Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2003 - Vol.05, No.03
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Dossier spécial
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Article
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L'imaginaire: une approche de la pensée de Gilbert Durand
Par Mabel Franzone

Résumé:
Gilbert Durand nous met en "mouvement", nous montre que tout est perpétuellement en état de changement. Il nous fait passer en ligne ascendante de la connaissance reflet au monde imaginal par une subversion épistémologique poussant vers une connaissance globalisante. Et les dieux descendent vers l'animalité, nous accompagnent dans la génétique, l'étiologie, la poésie, la sociologie, la science, dans une pensée vagabonde capable de mettre en relation toutes ses formes, toutes les disciplines et débouchant sur une transdisciplinarité. Un tel voyage ne nous laisse pas indifférents et oeuvre avec magie, nous rendant un peu l'espoir de réenchanter le monde actuel.

Auteur:
Mabel Franzone est professeur de Langues.


Pourquoi l'imaginaire aujourd'hui?

          La toute dernière et effroyable guerre qui vient d'être livrée l'a été comme une croisade du Bien contre le Mal, comme l'ont proclamé tous les journaux du monde entier, oscillant entre deux pôles, même si une partie du monde a bien compris que c'était là un énorme mensonge. Pour autant, la presse n'en continuait pas moins à invoquer des missions menées contre la dictature, au nom de la liberté et de la démocratie, pour le "bien". Quelques intellectuels français ont applaudi le "travailaméricain". Nous avons même lu un article de Jean d'Ormesson dans lequel l'auteur déplorait que tout le monde se félicite de la "chute du dictateur" mais que personne ne "remercie les Américains"[1]. Formule qui se passe de tout commentaire mais qui montre à quel extrême peut arriver la logique d'un dualisme exacerbé dans lequel un élément, pour survivre, doit absorber l'autre, le dominer, l'exterminer.

          Nous avons observé tout au long de cette période que la plupart des gens non seulement subissait la désinformation et les images d'une guerre que nul n'avait voulu, mais témoignait d'une certaine lassitude et finissait par ne plus lire les journaux ou ne plus regarder la télévision, à la fois écoeurés par tant d'ignominie et perdus par la teneur contradictoire des nouvelles. C'était comme si on nous obligeait, en effet, à regarder un film d'horreur de série B. Le sentiment général était, nous insistons là dessus, que l'on tuait des gens en brandissant des banderoles de mensonges et que les chaînes de télévision, comme les journalistes, acceptaient de jouer le jeu[2]. Nous pouvons analyser de nombreuses causes, mais ce que nous voulons mettre ici en relief c'est le problème de rupture entre les médias et la société, engendré - comme le souligne avec justesse Gilbert Durand (1994, p78) - par l'excès d'informations. L'information est en elle-même "néguentropique", c'est-à-dire qu'elle augmente indéfiniment sans pouvoir s'user. Les institutions, comme toute construction humaine, ont besoin d'une dépense d'énergie; elles sont entropiques, c'est-à-dire soumises à leur propre mort, à leur propre disparition[3]. Il est donc possible que l'excès d'information soit un facteur de perte pour les institutions sociales. "On peut constater que plus une société est "informée" plus les institutions qui la fondent se fragilisent..." (Durand, 1994). La balance penche de l'autre côté, effet de saturation. La logique dominante d'où le sens est banni et la dimension du sacré pénalisée témoigne d'une crise qui est essentiellement une crise de l'homme et une crise des Sciences humaines. Il ne s'agit pas de mener une nouvelle "croisade" contre le rationalisme moderne mais de chercher une connaissance mieux adaptée au monde, de dénoncer les manquements et de proposer des solutions de rechange. Si la phrase "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" a encore du sens, sans doute le plus approprié serait-il de redéfinir un autre type de science, en essayant d'éviter le piège d'un matérialisme exacerbé. Ce matérialisme qui laisse aujourd'hui le champ libre à tant de mesures inconsidérées sur les plans politique et économique, avec pour effet l'appauvrissement généralisé de la planète, la perte de matières premières, la disparition irréversible d'espèces végétales et animales, le développement d'épidémies dont nul ne sait l'origine[4]. Nous nous demandons avec insistance quelle planète nous laisserons à nos enfants et aux générations suivantes. Et nous restons sans réponse, tout en nous sentant coupables. Le dommage occasionné ne peut que nous interpeller car il s'adresse à cette part de l'autre dont nous sommes nous-mêmes porteurs. Le visage des morts et des mutilés a quelque chose de notre propre visage et c'est pourquoi s'instaure, croyons-nous, une proximité, un aperçu de la différence qui devient non-indifférence. "Moi et l'autre" devient "moi pour l'autre", mais avec responsabilité, comme le dirait Emmanuel Lévinas: "L'un-pour-l'autre de la proximité ne forme pas une conjonction ontologique de la satisfaction. La capacité de l'être - et de la conscience, son corrélat - est insuffisante pour contenir l'intrigue qui se noue dans le visage d'Autrui, tracé d'un passé immémorial..." (Lévinas, 1974, p123). Le dernier massacre nous a laissé plongés dans un espace de silence, sans réaction y compris de refus, comme si le corps avait savamment mis en place des filtres pour nous empêcher de penser, pour nous permettre de continuer à vivre. La nécessité que nous ressentons d'un changement mondial se trouve d'une certaine manière allégée si nous pensons en un changement de la perception de l'Autre, en un renouvellement ontologique, dont l'essence se définit d'entrée de jeu par une métaphysique laissant place à la transcendance (Lévinas, 1992, p24), une subversion épistémologique permettant une réception différente de l'autre, reconnaissant la part invisible du monde et de l'être, la part de divin présente chez tous les êtres peuplant cette planète Terre, éveillant notre part de responsabilité en tant que partie intégrante du monde.

          C'est ce que relève depuis longtemps Gilbert Durand qui, en une mise en garde tragique et urgente, interpelle l'homme moderne lui rappelant que l'homme ne doit pas être seulement un épicentre fragile et vide mais "un lieu de passage où se comprend et se concrétise le secret qui lie la Création au Créateur, le secret de Dieu" (voir Wunenburger, 1980, p66). Réincorporer la dimension du sacré, préciser quelques concepts pour une nouvelle approche des représentations de l'Univers acceptant un pluralisme de voix, de visions, s'ouvrant à l'Autre et à l'autre dans le souci de réunifier la science qui permettrait de voir l'homme et le monde intégralement, sans séparations mutilantes. Voilà en quoi consiste, pour nous, la vaste théorie de l'Imaginaire que nous tenterons de cerner dans le reste de notre article.

Sur la notion d'imaginaire

          Gilbert Durand évoque tout d'abord - méthode que nous qualifierons d'adéquate - le mot contenu ici, l'"image". De ce fait, cet imaginaire s'ouvre alors comme un éventail embrassant toute chose. En effet, la conscience a deux manières de se représenter le monde: l'une, directe, lorsque la "chose même" apparaît présente dans l'esprit comme dans la perception ou la sensation; l'autre, indirecte, lorsque pour une raison ou pour une autre, la "chose"ne peut être représentée en chair et en os à notre sensibilité, comme par exemple les souvenirs d'enfance ou la représentation d'une autre vie, au-delà de la mort. Dans tous les cas de représentation indirecte, l'objet absent arrive à nous par une image (Durand, 1964, p7-8).

