Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2003 - Vol.05, No.03
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Dossier spécial
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Article
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L'espace social comme lieu du lien social
Par Ntagteverenis Paschalis

Résumé:
En premier lieu, nous construisons une définition synthétique de la notion "espace social" en nous appuyant sur ses thématiques principales qui ont préoccupé notre discipline, pour faire émerger les deux conceptions de l'interaction homme/espace qui ont marqué l'approche des sciences sociales à l'espace: l'homme face à son milieu environnemental et l'homme en relation avec son espace vécu. Ensuite, nous tentons d'esquisser les connotations qui sont attribué à l'espace social au sein de la deuxième conception, celle qui pose le problème de la reliance entre l'homme et son espace en faveur de la fondation et de la persistance du lien social, à travers les doctrines sur la mémoire collective, l'imaginaire et la socialité postmoderne.

Auteur:
Doctorant en Sociologie (Paris V - Sorbonne), chercheur au Centre d'Etude sur l'Actuel et le Quotidien (CEAQ - Paris V)


Introduction
Une interaction, deux problématiques, trois formes d'appréciation de l'espace social

          Tout au long de l'histoire de notre discipline, les définitions que diverses approches sociologiques ont attribuées à la notion de l'espace social, partent d'une évidence quelques fois ignorée: l'appréhension de l'espace environnemental comme espace social est le fruit de l'interaction permanente entre l'homme et son environnement factice ou/et physique. Néanmoins, les différenciations dans la représentation et l'interprétation du social les ont amenées à accentuer des aspects différents de cette interaction, en focalisant leur intérêt à trois questions principales, à savoir les questions sur:

a. les facteurs impliqués dans l'organisation de l'espace social (leur "nature", leur corrélation, etc.);

b. les effets de l'organisation sociale de l'espace dans la vie et l'évolution des habitants, des groupes occupants, des cités entières;

c. l'importance et les limites de la fonction agrégative de l'espace social.

          Si nous voulons maintenant donner une définition complète de l'espace social en nous appuyant aux trois questions susmentionnées, nous pouvons affirmer que le statut social de l'espace se manifeste de trois façons. Premièrement, dans la structuration de cet espace, qui est produit des rapports et des pratiques des agents sociaux (la conception de l'espace social comme un espace structuré). Deuxièmement, dans son imposition comme un cadre relativement contraignant, qui structure lui aussi les actions et les situations qu'il supporte (espace structurant). Enfin, troisième manifestation, dans la fonction symbolique de l'espace, dans la fondation et la perdurance du lien social d'une communauté (espace formant des communautés). Cependant, cette définition synthétique restera inachevée si nous n'établissons pas une relation interne entre les trois aspects de l'appréhension de l'espace social, fondée sur la proposition épistémologique de départ.

          Arrivons donc, à notre proposition. Pour nous, les trois aspects susmentionnés résultent des deux façons différentes d'apercevoir l'interaction en question: une qui juxtapose l'homme à son espace environnemental - l'homme face à l'espace - et une autre qui insiste sur ce qui lie l'homme à son espace - l'homme en relation avec l'espace. Pour bien les saisir, il suffit de recourir aux recherches sur l'espace social qui ont été réalisées les quatre vingt dernières années, dans le cadre des sciences sociales.

          Ainsi, des premières enquêtes de l'école de Chicago et des publications d'Halbwachs jusqu'à aujourd'hui, on peut distinguer deux grandes problématiques. D'un côté, se trouvent les recherches dont la préoccupation majeure est une double structuration: celle de l'espace (qui est considérée - selon le goût des divers auteurs - comme le produit ou le résultat des rapports économiques, des raisons historiques, des valeurs culturelles, des obstacles physiques, etc.) et de ses effets dans la structuration des relations internes ou intergroupales des groupes occupants. Cette problématique, positiviste dans sa conception, ne peut que juxtaposer l'homme et son espace pour assurer leur extériorité et leur fermeté, deux conditions indispensables à chaque démarche théorique ou empirique qui veut établir des relations causales entre ces deux termes. La caractéristique donc, la plus frappante des recherches impliquant la première problématique est qu'elles ne partent pas de la totalité de l'interaction homme/espace. Au contraire, elles recourent en dehors de celle-là, aux grands systèmes explicatifs qui ont dominé dans notre discipline - organicisme évolutionniste, fonctionnalisme, historicisme, économisme marxiste - pour trouver les facteurs qui l'influencent et qui expliquent telle ou telle structuration de ses parties. Ce n'est pas donc par hasard que les analyses proposées reproduisent les partialités et les conflits propres aux débats entre les grands courants sociologiques: des explications économiques et structurales se dressent contre des interprétations historiques[1], des causes culturelles s'opposent aux considérations naturelles[2]. On voit donc comment cette pensée divisante étend la dichotomie initiale dans le niveau des réponses fournies en minimisant ainsi le rôle de l'espace dans la vie sociale. Pour le fonctionnalisme dominant dans les années cinquante, il s'agissait d'un obstacle physique pour la communication humaine dont l'élimination était possible grâce aux bénéfices du progrès[3]. De même pour le marxisme structural, l'espace n'était qu'un produit surdéterminé par les lois structurales de la production de la société globale[4]. Cependant, à côté de ces interprétations partielles, on trouve des recherches qui visent à comprendre l'interaction homme/espace dans sa globalité en indiquant l'interdépendance entre la structuration de l'espace et la structuration des relations internes et intergroupales des groupes qui l'occupent, comme la doctrine de l'écologie humaine (Grafmeyer-Joseph, 1990) et les travaux de H. Lefebvre (1986).

