Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2003 - Vol.05, No.03
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Dossier spécial
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Article
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Valeurs et sens commun
Par Panagiotis Christias

Résumé:
Une communauté a besoin de valeurs pour exister et pour fonctionner. Les valeurs sont les points nodaux de l'action commune, de l'action au sein de la communauté. Max Weber a démontré le rapport ambigu qu'entretient le Kulturwissenschaftler, sociologue ou historien, aux valeurs. Comment étudier les valeurs sans pour autant tomber dans un "relativisme" qui postule que toute opinion est "valeur"? Nous proposons de traiter cette question en faisant appel aux théories intentionalistes de l'esprit. Suivant cette voie, il nous sera possible de démontrer que les valeurs ne sont pas arbitraires mais prennent appui sur le sens commun. Dans ce but, nous interrogerons la théorie des "notions communes", propositions rationnelles de valeur, dans l'oeuvre de Georgius Gemistus dit Pléthon, un sage grec médiéval, le "dernier des philosophes grecs".

Auteur:
Chercheur au Centre d'Etudes sur l'Actuel et le Quotidien (CEAQ - Paris 5), Panagiotis Christias est chargé de cours au département de Sociologie à l'Université René Descartes - Paris 5. Il enseigne également la Sociologie et la Sociologie Politique à l'Institut de Travail Social et de Recherches Sociales (ITSRS) à Paris.


In memoriam
Spyros Lambrou (1851-1919)
Ce grand philologue, philosophe et historien, élève de Droysen et de Mommsen à Leipzig et à Berlin, fut l'un de ceux qui par leur travail acharné sur les textes populaires grecs ont créé ce que nous autres néo-hellènes appelons aujourd'hui la Grèce.

          Une seule phrase de Max Weber nous mène à une lutte d'interprétations qui peut condamner ou restituer la science, toute possibilité de science se trouve par-là soit abolie soit réconfortée. L'activité sociale aussi bien que la sociologie en tant que science sont définies par Weber par rapport au "sens visé subjectivement" (1995, p.28-29) (Subjektiv gemeinten Sinn). Par ce mot Weber entend introduire en sociologie le problème bien connu de l'intentionalité. Définir l'action sociale par l'intention de l'agent n'est pas sans causer des graves malentendus. Si par "subjectif" nous entendons "irrationnel" et donc impossible à saisir et à fonder alors le jeu de la science est perdu. Si, par le recours à l'intentionnalité, nous nous remettons entre les mains d'une instance obscure, "moi", "ego" ou "self", qui de surcroît n'est en rapport qu'avec soi-même ou avec une obscure instance appelée Dieu d'où il tire sa "substance" et sa légitimation, sa "cause" et sa "raison" alors la tâche de construction d'un discours scientifique est condamnée avant même qu'elle ne commence. Il faudrait plutôt nous remettre aux théories théologiques. Qu'avons-nous à opposer à cette "théologisation", si l'expression nous est permise, du discours scientifique? Au substantialisme nous répliquons par une théorie du langage. Notre stratégie sera de rapprocher ce problème des philosophes du langage pour qui, selon le mot de Wittgenstein, il n'y a pas de langage privé. Rapprocher Weber de l'élève le plus doué de Wittgenstein, Elisabeth Anscombe, ne sera pas chose facile. Toutefois le prix à gagner est de taille. Nous entendons clarifier par ce détour la posture de Max Weber, élaborer une théorie de la description sociologique qui sera en même temps une théorie de l'action sociale et enfin proposer une solution tenable au problème de l'intentionalité de l'agent.

          Notre principe de lecture des textes de Max Weber, c'est-à-dire l'accent mis sur le fait que la structure de l'action sociale n'est pas essentiellement différente de celle du texte scientifique qui doit en rendre compte, n'est pas nouveau. Dans presque tous ses livres[1], Michel Maffesoli souligne la correspondance entre une action et la compréhension de cette action. Ceci signifie que chaque acteur social peut tenir un discours banal sur son action, mettre en rapport ses intentions avec le résultat de ses actions[2]. Le problème qui se soulève est de savoir si l'acteur quotidien est en situation de produire un discours "honnête" sur lui-même, c'est-à-dire s'il peut adopter une posture wertfrei. Dans son cas, la difficulté réside dans le mélange inévitable entre les faits et les valeurs. Or, c'est justement sur ce point que l'enjeu d'une théorie compréhensive réside. Selon la perspective des Modernes, pour qui compréhension du monde et intérêt propre coïncide, un individu n'est point capable de saisir autre chose que ses besoins naturels immédiats et ses intérêts privés. Selon eux, une valeur n'est rien d'autre qu'une préférence individuelle sur tous les niveaux de la vie collective. Ainsi, est-il impossible de se tenir à une description quotidienne pour comprendre un événement. Une telle description ne peut que tromper. L'acteur quotidien ne peut se tenir à la stricte distinction entre fait et valeur. Séparer des énoncés évaluatifs qui marquent une préférence, une affinité émotionnelle, une position morale des énoncés qui se tiennent à la simple "description" ne saurait advenir que dans un discours conscient de lui-même qui se construit ayant cette distinction comme fondement. Autrement dit, seul le discours scientifique peut se tenir à la stricte neutralité axiologique, seul l'universitaire peut et doit laisser hors de l'amphithéâtre ses opinions personnelles.

          À cette conception du sens commun, Maffesoli en oppose dans Eloge de la raison sensible (1996), une autre. Il remarque que si l'individu est supposé incapable de tenir un discours neutre, la raison en est qu'il est conçu tel par la modernité. Il s'agit là d'un postulat et non du résultat d'une enquête. Suivant la perspective romantique, qui a influencé l'école historique allemande, dont Rickert, Troelsch, Weber, Mommsen, Simmel, Maffesoli retourne l'argument. L'individu n'est pas un agent isolé, il est pris dans l'action sociale, il est une partie des ensembles interactifs[3] et interagit plutôt qu'il n'agit. Son discours est le discours d'une situation plutôt que celui d'une individualité. Si ce discours n'est pas "conscient" de la différence entre faits et valeurs, c'est que l'action elle-même est par-delà pareils clivages. Max Weber a lui-même montré que le discours scientifique lui-même n'est pas "pur" de rapport aux valeurs. Sous la description "rapport aux valeurs", Weber reconnaît ni plus ni moins l'incapacité foncière de séparer faits et valeurs. Ce rapport est d'autant plus éclatant qu'il détermine l'objet même de la recherche sociologique. La construction de cet objet est une affaire de valeurs. Weber explique que tout ce que le sociologue peut faire sous pareilles conditions est d'être conscient de ce fait. Ainsi, explique-t-il que le scientifique ne peut fournir des conseils d'action: il ne peut que mettre en relation d'un côté, actions et effets et de l'autre, motivations et actions. Le sociologue ne peut montrer, dit Weber, que le dieu auquel obéit l'acteur en agissant. Or une telle mise en rapport, l'acteur individuel est à même à l'effectuer. En d'autres mots, il peut tenir un discours rationnel et cohérent dans lequel il mettra en rapport ses propres motivations, ses intentions et les résultats escomptés de cette action. Weber ne manque pas d'affirmer qu'il existe des descriptions scientifiques qui vont au-delà de la simple perception de l'acteur: telle, la description psychanalytique des motivations inconscientes ou la description marxiste de l'extraction de la plus-value. En effet, ce type de descriptions "dépasse" d'une certaine manière le champ de la perception individuel[4]. Or il ne faut pas oublier que, dans le cas de la psychanalyse, le "patient" fournit lui-même le principe de ce type de descriptions.