          La banalisation et, pourquoi ne pas le dire, le mépris qui a recouvert tout produit de l'imagination a fait qu'une grande confusion règne dans le signifié des termes relatifs à cet "imaginaire". Pour Gilbert Durand, non seulement il y a confusion, mais dévalorisation de l'image, produit de la dévaluation endurée par la "phantasia" dans la pensée occidentale et dans l'Antiquité classique. C'est ainsi que "image", "signe", "allégorie", "symbole", "emblème", "parabole", "mythe", "figure", "utopie" sont utilisés par les auteurs comme s'ils signifiaient la même chose (Durand, 1964, p7). C'est peut-être sur le plan littéraire qu'a eu lieu le plus grand nombre de tentatives pour définir ces termes, bien que se manifeste toujours - à notre sens - une certaine résistance à l'utilisation exacte des mots faisant partie de l'imaginaire. Nous avons entendu diverses opinions à ce sujet et même dans les milieux universitaires pointe souvent la critique dédaigneuse à l'encontre de ceux d'entre nous qui travaillons sur l'imaginaire car nous travaillons avec des livres sans mener d'investigation sur le terrain. Et comme il n'y a rien de "rationnel" dans cette recherche, elle n'est donc pas scientifique, etc. Certaines critiques viennent de la suspicion présente dans la pensée générée par la lutte entre les écoles, d'autres de la défense de la "raison" qui veut régner en maître pour la pensée et qui est protégée avec une ardeur inusitée, avec un intégrisme presque religieux, ce qui conduit Eugen Fink (1966, p30) à dire que "la raison n'est pas une lumière froide et blême qui paraît à une humanité anémique... Elle est la plus passionnée des passions, le désir le plus sauvage...". Dans d'autres cas encore, les opinions qui dévalorisent l'image et l'imaginaire sont engendrées tout simplement par l'ignorance et l'aboulie de ceux qui ne veulent tout simplement pas savoir de quoi il s'agit exactement.

          Le vocable "imaginaire" suscite d'emblée un certain volume invisible, une présence qui nous entoure mais que nous ne pouvons toucher. Elle nous entoure comme nous entoure la Nature. Mais si Mère Nature se laisse voir, cet imaginaire est un véritable mystère. Comme tout mystère, tantôt il se laisse appréhender, tantôt il se cache dans un lieu de ténèbres. Comme tout mystère, il relève de la poétique et du sensible. Gilbert Durand le définit comme "l'incontournable re-présentation, la faculté de symbolisation d'où toutes les peurs, toutes les espérances et leurs fruits culturels jaillissent continûment depuis les quelque un million et demi d'années qu'homo erectus s'est dressé sur la terre." (Durand, 1994, p77). Cet imaginaire est jalonné de symboles et c'est alors que naît la nécessité pour nous d'en dire un peu plus sur ce terme. Lorsque le signifié n'est en aucun cas "présentable", le signe, la figure ou métaphore conduisent le sensible du figuré au signifié, ce signifié étant, par nature, inaccessible, c'est-à-dire épiphanie ou apparition de l'indicible. C'est alors une représentation qui fait apparaître un sens secret, épiphanie d'un mystère (Durand, 1964, p10-12).

          Le signifiant, partie visible du symbole, possède trois dimensions concrètes:

a) cosmique, parce qu'il abreuve sa figuration dans le monde visible qui nous entoure;

b) onirique, c'est-à-dire enraciné dans les souvenirs et dans les actions qui surgissent dans nos rêves;

c) poétique, parce qu'il a recourt au langage et à celui, plus profond, qui explore les couches de l'inconscient (Ricoeur, cité par Durand, 1964, p13).

          De même, la partie invisible crée tout un monde de représentations indirectes, ce qui fait que les deux termes du symbole, signifiant et signifié, sont infiniment ouverts et complètement flexibles. La part visible se répète et, par redondance, intègre dans son apparence les qualités les plus contradictoires. Par cette aptitude à se répéter, le symbole exprime indéfiniment son inadéquation, permet son perfectionnement par approches accumulées. L'ensemble de tous les symboles portant sur un thème les éclaire les uns les autres, ajoutant une puissance symbolique supplémentaire (Durand, 1964, p15).

          La redondance perfectionnante opère sur trois terrains

a) lorsqu'elle est gestuelle, elle constitue les symboles rituels;

b) lorsqu'elle est linguistique, elle relève du mythe avec ses dérivés;

c) lorsqu'elle est de l'ordre de l'image, que ce soit sous la forme de peinture ou de sculpture, elle est ce que l'on appelle le symbole iconographique.

          Ces trois terrains parlent d'un contenu invisible, d'un Au-delà, d'une valeur qui établit un "sens", contrairement à ce qui s'est produit dans la pensée occidentale qui a réduit l'imagination et l'image à n'être que des véhicules de faussetés et qui induisit une extinction symbolique (Durand, 1964, p17). Pour accueillir une nouvelle science et un nouveau savoir capables d'intégrer la partie exclue, il faudra prendre en compte l'étude des symboles et, à cet effet, analyser certaines prémisses capables de promouvoir un changement dans la connaissance.

Subversion épistémologique

          Il s'agit ici de faire face à une manière de penser différente et de mentionner certaines bases épistémologiques impliquant un changement dans la logique de la pensée. Le problème des Sciences humaines préconisant une connaissance de l'Homme comme quelque chose d'objectivable, de matérialisable, conséquence du matérialisme de la Science moderne, a placé scientifiques et humanistes en situation de franche opposition (Wunenburger, 1980, p48), les premiers arborant les postulats de la science, les seconds s'enfermant dans un solipsisme du Moi, dressant des barrières infranchissables. Pour contourner cette nécessité d'inscrire l'objet dans certaines catégories intellectuelles prédéterminées par le sujet ou de définir la réalité avec ces normes statiques, le chemin - proposé par Jean-Jacques Wunenburger suivant en cela Gilbert Durand - serait peut-être de sortir d'une dualité opposant certains termes tels que mouvement - permanence, faits réels - faits construits, le multiple à l'unité, etc. afin de trouver "une connaissance totale et une pour qui le différentiel, le multiple, obéissent aussi à des règles, mais d'une autre nature que les mesures et les lois abstraites." (Wunenburger, 1980, p49). C'est-à-dire que la science devrait devenir une véritable "gnose", une connaissance de la totalité de l'objet grâce à la participation de la totalité du sujet et pas de sa seule raison. Mais il faudrait préciser la nécessité tant épistémologique qu'anthropologique d'un tel renversement, en prenant en compte également la crédibilité psychologique et la possibilité d'une logique du "nouvel esprit scientifique". Tel est aussi le souhait de Gilbert Durand qui situe le destin de l'anthropologie sous le signe de la renaissance d'une spiritualité, car elle seule pourra lui rappeler son "paradigme perdu".

          Toujours en suivant Gilbert Durand - commenté par Wunenburger (1980) - nous rappelons les trois lignes décisives suivies par la pensée occidentale scientifique:

1) La pensée rationnelle a rompu l'alliance avec le sacré, avec la croyance en Dieu et s'est réfugiée dans l'agnosticisme.

2) Avec la négation de la transcendance survient une division du cosmos. Celui-ci n'est plus un objet de connaissance, les champs d'investigation se scindent et se ferment et ne sont plus considérés comme équivalant à une totalité. La science en devenant analytique réduit les connexions des choses et annule les réseaux de correspondances ou de similitudes symboliques.

3) Cette réduction du monde concret à des catégories mentales abstraites suppose aussi une opposition dualiste entre un objet et un sujet, sans relation l'un avec l'autre.

          A partir de Descartes s'établit de manière impérialiste en Occident - la méthode -, qui a pour principe la coupure, la séparation entre l'Identité et la non-Identité, le Un et le Multiple, le Bien et le Mal, le Vrai et le Faux, etc. (Wunenburger, 1980, p53). L'Histoire en subit les conséquences avec ses fureurs et ses silences; progrès, optimisme, perfectibilité et bienfait ont rythmé les histoires officielles, instaurant une fois de plus "l'Inquisition" avec d'autres types de pensée, réduisant au silence d'autres pistes (Brun, 1996, p291).