          De l'autre côté, il y a une problématique qui pose la question de la reliance entre l'homme et l'espace. Son objectif est de donner sens à l'attachement des individus à leurs milieux vécus en commun, aux résistances que provoquent leurs aménagements, bref, à l'importance de leur stabilité pour la perdurance des groupes qui les occupent. En reprenant la distinction que Maffesoli fait par rapport à notre discipline[5], on peut parler de la différence entre une approche positiviste sur l'étude de l'espace social, qui sépare l'homme de son milieu pour trouver ensuite des causalités linéaires et surtout utiles aux finalités lointaines (aménagement rationnel du sol, évolution des pratiques politiques révolutionnaires, etc.) et une approche compréhensive qui cherche à penser la relation homme/espace dans sa totalité et par rapport à la totalité complexe que constitue le donné social. Pour dire la même chose en utilisant la terminologie de Durand, il s'agit d'une attitude représentée par le symbole du glaive, qui trace des frontières entre l'homme et son espace au sein de leur interaction et d'une autre, représentée par la coupe, qui veut comprendre comment l'homme et l'espace se mêlent pour favoriser la fondation et la persistance du lien social.

          Le texte qui suit cette introduction, plutôt épistémologique, a la prétention d'éclaircir ce que nous venons d'appeler "la deuxième problématique". Plus précisément, notre article visera à montrer le statut attribué à l'espace au sein de l'interaction entre l'homme et son espace environnemental par l'intermédiation de la mémoire collective, de l'imaginaire et de la socialité postmoderne. Comme "terrain" de référence, on a choisi trois auteurs classiques à ces trois domaines: M. Halbwachs, G. Durand, et M. Maffesoli.

L'espace et la mémoire collective

          Le premier essai d'une réflexion sur la relation entre l'homme et son espace avec le sens que nous avons donné à celle-ci dans l'introduction, a eu lieu dans l'analyse halbwachsienne sur la mémoire collective. C'est au sein de celle-ci que pour la première fois se pose la question de l'attachement groupal à l'espace vécu en commun et de ses significations possibles, d'une façon achevée et pertinente. Dans les lignes qui suivent, après une référence nécessaire au statut du temps par rapport à la mémoire collective, nous tentons de faire apparaître la place que Halbwachs attribue à l'espace dans la relation qui nous intéresse.

La double nature du temps chez Halbwachs

          La conception de la double nature du temps, apparue dans le chapitre 4 de La mémoire collective, (1997) est le produit de la critique halbwachsienne contre la durée individuelle de Bergson et contre le temps universel des historiens. Elle se constitue, d'un côté, de l'appréhension du temps comme l'éternel présent du fait vécu en commun et pour cela doté des significations groupales et de l'autre, du temps décrit par l'auteur comme l'historicité sociale du temps de la pensée, comme l'organisateur de succession conceptuelle et sociale du temps présent, passé et à venir. L'analyse qui suit, vise à faire apparaître le sort qu'Halbwachs réserve au temps collectif, terme placé entre la durée individuelle et le temps universel.