          L'héritage de Maffesoli, la tâche qu'il nous lègue est l'élaboration d'une théorie de la description apte à tenir compte de ce type de phénomènes, qui sera à même d'abolir la distance entre faits et valeurs et entre agent isolé et collectivité. Lui-même nous montre le chemin à suivre. À ma connaissance, il est le seul sociologue à avoir insisté sur la valeur heuristique pour la sociologie actuelle de la pensée d'un sage médiéval, Georgius Gemistus dit Pléthon, "le dernier des anciens et le premier des modernes"[5], et sur l'importance de cet auteur pour l'ensemble de la pensée de la renaissance et sur l'implication de cet auteur, le dernier des Byzantins et le premier des Néo-hellènes, et de sa pensée dans les théories pluralistes, alternatives à la modernité, inspirées du platonisme (voir Maffesoli, 1979, p.49-50 et 1985, p.108-110). Avant de reprendre les analyses de Pléthon, nous devons élaborer à l'aide de Elizabeth Anscombe, une théorie de la description qui ne soit pas fondée sur la distinction caduque entre faits et valeurs. Cette théorie sera fondée sur la proposition grammaticale. Avant tout, une description, de fait ou de valeur, est un ensemble de propositions grammaticales. Il nous faut alors commencer par-là si nous voulons assurer notre connaissance descriptive.

          Dans son premier texte écrit[6], une traduction commentée de l'introduction à l'Economie et Société de Max Weber, qui portait sur la théorie et la logique des sciences sociales, publié en Grèce en 1944, Castoriadis distingue deux questions qui départagent les champs d'études des sciences de l'Homme et des sciences de la Nature: "quoi?" et "pourquoi?"[7]. La première renvoie à un processus descriptif qui s'applique aux phénomènes de la nature. Prenons un exemple:"Comment naissent les bébés?"[8] Dans un premier temps, une petite fille qui pose cette question à ses parents à l'âge de cinq ans aura droit à une réponse du type "La cigogne les amène". Plus tard, à l'école, elle apprendra la théorie de la sexualité et se familiarisera avec les notions de "spermatozoïde" et d'"ovule". Au lycée, si elle suit les cours de biologie, elle apprendra les mécanismes de méiose et de mitose qui régissent la conception et la croissance des vivants. Si elle poursuit ses études à l'Université, au département de biologie, elle deviendra une experte ès bio-génétique, elle connaîtra les secrets du génome humain et sera à même tentée de le manipuler. Toutefois, suivant ce parcours, est-ce qu'elle a appris la "cause"[9] des bébés? La réponse ne peut être que négative. Ce qu'elle a appris ne sont que des discours descriptifs qui tentent de décrire un processus. Tout langage scientifique, répond à une question du type "comment?" et jamais à une question du type "pourquoi?". Pour la petite fille aussi bien que pour la grande biologiste, la réponse "La cigogne les apporte", est le principe de la seule réponse "sensée" à une question qui cherche une "cause".

          Or cette première réponse est essentiellement différente de toutes les autres: elle ne nous apprend pas comment faire des enfants, comment "causer" la naissance des enfants. Un enfant, "ça arrive": après coup, nous pouvons trouver des "causes". Le fait que la description des étapes d'un processus nous permette d'intervenir et "causer" des effets "intentionnels" est le fondement de la confusion d'une simple description avec une cause. Ainsi, pouvons-nous intervenir à tous les étapes de ce processus biologique de plusieurs façons, selon le niveau de la description: rapport sexuel, insémination in vitro, clonage. Le fait que nos intentions soient réalisées à l'appui des descriptions scientifiques, nous donne l'illusion que nous "causons" la naissance et que la description est une "cause". De cette manière, nous confondons deux champs d'études différentes, la volonté humaine et les mécanismes naturels. Nous notons que chez Weber la notion de "cause" n'est pas définie et son usage est plutôt aléatoire. "Rapport causal" dans ses textes ne signifie, en fin de compte, que "rapport possible" entre deux phénomènes, toujours dans la perspective de la construction des idéaux-types, que nous n'avons pas à discuter ici. Le vocabulaire de Weber n'est pas aussi raffiné que celui de Anscombe. Dans un article intitulé Causality and determination[10], Elisabeth Anscombe étudie l'usage du concept de "cause" dans les sciences de la nature. Ses conclusions sont sans appel: la notion de "cause" est synonyme de "prédétermination". Ce qui est essentiel à la "cause" est de pouvoir décrire ce qui arrivera avant qu'il n'arrive. La "cause" est entendue comme lien nécessaire entre deux phénomènes. Que peut nous donner l'illusion d'un tel lien? La succession dans le temps, la répétition et la régularité d'un certain ordre de phénomènes sont à l'origine de cet obscur concept. Tout cela commence, explique Anscombe, par l'appréciation que ce qui se passe maintenant est le résultat de ce qui s'est passé auparavant. La causalité consiste dans le fait de faire dériver un effet de sa cause. Comment avons-nous appris à raisonner en termes de "cause"? Par l'usage quotidien de notre langage, note Anscombe, nous apprenons aussi certainement à faire appel à l'idée de cause que nous apprenons à faire appel aux noms des animaux pour désigner le chien et le chat. Cette idée est inhérente à une gamme de dénominations communes de liens de cause à effet, comme par exemple dans les phrases "faire mal", "battre" ou "casser". L'usage de tout verbe transitif est à même d'impliquer des rapports causaux. Anscombe poursuit: quand nous disons que quelque chose est "causée" nous entendons que nous pouvons "déterminer" un événement à partir d'une série d'autres événements qui l'ont précédé. Or un événement ne peut être "causé" qu'une fois arrivé. Toutefois, il peut être "déterminé" avant qu'il n'arrive. Ainsi la détermination ne concerne-t-elle pas le passé mais le futur, la "détermination" est essentiellement "prédétermination". Les lois causales ne concernent pas le rapport nécessaire du passé au présent mais celui du présent au futur. Une loi n'est "causale" que si elle peut prédéterminer le futur. Ceci équivaut à dire que les lois physiques doivent tenir compte de toutes les possibilités connues et inconnues, autrement dit exclure le hasard et l'imprévu. Une telle "description", fondée sur la formulation des "lois physiques", s'avère impossible car on ne peut tout simplement pas présenter toutes les exceptions possibles d'une loi, voire d'un système des lois physiques. Même si une loi ou un système de lois, id est le système newtonien, est déterminant, la réalité qu'il décrit ne se trouve pas par là déterminée, voire prédéterminée[11]. Les lois physiques sont des lois "statistiques" qui ne peuvent exclure le hasard. Anscombe conclut en disant que les choix humains sont la plus grande source de hasard dans l'univers. Ces choix sont "intentionnels" et peuvent être interrogés par la question "pourquoi?". Or cette question ne renvoie pas à des"causes" et donc à des "lois" nécessaires et déterminantes, mais à une autre famille de mots qui ont un rapport avec la "raison". Cette distinction, entre "cause" et "raison" a pour fondement la différence d'essence entre "faits mécaniques", que l'on rencontre dans l'ordre de la nature, et "faits qui font appel à la conscience et à la volonté" d'un acteur, ce que nous appelons "faits intentionnels". Cette distinction fondamentale en appelle à une autre: les faits mécaniques ne peuvent que se reproduire, mécaniquement, comme la lune qui tourne autour de la terre; les faits à caractère humain, par contre, introduisent, comme le note Patrick Watier, "la possibilité de la transformation et du changement" (2002, p.19). Autrement dit, l'action humaine est contingente. L'homme a des "raisons-pour-agir".

