Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2003 - Vol.05, No.03
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Dossier spécial
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Article
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Le "coeur" de Durkheim
Par Letterio Antonio Pantò

Résumé:
L'article vise à comprendre des portraits inédits d'un maître de la sociologie: Émile Durkheim. Dans la pensée durkheimienne, en effet, il y a beaucoup d'antinomies qui voilent des parties fondamentales de son sujet. À ce propos, Durkheim semble partagé parmi le présent et le passé, le judaïsme et la modernité, le Positivisme et le Spiritualisme; avec une grande difficulté à tenir unies les mêmes entités.

Auteur:
Letterio Antonio Pantò est doctorant en Sociologie de l'Université de Milan.


En hommage à Michel Maffesoli.

Tu vuo' ch'io rinovelli disperato dolor che il cor mi preme già pur pensando, pria ch'io ne favelli...
Dante, La Comédie, L'Enfer, chant XXXIII.

Introduction

          Émile Durkheim a été considéré, pendant longtemps, comme un théoricien de l'ordre; cependant, on ne peut pas "liquider" son profil scientifique en une boutade. Bien au contraire. Ce qui a été défini le "problème hobbésien de l'ordre", n'est qu'un aspect des mille nuances qui colorient l'habitus bigarré de Durkheim. Sa théorie sociologique, du reste, abordera l'acmé dans cette vision mystique et trascendntale de la société, qui est l'expression de sa dernière et grande oeuvre Les formes élémentaires de la vie religieuse.

          La célèbre recherche sur les religions, qui représente au fond son testament spirituel s'est exposée aux critiques les plus vives; cela peut-être parce qu'elle renie d'une manière décisive le présumé et radical positivisme. L'hyper-spiritualité des oeuvres tardives, d'autre part, ne constitua pas une fracture mais seulement un déplacement d'accent dans une position unitaire.

          L'image du savant détaché, soucieux exclusivement d'apporter dignité scientifique et académique à la sociologie, apparaît désormais obsolète et contredite par de nombreux écrits - republiés récemment en France - qui témoignent d'une nature sensible et participant aux vicissitudes de la IIIème République. Il en ressort donc un personnage riche et polyédrique, humainement éloigné du portrait du froid positiviste enfermé dans une méthode scientifique, qu'une certaine vulgata sociologique nous transmet aujourd'hui encore.

          Une lecture du discours de Durkheim, donc, tenant compte de sa formation et de sa situation psychologique, ainsi que du contexte historique où il a vécu, peut être utile pour saisir les lumières et illuminer les ombres de l'épais corpus durkheimien et dévoiler ainsi le coeur de Durkheim.

          J'entends développer une réflexion qui dépasse, donc, les stéréotypes et les réductionnismes sur l'auteur pour saisir les ambivalences de la pensée durkheimienne, révélant une tension idéale mais aussi un labeur personnel et intellectuel.