          Avant la présentation des arguments halbwachsiens contre la supériorité de la durée individuelle, il nous semble utile de rappeler en grandes lignes la thèse bergsonienne sur la double mémoire. "La métaphore de Bergson sur la mémoire est celle d'un cône renversé dont la pointe est tangente à un plan. Le cône symbolise la mémoire comme réservoir d'images accumulées depuis le passé, le plan symbolise le présent, la pointe du cône c'est la mémoire au présent qui ne laisse filtrer du passé que des souvenirs-habitudes (récitation, mode d'emploi de la mémoire dans le monde industriel et technique). La première mémoire, celle qui est adaptée au présent, est construite par l'intelligence pour qu'elle soit au service de l'action sur la matière et de la communication entre les hommes. Cette mémoire intellectuelle a pour ressort le langage dont les mots permettent de quadriller l'espace matériel en facilitant ainsi aussi bien l'action technique que la pensée scientifique. Cette première mémoire, Bergson l'appelle la mémoire-habitude. La seconde mémoire, qu'il appelle la "mémoire pure", est tout entière faite à partir des images que nous avons saisies au court de notre vie. [...] Pour atteindre cette seconde mémoire, il faut, d'après Bergson, nous isoler à la fois des autres hommes et des exigences de l'action pour que notre conscience puisse s'identifier à cette mémoire en une perception où la conscience percevante dure autant que la conscience perçue" (Namer, 1994, p317). Cette conception de la mémoire amènera Bergson dans Durée et simultanéité à reconnaître la supériorité de la durée individuelle face au temps unique et artificiel des sciences. Halbwachs, dans Les cadres sociaux de la mémoire (1994), répond à la thèse de double mémoire en démontrant que la mémoire n'est pas une expérience vécue des images du passé, mais bien au contraire une reconstruction du passé à partir des éléments et des mécanismes actuellement présents dans la conscience du groupe: se souvenir, c'est utiliser les cadres sociaux de la mémoire pour situer un fait. Pour ce qui concerne la question de la supériorité de la durée individuelle, sa critique, parue dans La mémoire collective (1997), se focalise sur deux points: sur la possibilité d'exister une durée entièrement individuelle et sur sa conception homogène et uniforme. Selon l'appréhension halbwachsienne de la remémoration, présenté dans Les cadres sociaux de la mémoire (1994), se souvenir est faire s'identifier une mémoire individuelle à une mémoire collective. Au coeur, donc, de ce processus se trouve l'expérience fondamentale d'un sens partagé par "je" et par "les autres". Dans La mémoire collective (1997), l'auteur pousse l'extrême l'idée de la durée individuelle en supposant des consciences individuelles enfermées en elles-mêmes, pour approuver que dans cette condition, les vrais rencontres des pensées individuelles qui envisagent simultanément un objet ne sont pas possibles, à cause de l'absence d'une "société des consciences" qui doterait l'objet envisagé d'un sens commun. Ainsi Halbwachs tourne-t-il la thèse principale de Bergson contre lui-même: "la simultanéité signifie certes l'indépendance des consciences individuelles, mais cette indépendance n'a lieu qu'à l'intérieur d'une expérience collective des consciences et du monde" (voir Namer, 1997, p262) qui suppose, elle aussi, une temporalité spécifique. Ayant indiqué l'existence d'un temps collectif, l'auteur avance dans sa critique en affirmant que la conscience individuelle n'est que les points des rencontres autant des différents et irréductibles temps collectifs que les groupes où participe l'individu: "En réalité si, en rapprochant plusieurs consciences individuelles, on peut replacer leurs pensées et leurs événements dans un ou plusieurs temps communs, c'est que la durée intérieure se décompose en plusieurs courants qui ont leurs sources dans les groupes eux-mêmes. La conscience individuelle n'est que le lieu de passage de ces courants, le point de rencontre des temps collectifs" (Halbwachs, 1997, p190). A la place donc, d'autant des durées irréductibles l'une à l'autre que les consciences individuelles, il faut parler d'autant des temps collectifs que les groupes séparés[6]. L'affirmation de la multiplicité de temps communs sert aussi à la négation de l'autre pôle temporel de la proposition bergsonienne, à savoir du temps unique et homogène, du temps mathématique, qui inclut les durées individuelles.

