Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2003 - Vol.05, No.03
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Dossier spécial
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Article
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Rationalité post-moderne et discussion publique: De la sphère socio-économique à la sphère politique
Par Céline Robin

Résumé:
En s'attachant à l'analyse des plis les plus singuliers de notre société post-moderne, la réflexion sur les conditions du renouveau démocratique dans de très nombreux territoires, ruraux ou urbains, en France et dans le monde, pose un nouveau rapport au pouvoir et de nouvelles formes de débats et de décisions publics. Cette forme de sociologie politique se veut attentive aux processus rationnels de construction sociale de l'action politique, aux transactions entre les régulations sociales et aux recompositions spatiales. Le système décisionnel est soumis à négociation, à concertation, à participation et à délibération. Les logiques sociales sont trop fortes, on a souvent un "deux contre un", selon les degrés de persuasion des uns et des autres. Inconsciemment, l'idée s'est imposée et est admise par tous. Le "déblocage"pourrait être possible au prix d'une restriction des objectifs originaires et d'une réduction du champ de la décision. Le débat public ou la discussion publique démontre comment l'action et la parole du citoyen sont légitimes.

Auteur:
Céline Robin est doctorante en Science Politique, E.A. 32 53 - Centre d'Etude du Débat Public, Université François Rabelais, Tours.


La légitimité conférée à la parole du citoyen et son impact sur les processus rationalisés

          L'acteur "stratège" saisit rationnellement toutes marges de liberté, en vue de maintenir ou améliorer sa situation (Crozier et Friedberg, 1971). La participation du citoyen au débat public peut être une de ces opportunités. La corrélation des intérêts suffit-elle à assurer une conscience de débat? "La rationalité selon Michel Crozier [...] ne suppose pas que la stratégie soit nécessairement consciente" (Mendras et Etienne, 1996, p. 179-181). L'efficacité de la discussion publique réside dans la légitimité qu'il confère au citoyen et dans l'impact de la parole de ce dernier sur les processus décisionnels. En pratique, cela ne peut se réaliser qu'avec un nombre réduit de participants dans le cadre d'un processus délibératif. En fait, tout s'organise autour de l'espace des "non consacrés". L'opinion publique devrait pouvoir construire un réseau d'influence, pour porter les problèmes de la sphère civile à la sphère politique. Il est possible de lier de plus en plus finement les cadres de la vie sociale et les individus dans un processus multiforme de socialisation et d'action: les initiatives locales de citoyenneté se développent, portées par des associations, des groupes d'habitants, des élus et des techniciens. C'est là toute la portée de la question de la réalité sociale. La démocratie de délégation, notamment marquée par une abstention croissante, est ici en question. Réhabiliter les liens civiques en transformant les règles et les pratiques, introduit de nouvelles formes démocratiques de co-élaboration et de contrôle de la décision. Il faut repenser le rôle et le comportement de chacun: l'élu doit accepter de partager le pouvoir, le professionnel de modifier son point de vue et son projet, l'habitant usager doit intégrer les contraintes de temps et la notion d'intérêt général et ne pas se cantonner à cette idée que "la réalité de la vie quotidienne s'organise autour du ici de mon corps et du maintenant de mon présent" (Berger et Luckman, 1996). "Les contextes de l'interaction sociale et spatiale, c'est-à-dire les frontières spatio-temporelles qui délimitent des bouts d'interaction et qui, d'habitude, possèdent des marques symboliques physiques, participent au conditionnement de la reproduction sociale (au même titre, par exemple, que les données économiques et culturelles). Cette remarque introduit dans l'explication sociale un incontestable "effet de lieu". [...] Cette précision revient à évoquer, une fois de plus, la liberté au présent qui caractérise l'action de chaque sujet social inscrit dans un espace géographique, dans un territoire. Inversement, les identités et les rapports sociaux induisent des pratiques qui impriment leurs "marques" dans l'espace-temps. Il existe ainsi, pour une époque et pour un lieu particuliers, des "marques normalisées" qui caractérisent les rôles sociaux en fonction de l'âge, du sexe, de la condition professionnelle, etc." (Di Méo, 1998, p. 51).