          Qu'entendons-nous par "raisons"? L'homme est doué de rationalité en tant que ce qui le distingue de la matière inanimée. À partir de cette prémisse, il convient de nous interroger sur la nature de cette rationalité dans son rapport à l'action humaine. Selon Weber, il faut distinguer entre rationalité en finalité (Zweckrational) et rationalité en valeur (Wertrational). Est-ce que cela signifie que la rationalité en finalité, c'est-à-dire une action en vue d'une fin qui tient compte de l'adéquation moyens-fins, est exempte de toute valeur? Aucunement. Quand Platon entend instaurer la Cité juste dans les Lois, et conseille en conséquence à cette finalité le législateur crétois, il fait preuve d'une extraordinaire clairvoyance en vue du résultat final de son action. Son action, celle de conseiller, est donc une action rationnelle en finalité. Dans ce cas spécifique, la finalité correspond à une valeur. Quelle est alors la distinction qu'entend instaurer Weber? Cette distinction ne concerne que deux types de rapport à la temporalité. Un acte qui s'épuise dans son faire, et donc n'a pas d'horizon temporel autre que l'instant présent et un autre dont l'horizon est dans l'avenir. L'homme n'agit pas toujours en ayant une intention d'agir. Par contre, il ne peut interagir, au sein d'un groupe social, que s'il en a une. L'action sociale, telle que la définit Weber, orientée vers autrui, est toujours une action intentionnelle. Tenant compte de cela, nous sommes dans l'obligation de dire que les distinctions de Weber ne tiennent pas. Il insiste à un tel point sur la distinction entre faits et valeurs que le reste de ses distinctions sont calquées sur cette première séparation instauratrice. Néanmoins, Weber répète de façon obsessionnelle dans ses textes que ce type de distinction n'est qu'arbitraire et est toujours dépendant d'un certain type de logique. Agir par honneur ou agir par profit sont toutes deux des actions intentionnelles. Or il y a un autre type d'action, qui n'est pas intentionnel mais qui n'est pas non social non plus. Prenons un exemple, présenté par Anscombe, afin de mieux établir ces distinctions. Dans Intention[12], Anscombe distingue l'objet de la peur de la "cause", ou mieux, de la "raison" de la peur. Une infirmière raconte à une petite patiente qu'un bout de tissu rouge est satanique. La petite fille regarde dans le noir ce bout de tissu et a peur. Anscombe explique que si l'objet de la peur est le tissu, la "cause" en estla remarque de l'infirmière. Regardons de plus près cet exemple. La petite a peur de façon irrationnelle, non intentionnelle, qui peut s'exprimer par une action sociale, orientée vers autrui ou non: elle peut appeler à l'aide ou non. Ce type d'action est à la fois intentionnel (mental) et non intentionnel (non volontaire). D'abord, avoir peur du diable est un fait social. Même si la petite fille n'a pas vu le diable au milieu du marché aux puces, le contexte ne lui est familier que par la transmission sociale des légendes traditionnelles sur les incarnations du diable dans le rouge. À partir de ce moment, la petite fille a peur de façon "automatique", elle répond par un réflexe mental selon le modèle stimulus-réponse. Anscombe appelle ce mécanisme "cause mentale" (mental cause). Ensuite, crier à l'aide est non seulement social mais aussi intentionnel: je crie dans l'intention d'appeler à l'aide. Ce cri qui n'est pas moins un réflexe est alors intentionnel. Enfin, nous pouvons remarquer que l'ensemble des actions: avoir peur, crier, n'est aucunement orienté vers l'avenir lointain dans un projet de reconstruction de la vie personnelle ou professionnelle par exemple. Ces mêmes remarques valent aussi pour un autre type de raisons-pour-agir que Anscombe appelle "motivations-ayant-trait-au-passé" (backward-looking motives). Une action telle que la vengeance d'Oreste est motivée par quelque chose qui a trait au passé et ne peut être compris que par rapport à ce passé: le meurtre de son père par sa mère. Le mérite d'Anscombe est d'avoir introduit le rapport à la temporalité pour distinguer les divers types de rationalité en action. Ainsi, les raisons sont-elles distribuée dans le temps comme suit: les motivations ont leur principe d'explication dans le passé, les "causes mentales" dans le présent et les intentions dans l'avenir. Il est important de noter qu'une action peut avoir plusieurs principes d'explication ayant rapport à la totalité du temps, ce qui est le plus souvent le cas. Il convient de rapprocher le Zweckrational de Weber à l'intention et le Wertrational aux deux autres raisons-pour-agir. L'intention est ce qui se rapproche le plus de l'adéquation entre moyens et fins, qui est le type de rationalité que retient Weber, à la fois pour "comprendre" l'action et pour la "décrire" ou pour l' "expliquer". Quel est le rapport entre l'intentionnalité et la description? Nous devons d'abord mieux définir l'intentionnalité par rapport à l'agent et seulement ensuite utiliser les "notions communes" afin de proposer un modèle compréhensif de l'action sociale.

          Afin de décrire la micro-physique de l'action sociale, Weber part du principe bien connu de l'individualisme méthodologique: c'est toujours des agents individuels qui interagissent. L'action sociale est la composante des actions individuelles. Ce principe est bien défendu par Patrick Watier, qui cite Vincent Descombes: "Du point de vue ontologique les institutions n'existent que s'il y a des gens pour les faire exister en ayant des pratiques conformes à ces institutions" (2002, p.153). Weber se défend ainsi contre le "panlogisme" hégélien et toute tentative d'attribuer le destin des humains à des forces mystiques. Le postulat de toute instance de collectivité exprimée par le pronom personnel "nous" qui n'est pas démultipliable en des acteurs individuels qui se désignent par le pronom personnel "je" est un appel à ces forces mystiques. Comment alors concevoir la collectivité à partir des prémisses individualistes? Tel est le problème sociologique de l'intentionnalité. En des termes wébériennes, il s'agit de comprendre le "sens visé subjectivement" par l'agent au moment où il agit en des termes de collectivité.

          Que signifie "intentionnel"[13]? Il s'agit de la propriété de l'esprit d'être orienté vers un objet, réel ou non: toute conscience[14] est conscience de quelque chose. Le terme d' "intentionnalité" fut introduit par Franz Brentano, qui soutenait que le trait distinctif du mental est l'intentionalité et non la conscience. Ainsi, le fait qu'il pleuve n'est-il pas intentionnel mais naturel, puisque ce fait n'implique pas un rapport à une conscience; or le fait de rapporter cette information l'est. Le fait de couper un arbre n'est pas intentionnel; or le fait de me faire une représentation de moi coupant l'arbre, le fait de me référer par cette représentation à l'arbre l'est[15]. La pluie ou le fait de couper l'arbre, comme faits naturels, se rapporte ainsi à la conscience d'un individu isolé. Ce fait est par la suite transmis à d'autres individus isolés et ainsi de suite. L'intentionalité de l'agent est alors une médiation entre d'un côté, le fait naturel et l'agent lui-même et de l'autre, entre l'agent isolé et les autres agents. Quand l'agent isolé observe la pluie, il ne peut s'empêcher de penser: "Il pleut". La prise de conscience du fait qu'il pleuve dépend de cette pensée. De la même façon, celui dont l'intention est de couper un arbre pense: "Je couperai un arbre". Le fait naturel devient une "chose" à laquelle on pense et dont on discute. Autrement dit, par la médiation de la conscience humaine, le naturel devient langage et "description" linguistique, donc comme tout langage il obéit aux règles grammaticales. Tel est la nature de l'intentionnalité. Elle est donc un phénomène linguistique grammatical et doit être compris en des termes linguistiques grammaticaux. Quelle est la structure grammaticale qui correspond à l'intentionnalité? Comme nous l'avons vu, l'intentionnalité est un type de médiation. Quelle est la structure linguistique de la médiation? - le discours indirect, ce que les latins appellent oratio obliqua. Toute structure du type: "Il dit que p", "Il pense que q", "Il croit que r", est une structure intentionnelle. Si le problème de Husserl fut de distinguer l'objet réel de l'objet intentionnel, par le détour du langage, ce problème se trouve résolu. Dans le cas de nos exemples, les objets intentionnels sont p, q et r, ils sont essentiellement de propositions, ce qui nous évite l'embarras de les traiter des spectres ayant un statut ontologique incertain. Nous pouvons généraliser ce type en l'assimilant à la structure: modus + dictum. Suivant la grammaire, le dictum est la proposition relative, introduite par le mode qui est la proposition principale. Ce qui appartient au dictum est pour ainsi dire suspendu. Tout ce qui est dit est dit par quelqu'un, que ce soit un individu, un groupe, une nation ou une institution telle que la science. Nous ne pouvons juger de son existence ou de sa véracité par le simple fait de son énonciation. Sa véracité, son tenir-pour-vrai (das Fürwahrhalten), dépend du mode. C'est ainsi que l'attitude naturelle est suspendue. L'épokhé phénoménologique est ainsi appliquée sans recourir au langage obscur de Husserl. Tout ce qui se trouve dans le dictum est comme s'il appartenait à la littérature. Quel est alors le rapport du dictum à la vérité? Il est aussi médiatisé et cette médiation s'appelle croyance.