Une âme partagée en deux

          "La division du monde en deux domaines comprenant l'un tout ce qui est sacré, et l'autre tout ce qui est profane, est le caractère distinctif de la pensée religieuse: les croyances, les mythes, les gnomes, les légendes sont des représentations qui expriment la nature des choses sacrées, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribuées, leur histoire, leur rapports réciproques et avec les choses profanes". Ce passage, extrait des Formes élémentaires de la vie religieuse renferme le sens profond de la Weltanschaung durkheimienne: le dualisme rigoureux qui divise le monde en sacré et profane et les représentations, qui racontent à l'homme la parabole embrouillée da la vie. D'une part la conscience de l'individu, de l'autre la conscience sociale: le démon et l'ange? Durkheim censure Pascal. Le philosophe italien Montaleone, en effet, dans la monographie raffinée dédiée au sociologue lorrain, reconnaît les origines du dualisme durkheimein dans l'image pascalienne de l'ange-bête. Les pages exemplaires des Pensées, ne seront pas, de toute façon, les seules à influencer dans cette direction l'épistémologie durkheimienne. En effet, aussi bien Aristote avec sa célèbre scission entre l'esprit et corps, que Kant avec le vif contraste entre raison et sentiment, confirmeront sa conviction à l'égard de la dualité de la nature humaine. Durkheim, toutefois, par rapport aux classiques de la philosophie, introduit la distinction fondamentale entre individuel et social plutôt qu'entre corps et esprit, où le sacré et le profane concernent justement la sphère sociale. L'homo duplex créé par Durkheim renvoie à un profil reconnu par beaucoup d'autres sociologues, comme Simmel par exemple, prenant forme dans le dualisme individu-société, typique de la sociologie. "Ce n'est pas sans raison que l'homme se sent double: il est réellement double. Il y a effectivement en lui deux groupes de conscience qui s'opposent de par leur origine, leur nature, les buts qu'ils tendent à viser. Les uns expriment seulement notre organisme et les objets avec lequels il est en rapport plus directement. Strictement individuels, ils se lient exclusivement à nous-mêmes et nous ne pouvons pas nous en séparer de notre corps. Les autres, au contraire, nous viennent de la société; ils la traduisent en nous et nous lient à quelque chose qui est au-delá de nous. En étant collectifs, ils sont impersonnels; ils nous orientent vers des buts qui sont communs à nous et aux autres hommes; à travers eux, nous pouvons communiquer avec les autres. Il est donc vrai que nous sommes formés de deux parties et comme par deux êtres qui, tout en étant associés, sont constitués par des éléments très differénts et nous orientent en sens opposés. Ce dualisme correspond, en définitive, à la double existence que nous menons en même temps: l'une purement individuelle, l'autre sociale". Il ressort de cet écrit entièrement dédié au Dualisme de la nature humaine, l'importance de double dans la sociologie durkheimienne. De plus, l'ardeur avec laquelle Durkheim se fait l'apôtre de cette thèse cache certains soupçons qui renvoient inévitablement à sa personne.

          Comme Guiducci l'a observé avec finesse, Durkheim même est une âme partagée en deux: d'une part le chercheur au service de la patrie, de l'autre le moraliste austère qui ne lésinait pas sur de durs sermons à la nouvelle France.

          Une dualité qui, à mon avis, recevait de la lymphe des obsessions personnelles de l'écrivain en personne: d'une part, il y avait eu l'abandon tourmenté de la foi juive, de l'autre un désir ardent de retour éternel à cette communauté petite et frugale où il avait vécu et dont le souvenir apparaissait indélébile. Le savant helléniste Holleaux, son compagnon d'études à l'Ecole normale supérieure, nous offre un témoignage précieux à cet égard: "Je le vojais qui attendait avec impatience la fin de l'année, le temps des vacances, le moment où il lui aurait été possible de vivre au milieu de gens simples et gentils (je cite ses propres mots). Étant quelqu'un de fondamentalement simple, il détestait tout type d'affectation, et étant profondément sérieux, il détestait les tons désinvoltes".

          Avec cela, soit dit en passant, on ne veut pas tomber dans une espèce de psychologisme facile, même si cela est suggestif et peut-être d'un plus grand impact; on entend plutôt parcourir une route déjà fréquentée avec succès au-delà des Alpes. En effet, grâce aux études sérieuses de Jean-Claude Filloux sur la psychologie durkheimienne, on a réussi à parvenir à certains résultats utiles pour l'éclaircissement de ces points obscurs qui parsèment l'oeuvre de Durkheim et qui ont fait passer par de rudes épreuves de nombreux auteurs. Comme le passage de la société mécanique à la société organique, représentation durkheimienne typique de ce qui devait être le passage d'une collectivité enveloppante (similitude) à une identité diffuse (différence): d'une communauté à une société. Mais Durkheim, en entroduisant continuellement dans les "tesselles de sa mosaïque" des éléments religieux tels à rendre la vie de l'homme authentique uniquement si elle est vécue en groupe, en communion, renversait la perspective en question, privilégiant la Geimenschaft à la Gesellshaft; de telle sorte que la Division du travail social privée de la solidarité mécanique se réduit à bien peu de choses. D'ailleurs, la communauté juive des asckenazi, dont il provenait, était très unie et le lien de solidarité très fort. Il voulait, finalement, retourner à cette vie simple où tous étaient des individus collectifs. Cette caractéristique de la pensée durkheimienne, en outre, a été remarquée principalement par Parsons, lequel dans la variable "collectif-ego", voit le coeur du problème de l'ordre, celui de la solidarité et de la confiance envers la collectivité. En cédant sur ce point, tout s'émiette, c'est ce que Parsons semble dire en paraphrasant Durkheim.