          Cette négation se trouve aussi au coeur de la polémique halbwachsienne contre les historiens. Pour le successeur de Durkheim, un temps "[...] qui s'étend à tous les événements qui se sont produits en quelque lieu du monde, à tous les continents, à tous les pays, dans chaque pays à tous les groupes et, à travers eux, à tous les individus" (Halbwachs, 1997, p159-160) au-delà du fait qu'il serait impossible, il serait aussi inutile pour les mémoires collectives puisqu'il se priverait des significations collectives. D'après Halbwachs, il s'agit d'un temps vide et artificiel, oeuvre de la mémoire d'un groupe des savants, à savoir des historiens. Ainsi le temps universel n'est-il qu'un autre aspect du temps mathématique, un instrument factice mais nécessaire à chaque pensée qui veut construire l'histoire universelle. En affirmant que cette conception du temps n'a aucun rapport avec le temps réel qui est le temps vécu avec les autres, Halbwachs arrive à établir la priorité de la mémoire collective, qui vise à la stabilité et la perdurance - toujours relatives - du groupe, face à la mémoire historique qui, en considérant le temps et l'espace comme des instances uniques, cherche à marquer les différences et les changements dans l'écoulement du temps historique. Le temps collectif, au contraire, ne s'écoule pas, il dure: "Les événements se succèdent dans le temps, mais le temps lui-même est un cadre immobile" (Halbwachs, 1997, p189). À propos de nos intérêts, ce point de l'analyse halbwachsienne est le plus significatif: le temps comme cadre social de la mémoire où recourt la pensée quand elle cherche à remémoriser un fait vécu auparavant, est un temps stable et immobile comme un "[...] milieu continu qui n'a pas changé et qui est resté tel aujourd'hui qu'hier, en sorte que nous pouvons retrouver hier dans aujourd'hui" (Halbwachs, 1997, p180). Le temps collectif chez Halbwachs est un temps concentré au présent, point de départ de notre mémoire, il est un temps cristallisé, sinon spatialisé.

L'espace-cadre et l'espace-matière

          On trouve certaines analogies entre l'analyse halbwachsienne de l'espace et celle du temps; dans le cas de l'espace, le contrepoint de la conception d'Halbwachs est un espace vide des significations groupales, un espace doté seulement des qualités "sensibles" et "physiques" qui sont données immédiatement à la conscience et sans intermédiation sociale. C'est le cas de la conception de l'espace chez les artistes, les physiciens et les géomètres. Halbwachs la refuse puisqu'un espace ainsi défini serait incapable de conserver des souvenirs au-delà de la mémoire collective de ces groupes de savants. D'après lui, l'espace de chaque mémoire collective constitue la condition nécessaire des significations partagées et attribuées en commun (voir Halbwachs, 1997, p209-214. Néanmoins, il existe une différence entre les deux analyses: dans le cas du temps collectif, Halbwachs établit la priorité du cadre temporel de la mémoire face à son supporteur, le temps mathématique, tandis que dans le cas de l'espace, il souligne la genèse réciproque de l'espace-cadre et de l'espace-matière: "Lorsqu'un groupe est inséré dans une partie de l'espace, il la transforme à son image, mais en même temps il se plie et il s'adapte à des choses matérielles qui lui résistent. [...] C'est le groupe lui-même qui, de cette manière, demeure soumis à l'influence de la nature matérielle et participe de son équilibre" (Halbwachs, 1997, p195). Cette idée de la genèse réciproque nous permet de considérer que l'espace-matière est parti pris de la conception de l'espace collectif chez Halbwachs.

          Revenons maintenant à sa propre définition de l'espace collectif. Tout d'abord, l'espace vécu en commun est plein de sens propres à chaque groupe séparé: "chaque aspect, chaque détail de ce lieu a lui-même un sens (c'est nous qui soulignons) qui n'est intelligible que par les membres du groupe, parce que toutes les parties de l'espace qu'il a occupées correspondent à autant d'aspects différents de la structure et de la vie de leur société, au moins à ce qu'il y a eu en elle de plus stable"(Halbwachs, 1997, p196). Ainsi l'espace devient-il un langage spécifique du monde qui nous entoure: "Mais on songe en même temps (...) au monde qui se reconnaissait en tout cela, comme si le style d'un mobilier, le goût d'un aménagement était lui l'équivalent d'un langage (c'est nous qui soulignons) qu'il comprenait" (Halbwachs, 1997, p194). En plus, l'espace occupé par un groupe à travers ses transformations, porte les indices de son temps collectif: "Les déménagements ou changements de lieu, et les modifications importantes introduites à certaines dates dans l'installation et l'ameublement d'un appartement, marquent autant d'époques dans l'histoire de la famille" (Halbwachs, 1997, p195)[7]. Cette définition de l'espace-cadre montre bien qu'Halbwachs dans le chapitre 5 de La mémoire collective (1997), tente de réorganiser l'ensemble de l'ouvrage en attribuant une priorité au cadre spatial. Malheureusement, sa déportation a laissé son oeuvre inachevé et nous ne pouvons faire que des hypothèses.

          Passons maintenant aux qualités de l'espace ainsi conçu pour retirer ensuite les conséquences de la pensée halbwachsienne sur la conception de la relation homme/espace.