          Elisabeth Anscombe[16] prend l'exemple de l'assassinat de Jules César. Qu'en est-il de la proposition historique: "Jules César fut assassiné, disent les historiens."? Cette question concerne notre croyance dans tous les cas qui dépassent notre propre expérience et notre mémoire (our belief in matters falling outside our own experience and memory). Elle propose un renversement de perspective dans la suite de l'enchaînement des causes aux effets qui ont permis à ce bout d'histoire vraie (solid bit of history) de parvenir jusqu'à nous. Anscombe pose quatre propositions et s'interroge sur leur enchaînement logique: César a été tué (p); il y avait des témoins de sa mort (q); il y avait témoignage par les témoins (r); il y avait d'archives faites sur ces témoignages (s); il y a des caractères typographiques et des lettres qui puissent être vus, qui disent que César a été tué (t). Hume reconstruit cette chaîne à partir de t: si t alors s, alors r, alors q, jusqu'à p, et donc remonte de son temps jusqu'au passé lointain, ce que nous appelons "chaîne d'enregistrement" (a chain of record). Le problème de la discussion est de déterminer le point final de la justification des inférences (a starting point in the justification of these inferences). Quel est ce point et comment arrivons-nous jusqu'à lui? "Pourquoi croyons-nous qu'il y ait eu des témoins oculaires de cet assassinat? Certainement, il ne peut en être autrement, parce que nous croyons que cet événement ait effectivement eu lieu. Nous inférons q de p et non point le contraire" (1981, p.88). Le problème de la croyance est alors une question d'autorité: "La croyance (belief) à l'histoire enregistrée est globalement croire qu'il y a eu une chaîne de tradition de registres et d'archives qui retracent le chemin jusqu'à la connaissance contemporaine. Elle n'est pas une croyance aux faits historiques par inférence au travers des chaînons d'une telle chaîne" (p.89). Ce croire dérive de l'autorité de la tradition dans sa totalité et non pas de l'inférence logique. Or cette croyance a son propre statut logique d'une sorte de certitude (a particular logical status of one kind of certainty). La foi historique est plutôt de l'ordre de la confiance, dont le genre n'est pas étranger à la logique. Ce qu'affirment Arnaud et Nicole (1981, p336): "La foi humaine est de soi-même sujette à erreur, parce que tout homme est menteur [...], et qu'il se peut faire que celui qui nous assurera une chose comme véritable sera lui-même trompé. Et néanmoins [...] il y a des choses que nous connoissons que par une foi humaine, que nous devons tenir pour aussi certaines et aussi indubitables, que si nous en avions des démonstrations mathématiques: comme ce que l'on sait par une relation constante de tant des personnes, qu'il est moralement impossible qu'elles eussent pu conspirer ensemble pour assurer la même chose, si elle n'étoit vraie. [...] Et il faudroit [...] avoir perdu le sens pour douter si jamais Cesar, Pompée, Ciceron, Virgile ont été". Cette confiance, ce type de croyance logique s'étend aussi à la sphère morale: c'est l'autorité d'un autre qui se substitue à la nôtre quand, justement, la nôtre est insuffisante. C'est pourquoi Anscombe[17] se réfère à l'autorité en ce qui concerne la mémoire comme cas parallèle de l'autorité morale (the parallel case of memory).

          Dans son exemple sur Jules César, Anscombe ne fait que tirer les conséquences pour la science historique du livre des pensées Wittgenstein dans De la certitude (1976). Ce traité porte essentiellement sur l'usage des verbes épistémologiques, croire et savoir. Wittgenstein arrive aux mêmes conclusions que Pascal: il faut dire credo et non scio.

          Dans un premier temps, Wittgenstein attaque les conceptions matérialistes, qui soutiennent que l'on peut ériger la science sur les données de l'expérience et, en suite, expérimentales. Le traité critique la position de Moore, selon laquelle la proposition: "Ceci est ma main", quand je regarde ma main, ne peut être fausse et donc je peux dire: "Je sais que ceci est ma main". Wittgenstein rétorque qu'il lui accorde volontiers que ceci est sa main mais, il ajoute, "Tu ne le sais pas". Wittgenstein établit alors une différence essentielle entre savoir et tenir-pour-vrai. Ne pas savoir ne signifie pas se tromper et tenir-pour-vrai et croire peuvent procurer la certitude nécessaire à l'action. L'usage du verbe savoir, explique Wittgenstein, obéit à ses propres règles. On ne peut "savoir" que dans un contexte déterminé. Par exemple, dans le cadre d'un exercice mathématique, "je sais" que x+2=6 et je cherche la valeur de x. Voilà un contexte dans lequel l'usage de ce verbe est pertinent. On peut utiliser "je sais" au lieu de "je crois" dans le langage ordinaire, ajoute Wittgenstein, mais à condition de ne pas vouloir dire par "je sais", "je ne peux me tromper". Si on me demande: "Comment tu sais que x+2=6", alors je peux répondre que c'est l'hypothèse de mon exercice. Ainsi le contexte de l'usage de ce verbedevient-il clair: seulement dans un contexte formel, dont l'exemple par excellence est la science mathématique, suis-je autorisé à utiliser le verbe savoir. "Savoir" ne peut signifier alors que "Je pose comme hypothèse" à l'intérieur d'un exercice formel. Nous pouvons structurer un jeu formel des propositions du type: "si... alors..." à l'intérieur duquel nous pouvons "savoir". Or dans la vie ordinaire ce type de formalisation est impossible. La géométrie, dit Pascal, est la science de l'homme la plus parfaite. Dommage, ajoute-t-il, qu'elle soit inutile à la vie morale de l'homme.

          Or ceci ne signifie pas que tout ce que je ne sais pas, je l'ignore; ni que tout ce que je crois est faux. La seule différence entre "croire" et "savoir", semble suggérer Wittgenstein, ne concerne pas la valeur de véracité des dicta dont ils sont les modes mais le contexte dans lequel leur usage est légitime. Je ne sais peut-être pas que ceci est ma main, mais si ceci n'est pas ma main alors je suis fou. Dans un deuxième temps, Wittgenstein élargit ce modèle dans tout le champ de la connaissance ordinaire, pratique. Il suffit de poser la question: "Comment je sais ce que je sais?", afin de réaliser que la seule réponse plausible est "On me l'a enseigné", non seulement dans l'école de la République mais partout où je peux apprendre. On peut objecter que certains gens certains temps peuvent donner d'autres réponses également valables pour eux, mais cette réponse reste valable, comme le dirait Weber, pour la plupart des gens la plupart du temps. La connaissance ordinaire concerne tout type de propositions de toutes les disciplines confondues: "La terre est ronde", "Louis XIV fut le roi des Français", "La loi interdit le meurtre", "Les hommes naissent et demeurent égaux" et ainsi de suite. Pour tout homme, ou pour la plupart des hommes la plupart du temps, la véracité de ces propositions ne peut être remise en cause. Même si ce ne sont que de simples croyances que nous tenons pour vraies, ce ne sont pas moins nos certitudes, qui déterminent nos actions quotidiennes. Chaque intention d'action est fondée sur une telle certitude. Si je traverse une ouverture dans un mur alors je tiens pour vrai que la porte est ouverte. Inversement, croire que la porte est ouverte me permet de la traverser. Si par une raison quelconque j'étais persuadé du contraire je ne traverserais pas la porte. C'est en ce sens que nous devons comprendre la sentence de Wittgenstein que l'intention d'un homme est son action. Avoir une intention, croire et agir sont si inextricablement liés les uns aux autres que les séparer serait les priver de sens et de signification. Ils sont liés ensemble par et dans les propositions. Ces propositions sont des descriptions d'objets naturels, d'événements ou d'actions humaines, voire d'ensembles plus complexes. Ce sont, des objets, des événements et des actions "sous une description" (under a description). Par le biais de ces descriptions nous pouvons désormais parler d'une intentionnalité commune, collective sans pour autant postuler par-là l'existence d'une conscience collective substantivée.

