Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2003 - Vol.05, No.01
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Dossier thématique
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Article
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L'instrumentation du travail interdisciplinaire: cadrage des échanges et médiation par les objets intermédiaires
Par Dominique Vinck

Résumé:
Quelles que soient les raisons de travailler de manière interdisciplinaire, le problème est de voir comment et à quelles conditions rendre concrètement possible et féconde l'articulation des disciplines. Plusieurs auteurs ont déjà souligné l'importance des aspects épistémologiques. D'autres ont attiré l'attention sur les conditions institutionnelles. Dans le présent article, nous proposons de poursuivre ces réflexions en portant l'attention sur des aspects pragmatiques, en particulier celui de l'instrumentation de cette forme d'action collective. Faisant lhypothèse qu'il ne suffit pas de juxtaposer les points de vue disciplinaires, mais qu'il faut construire leur articulation et leur confrontation, nous suggérons que la qualité des échanges dépend aussi des "objets intermédiaires" produits et mobilisés dans l'interaction. Cette réflexion s'appuie sur des travaux empiriques réalisés dans le cadre de bureaux d'études et de laboratoires de recherche.

Auteur:
Professeur des Universités (sociologie), Université P. Mendès-France, Grenoble (France). Membre du laboratoire CRISTO (Centre de recherche Innovation socio-technique et organisations industrielles, CNRS). Il est l'auteur de Sociologie des sciences (Armand Colin, Paris, 1995), Ingénieurs au quotidien. Ethnographie de l'activité de conception et de l'innovation (PUG, Grenoble, 1999), Pratiques de l'interdisciplinarité (PUG, Grenoble, 2000).


Introduction

          L'interdisciplinarité fait l'objet de nombreux plaidoyers et de critiques. Par contre, rares sont les auteurs qui s'interrogent sur les conditions concrètes de possibilité d'un tel travail scientifique. Le présent texte propose, dans cette perspective, de réfléchir à l'instrumentation de l'interdisciplinarité et aux pratiques susceptibles d'en faire un investissement collectif fécond. Deux axes de réflexion sont déclinés: le premier concerne le travail de cadrage, épistémologique et institutionnel, des projets interdisciplinaires; le second s'intéresse à ce qui peut supporter le travail de médiation qui se joue dans l'échange interdisciplinaire. Avant d'aborder ces questions, le texte rappelle toutefois les finalités possibles du travail interdisciplinaire.

Raisons du recours à l'interdisciplinarité

          La seule déclaration d'intérêt ou de priorité politique ne suffit à mettre en mouvement les spécialistes de différentes disciplines pour qu'ils travaillent ensemble. Les réticences et les difficultés à surmonter sont nombreuses: le langage scientifique de l'autre est rebutant; l'investissement s'annonce colossal tandis que la reconnaissance professionnelle n'est pas assurée; le chemin n'est pas tracé; les espaces de travail conjoints n'existent souvent pas. Il y a pourtant des raisons de s'engager dans des travaux de recherche interdisciplinaire. Ailleurs (Vinck, 2000), nous en rappelions deux principales.

          La première raison tient aux nécessités imposées par l'objet. Certains objets sont, par nature, interdisciplinaires. L'étude du travail humain, de la ville, des mutations industrielles, etc. exigent ainsi typiquement le concours de plusieurs disciplines. Ce qui motive l'interdisciplinarité est alors la nécessité d'articuler des savoirs différents sur un même objet, parce que le problème renvoie vers des causalités multiples (Dogan, 1998). En outre, les commanditaires et la société ont aussi besoin de se construire une vision globale et intégratrice. Pour aborder les problèmes de la société, les approches scientifiques fragmentées et désordonnées sont parfois stériles pour le décideur. Il est ici question de pertinence du travail scientifique vis-à-vis du développement technologique, économique et social. Dans cette perspective, les spécialistes sont invités à décloisonner leurs institutions et leurs disciplines, à travailler conjointement sur des problèmes et des questions qui se posent ou risquent de se poser à la société. L'actuelle faiblesse de l'utilisabilité des résultats de recherche est supposée être liée au déficit d'intégration des connaissances scientifiques. Les sciences sont discrètes, ni jointives ni en relation d'interaction selon Isabelle Stengers (citée par Cazamian, 2002). L'articulation doit être construite; elle ne va pas de soi. L'interdisciplinarité devient alors une protestation véhémente contre un savoir en miette (OCDE, 1972). Par ailleurs, la spécialisation disciplinaire conduit à un morcellement du savoir et à une perte du sens de la responsabilité des chercheurs par rapport à l'objet, parce qu'ils manquent parfois d'une vision large leur permettant de mesurer les enjeux et les risques liés au fait de privilégier seulement tel ou tel aspect. Ils ont rarement conscience des postulats épistémiques et des présupposés extra-épistémiques de leur propre travail (Thill et Warrant, 1998). Ce faisant, ils contribuent à une forme de régression démocratique dans laquelle les problèmes deviennent scientifiques et techniques et échappent au débat civil. L'absence d'une vision globale raisonnée laisse libre cours à des analyses locales parcellaires. Ces problèmes sont cruciaux pour la société qui interpelle les chercheurs sur leurs pratiques.