          Pour Gilbert Durand, le progrès des sciences de l'homme doit se faire à la lumière des connaissances les plus anciennes, puisant aux sources de la Tradition car c'est en elle que nous trouvons les méthodes logiques d'appréhension des choses que même les sciences "positives" ont empruntées alors qu'elles en niaient l'origine. A ce propos, Wunenburger cite l'exemple de Paracelse et son destin de modernité. Pour parcourir le chemin qui va de l'Homo rationalis à l'Homo symbolicus, il convient de préciser quelques notions qui permettent de trouver ou de retrouver une connaissance plus complète, intégrale:

1) Pour la connaissance du monde et de l'homme, on peut faire jouer un principe de symétrie identificatrice et un principe de ressemblance. Cette dernière notion introduisant des contenus morphologiques (lignes de la main, situations, proportions, qualités descriptives et substantielles) et mettant l'accent sur la qualité. La connaissance ne sera féconde que si elle intègre et assimile ce principe de ressemblance, qui est, par ailleurs, le fondement de la connaissance ésotérique et hermétique traditionnelle.

2) De même, pour faire entrer en relation ces qualités, Gilbert Durand propose un "non-causalisme objectif" c'est-à-dire un principe d'homologie par l'extraction de "l'archée" ou arcanum commun. Par là même, si la causalité remonte à "l'archée", la logique causale se trouvera profondément affectée car l'effet ne serait pas supérieur à la cause (comme conséquence de l'application de la récurrence) et plusieurs causes peuvent jouer le même rôle sous le prisme d'une topologie quantitative, de ressemblances de rythmes, d'homologies d'entités vivantes qui ne se superposent ni ne s'alignent.

3) La volonté de rapprocher la totalité du cosmos de sa diversité dynamique nous conduit finalement à un principe de non-dualité" logique.

          La science occidentale positive avec la logique aristotélicienne et le principe d'exclusion (A suppose l'exclusion de non-A) et son "tiers-exclu" (c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'autre dialogue possible en dehors de A et non-A) s'est trouvée réduite à un régime de pensée dualiste et n'a pas pu prendre en compte les médiations dynamiques qui introduisent le mouvement et la diversité dans les choses. La logique de l'homologie conduit à récupérer ce tiers exclu en lui donnant une fonction de relation ou de lien dynamique, introduisant une logique ternaire par opposition à la binaire. Et même ce tiers inclus auquel s'ajoutent les deux éléments antagoniques constitue un tout dont "l'arcane" est l'essence qui les réunit, nous conduisant, ainsi, au numéro quatre "qui affirme l'unité monadologique de ses trois composants[5]". Le monde et l'homme ne sont compris qu'à partir de structures aux forces bipolaires et opposées au sein desquelles l'une renforce l'autre, s'actualisant ainsi elle-même[6]. La science en arrive ainsi à des "types", c'est-à-dire à des complexes mobiles où s'activent des forces contraires mais unifiées par des principes directeurs homologues. Avec cette nouvelle logique, Durand propose d'abandonner les dualismes au profit de ce qu'il appelle "dualitudes", celles-ci s'entendant comme un équilibre ou un déséquilibre de forces qui penche vers le manichéisme où s'accentuent les oppositions jusqu'au dualisme, ou au contraire vers une confusion moniste consistant en une dissolution des contraires (Wunenburger, 1980, p64). Gilbert Durand a planté un cadre d'analyse suivant ces principes. Nous nous référerons concrètement à son application.

Sur la méthode d'analyse et quelques concepts

          Notre découverte de la méthode instaurée par Gilbert Durand, l'archétypologie, s'est effectuée à travers une application littéraire qui, d'après les propos mêmes de l'auteur (voir Perol et Taleb, 2002, p238), est le lieu où elle fonctionne le mieux. La portée de notre analyse se limite à ce champ et nous pourrions difficilement parler d'une autre science sociale. Nous nous plaçons donc du côté de la mythocritique, c'est-à-dire de l'analyse de mythes issus d'un texte. Un sociologue ou un anthropologue pour sa part se situera sur un autre plan, c'est-à-dire celui de contextes sociaux ou de la "mythanalyse". Mais comme le remarque justement Gilbert Durand (1996, p160), les uns comme les autres travaillons sur la même matière première. Ce sont les deux extrémités de ce fil conducteur qui constituent le "trajet anthropologique". C'est-à-dire "l'échange constant qui existe au niveau de l'imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les intimations objectives qui émanent du milieu cosmique et social" (Durand, 1984, p38). Un fait certain est que, en littérature, c'est une méthode dont l'application est longue et laborieuse car l'on a sans cesse l'impression de devoir tout inventer. Mais lorsque l'on parvient à manipuler réellement les structures et les schèmes, elle s'avère d'une richesse et d'un savoir indescriptibles. Il est recommandé d'utiliser l'oeuvre de Gaston Bachelard et sa phénoménologie des images littéraires pour parvenir à une analyse convenable et conforme au flot de métaphores et d'images ainsi qu'au mouvement sous-jacent d'une oeuvre littéraire. Puis, en se laissant frapper par l'éclair de l'image première transmise part le récit, peu à peu les ondes s'accommodent autour de l'épicentre, c'est-à-dire autour de l'image qui nous retient ou qui nous trouble car c'est elle qui marquera "quelque chose" dans l'oeuvre ou la poésie. D'autres images seront suscitées, on découvrira le mouvement, la dynamique et tout se mettra en place autour du centre; finalement, les mots en sympathie se chercheront eux-mêmes et l'accord final sera de voir le récit et son analyse se dresser comme une chorégraphie ou comme un paysage, avec ses dénivelés, ses montagnes: le graphisme sera alors construit. L'interprétation est aussi poétique que l'oeuvre originale. Il est nécessaire de laisser les images parler d'elles-mêmes et guider notre inconscient, aller au plus profond, jusqu'à ce terrain secret où gît l'inconscient primordial de l'être, là où il n'y a plus de genre, où il n'y a plus de noms. Le mystère est: laisser faire, laisser le récit venir à nous et nous parler à travers mille figures, avoir confiance en lui et en nous. Comme nous l'avons dit, les mots, épiderme de la narration, s'ordonnent d'eux-mêmes, tandis que nous nous efforçons d'en trouver le sens second, celui qui ne se voit pas, dimension parallèle unissant l'écrivain au lecteur. Les labyrinthes seront alors la quête de notre propre histoire avec l'histoire commune de l'humanité; les odeurs nous conduiront vers l'enfance pour nous faire comprendre notre enfance pérenne; le cheval courra transportant le temps et sa solitude, violent et immobile; le serpent s'enroulera capricieusement pour que nous comprenions, en contemplant ses anneaux, que tout est cyclique, que tout revient; les yeux fulminants du tigre nous parleront du feu qui loge pour toujours dans notre corps; le tourbillon du vent et la montagne nous parleront de notre besoin de nous dresser pour voir le monde et tous les mythes agiteront notre plume et nous serons une partie de l'univers, tributaires de l'invisible, palimpseste de noms qui disparaissent, individualités qui s'effacent et se rejoignent dans un même fleuve avec toutes choses, tous les éléments, tous les mouvements, fondations de l'être, gisement de l'âme du monde. Cette "fusion" trouve une explication plus logique dans la subversion de la grammaire donnée par Gilbert Durand (1994, p57-58).