          Under a description (Anscombe, 1981, vol.II, p.208-271) est le terme qu'utilise Anscombe afin de rendre compte de l'action humaine. L'"auteur de La dame aux camélias" est une description d'Alexandre Dumas, autrement dit, Alexandre Dumas sous une description. Orl' "auteur du Comte de Montecristo" est aussi Alexandre Dumas sous une description. Quelqu'un peut connaître Dumas sous la première description et non sous la deuxième. Un autre peut connaître Alexandre Dumas sans le connaître sous aucune de ces deux descriptions. Il se peut qu'il ait vu une photographie ou un portrait. Qu'est-ce alors que connaître Alexandre Dumas? Est-ce le connaître sous une seule description, sous toutes les descriptions possibles, avoir vu sa photo, connaître son nom? Cela va de soi que l'on ne peut le connaître sous toutes les descriptions possibles, au moins pour la simple raison qu'il puisse y en avoir d'autre, par exemple une qualité attribuée à titre posthume dans le futur. Alors laquelle faut-il préférer? Anscombe nous dit que même le nom et le portrait ne peuvent être que des descriptions. Par exemple, au lieu de présenter une plante sous une description, je peux montrer sa photographie. Celle-la tient lieu de description. Il peut y avoir une autre description de cette plante, par exemple, "la plante qu'aimait Montaigne". Comment connaître l'action ce qui est sous toutes ces descriptions, voire sous toutes ses descriptions? Il faut donner une description. On n'a que l'embarras du choix. Reprenons ce type d'exemple mais cette fois dans le domaine de l'action sociale. Je peux connaître mon action sous la description "mettre mon assiette sur la table" et ne pas la connaître sous la description "mettre mon assiette dans l'eau". Comment cela est-il possible? Cela l'est pour la simple raison que j'ignore qu'il y a de l'eau sur la table. Donc, mon action est intentionnelle sous la description "mettre mon assiette sur la table" et non intentionnelle sous la description "mettre mon assiette dans l'eau". Comme le remarque Weber, la connaissance de la finalité de l'action n'entraîne pas la connaissance de ses conséquences. Ce que fait un ouvrier lui est connu sous la description "travailler pour gagner de l'argent" mais ne lui est pas connu sous cette autre: "se faire exploiter par le système capitaliste par le biais de la plus-value". Tout comme l'action d'une névrosée peut lui être connue comme "aimer mon patron" et non connue comme "aimer mon père par l'amour déversé sur mon patron". Comme nous le constatons, l'action humaine, intentionnelle ou non intentionnelle, consciente, non consciente ou inconsciente, est toujours sous une description. Anscombe conclut: "Une raison pour agir est toujours une raison pour agir sous une description" (1981).

          Voici maintenant le point culminant de cette analyse: under a descritpion n'appartient non pas au sujet mais au prédicat du sujet. Quand nous disons: "A sous la description d", nous ne faisons que prédiquer d à A, accuser A de d. Ce qui signifie que la description n'appartient pas au sujet mais au prédicat. On a remarqué que sous une description n'est que le qua d'Aristote (Analytica protera, 1,38). Lui aussi, il observe que la phrase relative introduite par le qua n'appartient pas au sujet mais au prédicat. Il n'y pas, note Anscombe, d'objet tel que "A qua B" mais une personne peut recevoir tel salaire sous la description A et tel autre sous la description B. Autrement dit, la description ne concerne pas l'ontologie mais la pensée sociale, la pensée prédicative. Du moment où une description est "décrite", elle est aussitôt récupérée par la communauté, elle appartient désormais au patrimoine commun de la communauté. Je suppose que nous devons définir le "savoir nomologique" comme l'ensemble de descriptions disponibles au sein d'une société socio-historiquement déterminée. Je suppose également que la description "société socio-historiquement déterminée" est une autre description pour "ensemble des descriptions socialement disponibles". C'est cet ensemble que nous appelons: intentionnalité commune ou collective. Nous pouvons ainsi postuler cette dernière sans être obligés de passer par le sable mouvant de la conscience collective, puisque celle-là n'appartient pas au sujet mais au prédicat.

          Nous sommes alors en condition de revenir sur la question des "notions communes" et les étudier sous le prisme de nos analyses sur l'intentionnalité collective. Nos intentions sont régies par des propositions. Avoir une intention signifie se positionner, en parole et en acte, vis-à-vis d'une proposition. Ce que, en dernière instance, nous évoquons par "valeur" n'est pas le sens que Weber attribue à ce terme, c'est-à-dire, s'il nous est permis d'utiliser le terme de Dilthey, un Wirkenszusammenhang, une institution, mais une attitude propositionnelle. L'"égalité" n'est une valeur que par rapport à une proposition: "Tous les hommes naissent et demeurent égaux". Ce que nous observons ici est un glissement singulier de l'action à la description de l'action, ce qui ne doit pas nous surprendre du moment que, comme nous l'avons montré, toute action est action sous une description. Il n'y a pas de cadre précis que l'on peut exprimer par le vocable "égalité". Le cadre concret de cette "valeur" est la société politique et le rapport entre gouvernant et gouverné, voire entre dominant et dominé. Or personne ne traiterait le rapport entre dominant et dominé de "valeur". Celui-là est plutôt présenté comme un "fait". À la fois le "fait" et la "valeur" n'ont de sens qu'au sein de l'institution que l'on appelle "société politique". Si le sens originel du mot "valeur" renvoie alors au cadre concret des rapports concrets entre acteurs sociaux, aux Wirkenszusammenhangen, le sens dérivé renvoie aux propositions et à notre égard au contenu de ces propositions: Je crois que "tous les hommes naissent et demeurent égaux". Autrement dit, nous retrouvons la structure intentionnelle: modus plus dictum. Le sens dérivé de la valeur est essentiellement une intention: fais en sorte que la proposition de ta raison d'agir sous une description puisse servir de description de ton action une fois accomplie. Le mot valeur est alors équivoque: il renvoie à la fois à l'intention de l'acteur et au cadre dans lequel cette intention s'inscrit et qui lui donne sens et signification. C'est ainsi que la "famille" est une "valeur", un ensemble des propositions vis-à-vis desquelles nous sommes appelés à nous positionner. Or, qu'est-ce une "famille" sinon l'ensemble des descriptions sous lesquelles elle nous est connue? La distinction entre faits et valeurs devient alors problématique vue sous le prisme de la descritpion, c'est-à-dire du point de vue de l'intentionnalité collective: les "faits" et les "valeurs" sont les institutions sous une description. La preuve en est que si nous posons la question: "Qu'est-ce que la société politique?", Rousseau et Marx, au moins, pourraient répondre: "L'espace qui s'ouvre comme espace de la domination de l'homme par l'homme" et la Constituante: "L'espace social régi par l'équité, la fraternité et l'égalité". L'acteur qui interagit au sein d'une institution ne la connaît que sous quelques descriptions, pour lui l'institution n'est que l'ensemble des descriptions qui lui sont connues. La question qui se pose est de savoir lesquelles de ces descriptions sont "justes", "vraies", correspondent à la "réalité historico-factuelle". La fameuse question du "relativisme des valeurs" concerne cette question.