          L'autre raison majeure de construire des programmes de travail interdisciplinaire tient aux nécessités de la dynamique scientifique. La discipline découpe son objet, se centre sur une dimension et reconstruit l'objet en fonction de sa visée problématique. Ce faisant, elle se construit des traditions d'approfondissement avec autant de moments d'effervescence que d'inertie. La discipline redevient alors d'autant plus féconde qu'elle opère des rapprochements inattendus et procède à des emprunts à des disciplines voisines. De nombreuses découvertes viennent de chercheurs sortis de leur champ de spécialité. L'avancée des sciences est parfois redevable à ceux qui ont eu le courage de contester les savoirs établis et transmis par les routines pédagogiques. Des innovations théoriques majeures se sont faites dans les interstices entre les disciplines. Par ailleurs, le savoir est un empire en expansion dont le progrès se joue aux marges. Il s'agit alors de défricher de nouvelles terres et d'explorer les frontières de la discipline. Les échanges avec d'autres disciplines contribuent au renouvellement et à l'analyse critique des domaines établis. Ils sont un moyen de dépasser le confort interne et lhyperspécialisation. Travailler avec des gens de disciplines différentes permet de se poser des questions critiques sur sa propre discipline (Moscovici, 1998).

          Quelles que soient les raisons de travailler de manière interdisciplinaire (créativité conceptuelle, renouvellement problématique, intégration de nouvelles méthodes, travail aux frontières du savoir ou appréhension globale et intégration des connaissances), le problème est alors de définir les conditions concrètes de l'articulation des disciplines.

Le cadrage épistémologique

          Plusieurs auteurs ont souligné l'importance des quelques préalables de nature épistémologique. Pour produire de la connaissance scientifique dans un cadre interdisciplinaire, les chercheurs devraient, ainsi, tout d'abord se mettre d'accord sur le problème à étudier, définir un projet ou une visée commune, s'accorder sur la manière d'analyser le problème, élaborer des concepts communs et construire un langage partagé, les concepts devraient être explicités, de même que les hypothèses de base. Un référentiel conceptuel commun pourrait alors servir de base au travail interdisciplinaire. Il s'agit ainsi de réaliser une synchronisation cognitive.

          L'observation de nombreuses expériences interdisciplinaires nous conduit toutefois à mettre sérieusement en cause la faisabilité de tels préalables. En effet, en bien des situations, les chercheurs, motivés et décidés à travailler avec d'autres disciplines, avouent qu'il leur a fallu au moins une année de travail conjoint avant de commencer à comprendre un peu du langage ésotérique de la discipline partenaire. Quant aux concepts et modèles d'analyse communs, ce n'est souvent qu'au bout de plusieurs années d'investissement qu'ils surgissent éventuellement. Ils sont plus un résultat du travail interdisciplinaire qu'un préalable. Lorsqu'un tel cadrage épistémologique est posé comme un préalable, parfois il effraie les plus volontaires, parfois ils épuisent les partenaires par d'interminables palabres. La façon de poser ou de découper un problème varie d'une discipline à l'autre. Il en est de même pour les critères utilisés pour reconnaître qu'un résultat est scientifiquement sérieux, rigoureux et valide. Le chemin de la co-construction épistémologique peut être long.

          Le cadrage épistémologique préalable se fait parfois sur des bases plus accessibles comme de situer le projet conjoint à l'intérieur des dynamiques de recherche en présence. Les chercheurs impliqués tentent alors d'expliciter leurs raisons de s'engager dans l'aventure conjointe. Ensemble, ils interrogent les nécessités internes aux disciplines. Lorsqu'ils n'ont pas la sensation qu'une remise en cause des modèles, des méthodes et des connaissances de leur discipline soit utile, leur motivation et leur engagement dans le projet interdisciplinaire est généralement moins manifeste.