          Ce qui est clair dans la définition halbwachsienne du cadre spatial de la mémoire collective, c'est que l'espace occupé par un groupe, fait appel primordialement non aux faits mais à "[...] une manière d'être commune à beaucoup d'hommes" (Halbwachs, 1997, p195). C'est par exemple, le cas de notre maison où "[...] nos meubles et la façon dont ils sont disposés, tout l'arrangement des pièces où nous vivons, nous rappellent notre famille et les amis que nous voyons souvent dans ce cadre"(Halbwachs, 1997, p194). Cette qualité de l'espace-cadre ne concerne pas seulement la mémoire collective des groupes approximatifs (ménage, groupes urbains) mais aussi celle des formations sociales plus abstraites comme les groupes religieux, dont les lieux sacrés ou profanes, réels ou symboliques, rappellent des émotions et des croyances partagées parmi les membres de la communauté de fidèles[8]. Au moment où l'espace-cadre fait appel en un être-ensemble, la nature inerte de l'espace-matière garantit sa continuité en lui prêtant son image quasi stable et immobile: "la stabilité du logement et de son aspect intérieur n'en impose pas moins au groupe lui-même l'image apaisante de sa continuité" (Halbwachs, 1997, p195). Après avoir donné des exemples sur les groupes juridiques, économiques et religieux qui confirment l'universalité de cette proposition, Halbwachs affirme que "la société immobilise une partie d'elle-même, une partie de sa pensée, celle qui est tournée vers le monde matériel. Elle peut se persuader ainsi, et persuader ses membres, qu'elle ne change point pour l'essentiel, qu'elle ne devient pas autre qu'elle n'était, c'est-à-dire qu'elle dure" (Halbwachs, 1997, p235).

          En résumé de ce que nous venons de décrire, nous constatons que l'espace collectif, à savoir l'espace-cadre et son supporteur, l'espace-matière, accomplit une double fonction dans le cadre de la mémoire collective: il rappelle à ses occupants des groupes dont ils sont membres et il assure, grâce à sa nature stable, la continuité des groupes qu'il supporte. Ainsi inaugure-t-il les deux grandes thématiques concernant le sens de la relation homme/espace.

          Ensuite, nous verrons comment ces thématiques seront dynamisées par les théories sur l'imaginaire et la socialité postmoderne.

L'espace et l'imaginaire

          Dès les années soixante, on constate l'apparition de nombreux ouvrages qui mettent en cause l'exclusion de l'image, de l'imagination et du symbolique, par le terrain de recherche des sciences sociales, à cause de leur caractère irrationnel et par conséquent inapte à subir une élaboration scientifique. Ce mouvement revendiquant la rappropriation par la science de l'imaginaire (de l'autre moitié de la pensée humaine), a radicalisé la conception de la relation homme/espace en faisant apparaître la synergie qui existe entre l'imagination humaine et l'espace face à l'angoisse provoquée par l'écoulement du temps et par son actualisation, la mort. Pour pouvoir estimer les conséquences de cette radicalisation, nous ferons appel à la critique durandienne de la durée individuelle de Bergson où l'auteur de Les structures anthropologiques de l'imaginaire (1992) explique pourquoi la fonction fantastique est du côté de l'espace et s'exprime sur les liens du dernier avec le sens suprême de l'imaginaire, à savoir l'euphémisme.

          La critique de Durand s'attaque à la conception de la durée individuelle d'un point de vue différent de la critique halbwachsienne qui, comme nous l'avons indiqué, s'élève contre la priorité de la durée en question par rapport au temps collectif. Ce qui provoque l'objection de Durand, est l'assimilation par Bergson de la fonction fabulatrice à la durée concrète. Une objection tout à fait justifiée si l'on rend compte du fait que dans tout son ouvrage sur les deux régimes de l'image, ceux-ci se présentent comme deux attitudes imaginatives différentes face aux "visages du temps": le régime diurne cherche l'antidote du devenir fatal "au niveau surhumain de la transcendance et de la pureté des essences" (Durand, 1992, p219) tandis que le régime nocturne " dans la rassurante et chaude intimité de la substance ou dans les constantes rythmiques qui scandent phénomènes et accidents" (Durand, 1992, p220). Ainsi Durand considère-t-il que la thèse bergsonienne qui assimile la fonction fantastique à une durée, à quelque chose de l'ordre temporel, est inadéquate et cherche à la ruiner. D'abord, il souligne que la durée individuelle bergsonienne est soit impensable, soit, quand on la pense, qu'elle n'est pas durée: "Car d'une part si on abandonne cette durée au lyrisme ontologique, elle devient un insaisissable puzzle, sans liaison des successions qualitatives. [...] Si d'autre part on en souligne l'unité, on la voit se perdre dans une immobilité statique" (Durand, 1992, p463-464). On retrouve ici le même paradoxe que l'on a remarqué dans la définition du temps collective chez Halbwachs: la durée bergsonienne, parce qu'elle dure, n'est pas temporelle, un paradoxal renforcé aussi par sa définition comme "anti-destin" (Durand, 1992, p464).