          "Entre la compréhension totale et l'action rapide se place la délibération, plus ou moins fondée sur l'expérience" (Bouthoul, 1962, p. 18). Seul l'intérêt général prime, discutable par tous les citoyens, du moins ceux placés en position de discussion, car se pose le gros problème des différences socio-économiques, propres à la structure productive de la société post-moderne: "il y a l'exclusion et même en dehors de l'exclusion, il y a la situation réelle des gens qui fait qu'ils n'ont effectivement pas d'intérêt pour cela; mais même s'ils en avaient, ils n'ont pas vraiment le temps de s'en occuper activement. Il y a le fait que toute la structure de la société empêche les gens de participer, et ça va de la structure du travail jusqu'à ce qu'on appelle le droit" (Castoriadis,1999, p. 212). Mais, alors, à quoi rime le débat public? Les principes démocratiques n'empêchent pas qu'il faille "décider de ce qui est décidable par la collectivité et de ce qui n'est pas décidable" (Castoriadis, 1999, p. 210). Pour Habermas, le débat entre dans le processus démocratiquedu point de vue de la discussion: "la notion de délibération va frayer la voie d'une conception de la légitimation en termes de processus" (Habermas, 1997, p. 46); il introduit, dans le prolongement de l'analyse weberienne, le concept de rationalité communicationnelle. Dans le cadre de sa théorie de la discussion, Habermas présente trois temps du processus démocratique: délibératif, décisionnel, puis réglementaire. Cette dernière étape vient, dans son aspect obligatoire, régir la vie socio-économique du citoyen, de même que ses propres "volonté et opinion": le processus démocratique et ses normes de conduite revêtent force légitime et rationnelle, du fait même de la régulation de leur reconnaissance consensuelle... Certes, le problème est qu'à un moment ou à un autre, il faut trancher; mais, la recherche rationnelle et absolue du consensus devient, dès lors, le véritable moteur de la discussion, et unit, parfois malgré eux, acteurs passifs et actifs aux prises de décisions: l'argumentation en est faussée et la discussion rationnelle perd de son sens, alors qu'elle devrait, au sens que lui donne Habermas, être "publique et inclusive, accorder des droits de communication égaux aux participants, requérir sincérité et interdire toute sorte de force autre que la faible force du meilleur argument" (Habermas, 1997, p. 45). A cette théorie du processus démocratique d'Habermas, vient s'opposer celle de Castoriadis: "la démocratie comme procédure, ça ne veut rien dire parce que même cette procédure ne peut pas exister comme procédure démocratique s'il n'y a pas des dispositions institutionnelles qui la permettent comme régime. [...] La démocratie est un régime où il y a des droits, où il y a un habeas corpus, où il y a la démocratie directe, et où la transformation des conditions sociales et économiques permet la participation des citoyens" (Castoriadis, 1999, p. 197-199). Le débat, c'est l'expérience de la discussion publique, préalable à la rationalité juridique dans laquelle s'inscrivent les formes délibératives.

Tout discours pose problème dans la réflexion sur les conditions du renouveau démocratique

          Tout discours, politique, institutionnel, professionnel, expert, habitant ou citoyen, pose problème. Les règles du débat médiatisé n'ont d'autres finalités que le spectacle lui-même, les débats politiques sont détournés en opérations de communication, et les forums se contentent de juxtaposer des opinions. La dynamique "de construction sociale de la réalité" au sens de Berger et Luckman est nécessaire pour restituer un contexte politico-administratif et culturel d'intervention des politiques publiques. La vision traditionnelle de l'Etat jacobin, de l'Etat-nation centraliste qui exerce le monopole de la formulation politique, se décale vers un système polyarchique. Quand on qualifie un système polyarchique, c'est pour montrer que l'Etat a laissé émerger plusieurs lieux d'expression politiques, donc plusieurs lieux de demandes et différentes formes d'interrelations. Le dialogue n'est pas uniquement possible entre l'Etat et ses institutions locales; l'Etat n'a plus le monopole de la définition de son action, ce qui est typique des formes de gouvernance (la "base" peut-être à l'initiative de l'action). L'Etat a conservé une souveraineté sur l'Etat national mais n'en a plus le privilège. On voit se développer un système réticulaire, fait de relations horizontales et de réseaux, là où antérieurement il n'y en avait pas. En s'attachant à l'analyse des plis les plus singuliers du social, la réflexion sur les conditions du renouveau démocratique dans de très nombreux territoires, ruraux ou urbains, en France et dans le monde, pose un nouveau rapport au pouvoir et de nouvelles formes de débats et de décisions publics.