Cadrage institutionnel et identités professionnelles

          Le sociologue des sciences, pour sa part, est plus sensible aux conditions et aux pratiques institutionnelles de l'interdisciplinarité. Il s'agit de se pencher également sur les enjeux et effets de l'interdisciplinarité en rapport avec les identités professionnelles. Ces identités des individus et des disciplines sont souvent tout autant interpellées que les concepts et les modèles d'analyse. Fréquemment fusent des accusations croisées de sciences molles, de sciences impérialistes, d'incompétence scientifique, de science bornée ou aveugle, etc. Bref, la professionnalité des uns et des autres est en cause quel que soit le cadrage épistémologique préalable.

          La recherche, surtout lorsqu'elle s'engage en dehors des cadres de la discipline, est une forme d'action dans l'incertain. Aussi, souvent, elle est accompagnée de dispositifs institutionnels favorisant la reconnaissance du risque pris ainsi que les apprentissages collectifs. Le dispositif peut alors rendre possible la confrontation des logiques et des points de vue sans briser ni le lien social ni la volonté de poursuivre l'échange. Lorsque ces montages institutionnels, organisationnels et expérimentaux, permettent la re-formulation des enjeux, des difficultés, des acquis et des finalités, ils favorisent l'élaboration de nouveaux points de vue et la coopération. L'inscription dans la durée de ces dispositifs est souvent un paramètre important. L'interdisciplinarité au "coup par coup", au contraire, est souvent désastreuse, laisse des frustrations et aggrave les jeux d'accusations réciproques. L'existence d'un cadrage institutionnel, au contraire, assure une visibilité, une forme de reconnaissance dont les chercheurs ont souvent besoin et un cadre pour l'animation. Ces cadres peuvent êtres des équipes projet, des laboratoires, des instituts fédératifs, des réseaux, des programmes ou d'ambitieux pôles (tel le projet grenoblois Minatec qui devrait rassembler et croiser plus de 3000 chercheurs et ingénieurs de différentes disciplines autour des composants microélectroniques). Le cadrage institutionnel est aussi important dans la mesure où le travail interdisciplinaire exige dêtre animé et piloté. Les individus qui prennent en charge ce travail de fédération des chercheurs et de médiation de leurs relations font un investissement si important que leur reconnaissance disciplinaire en vient parfois à être remise en cause, surtout si le cadrage et la reconnaissance institutionnels sont déficients.

          Dautres éléments de cadrage organisationnel sont également identifiables dans les pratiques d'interdisciplinarité. Le premier concerne l'organisation d'espaces d'animation comme les comités de pilotage, séminaires, groupes de travail, journées d'étude qui constituent des lieux de l'apprentissage collectif. Les revues et leurs comités de lecture jouent parfois aussi un tel rôle d'animation scientifique entre les disciplines; tel est le cas, dans les sciences cognitives, de Behaviour and Brain Science Journal, qui s'adresse à de nombreuses disciplines. Certains numéros ont joué un grand rôle pour faire connaître une théorie d'une discipline à d'autres disciplines, pour régler le sort d'une théorie qui n'a pas pu résister aux objections convergentes ou, encore, pour promouvoir des approches prometteuses. Les débats stimulés par la revue contribuent à modifier la perception des problèmes. Les rencontres et débats effectifs entre les chercheurs permettent aussi de lutter contre la perte informationnelle qui se produit quand on passe d'une discipline à l'autre. Les chercheurs utilisant les apports d'autres disciplines n'ont ni le temps de revenir aux textes originaux ni d'approfondir les nuances. Les finesses des théories, des méthodes et des données empiriques leur échappent d'autant plus qu'ils partent des manuels et des présentations synthétiques. Le rapprochement des chercheurs, par exemple, sur la base de collaborations locales de longue durée permet de dépasser cette limite de l'interdisciplinarité à distance. Lorsque de tels espaces de brassages locaux et durables sont mis en place, les identités professionnelles se mettent à bouger. Les références de base, le vocabulaire, les pratiques, les réseaux sociaux personnels, les discours sur soi et sur l'autre... sont reconstruits. On ne sort pas inchangé de l'interdisciplinarité.