          Puisque la description correspond au dictum de la structure intentionnelle, on s'attendrait à ce que le fameux rapport "aux choses mêmes" corresponde au mode. Dans les philosophies scolastiques, et même jusqu'à la Logique de Arnaud et de Nicole (1981), tel fut le cas. Les modes furent définis par rapport à la "réalité" du dictum: possibilité, impossibilité, nécessité, contingence. Cette catégorisation répond à la question ontologique. La critique de cette pensée n'est pas notre priorité. Nous notons seulement que cette catégorisation ne peut répondre aux exigences de l'action pratique et quotidienne. Le plus souvent, le fait que quelque chose soit possible, c'est-à-dire ne contredit pas le principe de non-contradiction, ne nous dicte pas une action précise. C'est justement l'exigence de règles pratiques de l'action que l'homme moderne cherche dansl'histoire concrète, disons depuis Machiavel même si le véritable fondateur de la critique historique et philologique fut Georges Gemistos, dit Pléthon[18], qui a démontré que cette catégorisation ne tenait plus. Lisons un passage des notes du Florentin sur Tite Live: "De sorte que si conjurer contre un prince est un projet incertain, dangereux et peu prudent, conjurer contre deux est, somme toute, la vanité et la légèreté d'esprit. Et si ce n'était pas la révérence (riverenza) de l'historien, moi, je ne croirais jamais qu'il eut été possible ce que Hérodien dit de Plautianus, qu'il chargea le centurion Saturnius de tuer lui seul Sévère et Antonius Caracalla, qui habitaient dans des pays différents, car ceci est chose si contestable que rien d'autre que l'autorité (autorità) de cet historien ne me le ferrait croire" (Machiavel, 1994, p.365). Afin de remonter à la racine de la chose et de tirer les conséquences pratiques de ce morceau du passé rapporté, Machiavel n'utilise pas les catégories modales des scolastiques. Que ce qui est décrit par l'historien soit possible ou impossible, nécessaire ou contingent, peu importe au Florentin. L'action pratique a d'autres catégories qui lui sont adéquates: le crédible et le douteux. Or ce pas au-delà du scientisme médiéval entraîne une conséquence majeure: le mode ne concerne pas le rapport aux choses mais le rapport aux propositions qui portent sur les choses. Autrement dit, le mode n'est qu'intentionnel, c'est-à-dire concerne les structures de la subjectivité ou de la collectivité et seulement indirectement, obliquement la "réalité"[19]. Ce saut nécessaire fut le résultat du passage du théorique au pratique, qui est au fondement de la science dite sociale. D'une certaine façon, les problèmes de Machiavel sont aussi les problèmes des penseurs aussi différents que Max Weber, Edmund Husserl et Ludwig Wittgenstein. Ces penseurs ont voulu non seulement établir le champ disciplinaire propre à l'action humaine mais ont voulu réformer même les sciences théoriques. Si cette remarque ne concerne pas explicitement Weber, elle est le principe de la pensée de Husserl, qui voulait réformer la philosophie et la science sur la base de la croyance. Weber, qui connaissait Husserl mais ne semble pas persuadé au point d'inscrire sa pensée sous les auspices de la phénoménologie, ne s'occupera que des sciences historiques sans se mêler aux problèmes épistémologiques des sciences physiques. Celui qui tirera jusqu'au bout cette perspective épistémologique sera le Wittgenstein de De la certitude.

          Il étudie le rapport entre le doute et la certitude afin de démontrer, aussi contre le doute systématique de Descartes, que le véritable fondement de la science n'est pas le doute mais la certitude. On ne peut douter que si on se fonde sur des certitudes. Jusqu'où peut aller le doute? Vue l'analyse que nous avons effectuée, nous sommes en mesure d'avancer pertinemment que la conscience humaine est, vis-à-vis des autres consciences, l'ensemble des descriptions qui le rapportent à lui-même et à l'autre, homme ou cosmos. Pour remettre en cause ces propositions, il lui faut d'autres propositions. On ne peut contester une description qu'au moyen d'une autre description; on ne peut douter qu'au moyen des certitudes. Le doute n'est pas arbitraire mais est un "jeu" qui a ses règles. L'exemple de Wittgenstein est parlant: je ne vois pas, dit-il, le genre de "preuve" qui pourrait me persuader que Jules César est un personnage mythique et non un personnage historique. Anscombe répète la question sous un autre jour: que faudrait-il pour considérer que la proposition historique: "Jules César est un personnage historique" est fausse? Il faudrait ne jamais avoir entendu parler de Jules César et par conséquent ignorer toute l'histoire de l'Occident. À la limite, il faut être en position de lire un livre d'histoire ignorant le sens du mot histoire et le lire comme on lit les romans de Balzac. Il faut tout simplement ne pas être humain, venir d'une planète lointaine pour la première fois. Inutile d'ajouter que nous touchons là à la sphère de l'incroyable, voire de l'absurde.

          Si alors notre rapport aux propositions qui concernent les choses de ce monde - voire même les choses de l'autre, et dans certains cas, surtout de l'autre - obéit à des catégories telles que le crédible, l'incroyable, le vraisemblable, l'imaginable et l'inimaginable, comment un consensus social est-il possible? Comme le démontre Wittgenstein, le consensus est possible du moment que la croyance et le doute ne sont pas arbitraires mais sont régis par des règles. Rappelons-nous de Arnaud et de Nicole (1981): "Et il faudroit [...] avoir perdu le sens pour douter si jamais Cesar, Pompée, Ciceron, Virgile ont été". L'affirmation de cette proposition se fonde sur l'argument appelé "du consentement universel". L'origine de cet argument, Pléthon[20] la trace chez Platon. Concernant la vérité des principes de la théologie hellénistique, Festugière (1947, p.22), se référant à l'argument de Platon, écrit: "[...] c'est en fait, observe-t-il, la preuve par le consentement universel, qui deviendra un lieu comment de la théologie hellénistique"[21]. Aristote[22] formula ainsi cet argument: "Ce que tout le monde tient pour vrai, ceci nous le tenons pour le vrai" (ο γαρ ¼ασι δοκει τουτ'ειναι φαμεν)[23]. "Celui qui renverse cette croyance (pistis), continue le Stagirite, ne parlera pas avec plus de crédibilité (ou panu pistotera erei)" (ibid.). Cet argument sera utilisé par les Stoïciens et sera connu sous le nom des "croyances communes" (koinai ennoiai), des "notions communes" ou des "prénotions" (prolèpseis), ce qui est la base du sens commun. Il faut noter que les "croyances communes" ne sont pas des catégories. Il ne faut pas confondre "idées générales" ou "catégories" et "notions communes" (voir Barth, 1922). Ce que Pléthon ainsi que les Stoïciens désignent en tant que "notions communes" sont des véritables jugements de contenu. Il convient alors d'étudier de près la rationalité de ce raisonnement par le sens commun.

          Comme le note déjà Aristote, tout argument et toute connaissance doit avoir un point de départ, car la régression à l'infini rend déficiente toute démonstration et renverse toute argumentation. Le discours de la raison finit par s'arrêter à des indémontrables. Or, ces indémontrables sont-ils arbitraires pour autant? Tout comme les axiomes géométriques ne sont pas arbitraires mais, comme le note Alain, marquent l'accord de notre esprit avec lui-même, les "notions communes" marquent l'accord profond entre l'action et l'âme humaine. Elles sont des propositions si évidentes par elles-mêmes qu'elles entraînent spontanément l'adhésion de tout homme qui y pense. Il est essentiel de noter que l'adhésion spontanée n'est pas "instinctive" mais présuppose l'usage de la raison. Comment démontrer alors l'existence de ces indémontrables?