          La grammaire du récit "imaginaire" implique une subversion eu égard aux grammaires indo-européennes et nous constatons que ce n'est plus le sujet, le nom propre, qui est déterminant mais plutôt les attributs, les adjectifs et surtout l'action exprimée par le verbe. Ainsi, ce n'est pas l'état civil donné par un nom propre qui importe dans l'identification d'un dieu, d'un héros ou d'un saint, mais les litanies que relatent ses attributs. Le nom propre se réduit à un état résiduel. Et l'attribut apparaît toujours insinué par un verbe: éloigner, remarquer, oindre, unir, etc. (Durand, 1994, p58). Ce que véhicule le verbe est la véritable matrice archétypale.

          Nous avons dit aussi que les individualités s'effaçaient et que les mots convergeaient avec notre être vers un même fleuve: le langage utilisé devient aqueux, comme si les racines profondes qui nous unissent au monde et à l'univers avaient leur véritable base dans l'élément eau, les eaux des fleuves, celle de la mer, les eaux souterraines. Là encore, Gilbert Durand donne son explication: "l'imaginaire est le soubassement de la réalité anthropologique" (Perol et Taleb, 2002, p236) simplement parce que l'homme interprète toujours les stimuli, à la différence de l'animal que, la plupart du temps ils ne symbolisent pas (même si ces derniers sont capables d'avoir des éléments de symbolisme). Chez l'être humain, tout se passe dans la connexion des lobes frontaux, d'où il arrive alors indéfectiblement à une pensée symbolique, c'est-à-dire à une pensée non directe (Perol et Taleb, 2002, p236-237): "La pensée de l'homme est une" nous dit Durand et exprime différentes notions ou constatations à l'aide d'un vocabulaire "aquatique" (cité par Perol et Taleb, 2002, p240): "ruisseau, partage des eaux, confluences, le nom du fleuve, l'aménagement des rives et le delta et les méandres"(cité par Perol et Taleb, 2002, p241); telles sont les phases de ce que Durand appelle "bassin sémantique", dynamique de l'imaginaire ou chemin que parcourt un mythe dont la durée est d'environ 150 -180 ans. Ce concept de bassin sémantique a, comme tout concept, un profil épistémologique (Bachelard, cité par Durand, 1996, p161), c'est-à-dire porteur en soi d'un choix qui recueille une "isotopie", une "homéologie commune", théories scientifiques ou Vision du Monde (Durand, 1996, p81) reflétant les diverses évolutions des signifiés. Une telle notion permet d'intégrer les avancées scientifiques,de les analyser subtilement en sous-ensembles - ère et air de l'imaginaire, style, mythes directeurs, motifs picturaux, thématiques littéraires - de réunir le tout dans une mythanalyse généralisée pour proposer une mesure d'analyse qui justifie le changement d'une manière pertinente, adéquate et compréhensible (Durand, 1994, p68). Dans le même temps, elle nous permet d'aller depuis les ruisseaux existants vers ceux en train de se former ou de retourner chercher ceux qui existèrent avant, contrairement au temps linéaire, donnant à l'histoire un temps cyclique et un caractère sphérique (Perol et Taleb, 2002, p241). Ce caractère sphérique, nous ne pouvons manquer de le rapprocher de l'image transmise par certains mythes relatifs à la Terre Mère et qui impliquent la figure dans la quête d'un centre commun pour tous les êtres de la Création. Nous pensons par exemple à La Pachamama (voir Colombres, 2000, p199-201), représentation d'une déesse aymara, Mère des montagnes régissant aussi bien les relations entre les hommes qu'entre les autres êtres, équilibrant la chasse, la pêche ou la végétation, obéie des autres dieux, responsable de l'équilibre de la Terre. Nous pouvons imaginer trois cercles et un seul centre. La Pachamama et l'homme appartiennent aux trois. Cette déesse régit la relation à soi-même, au monde et aux dieux ou à l'univers. Cela correspond à une Ontologie opérant par cercles et fermetures successives. Les mythes nous transmettent cette notion de sphère, cercle ou circonférence comme les saisons, les rythmes qui se répètent, les gardiens de l'équilibre et conjurateurs de la mort. Face au temps linéaire, cette mort qui nous afflige est quelque chose qui nous guette et qui vient inéluctablement. Le temps cyclique au contraire permet d'euphémiser, d'adoucir cette tragédie humaine. Georges Poulet nous dit qu'il n'est pas de forme plus achevée que celle du cercle ni plus durable: "Le cadran des horloges, la roue de la fortune traversent intacts le temps, sans être modifiés par les variations qu'ils enregistrent ou déterminent. Chaque fois que l'esprit veut se représenter l'étendue, il fait se mouvoir une même courbe autour du même centre... et les hommes de toutes les époques ne se sont jamais servis que d'un seul compas... La simplicité du cercle, sa perfection, son application continûment universelle en font la première de ces formes privilégiées qui se retrouvent au fond de toutes les croyances et qui servent de principe, de structure à tous les esprits " (Poulet, 1974, p9). C'est là une belle définition de la forme que peut assumer le temps et qui nous permet d'adoucir la forme linéaire et destructrice. Nous allons maintenant nous pencher sur cette opposition des deux formes du temps et analyser la façon dont elles s'organisent dans la méthode instaurée par Gilbert Durand.

Les structures anthropologiques de l'Imaginaire

          A partir de cette angoisse face à la mort, du passage du temps qui la dessine irrémédiablement à l'horizon, et de toutes les images et représentations que ces deux termes suscitent, Gilbert Durand élabore un cadre d'analyse, une archétypologie, élément statique mais nécessaire car il est indispensable de savoir de quoi l'on parle. Quand on parle d'onde, dit Bachelard, il nous faut savoir ce qui ondule[7]. Cette archétypologie contient les grandes figures qui expriment les diverses façons de vivre la mort. L'homme trouve dans cette angoisse du temps qui passe la façon d'établir les relations à l'Autre et à l'autre, une altérité qui construit une vision du Cosmos, ce qui fait que nous pouvons parler d'une véritable Ontologie car nous verrons nos relations avec l'Univers à travers les mythes et les archétypes, notre relation au Monde par la représentation des éléments et des autres êtres, amis ou ennemis ou étrangers, et à l'homme à travers les histoires personnelles exprimées par la mythes et la créativité individuelle de n'importe quel type. Cette mort sera vécue de façons différentes selon les cultures, ce qui conduit Mircea Eliade à établir une coupure entre la représentation de la mort chez l'homme européen et le non européen.

          Lorsque l'on parle de mort, on inclut également sous ce terme les autres morts, les petites morts qui n'impliquent pas la disparition de la vie: la séparation de la mère, le passage à l'état d'adulte ou d'homme mûr. Dès le rituel de la naissance, les relations d'altérité se définissent. La façon dont est traité l'enfant nous donne la vision du cosmos chez sa mère biologique et dans sa culture. Chez certains peuples indigènes, le rituel consiste à porter l'enfant au sein de la Terre Mère, en le faisant coucher sur le sol. En Europe, et surtout dans la Modernité, il s'agit de séparer l'enfant de la mère et de le porter à bout de bras pour qu'il crie, pour qu'il devienne "indépendant" de sa mère, instaurant dès lors une séparation.

          Puis, la langue maternelle transmet au bébé tout un monde fantastique nourri de contes et de légendes. Ce fantastique est ce que Henri Bergson (1992, p159) appelle "fabulation " et agit comme un cordon ombilical qui remplacera le cordon biologique. Le rituel de séparation de la mère ou de retour vers elle aura une continuité dans la langue héritée, langue qui oeuvrera comme un facteur de transmission symbolique. Enfin, ce seront l'école et la pensée d'une société qui, à un moment donné, achèveront la tâche.

