.

          A l'interface des puissants et des marginaux, il y a les poissons des positions intermédiaires. Pris entre deux extrêmes, les poissons du milieu semblent bénéficier d'un positionnement de jointure privilégié; ils saisissent mieux les forces et les faiblesses des parties en présence. Leur position frontalière leur confère, en effet, une représentation des paradoxes que les autres catégories ne peuvent percevoir. A l'interface, ils sont les mieux placés pour vivre les logiques d'ordre en opposition, à les comparer et à en comprendre les dysfonctionnements et les failles. Par leur "proximité cognitiveparadoxale", les agents intermédiaires connaissent mieux les zones d'ombre, apprennent et se construisent des représentations spécifiques. Disposant de l'information contradictoire, ce qui rend possible l'avènement d'une attitude critique nécessaire pour toute analyse distanciée, les entre-deux semblent bénéficier d'un meilleur apprentissage pour construire des actions de renouvellement appropriées et provoquer le changement significatif.

          L'enseignement à tirer de ce qui précède est, qu'au niveau de l'entreprise, il y a lieu de voir dans les cadres intermédiaires une force réelle pour opérer tout changement significatif. Ils seraient probablement les plus capables d'insuffler un changement durable et radical. En effet, si les hauts cadres semblent bénéficier d'un ordre hiérarchique nourricier et si l'essentiel de leur besogne se limite en premier lieu à sauvegarder l'ordre établi et à chercher un système de régulation reproductif et garantissant leurs privilèges et pérennisant leur main mise, le souci des catégories de base serait davantage focalisé sur un comment améliorer un quotidien difficile et échapper à un contrôle de plus en plus serré. En outre, de par leur marginalité structurelle et leur information relativement limitée, ces derniers, astreints à un faire récurrent, ne peuvent imaginer des solutions nouvelles ou concevoir un agir autre que celui qu'ils ont toujours réalisé. Et ce sont probablement les cadres intermédiaires, ceux en interférence avec un sommet puissant et une base atonique, point de jonction, de transmission et de traitement de l'information ascendante et descendante, qui seraient les mieux disposés à connaître l'information paradoxale, les mieux outillés pour assimiler les intérêts contradictoires des parties en présence et pour entreprendre des actions de changement. Pris entre le pouvoir hégémonique des puissants et la précarité permanente des plus bas, voire 'marginaux', entre les discours stratégiques des chefs et les pratiques routinières des opérateurs, les gestionnaires intermédiaires subissent les multiples contraintes du contexte, comprennent mieux les jeux en présence, s'adaptent et affinent leur agir. Et c'est en raison de cette variation dans leur contexte et de la pluralité de leurs vis-à-vis que les intermédiaires bénéficient d'une meilleure connaissance de l'organisation et de ses procès de fonctionnement, d'une meilleure visibilité de l'ordre en place et d'une plus grande compétence. Une telle jointure structurelle leur confère, par ailleurs, une meilleure variabilité réflexive et comportementale. En s'inscrivant au coeur du réseau, les intermédiaires bénéficient, en effet, d'une plus grande polyvalence et d'une plus grande adaptabilité. Leur position tampon leur ouvre plus grand le champ du possible. Pour Nonaka et Takeuchi (1995), le travail des gestionnaires intermédiaires consiste principalement àfaire la synthèse du savoir tacite des employés de première ligne et des cadres supérieurs, à le rendre plus explicite et plus systématique. Ce faisant, ils améliorent leur efficacité, parfont l'efficience de l'organisation et permettent, à la fois, sa stabilité et son changement. Par contre, ceux qui s'inscrivent dans les extrémités, les puissants et les impuissants, ils ne peuvent entreprendre, au meilleur des cas, que des apprentissages en boucle simple, améliorer ce qu'ils ont toujours su faire: corseter davantage les déterminants de la stabilité ambiante ou chercher une meilleure manière pour s'esquiver. Ainsi, parce qu'ils s'inscrivent dans un "apprentissage mixte, de régularité et d'anarchie, de redondance et de variété, d'ordre et de désordre" (Gaha 1997: 186), les entre deux, porteurs des routines de l'organisation et de ses procédures, seraient capables de mettre en avant des nouvelles combinaisons de réponse, de nouvelles manières de faire et de penserle changement radical. Outre cette capacité de changer le système, ce sont eux aussi les mieux disposés à asseoir sa stabilité. Parce qu'ils sont les porteurs et les contrôleurs des routines, des règles et des procédures de l'organisation, les intermédiaires seraient aussi les initiateurs de sa continuité.