          L'argumentation de Pléthon (voir Pléthon, 1987 et 1997 et Lambrou, 1972) est la suivante: si tous les hommes croient quelque chose, si des générations ont vécu, survécu et bien vécu, suivant ce même principe pendant des siècles alors il ne se peut que ce principe soit juste. Si nous examinons de près cette argumentation nous verrons qu'il s'agit de la fameuse adéquation entre moyens et fins, c'est-à-dire la nuance moderne de l'adéquation entre passion (pathos) et expérience vécue (mathos), l'α¼οχρων λογος des Anciens, qui tient compte de l'expérience quotidienne de millions et de millions des gens pendant des milliers d'années de vie historique de l'homme. On est même tenté de renverser l'argument: si, comme le soutiennent les théories de l'individualisme radical, les "individus" sont incapables de voir au-delà de leur propre profit et leur action suit les intérêts privés de chacun d'eux, comment un tel extraordinaire consentement est-il possible? Si comme vous le soutenez les "valeurs" sont "relatives" et ne dépendent que de l'homme historiquement déterminé, comment se peut-il qu'une incroyable congruence de faits et des valeurs rallie des peuples aussi distincts que possible dans le temps et dans l'espace? Il faut avouer que l'expérience de Pléthon ne peut être comparée à celle de nos anthropologues d'aujourd'hui, mais il faut aussi admettre que la méthode comparative pour établir par ce biais l'universalité des notions communes fut son propre enfant[24]. Toutefois pour comprendre la valeur de l'argumentation nous ne sommes pas obligés de recourir à un structuralisme anthropologique avant l'heure. L'exemple par excellence est la sagesse de type proverbiale. Les proverbes sont des véritables jugements de contenu qui mettent en rapport les passions individuelles à l'expérience collective (Erfahrung). Il est important de chercher l'origine de ces proverbes. Aristote disait que les proverbes sont des vestiges d'anciennes philosophies, des mots des philosophes perdus et oubliés, autrement dit des conseils des gens sages. Ce sont des fragments de poèmes, de chants de troubadours, de pièces de théâtre, de cours de théologie ou de philosophie. L'important n'est pas ici le véhicule de ces propositions comme forme culturelle, mais l'"objectivité" de leur contenu qui jouit du consentement universel.

          Nous avons alors constaté, observé l'existence d'un mécanisme qui répond à l'argument du consentement universel. Toutefois, même si l'argument le plus fort à la direction des notions communes est l'existence d'institutions comparables dans toutes les "cultures" et/ou "civilisations", comme la famille, l'Etat, la religion, la technique, la médecine, l'agriculture, le commerce, l'hospitalité[25], nous ne pouvons pas démontrer l'"objectivité" et la "vérité" de chaque notion commune séparément. L'essence de l'argument du consentement universel ne repose pas sur un formalisme de la connaissance ni dans la présence des "descriptions" communes dans toutes les civilisations. Le point fort de cette argumentation réside dans son caractère transcendantal, c'est-à-dire que le caractère de ces jugements de contenu est "naturel". Comme le disait Cicéron, "tout consensus est la voix de la nature" (omnium consensus naturae vox est, Tusculanes, I, 35). L'ensemble des "notions communes" constitue ce que nous appelons communément "réalité", le cadre social de toute interaction. Si la science ne peut, par souci de "probité intellectuelle", que demeurer dans sa posture libre de valeurs (wertfrei), c'est-à-dire, en dernière instance, ne peut que demeurer sceptique, la vie de son côté ne peut se permettre un scepticisme radical. L'homme doit agir, il est obligé de le faire par la nature des choses. Sextus Empiricus a très bien pu enseigner la suspension de tout assentiment; quand il exerçait la médecine il était obligé de prononcer un jugement médical, et donc de suspendrela suspension. Le consentement universel n'est qu'une suspension de la suspension. Prônant que tout ce qui est l'est nécessairement, il établit la nécessité du consentement comme nature commune des choses et le jugement comme rapport nécessaire à cette nature. Comme on l'a souvent observé, ce type de raisonnement obéit au principe de la raison suffisante.

          Toutefois la question demeure: comment s'assurer de la "véracité" des jugements communs? Du moment où l'instance de légitimation est nommée, que ce soit la Nature, Dieu ou l'Histoire, voire une autre dont nous ignorons pour l'instant l'existence, elle assure sa fonction de régulation des enchaînements des descriptions et des modes. Les modes: "Les philosophes disent que p", "L'Eglise dit que q", "L'Histoire nous a montré que r" ou "Les scientifiques disent que s" ne changent rien quant au contenu des descriptions p, q, r, s. La force de l'argument réside dans le fait que les jugements de contenu que nous appelons "notions communes" sont indépendants de l'instance qui les rend "légitimes". C'est plutôt le contraire qui arrive: ces instances pour être "légitimes" doivent se fonder sur le "sens commun". Les types de légitimation du pouvoir énoncés par Weber, traditionnel, bureaucratique rationnel et charismatique, dépendent du "sens commun" en ceci, que toute tradition, toute rationalité et tout charisme sont tels dans et par leur rapport au sens commun, ils sont, ou s'annoncent tels, les "garants" du sens commun. "Garant" ne signifie pas seulement "policier" mais aussi et avant tout chargé de "maintenance". Il faut comprendre ce terme dans son sens technique: "maintenir" un temple japonais signifie changer toutes ses pièces en bois tous les cent ans, garder les bonnes pièces et remplacer les défectueuses. Ce qui montre que le sens commun est un processus dynamique et non point un ensemble statique. Or, le garant du temple ne peut pas changer les pièces comme bon lui semble, tout comme on ne peut douter que suivant les règles du contexte dans lequel notre doute a un sens. Tout garant se plie de facto aux exigences de ce qui est sous sa responsabilité. Au cas contraire, le temple s'écroulerait. Le sens commun fonctionne alors comme une instance de légitimation des instances de légitimation.

          La question des valeurs ne mène pas à un relativisme nihiliste, selon lequel toute opinion est une valeur et toute activité une culture[26], mais à un fond commun des rapports humains possibles, à des descriptions à l'oeuvre au sein des Wirkenszusammenhangen, des ensembles interactifs de la vie sociale. Le vocable même de "culture" perd tout sens une fois séparé des notions communes. La récupération de ce vocable par l'économie bourgeoise a fini par le perdre: ce n'est que dans un discours publicitaire que l'on parle ainsi de "culture de drogues" et pourquoi pas de "culture antisémite" ou de "culture pédophile"? "L'échec de la culture, conclut Bloom, est devenu culture" (1987, p.184). Pourquoi alors ce culte de l'irrationnel? La raison en est que dans un excès de rejet du rationalisme instrumentiste au service du capitalisme, nous avons rejeté toute raison et toute rationalité. L'irrationalisme ne peut pas répondre à la rationalité instrumentaliste car c'est lui qui la fonde. Seule la raison peut y répondre. La raison est assez forte, surtout pour s'opposer à ceux qui l'ont pervertie. Quel est le type de rationalité que nous voulons réhabiliter et dresser contre la raison instrumentale? Nos efforts viseront désormais à faire l'apologie et la théorie de ce que Wittgenstein appelle "fond de rationalité", dont il a déjà été question tout au long de cet article, ce que nous rapprochons de toute une famille de dénominations faisant appel au "sens commun" et aux "notions communes". Suivant ce chemin notre gain sera double. Non seulement nous découvrirons la rationalité propre àla "culture", ce qui nous permettra de la fonder non pas sur l'irrationnel de la révélation d'un poète-porte parole de dieux mais sur un fond commun humain, universel et rationnel; mais cela nous permettra de surcroît de faire une science de la culture, telle que l'entendait Weber, puisque les structures rationnelles de la constitution des "cultures" sont les instruments épistémologiques de l'analyse scientifique de celles-là.