          Nous avons évoqué les petites morts telles que le fait de grandir, de faire ses premiers pas, tout ce qui se fait de façon biologique et instinctive; tout ce qui détermine la vie même, les reflets dominants et les gestes primordiaux. Il y a trois réflexes dominants d'après l'Ecole de Betcherev (Durand, 1984, p47): les dominantes posturale, digestive et sexuelle, dont se sert Gilbert Durand pour la construction de ses Structures et la formulation en schèmes. Le schème est ce qui fait l'union entre les gestes inconscients de la sensori-motricité, entre les dominantes reflets et leurs représentations. Ce sont ces schèmes qui constituent le squelette dynamique et fonctionnel de l'imagination. L'imaginaire a des racines biologiques et c'est pourquoi de nombreux biologistes et éthologues traiteront le mythe comme une question animale (Konrad Lorenz, René Thom, Dominique Lestel, Portmann). "Le Mythe est à l'homme ce que l'instinct est à l'animal" nous dit Roger Caillois (1938, p72); Santayana parle de "foi animale". Caillois et Tobie Nathan mettent en évidence la grande ressemblance entre le monde des insectes et les sociétés humaines, ressemblance qui, pour Dominique Lestel, est le fondement ou l'origine animale de la culture[8]. Le monde des images, ce Mésocosmos, est alors profondément enraciné dans la matière, dans le corps.

          Entrons dans les structures: la dominante reflet-postural est l'homme qui se dresse et risque de tomber. De là les schèmes d'ascension et de chute qui apparaissent toujours ensemble: "il n'y a pas d'ascension sans descente" nous rappelle Bachelard[9]. La verticalisation ascendante est aussi la division, l'oeil qui regarde et connaît, la connaissance, et l'activité manuelle, l'homme qui travaille, l'homo faber, le guerrier portant ses armes. La dominante digestive est en relation avec le schème de descente, la chute s'adoucit et se transforme en "se laisser avaler", ce qui correspond à l'"intimité". La dominante sexuelle sera en relation avec tout ce qui correspond au retour, aux cycles, à la renaissance, à l'"éternel retour" dont parle Mircea Eliade.

          Les gestes différenciés en schèmes et au contact avec la Nature et la Société détermineront les archétypes mais sont toujours surdéterminés par la relation au temps et à la mort. Les Structures anthropologiques de l'Imaginaire sont l'analyse de la représentation du monde et de l'univers à travers ces deux visions, de séparation ou de retour, exprimées dans les régimes diurne et nocturne comme un dialogue entre deux polarités. La notion de polarité implique déjà l'existence d'un pôle et de son contraire (Durand, 1980, p41-42) et nous devons à Bachelard le fait de considérer cette polarité de la représentation comme une "différence de potentiel" dynamique et poétique pour la conscience. Les pôles ne s'excluent pas mais se transforment en dialectique complémentaire. C'est ce que Lupasco appelle actualisation et potentialisation. Il n'y a jamais potentialisation sans actualisation et vice versa (voir Perol et Taleb, 2002, p239).

          Le premier régime, le diurne, est le temps linéaire ainsi que le royaume de la lumière et de la peur des ténèbres, car elles sont l'expression de la mort comme temps final. C'est le régime de l'Antithèse, de la séparation, de l'hétérogénéité. Le second, le régime nocturne, est le temps cyclique où la mort est assimilée d'une autre manière, au moyen de mythes, de rituels ou de récits qui placent cette mort du côté de l'initiation, de l'apprentissage, comme une partie de la vie. Il y a donc une euphémisation de la nuit et celle-ci s'emplit de lumières. C'est la viscosité des thèmes. Ces deux visions véhiculent aussi une certaine valorisation de l'autre qui est la Nature ou l'animal et cet autre qu'est la femme. Dans le régime diurne, Nature et Femmes sont mises du côté de l'animalité maudite, de ce qu'il faut dominer. Dans le second, le Nocturne, c'est le ventre de la Mère réceptive, le réceptacle, le "creux", le culte du féminin. Mais ces deux régimes n'apparaissent pas en pratique d'une façon claire et pure. La filiation des images est difficile à établir et cette division n'est pas si évidente dans l'analyse des sociétés, des mythes ou des récits littéraires. L'écrivain argentin Julio Cortázar disait "l'image c'est putain" pour exprimer la pluralité de signifiés. Face à cette absence de "pureté", et pour savoir à quel régime appartiennent les images étudiées, il est nécessaire de recourir à la dynamique, au mouvement, au schème et surtout à la redondance, aux répétitions de sens.

          Le premier chapitre des Structures a pour titre: "Les visages du temps", c'est le régime diurne. Il s'agit ici d'images "thériomorphes", car les représentations animales sont les premières et les plus communes. L'homme dans le monde est beaucoup plus proche de l'animal que des étoiles, des plantes, des pierres ou de tout autre être. Tous deux, homme et animal, appartiennent à la catégorie de l'animé. Il s'agit aussi de symboles nyctomorphes, des ténèbres, de la femme fatale, de la lune noire, de la mort en relation avec le féminin et l'animal, du sang menstruel et de la faute temporelle, péché originel. A cause de ce péché, l'homme "tombe", et ainsi, passe aux symboles catamorphes et à la première épiphanie de la mort, la pesanteur, le vertige, la chute comme pénalisation et la féminisation de la chute, dans l'abîme, et dans la chair digestive et sexuelle.

          La seconde partie traitera du schème de l'ascension, des symboles de transcendance tels que l'échelle du shaman, la montagne, l'aile, l'oiseau et l'ange, symboles d'agrandissement, de pouvoir, de chefs guerriers. Les symboles spectaculaires vont de la lumière et du soleil au verbe et à la parole, c'est-à-dire à la connaissance, au feu purificateur, aux armes des héros. Dans ce régime diurne, l'homme se voit représenté entre deux limites: l'ange et l'animal.

          Si, avec la lumière, nous nous élevons; avec l'obscurité, nous descendons. Le régime nocturne sera une chute amortie, qui se mue en descente. Nous nous faisons "avaler" comme Jonas par la baleine. Une fois dans le ventre de l'animal et de la Mère, on n'a plus peur de la nuit, ses ténèbres sont à présent l'obscurité. La géantisation que révélait le régime de séparation ou schizomorphe devient ici "gullivérisation" avec gnomes, poucets et autres forces relevant du minuscule. La nuit est emplie de couleurs et nous rencontrons la Grand-Mère Aquatique ou Tellurique, c'est le culte romantique de la Femme. Et les valeurs d'intimité, de mort et tombe comme repos: le contraire de l'abîme qui devient "creux" et dans ce "creux", la quête du Centre. Le voyage dans les entrailles de la Terre attire la valorisation des substances, du lait, du miel, le vin, les excréments, le limon et la boue. Tout est visqueux, homogène.

          Finalement, les archétypes cycliques clôturent ce régime nocturne avec essentiellement les symboles cycliques à travers lesquels il s'agit de la manipulation du temps, manipulation par répétition, au moyen du progrès en spirale. Le calendrier est lunaire, les cycles sont lunaires, le bestiaire est lui aussi lunaire. Les dragons et les monstres sont des symboles de totalisation et de renaissance; la technologie du cycle avec le rouet, le fuseau, les quenouilles. Les archétypes sont le rouet, la croix et l'arbre.Le fils de Dieu et le sacrifice. C'est-à-dire qu'il se fait une synthèse entre l'hétérogénéité d'une part et l'homogénéité de l'autre, qui se résout en un troisième élément destiné à découvrir ou faire une synthèse.

          Les trois grandes classes archétypiques déterminent les structures: héroïque ou schizomorphes pour le régime diurne; mystiques pour les symboles d'euphémisation dans le régime nocturne et synthétiques ou dramatiques pour les symboles cycliques. Avec cette archétypologie, Gilbert Durand a tenté de faire une physiologie de l'imagination, de dessiner une philosophie de l'imaginaire qu'il appelle une "Fantastique Transcendantale", c'est-à-dire une façon de lester universellement les choses avec un autre sens, un sens qui serait universellement partagé. Une façon d'affirmer qu'il y a une réalité identique et universelle de l'imaginaire.