          Tels sont, à travers cet exemple métaphorique, les principaux initiateurs du changement radical au sein des organisations. Il faut préciser cependant que, par cette parabole, notre analyse cherche d'abord à définir la tendance générale du changement organisationnel, à mieux comprendre les logiques de ses déploiements. Elle ne prétend nullement à l'élaboration d'un cadre normatif ou exclusif. Il faut préciser que le changement pourrait aussi être l'oeuvre d'autres parties. Les grands ainsi que les petits peuvent, dans certaines circonstances, entreprendre et réussir un changement significatif. Souvent, le changement serait le produit d'alliances entre les partenaires. La coopération ou la collusion entre deux parties pour entamer un changement radical serait, en effet, très envisageable. Dans un pareil cas, les intermédiaires qui jouxtent les positions collatérales seraient souvent à l'origine ou au centre des alliances qui adoptent et tentent le changement.

3. Les initiateurs du changement organisationnel: l'exemple de la biologie

          Au-delà de cette analyse métaphorique des trois poissons, de nature plutôt générique, pour appuyer notre assertion et soutenir que ce sont les acteurs intermédiaires, ceux qui sont à l'interface des positions paradoxales, qui seraient les initiateurs les plus habilités à apprendre et à provoquer le changement radical, nous focalisons notre intérêt, dans cette partie, sur ce qui se produit dans la biologie. En effet, à la lumière d'une illustration biologique, nous chercherons à comprendre les missions et les attributs des cellules vivantes. En examinant le mouvement de trois cellules immunitaires de première importance: les macrophages, les lymphocytes et les cellules souches, nous souhaitons voir lesquelles de ces cellules, dans l'organisme, apportent des solutions nouvelles. Le recours à l'examen du fonctionnement de la biologie pour analyser et comprendre le fonctionnement des organisations sociales n'est pas, à proprement parler, une nouveauté en gestion. Depuis Bertallanfy (1973) et sa théorie générale sur les systèmes, les gestionnaires se sont attelés à voir en quoi le fonctionnement des systèmes biologiques peut être éclairant pour mieux cerner et asseoir la pérennité d'un système donné, même s'il est aujourd'hui évident que toute analogie à faire entre l'ordre social et l'ordre biologique est du domaine de l'incommensurable. En effet, si l'ordre social est le produit construit d'acteurs situés, l'ordre biologique est marqué par une programmation préalable. Ses changements se forment à travers un processus d'adaptation long et complexe. Cependant, en dépit de cette limite significative, le système biologique, son évolution, sa variabilité adaptative et ses mécanismes de sélection... seraient des enseignements forts et pertinents. Le cheminement des systèmes biologiques, leurs évolutions et leurs procès d'adaptation peuvent s'avérer utiles et enrichissants pour les gestionnaires appelés à analyser et comprendre les systèmes sociaux. Il demeure entendu que toute mise en correspondance entre les deux systèmes est à faire avec beaucoup d'attention.

          Les principales missions allouées aux cellules immunitaires - les macrophages et les lymphocytes - sont connues aujourd'hui. Alors que les premières jouent comme un front extérieur et donnent les premières réponses chaque fois qu'un problème pathologique générique se pose, les secondes cellules jouent plutôt un rôle pionnier: elles cherchent des solutions spécifiques aux problèmes nouveaux. Au dessus de ces deux instances, il y a les cellules souches. Ces dernières appelées aussi "totipotentes" seraient à l'origine de la production de l'ensemble des cellules immunitaires. Elles sont les génitrices. Telles sont brièvement les trois instances cellulaires et leurs rôles respectifs. Pour toutes ces cellules, l'objectif final est de réaliser l'immunité de l'organisme contre toute pathologie. Cependant, l'intervention de chacune d'elles est bien spécifique. Le fonctionnement de ces unités biologiques, avec ses trois strates et ses trois champs d'intervention, se fait suivant une organisation trilogique intéressante. Un tel mode d'ordre cellulaire peut, en effet, nous éclairer sur la manière à suivre pour parer à des perturbations pathologiques menaçantes. La trilogie fonctionnelle des cellules immunitaires est une approche sélectionnée pour assurer des réactions adaptées de nature à protéger le corps et garantir sa pérennité. Pour une entreprise, et à l'instar de ce qui se passe dans le monde biologique, il serait possible d'imaginer la constitution de trois instances de réponse différenciées. Une instance de type macrophage dont le nombre est significativement plus important et dont la mission principale serait de prendre en charge et de résoudre les problèmes génériques et quotidiens. Ces cellules, plutôt spécialisées, seraient appelées à accomplir les activités routinières de l'organisation, à donner les premières réponses et à solutionner de manière plus ou moins récurrente et standardisée les tâches quotidiennes. Pour ces unités frontales, il y a lieu de faire le travail prescrit comme à l'accoutumé et conformément à des modes opératoires globalement clos. En revanche, les cellules de type lymphocyte ont un rôle beaucoup plus intelligent: elles sont appelées à apporter des solutions nouvelles aux problèmes non inventoriés. Face à des difficultés inhabituelles et des situations inconnues par les macrophages, les lymphocytes interviennent pour pallier le dysfonctionnement et chercher des nouveaux mécanismes de résolution. Ces cellules disposent d'une "compétence" spécifique pour réagir, résoudre les problèmes posés et "innover". Appelées "immunocompétentes", les lymphocytes seraient indispensables pour entreprendre des réactions particulières face à des agents pathogènes particuliers. Dotées d'une compétence distinctive, elles disposent d'une "capacité résolutoire", d'une potentialité que les macrophages n'ont pas. "Innovantes", elles peuvent "imaginer" des solutions non encore réalisées et rechercher, dans les limites de leur programmation certes, des issues idoines. Ces cellules disposent d'un potentiel distinctif et d'un champ d'intervention plus large. Enfin, les cellules souches sont à l'origine du système: le reproducteur des autres cellules. Elles constituent ainsi la référence, le creuset de toutes les décisions de créations stratégiques.