          Apres avoir démontré les contradictions internes de la durée bergsonienne, Durand s'occupe du rejet de l'hypothèse qui justifie l'annexion de l'imaginaire au domaine du temps puisqu'il est du domaine de la mémoire: "[...] d'un seul coup, [Bergson] résorbe l'image et l'esprit dans la mémoire et l'intuition de la durée. La mémoire serait acte de résistance de la durée à la matière purement spatiale et intellectuelle. La mémoire et l'image du côté de la durée et de l'esprit s'opposent à l'intelligence et la matière du côté de l'espace" (Durand, 1992, p465). Selon l'auteur, cette proposition bergsonienne repose sur l'erreur de l'assimilation de la mémoire à l'intuition de la durée. D'après lui, la mémoire échappe au temps "...dans le triomphe d'un temps "retrouvé, donc nié" (Durand, 1992, p466). C'est dans cette condition qu'elle permet "un redoublement des instances et un dédoublement du présent" (Durand, 1992, p466). Mais en permettant de revenir sur le passé, la mémoire autorise en partie la réparation des outrages du temps, autrement dit, elle a le caractère fondamental de l'imaginaire, qui est d'être euphémisme. En plus, la mémoire est aussi anti-destin et se dresse contre le temps. Elle est un "pouvoir réflexogène", à savoir un pouvoir d'organisation d'un tout à partir d'un fragment vécu. Cette organisation est la négation de la puissance d'équivalence irréversible qu'est le temps. "La mémoire - comme l'image - est cette magie vicariante par laquelle un fragment existentiel peut résumer et symboliser la totalité du temps retrouvé" (Durand, 1992, p468). Ce sont ces deux qualités de la mémoire (euphémisme, anti-destin) qui permettent le renversement de l'hypothèse bergsonienne: la mémoire se résorbe en la fonction fantastique, et non l'inverse.

          Ayant démontré que la durée ou le temps en général ne constitue pas le domaine de l'imaginaire, Durand affirme qu' "il ne reste plus qu'à attribuer l'espace comme "sensorium" général de la fonction fantastique" (Durand, 1992, p472). Il ne s'agit pas, bien sur, de l'hyperespace physique mais d'un espace psychologique (un espace représentatif, conçu comme un mi-lieu entre subjectivité et objectivité) qui n'est autre que l'espace euclidien. Celui-ci, n'étant plus fonctionnellement "physique" (objectif), devient un a priori d'autre chose que l'expérience: "il devient la forme a priori du pouvoir euphémique de la pensée, il est le lieu des figurations puisqu'il est le symbole opératoire du distancement maîtrisé" (Durand, 1992, p473)[9]. Enfin, Durand achève son argumentation en indiquant que c'est grâce aux qualités de l'espace euclidien, à savoir son ocularité, sa profondeur et son ubiquité - qualités propres aussi à l'image - que celui-ci peut jouer ce rôle (Durand, 1992, p474-480).

          Cette synergie entre l'espace et la fonction fantastique que nous venons brièvement de décrire, rend clair que la réévaluation du statut de l'imaginaire entraîne aussi la réévaluation du statut de l'espace, en radicalisant ainsi notre conception sur la relation homme/espace: celui-ci, d'un cadre social de la mémoire collective parmi d'autres, devient le lieu de notre imagination, "notre ami" qui s'abstrait de l'épreuve perceptive et temporelle, bref, la forme a priori d'une fonction dont la raison d'être est l'euphémisme de notre destin fatal. Cette évolution positive du statut de l'espace atteindra sa place la plus haute dans les théories de la postmodernité.

L'espace et la socialité

          Les théories de la postmodernité ont bouleversé notre conception sur la relation homme/espace. Leur attitude critique face aux dichotomies établies par la pensée rationnelle entre la nature et la culture, entre la raison et l'imaginaire, ne pourrait rester indifférente face à la césure ontologique imposée entre l'homme et son environnement spatial. Pour comprendre comment et pourquoi cette nouvelle appréhension de la vie sociétale fait que l'espace "passe devant la scène", nous suivrons la réflexion maffesolienne sur le glissement du social vers la socialité, à savoir d'une structure mécanique, dominée par une organisation économico-politique où agissent des groupements contractuels, composés par des individus avec des fonctions bien définies, vers une structure complexe, donc organique, où le constat est un va-et-vient entre les masses et des micro-groupes affectifs, au sein desquels les personnes (persona) jouent leurs rôles.