De la métaphore à la Tenségrité, un chemin vers la transdisciplinarité

          Nous revenons indéfectiblement à notre expérience littéraire pour mettre en relief le rôle des métaphores. En analysant certains mythes ou récits, en particulier ceux faisant référence aux archétypes animaux du temps, le cheval et le serpent, nous avons acquis la conviction que ces formes endossaient une existence indépendante de l'homme, qu'ils se plaçaient sur un autre plan pour nous considérer avec pitié, avec compassion et nous aider à éluder la caractéristique péremptoire de notre destin de mortels. Ecrivains et poètes leur donnent vie et nous nous en nourrissons. Mais ces métaphores ne sont pas seulement le patrimoine de la lettre écrite. De l'archétypologie de Durand et de son oeuvre en général se détachent certaines figures telles que le creux, le cercle, le cheminement des eaux, métaphores qui peuvent arriver à un niveau plus profond de compréhension qu'un paradigme, car elles indiquent, comme le signale la géographe Anne Buttimer, un processus d'apprentissage et de découverte, ces sauts par analogie de l'habituel à l'inhabituel qui réunissent et intègrent l'émotion, l'imagination et l'intellect (voir Judge, 1994, p177). Elles seraient aussi un chemin vers la trans-pluri ou multidisciplinarité, quelque chose qui s'imposerait sur le chemin de l'imaginaire. Ainsi les métaphores des ondes et des particules sont-elles des exemples classiques dans la Physique de la lumière grâce auxquelles les électrons sont compris de manière différente. Dans le même ordre d'idée, nous avons les "eaux courantes" et ""foules grouillantes" pour comprendre l'électricité. En communication, nous avons " le tuyau de conduit", qui se réfère à la compréhension de la communication comme transporteur d'idées véhiculées par les mots; celle de "conteneur" qui sous-entend une délimitation entre un extérieur et un extérieur, dans les transactions entre organisations, secteurs économiques (Judge, 1994, p178). Les exemples possibles sont innombrables dans un article, mais ce qui nous importe ici c'est de montrer que des auteurs comme George Lakoff et Mark Johnson (1980; voir aussi Johnson, 1987) se sont penchés sur le rôle cognitif des métaphores en démontrant que les processus de catégorisation comportaient une activité métaphorique à un niveau fondamental et que cela impliquait une organisation de la connaissance par des modèles cognitifs. Si nous tenons compte du fait que c'est à travers l'expérience corporelle que les schèmes ont une fonction signifiante (schème d'ascension, de descente, chute), les métaphores peuvent être réunies en systèmes aidant à la compréhension non seulement de concepts matériels mais de concepts abstraits. Un tel système conditionne les moyens d'élaborer et de comprendre des structures et des politiques complexes. Le défi à relever sera de découvrir la manière de dépasser les pressions cognitives habituelles sous-entendues par de tels concepts, en particulier pour formuler des cadres interdisciplinaires plus appropriés.

          L'art de la créativité consiste à établir une relation valide entre les perspectives en "sympathie" et celles en "opposition", ce que semble nous montrer l'archétypologie de Durand. Cette méthode nous suggère également un terme d'architecture signifiant une famille de structures dotée d'une "intégrité-tensionnelle", c'est-à-dire une "tenségrité". Ce mot désigne en premier lieu une structure dont le principe rend possibles les "dômes géodésiques", connus comme les dômes radar ou les dômes des grandes expositions. La tenségrité rend possibles de nombreuses configurations plus efficaces de concepts et de politiques car elles rendent explicites un ensemble de relations discontinues (ou antagonistes) entre des concepts superposés dans un réseau continu de relations. Elles démontrent que la juxtaposition appropriée d'éléments peut donner lieu à une structure de forme totalement insoupçonnée et dotée également d'une stabilité insoupçonnée[10]. Elles assurent une relation de soutien mutuel par les noeuds voisins à condition que la position ainsi soutenue soit "mise en question" par un noeud opposé approprié. Elles démontrent l'utilité inespérée des structures de centres vides, rendant visibles toutes les positions et proposant une forme de transparence. Elles impliquent, enfin, une gamme de transformations globales à travers lesquelles l'ensemble de concepts peut se développer pour embrasser une diversité plus étendue. Voilà qui nous semble parler de la théorie de l'imaginaire et des possibilités qu'elle développe, le grand dynamisme de ses structures, la perception claire que tout est mouvement, que rien n'est fixé une fois pour toutes et que peut-être le secret d'une connaissance plus appropriée à la vie et au monde est celui cherchant un équilibre à travers la complexité et la diversité.

Fonctions de l'imaginaire

          "Tenségrité" est aussi le mouvement créé par les ex-élèves de Carlos Castañeda. Rappelons que cet anthropologue met à la disposition du public les enseignements des sorciers toltèques de Mexico, savoirs qui justement se révèlent être toute une architecture de la pensée, qui incorpore non seulement le savoir, la divinité, la médecine, mais cette tension entre le visible et l'invisible, enracinant le tout dans le corps. En effet, sous la métaphore du "guerrier", il s'agit de mettre en relation l'hémisphère droit du corps avec l'hémisphère gauche, en bougeant ce que l'on appelle "le point d'emboîtement" (ou "point d'assemblage"), point qui se situerait entre les omoplates et ouvrant l'accès à une autre forme de connaissance, la "conscience élargie". L'objectif en est une "néguentropie", de développer l'énergie en navigant dans "un autre monde" distinct du monde diurne et rationnel (hémisphère droit), de découvrir les potentialités de l'hémisphère gauche (nocturne), plus lent, d'une autre dimension, de donner une valeur à la "vision", au rêve, et à la rêverie, d'établir enfin un dialogue permanent entre deux opposés, le principe d'action et celui de non-action (deux types de guerriers en accord entre deux opposés, les "traqueurs" et les "rêveurs"). L'objectif ultime du "guerrier" au sens noble du mot est de pouvoir choisir le moment et les circonstances de sa propre mort. Nous partons du principe que nous sommes mortels, mais que cette mort si redoutée est passible d'une transformation au niveau des faits et aussi symbolique. La conscience véritable s'accroît et cet agrandissement joue un rôle important dans la santé, dans la vision du monde, dans l'altérité, dans le cosmos. Logiquement Castañeda a été banni des milieux universitaires. Pourtant les enseignements qu'il nous a transmis ont, d'après nous, quelque chose à voir avec la théorie de l'imaginaire. Ainsi, pour Gilbert Durand (1964, p120-121), qui cite les travaux du psychologue Yves Durand, de Robert Desoille et de Mme Séchehaye, la santé mentale est toujours, jusqu'au seuil de l'écroulement catatonique, une tentative pour équilibrer un régime avec l'autre. La maladie, comme l'ont mis en évidence Cassirer et Jung (voir Durand, 1964), est la perte de la fonction symbolique et la maladie non grave, celle qui donne un espoir de guérison, est l'hypertrophie de l'une ou l'autre des structures symboliques, ou bien leur blocage. Travailler sur le rétablissement de ces régimes d'images aurait pour conséquence de rééquilibrer la vision de la société, de soi-même et du monde.