          Nous devons examiner un autre aspect pour notre brève enquête sur la vie de Durkheim - celui, sans aucun doute, de l'intérêt d'une partie de la politique française à la sociologie, astre naissant dans une constellation de disciplines vétustes et conservatrices. Durkheim lui-même, comme nous le verrons, chevauchera habilement "le tigre du progrès", non sans toutefois avoir quelques blessures intimes.

Un témoin de la IIIème République

          La France, où vécut Durkheim, était une nation qui sortait de multiples conflits; tout d'abord la malheureuse guerre franco-prussienne qui avait réveillé d'anciennes résistances et inauguré de nouveaux désaccords. La defaite de Sedan, en effet, exacerba les vieilles divisions de la société française: la rancoeur perpétuelle entre Républicains et monarchistes qui était née avec la même Révolution, sembla renaître avec la Commune de Paris et l'écho des "classes dangereuses" revint se faire entendre avec force.

          Les élections de 1877 furent remportées par les Républicains et ainsi naquit la IIIème République, dont l'existence sera marquée par de perpétuels assauts de l'opposition; bien documentés par les cinquante-cinq législatures qui s'alterèrent jusqu'en 1914. La vie politique, donc, sera elle-même "partagée en deux": la droite et la gauche, les héritiers spirituels de l'ancien régime et les continuateurs d'une certaine tradition française, qui avait comme ses prédècesseurs l'Illuminisme et la pensée libérale. La République était donc loin d'être solide. La gauche républicaine, d'ailleurs, ne fut jamais capable de mobiliser les énergies nécessaires pour répondre de façon réellement nouvelle aux principaux problèmes sociaux et économiques, en perdant ainsi l'occasion de poser sur des bases vraiment solides le nouveau régime, défini pour ses fléchissements et pour son manque de principes, la "république opportuniste". Le domaine où le régime républicain n'eut pas d'hésitations, au contraire, fut celui de la politique de l'éducation. Jusqu'à ce moment-là, l'école avait été le parterre de roi de l'Eglise. Après la chute de Napoléon, en effet, le clergé français s'appropria de nouveau ses anciens privilèges, entre autres l'un des plus stratégiques concernait la formation, en vue, surtout, des chagements culturels qu'elle pouvait apporter au système tout entier. Les républicains connaissant parfaitement le status quo, lorsqu'ils arrivèrent au pouvoir, ne laissèrent pas échapper l'occasion précieuse d'affirmer les valeurs et les bases d'une nouvelle moralité laïque par le biais du canal privilègié de l'école. Les anti-cléricaux les plus acharnés, donc, demandèrent l'élimination totale de toutes les écoles religieuses et l'instauration d'un monopole d'Etat et de l'instruction. La législation adoptée ne parvint pas à ce point, mais bannit l'enseignement religieux des écoles publiques et le remplaça par l'éducation civique. Il ne fut plus permis aux institutions catholiques d'enseignement supérieur de se définir comme 'universités' et, après une période de transition, il fut interdit aux membres des organes catholiques d'enseigner dans les écoles publiques. La Chambre fournit les fonds pour construire un grand nombre de nouvelles écoles, particulièrement pour jeunes filles, et prit des mesures favorisant largement la préparation des enseignants, dont le nouveau système laïque qui en avait un besoin urgent.