          Telle semble être, de manière schématique, la répartition du travail et des responsabilités entre les cellules immunitaires. A chaque groupe ou instance son ordre de faire, à chacun ses compétences et ses spécificités. Il est à remarquer que la répartition des attributions des cellules macrophage et lymphocyte n'est pas sans nous rappeler la division du travail mise en évidence par les théoriciens classiques. La séparation entre ceux appelés à exécuter des tâches récurrentes et routinières et ceux appelés à réfléchir et concevoir des modes de résolutions nouvelles est une approche organisationnelle bien ancienne, explicitée et défendue par Taylor, Fayol, Ford et de nombreux autres auteurs. Au dessus de ces deux instances, les opérateurs et les ingénieurs concepteurs, se trouve la haute direction dont la mission, comme pour les cellules souches, est de générer des stratégies et de prendre en charge ce que Fayol appelle "la doctrine administrativeconsacrée" (Fayol, 1970: 15). Ce mode d'organisation caractérisé par une séparation nette entre la tête et les mains a été, à juste titre, très critiqué. Parce qu'elle divise et s'interdit toute possibilité d'intégration des parties, l'organisation duale s'est avérée inefficiente et source de dissidence continue. En outre, parce que le travail, aujourd'hui, se présente de plus en plus comme un "événement" et non comme une "opération", la division classique du travail paraît inopérante et, pour plusieurs auteurs, elle est source de gaspillage (voir notamment Veltz et Zarifian, 1994).

          Cependant, au-delà des limites et des écueils réels que présente un tel ordre organisationnel, nous croyons qu'il serait improbable de pouvoir dépasser totalement une telle différenciation entre les rôles et les attributs. Il serait un leurre de croire qu'il serait possible de pouvoir inscrire tous les membres de l'organisation à la même loge et au même niveau de décision, de pouvoir les informer uniformément et de les impliquer tous dans l'exécution et dans la résolution des problèmes rencontrés. Le travail "événement" qui semble devenir prédominant à l'ère de l'économie immatérielle ne peut pas échapper, lui aussi, totalement à la division des tâches et à une certaine différenciation entre les fonctions opératoires et les fonctions conceptuelles. Une structure indifférenciée serait non seulement utopique mais aussi financièrement coûteuse. Utopique, car dans toute organisation à plusieurs acteurs, il est nécessaire d'opérer une distinction dans les attributions et les responsabilités de ses membres. Elle serait coûteuse, en outre, parce qu'une telle mise en ordre uniformisée suppose un effort de formation et d'information qui n'est pas toujours justifié. Ainsi, dans les organisations, quelles soient à tendance opérationnelle ou événementielle, une différenciation fonctionnelle serait indispensable pour assurer son cheminement et accomplir l'ensemble de ses rôles. Par ailleurs, cette répartition dans les rôles et cette spécialisation parfois restrictive seraient nécessaires pour favoriser l'avènement de compétences spécifiques. Dans une telle mise en ordre, les opérateurs et les concepteurs gagneraient des expertises et des habiletés distinctives dans leurs professions respectives. Cette contrainte structurale, comme l'écrivait Giddens (1987), est habilitante; elle autorise l'apprentissage et le changement. En subissant les limites dans leurs attributions, les agents maîtrisent mieux leur travail et gagnent en habileté et en compétence. Enfin, pour dépasser les failles de l'ordre organisationnel classique et éviter une rupture préjudiciable entre ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent, la mise en place d'un niveau structurel intermédiaire favorise la jonction entre les parties, permet la circulation de l'information et assoit une meilleure communication entre la haute instance et celle d'en bas. Ainsi, pour échapper à la dualité organisationnelle classique et réaliser une plus grande intégration des parties, la construction de ce corps intermédiaire serait aujourd'hui une démarche plus que nécessaire. L'existence de ces agents tampon autorise, en effet, une meilleure cimentation des parties du système, favorise la coopération et atténue un face à face parfois violent. Par ces interfaces, le système cherche à parer aux ruptures éventuelles, permettre la mise en relation des instances collatérales. Tel semble être le rôle central joué par les gestionnaires intermédiaires, un rôle de passerelle indispensable pour fédérer les parties et les mettre en complémentarité. Cependant, en dépit de ce rôle majeur accompli, certaines études montrent que ce sont les intermédiaires qui se trouvent souvent touchés par les restructurations des entreprises et par les réductions des effectifs (Heckscher, 1995).