          Les règles du jeu contribuent aussi à la construction des espaces de travail interdisciplinaire autant qu'à l'expression des identités disciplinaires. L'institution de la confiance est un ingrédient fréquent des expériences réussies d'interdisciplinarité: pacte de non-agression à l'encontre des personnes et des disciplines et volonté affichée de rendre possible la confrontation des points de vue; reconnaissance explicite du fait qu'aucune discipline n'a le monopole d'un objet d'étude et qu'il existe une pluralité de points de vue et d'expression. Le fait d'accepter de soumettre à la discussion ses propres vues, de partager le souci que cette aventure bénéfice à chacun et la solidarité dans le combat de chacun pour faire reconnaître la légitimité de son travail au niveau de sa discipline font partie des facteurs de réussites observés. Dans ces cas, les chercheurs ont instaurés une éthique du dialogue et du respect des différences, une logique de l'échange. Ce type de règle du jeu est plus porteur de fécondité interdisciplinaire que les cadrages épistémologiques préalables.

L'exploration des différences

          Les différences identitaires entre les chercheurs de disciplines différentes sont nombreuses. Les nier est souvent néfaste à la coopération interdisciplinaire. Au contraire, leur identification et leur reconnaissance aident les individus à travailler dans le respect mutuel, ce qui n'exclut pas des interpellations vigoureuses. Au cours des aventures interdisciplinaires, on voit aussi les acteurs en présence passer de grandes différences posées a priori, sources d'accusations et de moqueries néfastes au travail conjoint, à la découverte de multiples petites différences fécondes. Les qualificatifs de "dur" et "mou", par exemple, sont particulièrement trompeurs. Au contraire, les chercheurs découvrent souvent de nombreuses similitudes là où ils s'attendaient à des différences incommensurables. La géographie des proximités et des distances entre les disciplines devient alors mouvante. Les chercheurs se reconstruisent alors une nouvelle représentation de l'espace des sciences autour de nouveaux critères comme la prégnance de l'activité de modélisation, le souci de la description circonstanciée, le recours à la méthode expérimentale, etc.

          Dépassant les différences supposées, les chercheurs découvrent alors bien d'autres différences. Leur explicitation aide alors souvent les chercheurs à construire des démarches de travail conjoint réalistes. Ces différences portent, tout d'abord, sur les enjeux institutionnels dans lesquels sont pris les individus: enjeux de carrière, modalités de l'évaluation, de la reconnaissance et de la promotion selon les disciplines. Sous-estimer ces contraintes qui pèsent sur les chercheurs conduit souvent à créer des incompréhensions et des frustrations. Dans le même ordre d'idée, des différences concernent la position relative des chercheurs au sein de leur propre discipline. Selon que leur spécialité est au coeur de la discipline ou marginale, ancienne ou nouvelle, les enjeux et les risques encourus par la pratique de l'interdisciplinarité sont différents. Parfois, les chercheurs sont pris dans des querelles de baronnies scientifiques. Ne porter son attention que sur les différences de langage, de concepts et de méthodes, conduit à de l'interdisciplinarité socialement irréaliste.

          Les différences de visées scientifiques, qui définissent ce qu'il convient de faire, les modèles à mettre en oeuvre et les outils à utiliser, sont toutefois utiles à expliciter. Pour certains spécialistes, le projet passe avant tout par la réalisation d'un produit (un modèle, une technique) qui mobilise l'attention et l'énergie. Une telle visée ne facilite guère l'évaluation critique de la pertinence de ce qui est engagé. Toute l'énergie des individus est engagée dans la réalisation concrète de quelque chose qui, pour eux, constitue, en soi, un progrès. Pour d'autres chercheurs, les visées scientifiques passent par une évaluation critique de la pertinence des problèmes, des questions et des solutions. Ils passent pour être des sceptiques professionnels. Avec de telles différences, quand elles ne sont pas explicitement débattues, reconnues et gérées, les occasions de conflit sont nombreuses et, avec eux, les menaces portant sur l'identité professionnelle des uns et des autres.

          Il en est de même pour les différences portant sur la nature des exigences, le langage et la formalisation des résultats, les méthodes et la démarche. Certaines grandes différences sont facilement identifiées, mais d'autres supposent un examen plus attentif, tel est le cas du type de rapport au terrain. Certains chercheurs développent et font tourner des modèles, sur la base de données fictives puis, en fin de projet, effectuent une enquête légère pour "tester le modèle", l'illustrer et "le rendre vivant". Le terrain est alors annexe. Toutefois, même lorsque le terrain est pris au sérieux, le rapport à lui peut se fait encore selon des modalités très différentes comme le fait d'en faire un lieu de construction des problématiques (détour fécond pour l'avancement de la recherche, occasion d'ouvrir le regard), un lieu de validation de modèles (ce qui suppose la construction d'un dispositif souvent important) ou un lieu d'expérimentation (tester des hypothèses, introduire des perturbations afin d'explorer quelques phénomènes ou mécanismes). D'autres différences portent sur les temporalités propres de chaque discipline, liées aux dispositifs expérimentaux et aux formes de réalisation des résultats dont certains supposent une stricte planification. Les découpages temporels des uns et des autres ne sont pas toujours compatibles.