          Et à propos de cette programmation politique, Durkheim aura un rôle prépondérant. En effet, comme le soutint Coser: "Durkheim voulait apporter sa contribution à la consolidation morale et politique de la IIIème République et ne s'éloigna jamais de cette objectif".

          Le meilleur moyen d'expression pour arriver à un tel résultat était l'éducation, qui demeura pour Durkheim un secteur d'études privilégié où la sociologie pouvait donner la contribution la plus importante à la régénération de la société à laquelle il visait si intensément.

          Les milieux les plus raffinés, donc, tournèrent leur regard vers une discipline, dont, il y a peu d'années, il était interdit, à La Sorbonne, de faire même la moindre allusion (on dit qu'Alfred Espinas, dont Durkheim occupera la chaire à Bordeaux, fut obligé d'éliminer l'introduction de sa thèse de doctorat parce qu'il refusait d'effacer le nom d'Auguste Comte). À ce moment-là, cependant, la sociologie devint à la mode et les Républicains s'en servirent comme drapeau stratégique et scientifique à agiter au besoin contre leurs propres opposants. À cet égard, Geoffrey Hawthorn, dans son histoire de la sociologie nous fait part d'un témoignage significatif qui mérite d'être mentionné ici: "le mot est sur la bouche de tous - écrivit un Républicain - et l'on en fait un usage incorrect, tellement il est devenu populaire. Tout le monde a les yeux fixés sur la nouvelle science, et ils attendent beaucoup de celle-ci. Ainsi, à la fin du siècle, un mouvemnet intellectuel s'est produit analogue à celui qu'on a rencontré au début de ce même siècle, et qui, du reste dépend des même causes". La sociologie, pensait-on ainsi, n'était pas un instrument neutre, ni une théorie dont on pouvait disposer à loisir, mais une connaissance d'importance vitale pour la société où l'on vivait. Durkheim, dans son ardeur patriotique, ira si loin qu'il définira la sociologie "science française".

          La nouvelle France, devait comprendre, à présent, la coercition collective, la totalité organique, le pouvoir super-individuel de la société; et, elle ne pouvait pas le faire avec les instruments de la Raison et de la Liberté chers à l'Illuminisme, mais de façon irrationnelle et intuitive. La raison, Rousseau l'avait déjà observé, détruit justement l'unité sans laquelle l'homme ne peut vivre. Et le thème de la sociologie devient la reconstruction de cette unité. Cela avait été une erreur de partir des besoins et des intérêts de l'individu, auxquels l'Illuminsme et le Rationalisme se référaient. Comme F. Jonas le faisait remarquer, on avait honoré de faux dieux et maintenant on devait justifier les organismes collectifs et le "tout social". À cette époque-là, en effet, on était convaincu que la défaite de la France, dans le conflit avec la Prusse, était due à ce qu'en Prusse on avait résisté à l'effet mortel de la réflexion et conservé un reste de rudesse et d'abnégation; qualité requises précieuses que la France laissa s'échapper pour poursuivre les chimères des gens de lettres, comme le définit avec mépris le sociologue d'Épinal. Ceci dit, on peut comprendre pourquoi Louis Liard, ministre de l'Education française et compagnon d'études de Durkheim à l'Ecole normale, avait tout interêt à envoyer son ami lorrain en Allemagne pour en étudier le système universitaire; justement cette France qui, comme l'a bien remarqué Montaleone, après Sedan se soumettait encore sans défense devant la puissance de l'empire allemand. Le voyage outre-Rhin fit beaucoup de bien au sociologue lorrain; à tel point que Claude Digeon, célèbre intellectuel français, soutiendra que dans le Durkheim après Allemagne sortira "une influence de la pensée germanique sur la pensée française". Au-delà du ton emphatique d'une telle déclaration, en effet, Emile Durkheim resta positivement frappé par les théories du Kathedersozialismus; celles-ci soutenaient que l'éthique et l'économie pouvaient se fondre en une parfaite intimité. Un tel projet, évidemment, ne pouvait que fasciner Monsieur Durkheim, qui désirait surtout que la sociologie fût utile au "redressement" moral de la nation française. A partir de cette résolution, démarra son projet d'apporter une certaine dignité académique à la sociologie, discipline qui, peu de temps auparavant, avait joui de bien peu de considération. A partir de ce moment-là et par la suite au contraire, elle fut considérée comme une science qui pouvait comprendre et gérer ce qui à cette époque-là était définie la "question sociale". Durkheim, donc, mit de côté son esprit de revanche, qui caractérisait la France à l'égard de l'Allemagne (pour la rafraîchir, cependant, au moment de la première guerre mondiale, lorsqu'il écrira de sévères invectives contre le pangermanisme, à ce moment-là dominant), pour recevoir la charge à plusieurs sens de la nation du Volkwirtschaft, traduit par les soi-disants "socialistes de la chaire" avec "économie sociale" et de Durkheim avec "économie nationale" comme, du reste, le suggérait la nomenclature courante. La morale au service de l'économie, donc; il semblait qu'au fils du rabbin, qui à son tour était fils du rabbin, l'afflatus religieux ne se fût pas écoulé en un agnosticisme glacial ou dans le délire humaniste du sociologue de Montpellier, mais plongé et transmis dans la mission précise de faire de la France un pays avec un "taux élevé de moralité", pour reprendre une de ses expressions, teintée de ce darwinisme qui caractérisait tout à fait le climat intellectuel de cette époque-là. "Du fait que nous nous proposons surtout d'étudier la réalité - écrivait-il dans la Division du travail social - il n'en dérivera pas la renonciation à l'améliorer: si nos recherches avaient un intérêt exclusivement spéculatif, elles ne mériteraient pas une heure de travail". Le célèbre aphorisme de la Division consistait à indiquer justement, la contribution concrète que Durkheim voulait apporter à la structure politique de la IIIème République, encore fragile et soumise à des tensions.