          Cette fonction de "rééquilibrage" est applicable également à la société et, de même que la psychiatrie s'applique dans une thérapie de rééquilibre symbolique, on pourrait dès lors concevoir que la pédagogie délibérément centrée sur la dynamique de symboles devienne une véritable "sociatrie", dosant avec précision, pour une société déterminée, les collections et structures d'images qu'elle exige pour son dynamisme évolutif. Equilibre biologique, équilibre psychique et sociologique, telles sont les fonctions de l'imaginaire. Le tout avec une connaissance qui ramènerait la divinité dans nos consciences, ouvre la porte à d'autres lois scientifiques, utilise les métaphores, les figures et la poétique, et puisse se penser dans une trans, pluri ou interdisciplinarité, comme on voudra les appeler. Pour notre part, nous préférons le terme de transdisciplinarité car il inclut ce quelque chose qui traverse et qui transcende, élève l'homme vers d'autres plans, le plan mystique, par exemple. Parvenus a ces deux niveaux de la transcendance et du mysticisme, et pour conclure, nous analyserons un terme que les contient: l'imaginal, ce qui appelle aux confins de l'image et de l'absolu du symbole: homo religiosus[11].

L'Imaginal

          Nous avons dit plus haut que tous les changements proposés par Gilbert Durand (et tous les auteurs dont il s'inspire) débouchaient sur une connaissance "intégrale" dans laquelle l'homme peut prendre en compte la dimension religieuse. Les manifestations religieuses ont été, depuis l'apparition de l'homo sapiens, la preuve de l'éminente faculté de symbolisation de l'espèce humaine (1994, p48). Et dans le vaste terrain de l'imaginaire, on distingue un "choix" d'une partie de l'imagination créative qui permet d'atteindre un univers spirituel, réalité divine - essence du religiosus - qui regarde l'homme tout en étant contemplé par lui (Durand, 1994). C'est l'Imaginal, imaginatio vera, faculté céleste par le biais de laquelle l'intelligence spirituelle peut accéder directement à l'objet de son désir, sans intermédiaires.

          Et parce que nous sommes amoureux des mots, nous évoquerons quelque chose qui nous émeut profondément: la traduction donnée par Tadao Takemoto (voir Cazenave, 1986, p452) du mot "imaginal", mot sans équivalent en japonais mais que, dans les conclusions du Colloque de Tsukuba, ce penseur traduisit par le mot "fleur". Rappelons que l'Orient est la fleur de lotus et que, comme le dit Jung, l'Occident est la rose. Certes il y a de nombreux Orients et depuis l'Occident, l'Inde et l'Extrême Orient, en passant par l'Islam, cette image se trouve unifiée dans le mandala, qui nous rappelle une fleur. D'où une autre belle métaphore: la rencontre de deux fleurs.

          Ce joli mort - fleur - non seulement réunit deux images homologables mais nous fait penser à la connaissance qui parfois s'ouvre et se ferme, mais qui toujours tend vers un Centre. L'image que nous donne la fleur nous rappelle aussi les deux niveaux de réalité dont parle Bernard d'Espagnat (voir Perol et Taleb, 2002, p302): une réalité s'exprimant en phénomènes, spatio-temporelle et en partie objectivable, et une autre cachée, inobjectivable, et que ce physicien nomme "L'Etre". La première est la fleur qui s'ouvre et nous permet de l'admirer, l'autre est ce centre toujours caché qui, pour être découvert, nécessitera la destruction de la fleur, l'arrachement de ses pétales. "Déchirer"[12] la trame du réel, telle est l'image que donne Robert Musil de l'irruption du mystique qui ébranle l'homme et le connecte avec quelque chose qui le traverse et le transcende "Dans l'expérience lunaire le Moi ne retient rien en lui-même, nulle condensation de son avoir, à peine un souvenir; le Soi même exalté rayonne dans un oubli infini de soi-même" (Musil, 1957, p469). L'horizon perd la précision de ses contours, la forme se dissipe et l'être arrive à une primordialité, à un "état primitif". La littérature, avec les métaphores et la poétique, l'union de l'inconscient de l'auteur et du lecteur, est un moyen utilisé par l'homme pour exprimer ce second niveau de réalité. C'est pourquoi nous croyons que là se trouve la véritable matière première pour sentir le flux silencieux de ce monde originel, l'irruption de l'Esprit, le "nagual"[13] toltèque ou le "pneumatologique"[14] de Durand, l'âme du monde. Lettres et Sciences ne peuvent ni s'ignorer ni se nier. Les deux font partie de la réalité, de l'interprétation de cette réalité que nous analysons en partie et dont nous avons l'intuition comme de quelque chose de préconscient, quelque chose d'inscrit depuis toujours dans l'âme du monde et des êtres qui le composent.

          Ce savoir ou âme du monde ou peut-être "l'esprit" est en mouvement constant comme l'Univers et constituerait ce qu'Olivier Costa de Beauregard appelle un "infrapsychisme" qui aurait pour tendance de mettre de l'ordre, néguentropie, dans le désordre produit par l'entropie. En effet, la loi de thermodynamique de Carnot y Boltzmann (voir Von Franz, 2002, p95) énonce qu'à chaque processus physique, une certaine quantité d'énergie chaleur se perd, et cette perte étant irrécupérable. C'est ainsi que croît le "désordre" dont le résultat ultime serait la mort de l'Univers par la chaleur. Aujourd'hui, de nombreux physiciens pensent que l'esprit, par opposition à la Nature, constitue un facteur "néguentropique", c'est-à-dire qui produit de l'ordre à partir du "désordre" ainsi que des systèmes dotés d'un pouvoir énergétique plus élevé et pourvus d'un plus grand contenu informationnel. A partir de cette hypothèse, O. Costa de Beauregard postule l'existence d'un "infrapsychisme cosmique", une "âme du monde" coexistant avec l'univers d'Einstein et qui serait à l'origine d'une "néguentropie universelle" (voir Von Franz, 2002). Et nous avons ici un véritable espoir contre la mort de l'univers, espoir que Gilbert Durand situe du côté de la "fonction du fantastique", dans la mesure où toute son archétypologie est basée sur l'angoisse de l'homme devant le passage du temps et l'avènement inéluctable de la mort, ses représentations figuratives et les euphémismes que l'imagination humaine déroule dans le trajet imaginaire[15]. Ces euphémisations sont les modalités propres à l'activité fantastique de l'"Esprit".

          L'imaginaire enveloppe l'homme comme une cape, une aura; ce "volume" dont nous parlions au début nous apparaît comme doté d'une fonction protectrice car il nous entoure permettant à "l'esprit" de développer les images et les systèmes d'information nécessaires à la production d'une "néguentropie", récupération de l'usure véhiculée par l'angoisse face à notre destin mortel. Nous pensons ici à la conception du Temps des Mayas: une dimension au-delà de la planète, l'enveloppant, comme un Ouroboros. Et avec cette image du temps cyclique nous retrouvons la prémisse selon laquelle tout revient, rien ne se perd, tout se transforme pour conjurer l'idée de mort absolue. Toute image est temps et nous concentrer sur cet imaginaire serait une façon de "nous donner" du temps et de ne pas agir follement avec la métaphore de la flèche représentant un temps linéaire.

          Un livre étrange et beau de l'écrivain argentin Arnaldo Calveyra[16], Maïs en Grégorien (2003), met en scène les images de l'enfance qui, en revenant, annulent le temps et réunissent dans une expérience deux espaces aussi éloignés l'un de l'autre que l'Argentine et la France, euphémisme de la séparation, union transcendantale qui lève, nourrit et sublime, imaginaire finissant en imaginal: "Et moi, homme du pays d'Entre Ríos[17], venu chercher une retraite silencieuse à l'abbaye de Solesmes, je m'assois dans un endroit reculé de l'église pour écouter le grégorien qui gonfle comme un champ de maïs de part et d'autre de la nef, pour atteindre les berceaux de la voûte tiédis par la lumière des cierges. J'écoute le moine à ma droite, debout contre une colonne, en quête de notes qui s'aiment.