          C'est pourquoi l'analyse des politiques publiques s'introduit dans un champ pluridisciplinaire pour mieux appréhender l'appareil politico-administratif. Cette forme de sociologie politique se veut attentive aux processus rationnels de construction sociale de l'action politique, aux transactions entre les régulations sociales et aux recompositions spatiales. Quelles sont les nouvelles possibilités au regard des politiques instituées? Un clivage se creuse entre l'idée que l'on se fait de la participation et sa pratique. Le système décisionnel est soumis à négociation, à concertation, à participation et à délibération. Les logiques sociales sont trop fortes, on a souvent un "deux contre un", selon les degrés de persuasion des uns et des autres. Le processus décisionnel est en perpétuel mouvement: les rapports entre les acteurs peuvent être modifiés par l'exclusion ou l'entrée de nouveaux acteurs. L'acteur politique et l'acteur social sont tous deux placés dans un phénomène d'identification aux objectifs. Or, les logiques des uns et des autres se parasitent et s'influencent réciproquement, pour aboutir à l'issue des confrontations, à une réévaluation profonde des objectifs. Ce n'est qu'une fois toutes les données intégrées et tous les objectifs confrontés que le système décisionnel bascule. Naturellement, les acteurs ont épuisé leur position dans la confrontation. Inconsciemment, l'idée s'est imposée et est admise par tous. C'est là, finalement, quelque chose d'irrationnel. C'est bien à ce stade que la discussion deviendra un système de signification et obligera à reconsidérer l'ensemble du processus décisionnel sous un éclairage nouveau. Cependant, il se peut que rien n'émerge. Dans ce cas, le processus délibératif s'achève sans conclusion (mais pas sans décision). Le "déblocage"pourrait être possible au prix d'une restriction des objectifs originaires et d'une réduction du champ de la décision. Le débat ou la discussion publique démontre comment l'action publique se développe sur un territoire donné, à travers les réseaux et à partir du concept de gouvernance. Toutefois, ces notions restent limitées et oublient notamment le rapport entre le politique et le citoyen. Celles-ci ne font pas référence, en règle générale, à la relation entre le politique et la population.

          L'existence d'un ordre social structuré et cohérent réduit le champ des possibilités des réformes administratives, donnant aux rationalités en présence un poids différent. On ne peut en aucun cas ignorer les conditions sociales et culturelles qui ont présidé la décision. Les pesanteurs que constituent les appartenances à des catégories sociales sont des freins aux réformes. Le réaménagement incessant des politiques publiques atteste de la volonté des acteurs politiques et aussi de l'administration de répondre aux attentes sociales. Cependant, la rhétorique du changement ne doit pas être exagérée: on ne peut innover pour innover. Le projet réformateur, toujours ambitieux au départ, se heurte à la mobilisation réactive d'autres forces qui s'emploient à maintenir le statut quo. C'est pourquoi toute politique publique passe par des marchandages et des compromis dans lesquels s'englue l'ardeur réformatrice. Au bout du compte, l'essentiel est de montrer qu'il y a eu réforme, tentative. Le débat public s'interprète dès lors comme la recherche d'un consensus avec les intérêts en présence. Les enjeux de pouvoir ont obscurci le processus. "[...] La rationalisation pratique qui domine la vie des affaires suppose un univers prévisible, calculable et donc contrôlable; elle suppose une systématisation de la connaissance scientifique et du droit par une meilleure maîtrise conceptuelle et s'accompagne d'une conduite de vie méthodique orientée par les valeurs unificatrices d'une éthique. [...] Chaque sphère de valeurs s'autonomise de telle façon qu'elle se développe selon sa propre logique et ses propres lois de fonctionnement; ce faisant, elle produit un système de valeurs et de normes qui lui sont spécifiques et qui risquent d'entrer en conflit avec d'autres sphères de valeurs qui se sont rationalisées selon une autre logique. L'autonomie interne des sphères particulières entraîne ainsi "un degré de tension réciproque demeuré inconnu tant que le rapport au monde était naturel et sans contrainte". Le conflit qui naît alors est objectif car il dépend de différences dans la structure logique des formes de l'action sociale" [Mendras et Etienne, 1996, p. 158].