          Sa nette conviction, en effet, était que seulement les hommes avec une solide préparation scientifique pouvaient guider moralement les pays efficacement; c'est pour cela qu'il était important que la sociologie prenne place parmi les rangs les plus hauts de l'université, afin qu'on construise un système sociologique qui soit "une guide et une aide " pour la terre de France. Et comme nous l'avons vu précédemment, Durkheim y arriva très bien, au point de devenir, vers 1900, un personnage prééminent à la Sorbonne, qui devint la principale tranchée pour la défense des sciences sociales, qui devaient représenter les nouvelles coordonnées spirituelles pour les réformes sociales coercitives. Les attaques, évidemment, ne se firent pas attendre, particulièrement, des milieux catholiques, qui voyaient dans la morale sociale de Durkheim une menace aux valeurs traditionnelles de la morale catholique.

          Simon Deploige, prêtre catholique, dans son Conflit de la morale et de la sociologie, adressa de dures critiques à la vision sectaire de la sociologie de Durkheim, l'accusant d'avoir monopolisé la politique de l'éducation française; tout en mettant bien en évidence, en outre, le conflit existant entre Durkheim moraliste et Durkheim sociologue. Mais ce ne fut pas le seul; juste ces années-là un sociologue catholique, Jean Izoulet eut l'occasion d'affirmer: "l'obbligation d'enseigner la sociologie de Monsieur Durkheim dans deux-cents Écoles normales françaises est le plus grave danger national que notre Pays ait connu depuis longtemps". Durkheim, entre autres, exerça une forte influence non seulement dans le milieu de l'instruction élémentaire et dans celui de l'école secondaire, mais aussi dans celui de l'Université; "Liard a fait de lui une espèce de directeur des études. Il lui a donné toute sa confiance et l'a fait appeler, tout d'abord, au Conseil de l'université de Paris, et, ensuite, au Comité consultatif, en consentant de cette façon à Monsieur Durkheim de contrôler toutes les nominations dans l'instruction supérieure. Investi de fonctions universitaires importantes, il est celui qui soutient la Sorbonne, il en est le maître tout-puissant". Ces propos ne sont que certaines fléches pointues dédiés au Professeur Durkheim, de la part d'Henri Massis et Guillaume de Tarde; ceux-ci sous le pseudonyme d'Agathon publièrent de féroces pamphlets pour chercher à enrayer celle qui fut définie comme une véritable "croisade sociologique". Wolf Lepenies, arbiter elegantiae indiscuté de la sociologie historique, dans son oeuvre Les trois cultures, esquisse avec une très grande maîtrise les rivalités à la fois petites et grandes à l'intérieur de la Sorbonne, où il y avait les partisans de Durkheim, mais aussi les détracteurs, parmi lesquels émergent Tarde et Massis. Lepenies illustre de façon positive aussi bien la position de Durkheim que l'esprit de la nouvelle Sorbonne, comme il fut défini par les deux observateurs subtils mentionnés tout à l'heure; d'ailleurs, la même structure idéologique et intellectuelle de la Troisième République parvenait des rangs de l'École normale, à tel point qu'elle fut appelée la "République des Professeurs". Le susdit entourage, influença de manière importante la petite bourgeoise, composée de hauts fonctionnaires, de commerçants, d'employés et d'enseignants. Ces petits français, après tout, constituèrent l'épine dorsale de la République, puisque leur position était de type anticléricale et radicale, tendant, surtout après l'affaire Dreyfus, à privilégier une morale laïque dans les écoles. En même temps, cependant, les petits français voulaient garder leurs positions économiques respectives, qui se dégageaient dans les richesses des campagnes et des terrains agricoles, et, par conséquence ils craignaient la réaction anarchique et prolétaire. Les durkheimiens qui, désormais, pouvaient se définir comme l'ossature intellectuelle du gouvernement, firent la guerre au "péril rouge" et l'Année Sociologique, la célèbre revue fondée par Durkheim, avec ses collaborateurs devint l'armée la plus apte à combattre sur le plan des idées le soleil de l'avenir.

          Il y a, donc, quelques raisons si "le sage conservatorisme" que Durkheim prêchait fut considéré, après des années, par le brillant philosophe marxiste Paul Nizan, comme l'aboiement du chien de garde de la bourgeoisie: "tout se passe en réalité comme si le fondateur de la sociologie française avait écrit la Division du travail social pour consentir aux obscurs administrateurs à organiser un cours d'instruction destiné aux enseignants. L'introduction de la sociologie dans les Écoles normales a consacré la victoire administrative de cette morale officielle.

          Au nom de cette science, certains maîtres enseignent aux enfants à respecter la Patrie française, à justifier la collaboration entre les classes, à tout accepter à établir une communion spirituelle, dans le culte du Drapeau et de la Démocratie bourgeoise. Le succès de Durkheim dériva justement de la propagande morale qu'il était capable de réaliser".

          Émile Durkheim, peut-être, ne s'aperçut pas que derrière son dos, comme l'écrivit de façon lyrique Montaleone, il y avait "la Méduse et il ne la vit pas".