          Chez Maffesoli, l'espace de forme a priori du fantastique devient, avec l'imaginaire, forme a priori de ce nouvel ordre confusionnel et désordonné que constitue la socialité[10]. Pour saisir comment l'auteur justifie cette nouvelle promotion du statut de l'espace, nous avons choisi un extrait d'Au creux des apparences (1990), où Maffesoli s'exprime sur la socialité d'une façon bien instructive à propos de nos intérêts: "il y a un hédonisme du quotidien irrépressible et puissant qui sous-tend et soutient toute vie en société. Une structure anthropologique en quelque sorte. A certaines époques, cet hédonisme sera marginalisé et occupera un rôle subalterne; il en d'autres où, au contraire, il sera le pivot à partir duquel va s'ordonner, de manière affichée, discrète ou secrète, toute la vie sociale. En ces moments-là, ce que l'on appelle les rapports sociaux, ceux de la vie courante, des institutions, du travail, des loisirs, ne sont plus uniquement régis par des instances surplombantes, à priori et mécaniques; de même, ils ne sont plus orientés vers un but à atteindre, toujours lointain, en bref tout ce qui est délimité par une logique économico-politique, ou déterminé en fonction d'une vision morale. Au contraire, ces rapports deviennent des relations animées par et à partir de ce qui est intrinsèque, vécu au jour le jour, d'une manière organique; de plus, ils se recentrent sur ce qui est de l'ordre de la proximité. En bref, le lien social devient émotionnel. Ainsi s'élabore une manière d'être (éthos) où ce qui est éprouvé avec d'autres sera primordial. C'est cela même que je désignerai par l'expression: "éthique de l'esthétique"" (Maffesoli, 1990, p13). Relativisme, refus du lointain et de l'abstrait, attachement au proche et au concret, voilà les caractéristiques de cette nouvelle forme de l'être ensemble qui vient de naître. Causes et effets du fait que l'homme contemporain "en a marre" d'avoir son regard tourné vers l'avenir, vers le temps qui viendra, et il cherche le paradis promis par l'Histoire dans son présent, aux émotions partagées avec les autres (voir Maffesoli, 1990, chap. "La baroquisation du monde", p151-185). Ce changement radical de point de vue renverse notre conception du rapport espace/temps: dans nos sociétés postmodernes, ce sont les choses de l'ordre spatial (territoire, localisme, proximité) qui passent au devant de la scène. C'est à ce sens qu'il faut saisir la proposition maffesolienne selon laquelle l'espace est devenu forme a priori de la socialité. Passons maintenant aux qualités de l'espace ainsi défini.

          En prenant le cas de la mégapole contemporaine, Maffesoli indique que l'espace "[...] est une sorte de "milieu" entre ces entités que la tradition occidentale a fortement trachées: nature versus culture" (Maffesoli, 1990, p208). Cette conception maffesolienne, fidèle à son point de vue holistique (symbolique), cherche à comprendre la ville dans sa complexité: "L'espace qui nous occupe, est un ensemble complexe constitué à la fois par la matérialité des choses (rues, monuments, trafic) et par l'immatérialité des images de divers ordres. C'est ce qui fait de cet ensemble un ordre symbolique" (Maffesoli, 1990, p212). On ne peut pas donc saisir la ville si, à côté de son architecture "physique", on ne se rend pas compte de l'architecture des divers réseaux de communication qui font circuler des émotions, des affects et des symboles et "[...] qui me permettent de m'accommoder (...) à l'environnement physique qui m'est donné, et qu'en même temps je construis symboliquement" (Maffesoli, 1990, p217). L'espace donc, en privilégiant, grâce à son caractère mixte, toutes les choses de l'ordre esthétique, devient "[...] la condition de possibilité de l'existence humaine, à partir de l'existence sociale et de l'existence naturelle. Ce qui revient à dire que le "moi ne prend conscience de lui-même" qu'en tant que relation" (Maffesoli, 1990, p208-209)[11].

          L'espace en favorisant le sentir ensemble, est aussi condition de la naissance de l'éthos spécifique de la postmodernité. "C'est par la force des choses, c'est parce qu'il y a partage d'un même territoire (qu'il soit réel ou symbolique), que l'on voit naître l'idée communautaire et l'éthique qui lui est corollaire" (Maffesoli, 1988, p31). C'est l'attachement au sol où sont enterrés nos ancêtres[12], c'est l'existence du génie du lieu[13], c'est la participation aux divers cultes contemporains dans les hauts lieux sacrés de nos mégapoles[14] que font que l'espace devient le ciment de cette nouvelle manière d'être (éthos) où ce qui est primordial, ce sont les émotions vécues avec d'autres. L'espace donc constitue la forme par excellence de ce que Maffesoli nomme "éthique de l'esthétique", cause et effet de la socialité contemporaine.