          Le schéma de fonctionnement des cellules immunitaires serait ainsi utile à examiner. Nous croyons même qu'il serait possible de s'en inspirer pour la répartition des travailleurs dans les entreprises. Le plus gros de l'effectif prend en charge et réalise les actions quotidiennes et habituelles. Ces opérations définies dans leurs procédures comme au niveau de leur cheminement seraient en gros répétitives et leur mécanisation serait réalisable. Une instance de type lymphocyte, numériquement de moindre importance, sera en contact permanent avec les différentes cellules, celles du niveau supérieur, les cellules souches et celles à la base, les macrophages. Par sa position de relais, elle dispose de l'information privilégiée et est capable d'apporter des solutions nouvelles pour les problèmes émergents. Agissant comme point noeudal, les cadres intermédiaires disposent de l'information privilégiée, apprennent plus rapidement que les éléments latéraux et sont ainsi mieux outillés pour investir les interstices du système, pour mieux cerner ses rouages et ses procès. La mise en place d'un tel noyau intermédiaire est de nature à rapprocher la haute direction, appelée à définir les stratégies et les politiques générales, et les opérateurs, appelés à les mettre au concret-réel. Elle autorise la réalisation d'une meilleure coordination et permet un renouvellement des compétences. Connaissant les différentes aptitudes présentes, les stratégies des uns et des autres, les projets et les difficultés de leur mise en oeuvre..., les intermédiaires, courroie de l'information et relais des positions contradictoires, écoutent, observent, apprennent et deviennent le noyau dur de l'organisation; ils sont ceux qui la connaissent véritablement. A travers la quotidienneté de l'action paradoxale et par une socialisation propre, ils écoutent, se renseignent et se forment; ils assimilent et changent de représentation. Une telle position d'interface suppose aussi un meilleur contrôle de la mise en pratique des procédures et des règles, une plus grande intelligibilité des modes conceptuels et des procès opératoires. Elle permet également une meilleure maîtrise des zones d'ombre, une meilleure compréhension des forces et des dysfonctionnements existants. Elle suppose surtout un apprentissage distinctif. La nature de leur information plurielle présume la qualité de leur apprentissage. Et c'est grâce à cet apprentissage spécifique que les cadres intermédiaires seraient à même de comprendre, mieux que les autres partenaires, les caractéristiques du système et de pouvoir, aussi bien, assurer sa stabilité ou provoquer le changement significatif, celui qui touche les référents et les logiques en circulation.