Conclusions

          "On pouvait rencontrer le maître, en habit de soirée, avec une dignité reconnue par tout le monde, dans ces grandes réunions semi-mondaines et semi-académiques qu'on tenait chez Gustave Lanson, chez Henri Berr et, surtout, au domicile de Xavier Léon, directeur de la Revue de Métaphysique et de Morale, qui réunissait dans son appartement de la Rue des Mathurins ceux qui à la Sorbonne et au Collège de France excellaient en philosophie, en sociologie, en histoire, en mathématiques et en sciences, répondaient à une invitation, qui était toujours flatteuse et qui avait la valeur d'une attestation. Sa maison était aussi le lieu de réunions, de rendez-vous, de rencontres, de pourparlers, dont l'objet était presque toujours de caractère scientifique et universitaire, parfois spirituel et parfois temporel et même politique, car la politique était représentée par les grands académiciens devenus politiques et par d'autres qui voulaient le devenir. Dans le grand salon, on pouvait rencontrer Henri Poincaré, Paul Painlevé, Emile Borel, Jean Perrin, Gustave Lanson, Lévy-Bruhl et des professeurs de générations diverses, en majorité des philosophes en début de carrière. Dans cette foule, Durkheim passait, s'arrêtait, conversait, disait certains mots et, sans ostentation, poursuivait sa mission". Avec ces mots, Henri Bourgin collaborateur de l'Année Sociologique pour les secteurs de la sociologie économique et de l'histoire de la pensée socialiste, nous donne en portrait de Durkheim inédit, parfaitement à son aise dans le demi-monde parisien. Mais la France gracieuse de la Belle époque seulement en apparence était un pays calme, tranquille et aisé économiquement; en réalité, des tensions souterraines parcouraient tout le corps social. Durkheim lui-même analysa ces manifestations inquiétantes dans le Suicide, lorsqu'il décrivit cette étrange situation pour laquelle, dans un régime d'expansion économique, le taux de suicides augmentait incroyablement. Alors que Durkheim se faisait l'apôtre de tout son amor patrio, sous son regard, donc, se fanaient inexorablement toutes ces fleurs du mal; du reste, même dans les usines, le "partage du travail" ne suffisait plus à adoucir ce sens d'aliénation d'un homme spécialisé bien sûr mais aussi seul et impuissant devant le malaise de la civilisation. De telles données mettaient en crise, profondément, l'optimisme positiviste fin de siècle, duquel Durkheim se laissa contaminer abondamment et justement - grâce à cela il avait imaginé le passage d'une "société mécanique" à une "société organique", où l'on pouvait gérer et organiser au mieux l'intégration de l'homme moderne. Le développement de la "solidarieté organique", toutefois, était entravé par ces "formes anormales" de division du travail, à cause desquelles les individus n'arrivaient pas à s'amalgamer avec les branches de l'entreprise puisque ils étaient mal coordonnés entre eux; en laissant le travailleur à lui-même et, donc, peu sodales avec les autres compagnons de travail. Dans la planification positiviste du destin des hommes, il y avait, donc quelque chose qui n'allait pas; Durkheim s'en rendit compte et, à ce sujet, parla d'anomie. Et c'est cela cet aiguillon dans la queue, dont parle Giddens, dans son livre dédié au sociologue français, où