          Auquel de ces deux fleuves le voyageur a-t-il prêté attention? Lequel de ces deux fleuves a conversé avec la mer? Quel est le fleuve virtuel et celui de l'esprit? Le chant vacille-t-il quand l'imagination faiblit? Homme sans âge, moi qui écris ces mots, ni grand, ni petit, sans signes particuliers, venu du pays d'entre deux fleuves, j'écoute la plainte du grégorien sans rives, je cherche dans les caissons du dôme la raison de mes envies de silence", (Calveyra, 2003, p9). C'est sur cette image que nous conclurons, image qui en réunit tant d'autres, fleuves et mers, eaux et champs de maïs, homme et étranger, voyageur sans rivages arrivant à entendre le silence du chant à Solesmes et qui soudain voit sa vie, son enfance et son destin d'adulte, son individualité esquissée dans l'humanité de l'homme d'Entre Rios sans identité. Cette vision "nocturne" de sa vie nous permet d'intégrer les images au langage aqueux de Durand, à sa notion de "bassin sémantique" et à l'enracinement de l'homme dans le liquide, dans la nuit. Et nous appelons aussi cette notion chère aux Romantiques allemands, vision nocturne de la Nature et de "l'Ame du Monde", pistis sophie, dans laquelle ils voient une force d'organisation du monde selon un modèle vivant et un intermédiaire indispensable pour passer de l'un au multiple, du moi à l'univers[18], fondée sur l'image d'une Terre en tant qu'être vivant et doté d'intelligence". Nous mettons cela en relation avec la notion de "l'intention " (Castañeda, 1982) des Toltèques mexicains, ou avec le mythe andin de La Pachamama, ce qui, pour Gilbert Durand, serait le "pneumatologique", structure mystique de la connaissance.

Conclusion

          De cet enseignement imparti par Gilbert Durand, nous retiendrons surtout la nécessité d'un équilibre pour la guérison d'une part de la connaissance, et d'autre part de la Vie même. Pour parvenir à cet équilibre, qu'il soit physique, psychique ou social, nous croyons que nous devons tout d'abord prendre conscience du lieu où nous vivons, du sein maternel qui nous accueille et le considérer comme un être à part, digne de respect. Nous avons vu que les images constituant cet imaginaire premier étaient enracinées dans la terre, dans les éléments, les animaux qui nous accompagnent depuis toujours, les plantes qui nous nourrissent, notre propre matière biologique. Pour équilibrer de telles images, il conviendrait, d'abord, de reconnaître un "quelque chose" que nous ne manipulons pas et qui met en oeuvre ce qui est au-delà du psychologique, un niveau invisible de la réalité, la dimension du sacré, la divinité.

          La Mort étant le moteur de toute connaissance, elle l'est aussi dans le cadre de l'imaginaire. Ce vaste terrain où se réunissent les représentations liées au temps et à la mort est balisé de symboles irréductibles qui sont une épiphanie, qui jouent avec le visible et l'invisible. La méthode de Gilbert Durand pose une partie statique et une partie mobile: la première est son archétypologie qui nous permet de mettre en ordre cet imaginaire en structures et en schèmes. Les structures se présentent comme un dialogue entre opposés, comme la non-exclusion, l'acceptation d'un troisième élément capable de faire la synthèse des autres. Telle est la différence fondamentale avec la logique identitaire et exclusive qui règne en Occident et, surtout, dans la Modernité. La seconde, la mobile avec ses notions de trajet anthropologique et de bassin sémantique, nous permet de faire une analyse beaucoup plus large, de prendre en compte le mouvement constant et de voir le chemin parcouru par les mythes. Appréhender cette méthode, c'est incorporer la notion de temps cyclique, adoucir l'angoisse de la fin irrémédiable. Mais c'est aussi s'ouvrir à un autre type d'altérité, rénover l'ontologie et poser d'autres bases épistémologiques. C'est s'ouvrir à une investigation conjointement avec d'autres disciplines en y trouvant des points d'accord, analogies et métaphores nous permettant d'accéder à une vision intégrale de l'homme. Il s'agit alors de réincorporer la Tradition et de reconnaître un lieu de privilège au divin, de rendre à l'âme ce qui lui est dû.

Mabel Franzone
(Trad. Marilyne Renard)

Notes:
1.- Et comme le dirait José Martí, le leader cubain, "ils nous ont même volé notre nom", car sont Américains tous ceux qui peuplent le continent américain, du Nord au Sud. Peut-être d'Ormesson devrait-il entreprendre un voyage à travers l'Amérique latine pour constater ce à quoi nous ont réduits les Etats-Unis et le FMI. L'article que nous évoquons est paru dans le Figaro en avril dernier.
2.- Il va sans dire qu'il y a eu aussi des émissions où des gens bien informés s'exprimaient. Nous n'évoquons ici que les journaux télévisés.
3.- L. Brillouin cité par Durand (1994).
4.- On trouvera étrange que juste au moment où la guerre éclatait, une épidémie se déclarait, d'origine inconnue, et qu'une semaine plus tard, une multinationale pharmaceutique nord-américaine annonçait avoir lancé un test de "dépistage" de cette maladie, la "pneumopathie atypique". Un article parut dans le quotidien espagnol El País, traduit d'un article paru dans le Herald Tribune, dans lequel un médecin nord-américain déclarait que non seulement le pétrole était à l'origine du conflit mais aussi la nécessité de faire approuver certaines lois favorisant l'industrie pharmaceutique. Le meilleur moyen d'y parvenir était de générer un climat de peur, tant des armes chimiques que des maladies.
5.- Voir Jung. (1970) et Faivre (1973) - cités par Wunenburger (1980, p64).
6.- Voir Lupasco cité par Durand (Perol et Taleb, 2002, p239).
7.- Bachelard cité par Durand (Perol et Taleb, 2002, p238).
8.- Tel est le titre du livre de Dominique Lestel. Les Origines Animales de la Culture (2001).
9.- Cité et commenté par Durand (1980, p14).
10.- Ces postulats viennent de la recherche en cybernétique pour laquelle des équipements ont été construits dits de "syntégrité" en relation avec le modèle même. (p187).
11.- C'est le titre d'un chapitre de Durand (1994).
12.- Voir Musil commenté par Dariush Shayegan (1986, p32-33).
13.- Le nagual est le monde invisible, l'hémisphère gauche du cerveau, par opposition au "tonal" monde concret, corps, hémisphère droit du cerveau. L'explication en est parfaitement donnée la plupart des ouvrages de Castañeda.
14.- C'est-à-dire l'expérience subjective de spiritualisation du concret. Voir Durand cité par Wunenburger (1980, p65).
15.- Il y a trois catégories d'euphémisation: celle du malgré ou du contre, celle de l'alternative, celle de la simultanéité. (Durand, 1984, p480).
16.- Poète, dramaturge et romancier qui réside en France depuis une vingtaine d'années. Publie chez Actes Sud et parmi ses oeuvres on peut citer Lettres pour que la joie; Iguana, Iguana; Journal du dératiseur; Le lit d'Aurélia; L'origine de la lumière; Anthologie personnelle; L'homme du Luxembourg; L'eclipse de la balle.
17.- Entre Ríos est une province du Nord-Est de l'Argentine et signifie "entre deux fleuves".
18.- Concept emprunté par Schelling au Timée de Platon. Antoine Faivre. Philosophie de la Nature. Physique Sacrée et théosophie XVIII- XIX siècle. Bibliothèque Albin Michel. Col. Idées. Paris. 1996. "Baaderiana" p. 94.

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Notice:
Franzone, Mabel. "L'imaginaire: une approche de la pensée de Gilbert Durand" (Trad. Marilyne Renard), Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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