Ntagteverenis Paschalis

Notes:
1.- Voir la critique de Castells (1981) sur les théories volontaristes de l'espace social.
2.- Ce sont les critiques de l'école culturaliste contre la théorie de l'écologie humaine. (A titre d'exemple, voir Firey, 1947)
3.- Pour une critique sur la conception fonctionnaliste de l'espace en France, voir la critique sur les recherches effectuée dans les années cinquante sous le financement de la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique (DGRST) in Billaud (1983, p.9-13)
4.- C'est le cas de l'étude sur l'espace de Castells (1981, chap. "Le débat sur la théorie de l'espace", p.153-169)
5.- "A partir de cet exemple on retrouve donc la césure qui nous occupe, cette fois-ci entre une sociologie positiviste, pour qui chaque chose n'est qu'un symptôme d'autre chose, et une sociologie compréhensive qui décrit le vécu pour ce qu'il est, se contentant de discerner ainsi les visées des différents acteurs concernés". (Maffesoli, 1985, p.18)
6.- "Chaque groupe défini localement a sa mémoire propre et une représentation du temps qui n'est qu'à lui". (Halbwachs, 1997, p163)
7.- Cette définition de l'espace collectif montre bien que dans La mémoire collective (1997), Halbwachs met en question l'isolement des trois cadres sociaux présentés dans Les cadres sociaux de la mémoire (1994) (langage, temps, espace).
8.- "Mais une société de fidèles est conduit à distribuer entre les diverses parties de l'espace le plus grand nombre des idées et images qui entretiennent sa pensée" (Halbwachs, 1997, p208)
9.- D'après Durand, l'imagination humaine est modelée par le développement de la vision, puis de l'audition et du langage, à savoir des moyens d'appréhension et d'assimilation "à distance". Le distancement donc, ne peut avoir qu'une valeur euphémique.
10.- "Tout comme l'espace, le fantastique est ainsi une des formes a priori de toute socialité". Maffesoli, 1979, p91)
11.- Voir également Maffesoli, 1988 (chap. "De la proxémie", p183-224).
12.- "L'attachement à la terre où sont enterrés les ancêtres repose sur la conscience d'une continuité cosmique quasi naturelle, qui nous rend tributaires de ceux qui nous ont précédés.... La sédimentation produite par la mort engendre le vivant". (Maffesoli, 1979, p64).
13.- "D'où l'importance du "génie du lieu"; ce sentiment collectif qui façonne un espace, lequel rétroagit sur le sentiment en question". (Maffesoli, 1988, p194).
14.- "Ainsi l'on pourrait dire que la mégapole est constituée par une suite de "hauts lieux", dans le sens religieux du terme, où sont célébrés divers cultes au fort coefficient esthético-éthique. Ce sont les cultes du corps, du sexe, de l'image, de l'amitié, de la "bouffe", du sport... la liste étant, à cet égard, indéfinie. Le dénominateur commun est le lieu où se fait ce culte. Ainsi que je l'ai déjà montré ailleurs, le lieu devenant lien". (Maffesoli, 1990, p214-215).

Références bibliographiques:

Billaud J.P., Regards sur la localité, (travail collectif) Paris, Ministère de l'Urbanisme et du Logement, 1983.

Castells M., La question urbaine, Paris, éd. François Maspero, 1981.

Durand G., Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 1992.

Firey W., Land Use in Central Boston, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1947.

Grafmeyer Y. et Joseph I., L'école de Chicago. Naissance de l'écologie urbaine, Paris, Aubier, 1990.

Halbwachs M., Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, éd. Albin Michel, 1994.

Halbwachs M., La mémoire collective, Paris, éd. Albin Michel, 1997.

Lefebvre H., La production de l'espace, Paris, Anthropos, 1986.

Maffesoli M., La conquête du présent, Paris, PUF, 1979.

Maffesoli M., La connaissance ordinaire, Paris, Librairie des Méridiens, 1985.

Maffesoli M., Le temps des tribus - le déclin de l'individualisme dans les sociétés postmodernes, Paris, Méridiens, 1988.

Maffesoli M., Au creux des apparences, Paris, Plon, 1990

Namer G., "Postface", in, Halbwachs M., Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, éd. Albin Michel, 1994.

Namer G., "Postface", in, Halbwachs M., La mémoire collective, Paris, éd. Albin Michel, 1997.


Notice:
Paschalis, Ntagteverenis. "L'espace social comme lieu du lien social", Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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