dans la dernière partie de cette oeuvre monumentale qui est la Division du travail social, presqu'à vol d'oiseau, Durkheim émet une théorie de la lutte des classes sans jamais y faire allusion de manière formelle. Si dans la société mécanique, du reste, tout homme "connaissait sa place", dans la hiérarchie convenue des choses, à présent, vu que ce type d'autorité morale s'est dissoute, les rapports sont inévitablement altérés puisque le nouvel ordre de l'individualisme moral n'est pas encore affirmé et l'on gît impuissants dans les limbes de l'anomie. Afin que ce passage puisse se réaliser Durkheim, peut-être, pouvait interpréter l'état d'anomie comme un indice de rupture d'un ancien ordre à un nouveau; mais comme Duvignaud écrivit dans des pages mémorables, les temps n'étaient pas encore mûrs. D'ailleurs, Durkheim en assumant le rôle de "prophète de la troisième République", ne pouvait pas changer la mission morale de bien "agencer" les choses de France pour la santé de ce petit nombre, qui n'arrivait pas à suivre le développement des sociétés du XIXème siècle. En effet, si, d'une part il propose l'abolition de l'héritage puisqu'il est porteur d'inégalités sociales et pour faire en sorte que les enjeux de la partie ne soient plus décidés au départ, de l'autre il accorde à priori un plus grand mérite social aux hommes des classes supérieures: "dans la société, il coexiste deux grandes classes: l'une est obligée, pour pouvoir vivre, de faire accepter par l'autre ses services à n'importe quel prix, l'autre qui peut se priver de ses services, grâce aux ressources ne correspondent pas à des services rendus par ceux qui en jouissent". Mais même plus. Dans un écrit important sur l'éducation, Durkheim affirme que les aptitudes professionnelles doivent être développées en sorte qu'on puisse trouver les postes disponibles; en d'autres termes que la distribution des débouchés corresponde à la distribution de ces aptitudes, dans la mesure où elles sont créés socialment. En disant cela, Durkheim tombait dans une nouvelle contradiction, dont la pédagogie représentait le busillis. En effet, comme l'a démontré René Lourau, la distribution des débouchés est déterminée par le système social donné et l'école est poussée à être l'instrument de la division du travail coercitif, en contradiction avec les valeurs individualistes reconnues et enseignées. Durkheim, comme toujours, resta à gué, n'indiqua pas la solution et n'argumenta pas même comme il se devait cette antinomie évidente entre demande sociale (apprentissage des valeurs sociales) et commandement social (conditionnement à des devoirs spécifiques, manipulation des "penchants"). Il vint le soupçon, après tout, que les impératifs et la force coercitive de la potentia societatis, en un mot le "sociocentrisme", avec l'intériorisation des normes de groupe bien explicite du cas retentissant (pour en citer au moins un et mentionné par Durkheim même pour décrire le suicide altruiste) de la veuve indienne qui monte sur le bûcher du mari défunt, si ce n'est les préceptes rigoureux que Durkheim citait au nom et pour le compte de gouvernement français, de façon à incenser une fois de plus les autels de la Troisième République et que le nouveau citoyen français devait accomplir avec diligence pour "être dans la société".