Panagiotis Christias

Notes:
1.- Voir notamment Eloge de la raison sensible, Grasset, Paris, 1996.
2.- Sur ce sujet voir Patrick Watier, Une introduction à la sociologie compréhensive (2002). Pourquoi l'acteur a-t-il besoin de "comprendre" son action? La réponse à cette question constitue le fondement de tout le "programme" compréhensif. Si l'acteur ne "comprend" pas son action, il ne peut pas agir. Car on n'agit pas seul. On agit à l'intérieur d'un ensemble d'acteurs et d'actions. Tout agir humain est quant à son essence interagir. Wilhelm Dilthey tient compte de ce fait par l'introduction de la notion d' "ensembles interactifs". Toute action humaine n'a lieu et sens qu'à l'intérieur d'un ensemble de règles et de comportements déchiffrables par l'ensemble de la communauté.
3.- Sur les Wirkenszusammenhangen, cf., Patrick Watier, 2002, p.28-31.
4.- C'est le type de compréhension par idéal-type.
5.- Nous transcrivons pour Georgius Gemistus dit Pléthon, le titre que Henri Wolfson attribue à Spinoza.
6.- Κορνήλιος Καστοριάδης, Πρώτες δοκιμές (Premiers essais) (1988).
7.- Le "quoi?" renvoie à des procédés d'enchaînement phénoménal et n' "explique" pas ce qui se passe, c'est-à-dire ne présente pas les raisons pour les quelles ce qui arrive arrive. "Expliquer" ce qui arrive est du ressort de la métaphysique. Au contraire, seules les actions humaines peuvent être "expliquées". Autrement dit, nous pouvons présenter les raisons pour les quelles un acteur agit de telle façon. Seulement dans les sciences de l'Esprit a sens la question "pourquoi?", qui renvoie ainsi à une "explication causale". Par cette distinction est de facto introduite dans l'oeuvre de Weber: les raisons ne peuvent être que mentales, intentionnelles.
8.- Cette question équivaut à celle-là: "Quoi avec la naissance des bébés?", "Qu'est-ce qui se passe là?". La question "comment?" (quomodo) est équivalente à la question "quoi?".
9.- C'est-à-dire, la "raison d'être" des bébés. Dire que les bébés existent pour que le genre humain se perpétue revient à attribuer une intentionnalité à la Nature et donc élaborer ce que Kant appela une téléologie. La "cause" est une notion métaphysique qui stipule que l'existence obéit à une raison supérieure, Nature, Dieu ou Histoire. Du coup, cette raison et "cause" est détermination de ce qui est. Il s'agit évidemment d'un anthropomorphisme qui consiste à projeter les désirs humains sur le cosmos. Le fait que nous, en tant qu'humains, avons des "raisons" pour avoir des bébés, c'est-à-dire le fait que pour nous les bébés ont une raison d'être ne doit pas être confondu avec un processus d'enchaînement phénoménal naturel.
10.- The collected philosophical papers, volume two, Metaphysics and the philosophy of mind, (1981), p.133-147.
11.- Pour cette raison, Max Weber dit de l'idéal-type qu'il est une utopie- es ist eine U t o p i e (1988, p.191). Un idéal-type est un schème déterminant; or, même si l'idéal-type est déterminant, la réalité sociale qu'il décrit, par exemple la société réformée capitaliste, n'est pas par là déterminée.
12.- "Intention" in The collected philosophical papers, volume two, Metaphysics and the philosophy of mind (1981), p.75-82.
13.- Dans ce bref rappel du problème de l'intentionnalité, nous laissons de côté la démarche husserlienne que nous qualifions de "substantialiste" et suivons une démarche que nous qualifions de "linguistique grammaticale". Voir aussi Descombes (1996, p.9-94).
14.- Le concept de conscience est introduit par Descartes. Les actes de la conscience, les cogitationes, définissent le rapport au monde. Ainsi, la volonté, l'entendement, l'imagination et les sensations sont-ils repris dans le terme de "conscience". Comme le dit Descartes: Ita omnes voluntatis, intellectus, imaginationis et sensuum operationes sunt cogitationes (Réponses aux Objections). Il est alors inutile de rajouter dans cette définition de l'intentionnalité: toute volonté est volonté de quelque chose et ainsi de suite. Inutile également d'ajouter que du point de vue de l'intentionnalité, un rêve, une action, une hallucination est toujours une pensée au sens de cogitatio.
15.- Ce propos a besoin d'une explicitation. Le fait de couper un arbre est un fait complexe. Nous appelons le fait de couper un arbre un "fait intentionnel", id est "volontaire", pour autant que par "fait de couper l'arbre" nous nous référons au fait complexe. Ce fait complexe implique deux phénomènes que nous devons séparer pour des raisons analytiques: d'un côté, le fait naturel "couper l'arbre" - même une machine peut le faire; de l'autre, le fait qu'en coupant l'arbre je me rapporte mentalement à cet arbre par le fait de me représenter à moi coupant l'arbre - ce qui est le fait intentionnel. Dans la perspective qui est la nôtre, l'intentionnalité se traduit par la phrase dont je n'ai pas besoin l'énonciation: "Je suis en train de couper l'arbre". L'intentionnel est le naturel plus le sens. En quoi le fait de me dire "Je suis en train de couper l'arbre" ajoute-t-il du sens dans ce que je fais? Nous ne pouvons dire ici que ceci: cet énoncé ne peut se tenir seul; il doit appartenir à un système d'énoncés et des "descriptions".
16.- "Hume and Julius Caesar" in The collected philosophical papers, 1981, vol. I.
17.- Anscombe, Authority in Morals, 1981, vol. III, p.46 sq.
18.- Sur ce sujet, voir l'excellente étude de François Masai, Pléthon et le platonisme de Mistra, 1956.
19.- Husserl de son côté arrive aux mêmes conclusions. Si la structure intentionnelle grammaticale: modus plus dictum, correspond à la structure noético-noématique avancée par Husserl, alors il faut dire avec Husserl que l'axe noétique concerne la conscience et non pas la réalité. Cf., Idées directrices pour une phénoménologie, traduit par Paul Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, par.19. Voir aussi, par. 24, Le principe des principes; sur l'axe "noético-noématique" cf., Méditations cartésiennes, trad. franç. par Gabrielle Peiffer et Emmanuel Lévinas, Vrin, Paris, 1996, Deuxième méditation, pp.56-98; aussi Ideen... I, op. cit., ch. III, Noèse et noème et ch. IV, Problématique des structures noético-noématiques. Ces structures de la conscience sont par exemple la mémoire ou l'imagination. Derrida ajoutera même l'hallucination.
20.- Le contexte pratique est encore une fois déterminant. Ce n'est pas une coïncidence si Pléthon recours à ce raisonnement au moment où il essaye de rétablir l'Etat hellénique contre le danger turc. Aussi, Platon, établit-il le même argument dans son effort de fonder une Cité juste.
21.- L'argument par lequel Platon démontre l'existence des Dieux est que "tout les humains croient qu'ils existent" (¼αντες νομιζουσιν ειναι) (Lois, 886a).
22.- Pourquoi la philosophie du Stagirite est à la fois le fondement de la scolastique et le principe de sa réfutation ne nous concerne pas ici. La ligne interprétative de Pléthon consiste à dire que la philosophie aristotélicienne est une mixture des dogmes de son maître Platon, dont il était un brillant commentateur, et des dogmes aristotéliciens proprement dits. Tout ce qui est juste dans sa philosophie, Aristote le tient de Platon qui, lui, n'a fait que rapporter les dogmes millénaires sans essayer de les "rénover" comme le fit son disciple.
23.- Ethique à Nicomaque, 1172b-1173a.
24.- Sur le rôle de Pléthon dans la renaissance et l'écho de ses didascalies dans l'humanisme d'un Ficin et d'un Pico della Mirandola, voir Masai (1956).
25.- Weber appelle cet ordre de choses "polythéisme de valeurs". L'ironie de cette expression est qu'au lieu de frayer chemin vers une "nature" polythéiste de la société humaine, c'est-à-dire de la "nature" sociale de l'homme, reconnue par l'idéalisme de Platon, dont les idées sont le garant de ce polythéisme, dogme auquel Pléthon consacre sa philosophie, elle a au contraire ouvert toutes les discussions et toutes les spéculations, du sacre de l'irrationnel jusqu'au nihilisme.
26.- Voici ce qu'écrit Allan Bloom (1987, p.238): "Would "living exactly as I please" be speakable as a substitute for " life-style"? Would "my opinions" do for "values"? "My prejudices" for "ideology" Could "rabble-rousing" or "simply divine" stand in for "charisma"?".

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Notice:
Christias, Panagiotis. "Valeurs et sens commun", Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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