Intégrer la parole du citoyen à la vie publique

          On dit qu'il faut articuler davantage toutes les forces: le privé, le public, l'économie, le religieux, dans un système ouvert et non autoritaire. "Le fossé entre le champ social - réduit à un artisanat technico-fonctionnel - et celui du politique est inquiétant": un premier problème que soulève Anne-Marie Fixot (Fixot, 1999), c'est le pouvoirqu'exerce le "maire serial leader et superstar" sur une "sous-citoyenneté":en théorie et en pratique, d'un point de vue législatif et réglementaire, l'information des sphères politique et socio-économique est surtout diffusée par les autorités et les associations, par voie de concertation et codécision, avis, saisine ou autosaisine. Ces modalités institutionnelles devraient s'adapter à la démocratie représentative et participative, pour intégrer le citoyen à la vie publique, selon qu'il "est considéré comme un habitant, un électeur, un contribuable, un usager des services publics, un administré..." (Territoires, 1999, p. 8). Les oppositions entre les divers acteurs intervenants sur le territoire urbain, entre les élus et les responsables administratifs d'un côté, et les représentants d'association de l'autre, entre services de l'Etat, intervenants économiques, communes, collectivités locales intermédiaires, etc., sont un obstacle au développement de la citoyenneté participative. Si l'homme politique doit accepter la confrontation publique, d'évidence, l'élaboration des projets en vase clos fait que "le principe de décision ultime reste irrationnel" [Mendras et Etienne, 1996, p. 163]. Les experts, et les "fonctionnaires politiques" ont en permanence des objectifs et des besoins budgétaires et maintiennent fermement un cap décisionnel: "dès que les problèmes de la vie en société sont l'objet d'une régulation autoritaire, on entre dans la spirale de la déresponsabilisation avec sa suite naturelle, l'assistanat social. [...] Les règles technico-administratives doivent faire place au jeu de cette logique d'appartenance civique. Or, ce sentiment d'appartenance à la collectivité est lié à l'attitude que les responsables des instances politiques qui la symbolisent témoignent à son égard" (Fixot, 1999, p. 248-252). A quel point la prétention d'élever le citoyen à la compréhension des enjeux la poussera-t-il à ne plus refuser sa capacité à imposer des règles? Il ne peut y avoir gouvernance s'il n'y a pas de débat public. L'Etat devient un Etat négociateur: la gouvernance traduit des systèmes de négociation et non pas des systèmes de force, par la recherche de la règle, sans imposer la loi. Le résultat n'est pas pré-défini et sera le fruit d'un contrat. La gouvernance va de paire avec la contractualisation: la gouvernance, c'est le gouvernement par contrat entre les différents acteurs publics et privés, soit des gouvernants sans gouvernement surplombant. Il faut donc un espace public qui permette aux citoyens de consulter les dossiers. La notion de projet urbain illustre cela par ses principes de consultation et de contractualisation, non pas synallagmatiques, mais par une contractualisation dont il est permis de sortir sans pénalisation. La conséquence en est l'exclusion du "jeu". Le PACS (pacte civil de solidarité) est ainsi une forme de gouvernance: on évite une institutionnalisation juridique qui constitue une institutionnalisation sociologique.