          Durkheim, de cette façon, donnait lieu à une nouvelle théologie dont il était difficile d'en dominer et d'en expliquer historiquement les résultats. Les mêmes concepts de "division du travail" et de "solidarité" dans l'oeuvre durkhiemienne, en outre, se donnent toujours comme prémisses, avec un à priori kantien qui fait penser davantage à un manifeste politique plutôt qu'à une recherche libre de pensée; aussi bien Poggi qu'Habermas l'ont bien remarqué, en définissant la solution de Durkheim de la solidarité moderne en termes de paradoxe.

          L'image de Durkheim, cependant, ne mérite pas exclusivement ces signalements machiavéliques, tels à faire apparaître sa sociologie comme une science ad usum delphini. Comme Jean-Claude Filloux nous le suggère, en effet, son personnage doit être constamment reconduit à ses racines, pour comprendre le message le plus authentique; ce "double besoin" de "communion entre les hommes" et de "loi" qui constitue un trait distinctif de sa personnalité. Durkheim, en effet, en abandonnant la foi des pères, va transférer ses énergies particulièrement mystiques et religieuses dans la personne de l'éducateur. Être éducateur - et Durkheim en quelque sorte voudra toujours l'être - ne correspond t-il pas à enseigner aux hommes de trouver une unité de sentiments et d'esprit? Et si cette vocation ne peut pas être considérée ouvertement religieuse, n'a-t-elle pas peut-être quelque chose de religieux? Il se dessine chez Durkheim un double besoin qui, au fond, peut être considéré comme un trait de sa personnalité: une exigence avant tout de communion, lieé à la pensée que l'homme n'existe que pour l'autre, pour la chaleur du groupe, la participation communautaire; en second ressort un besoin de loi, par rapport à l'hypothèse que l'homme ne peut pas vivre en dehors de règles et d'une appartenance. Amour et Loi. On peut supposer que ce double besoin s'enracine parfaitement dans le type de vie familiale où Durkheim a vécu, et précisément de la manière, par ses relations avec son père rabbin, et avec la doctrine rabbinique, avec laquelle il s'est constitué, en utilisant une expression psychanalytique, son super-Moi même après avoir abandonné la foi religieuse.

          La véritable essence de Durkheim, repose peut-être encore à Epinal et dans ces traditions des juifs askhenazis qui conditionnèrent, de façon innefaçable, son esprit et son coeur.

Letterio Antonio Pantò
(Trad. de l'italien par Jacqueline Jence)

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Notice:
Pantò, Letterio Antonio. "Le "coeur" de Durkheim" (Trad. Jacqueline Jence), Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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