Conclusion

          Parce que le changement est aujourd'hui une constante dans la vie des organisations, nous avons cherché, dans la présente analyse, à mieux comprendre ses soubassements et ses logiques de déploiement. Volontariste et intersubjectif, le changement est foncièrement l'oeuvre d'acteurs situés. Selon l'apprentissage fait, le changement peut être marginal, radical ou nul. Cependant, la formation d'un changement radical, un changement qui toucherait les références et les logiques d'action circulantes, serait seulement le produit des catégories, organisations ou classes de position intermédiaire. Dans l'entreprise, les cadres intermédiaires semblent être les plus aptes à entamer des changements durables et significatifs. A la frontière des positions extrêmes, celle de la haute direction au sommet de la hiérarchie et celle des opérateurs à la base, ces cadres s'inscrivent dans une position de relais privilégiée. Bénéficiants d'une proximité paradoxale et occupant, dans la structure, une zone tampon, ces "entre-deux" disposent, en effet, de l'information signifiante et contradictoire, accèdent à un apprentissage mixte et peuvent ainsi construire des représentations distinctives des jeux et des enjeux mis en scène. Par le recours à un exemple métaphorique et en reprenant de manière simplifiée le procès de fonctionnement de trois cellules immunitaires, nous avons voulu expliquer notre conjecture. L'apprentissage des instances collatérales serait, le plus souvent, en boucle simple ou nulle; il n'autorise que des changements mineurs, des retouches qui ne permettent pas une véritable remise en question des référents en circulation. Nous soutenons donc l'idée que le changement serait principalement l'oeuvre des intermédiaires. Dans l'entreprise, ce sont les cadres qui autorisent le changement et ils ne sont point des "freins" à la modernisation ou un "obstacle au changement" comme l'écrivait Crozier (1991: 76). C'est grâce à leur position mitoyenne que se forme leur apprentissage distinctif et se décide leur capacité d'entreprendre un changement radical.

Gaha Chiha

Références bibliographiques:

Allaire, Y. et M. Firsirotu. 1989. "Comment créer des organisations performantes: l'art subtil des stratégies radicales". Gestion, 4: 51-58.

Argyris, C et D. Schon. 1978. Organizational Learning: A Theory of Action Perspective. London: Addison-Wesley Publishing.

Bertallanfy, L. 1973. Théorie générale des systèmes. Paris: Dunod.

Crozier, M. 1991. L'entreprise à l'écoute. Apprendre le management post-industriel. Paris: interEditions.

Crozier, M. et E. Friedberg. 1977. L'acteur et le système. Paris: Editions du Seuil.

Crozier, M. et H. Serieyex. (dir.) 1994. Du management panique à l'entreprise du XXI siècle. Paris: Maxima.

Demers, C. 1999. "De la gestion du changement à la capacité de changer. L'évolution de la recherche sur le changement organisationnel de 1945 à aujourd'hui ". Gestion, 24:132-139.

Fayol, H. 1970. Administration industrielle et générale. Paris: Dunod.

Gaha, C. 1997. Pour une analyse constructiviste du contrôle: l'exemple de l'hôpital. Thèse d'Etat. Faculté des Sciences économiques et Gestion de Tunis.

Giddens, A. 1987. La constitution de la société. Eléments de la théorie de la structuration. Paris: PUF.

Giroux, N. 1991. "La gestion du changement stratégique". Gestion, 7: 19-25.

Hamel, G. et C.K. Prahalad. 1989. "Strategic Intent". Harvard Business Review, mai-juin 63-76.

Hannan, M.T. et J.M. Freeman. 1989. Organizational Ecology. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Heckscher, C. 1995. White-Collar Blues: Management Loyalties in an Age of Corporate Restructuring. New York: Basic books.

Lewin, K.1951. Field Theory in Social Science. Harper Collins.

March, J. 1999. "Les mythes du management". Les annales des mines: Gérer et comprendre, 57: 4-13.

Miller D., R. Greenwood et B. Hinings. 1999. "Miser sur le chaos créateur ou évoluer dans la continuité". Gestion, 24: 118-122.

Mintzberg, H., B. Ahtstrand et J. Lampel. 1999. "Transformer l'entreprise". Gestion, 24: 122-130.

Morgan, G. 1989. Images de l'organisation. Québec: PUL. Paris: Eska.

Nonaka, I. et H. Takeuchi. 1995. The Knowledge-Creating Company. Oxford: University press.

Pedon, A. et G. Schmidt. 2002-2003. "L'apprentissage organisationnel en PME: réalité et déterminants". Document de travail de l'IAE. GREGOR, 2002-2003:1-19.

Piaget, J. 1967. (dir). Logique et connaissance scientifique. Paris: Gallimard.

Smircich, L. et C. Stubbart. 1985. "Strategic Management in an Enacted World". Academy of Management Review, 10-4: 724-736.

Touraine, A. 2001. "Penser le changement". Alternatives Economiques, 49: 55-57. Hors série.

Veltz, P. et Ph. Zarifian. 1994. "De la productivité des ressources à la productivité par l'organisation". Revue française de gestion, 97: 59-66.

Wilson, D.C. 1992. A Strategy of Change: Concepts and Controversies in the Management of Change. Routledge: London.


Notice:
Chiha, Gaha. "Les protagonistes du changement organisationnel", Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
-----
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
-----