          La gouvernance ne se rationalise pas, ne se juridicise pas: c'est "le vouloir rester ensemble". Toutefois, si le "groupe" se désunit, la manne de l'Etat disparaît. Les incitations étatiques sont fortes... Mais il n'y a ni maires d'agglomérations, de communautés de communes, seulement des présidents. Les formes de gouvernance ne sont-elles pas en train de prendre les formes à venir de l'action politique? L'Etat, en France, n'est pas aujourd'hui capable de réformer les communes, de changer la carte; tout se fait dans un processus négocié. On se tourne vers une vision Habermassienne d'une société communicationnelle, fondée sur la démocratie, la discussion publique. Le contrat social naît du débat public. La gouvernance est un concept se voulant être un paradigme, en rupture avec celui de "centre-périphérie" marxiste. Y a-t-il avènement d'un nouveau mode de gouvernement ou s'agit-il d'une nouvelle économie des pouvoirs agissant sur les décisions? Une première critique peut être émise à propos de l'optique consensuelle comme axiome de base de la gouvernance. Les gens souhaitent vivre ensemble, les fractures sociales ne sont pas des fractures décisives, les contradictions sociales seraient pour l'heure toujours contournables, et nous ne sommes plus dans une société de classes certes, mais les différences demeurent sous forme de fragmentations irrémédiables. Cependant tous les membres de la société sont potentiellement acteurs réels, des acteurs qui, d'une façon ou d'une autre jouent dans la balance. L'analyse libérale véhiculée par l'idéologie de la gouvernance voit en bloc la société comme une société d'entrepreneurs capables d'adopter un point de vue collectif et de dépasser leur point de vue strictement. Les analyses marxisantes ne sont toutefois pas à évacuer. Sans faire du marxisme, il est possible de laisser les clivages sociaux et les hiérarchies prendre part aux réalités sociales (ne pas tomber dans ce que l'on dénonce). Une deuxième critique concerne ce qui est propre à l'individualisme américain, inscrit culturellement et prégnant dans toute l'organisation américaine, aboutit à la défense des libertés individuelles et religieuses. La défense du secteur privé est l'axiome de base du concept de gouvernance aux Etats-Unis: le rapport entre privé et public fait du secteur public l'espace devant garantir les libertés privées. Cet individualisme se comprend historiquement aux Etats-Unis, mais en France, dans un Etat républicain, qui plus est à une échelle locale... Le système politique américain relève du principe de subsidiarité (l'Etat intervient en dernier recours en se substituant aux grands échelons premiers dans l'incapacité d'agir), ce qui n'entre que difficilement dans la vision occidentale.

De nouvelles méthodes de débat publicpour la production d'une "efficacité sociale" rationalisée, l'exemple de la démocratie de proximité

          En France, "la communication publique doit être inclusive et sélective en même temps; elle doit être conduite de telle sorte que des sujets pertinents émergent, des contributions intéressantes et des informations fiables apparaissent, de bons arguments ou des compromis équitables en résultent. [...] la liberté de communication des citoyens, supposée conduire à l'usage public de la raison. Des acteurs collectifs de la société civile qui sont suffisamment autonomes et une sphère publique qui est suffisamment sensible et inclusive peuvent tous deux percevoir des problèmes pertinents à l'échelle de toute la société, les transcrire en termes de questions publiques et donc engendrer, à travers divers réseaux, l'"influence" de l'opinion publique. Mais une telle "influence" n'est transformée en "pouvoir" que par l'interaction de cette communication publique informelle et diffuse avec les processus formellement organisés de formation de l'opinion et de la volonté, d'abord incarnés dans le complexe parlementaire et judiciaire. Le "pouvoir communicationnel" est produit selon les procédures démocratiques des corps délibératifs, puis il est transformé, via des programmes législatifs et des décisions de cours, et un "pouvoir administratif", disponible à fin d'implémentation. Cela est encore bien évidemment, l'image officielle dont s'écarte grandement le réel circuit du pouvoir" (Habermas, 1997, p. 46). Mais, au-delà des principes démocratiques, Weber observe deux types de domination, exercés dans toutes relations de pouvoir: "par constellation d'intérêts" et "par autorité" (Mendras et Etienne, 1996). Comment permettre au citoyen de participer à la discussion au sein de l'espace public? De nouvelles méthodes de discussion ou de débat public sont utilisées aujourd'hui comme technique générique de la production d'une " efficacité sociale " rationalisée. Ainsi, la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité (loi no 2002-276 publiée au Journal officiel du 28 février 2002) est la première traduction législative d'une nouvelle étape de la décentralisation annoncée par le Premier ministre (Lionel Jospin) le 27 octobre 2001 à Lille. Ce texte s'inspire des conclusions de la Commission pour l'avenir de la décentralisation présidée par Pierre Mauroy. Il a été élaboré en concertation avec les principales associations d'élus locaux, tout en tenant compte du débat parlementaire sur la décentralisation qui a suivi la déclaration du gouvernement, le 17 janvier 2001. La réforme vise quatre objectifs essentiels:

  • associer plus largement les citoyens aux décisions locales,
  • renforcer les droits des élus locaux, notamment ceux de l'opposition,
  • faciliter l'accès aux mandats locaux et l'exercice des fonctions électives,
  • assurer la participation du public à l'élaboration des grands projets.

          Ce texte favorise une plus grande participation des citoyens à la vie de leurs quartiers et de leurs communes, notamment au travers des conseils de quartiers. Leur création est facultative dans les communes de 20 000 à 80 000 habitants mais obligatoire pour les communes de plus de 80 000 habitants. Dans les quartiers des communes de 100 000 habitants et plus, des annexes de la mairie devront être créées. Ces dispositifs consultatifs non décisionnels institutionnalisés sont une alternative à la démocratie représentative. En fait, l'isolement de chaque niveau de débat entraîne la montée de pouvoirs parallèles, observables, entre autres, sur le territoire urbain, que l'on formalise en termes juridiques. Ne cherche-ton pas sans cesse à proposer de nouvelles formes d'intentions politiques, à expérimenter de nouveaux dispositifs pour faire du management et canaliser des conflits? Ne part-on pas du principe que "finalement, ceux qui décident ne connaissent généralement pas les problèmes qu'ils ont à trancher, tandis que ceux qui les connaissent n'ont pas le pouvoir de décider" (Mendras et Etienne, 1996, p. 179-181)?

          La réalité sociale et la rationalisation de la vie communautaire montrent, selon la problématique à laquelle répond en partie cet article, à quel point la rationalisation a pour conséquence l'augmentation de l'irrationnel. Comment donner la parole au citoyen dans une conception procédurale de la légitimité? Le processus de formation des volontés donne légitimité à une délibération démocratique inclusive. La participation du citoyen à la discussion sur des enjeux politiques pour produire un jugement public, collectif et hybride est la force du meilleur argument. "[...] Qu'est-ce que ça veut dire la liberté ou la possibilité pour les citoyens de participer, le fait de s'élever contre l'anonymat d'une démocratie des masses, s'il n'y a pas dans la société dont nous parlons quelque chose - quelque chose qui passe à l'as dans les discussions contemporaines, y compris chez Lefort d'ailleurs - qui est l'éducation du citoyen? [...] Personne ne naît citoyen. [...] Mais on l'apprend en regardant d'abord la cité dans laquelle on se trouve" (Castoriadis, 1999, p. 197-198). La vie politique, sociale et économique est actuellement "secouée" par l'idée de processus rationnel... La réalité sociale ou culturelle ne peut plus être réduite, pour son approche, à la méthode habituelle de repérage de régularités dans les échanges rhétoriques. Quel sens donner à cette nouvelle régulation politique? Les sciences sociales doivent développer le cadre de la mise en place des conditions d'expérimentation de l'idéal démocratique. La délibération démocratique a-t-elle un sens dans un contexte où les inégalités sociales dominent?

Céline Robin

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Notice:
Robin, Céline. "Rationalité post-moderne et discussion publique: De la sphère socio-économique à la sphère politique", Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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