          Ces différences, surtout lorsqu'elles ne sont pas identifiées, explicitées et débattues, sont souvent la cause d'incompréhensions, de frustrations, d'accusations réciproques qui dégradent la qualité humaine des relations entre les personnes impliquées et, au-delà, les enkystements disciplinaires. Le succès dépend alors de la "synchronisation" des humeurs et des affinités sociales autant que celle des concepts et des modèles. La construction de la confiance, de la convivialité et du respect mutuel semble aussi importante que les cadrages épistémologique et institutionnel. La confiance et l'affinité influent sur la capacité à construire un consensus sur des objectifs ou sur des mécanismes de régulation. L'apprentissage des différences fait partie des apprentissages collectifs que rend possible le recours à des dispositifs institutionnels.

          Nous verrons, cependant, qu'il convient de dépasser l'exploration des différences pour sorienter vers des constructions conjointes. Dans ce dessein, nous proposons de traiter des aspects pragmatiques et, notamment, des objets intermédiaires qui peuvent y aider. Nous proposons donc de poursuivre ces réflexions en portant aussi l'attention sur l'instrumentation de cette forme d'action collective.

Aspects pragmatiques et objets intermédiaires

          Faisant lhypothèse qu'il ne suffit pas de juxtaposer les points de vue disciplinaires, mais qu'il faut construire leur articulation et leur confrontation, nous suggérons que la qualité des échanges dépend aussi des "objets intermédiaires" (Vinck, 1999b) produits et mobilisés dans l'interaction.

          La coopération est ainsi parfois instrumentée par l'identification et la construction de concepts partageables sur lesquels les chercheurs tentent de s'accorder. Des textes et des concepts peuvent ainsi avoir de forts retentissements d'une discipline à l'autre. Quelques textes lus et débattus en commun constituent ainsi parfois un objet intermédiaire co-acteur de la dynamique collective. Les textes, choisis par une discipline à l'intention des chercheurs de la discipline partenaire, jouent alors, tout d'abord, un rôle de représentation. La représentation est double. Elle est, tout d'abord, la représentation d'un objet scientifiquement construit, d'un concept ou d'une méthode sur lequel il s'agirait de travailler ensemble. Le texte représente quelque chose sur lequel il s'agit de travailler, un objet commun virtuel, en devenir. Il contribue à faire exister, dans le groupe, un objet interdisciplinaire qui n'existe pas encore. Le texte est un objet intermédiaire qui contribue à la construction d'un objet de recherche conjoint.

          Le même texte, mis en partage, représente, dans le même mouvement, ceux qui le mettent sur la table. Il est simultanément une première représentation d'un objet virtuel commun et une représentation du point de vue (approche, concept, modèle conceptuel, type de donnée, style de construction narrative du texte, etc.) propre aux chercheurs d'une des disciplines en présence. Il contribue alors à construire une connaissance de l'objet et de la façon de l'aborder.

          Souvent, nous avons observé que la rencontre interdisciplinaire est d'autant plus féconde que les individus peuvent se rencontrer, effectivement, autour d'un objet tangible. Dans les sciences de la nature, il s'agit souvent d'un dispositif expérimental ou d'un instrument de recherche. Dans d'autres cas, le travail conjoint sur le terrain constitue le dispositif privilégié pour l'apprentissage du travail interdisciplinaire. La co-construction de l'objet de la recherche et de la problématique se fait alors plus conjointe. L'interdisciplinarité devient alors découverte et interrogation réciproque des disciplines sur un même terrain. Un intérêt de ce travail conjoint est aussi de rendre possible la découverte des méthodologies des uns et des autres, les difficultés de leur mise en oeuvre et les surprises qu'elles réservent. Le dialogue est alors plus facile parce que chacun voit, de manière concrète et tangible, ce qui peut être attendu des méthodes des autres. Les individus sont loin des débats épistémologiques. Ici, la science se construit dans la maîtrise des détails et le sérieux des uns et des autres n'est plus construit au regard de grands a priori mais d'engagement tangibles.

          L'écriture conjointe, l'organisation d'un colloque ou d'un séminaire, la conception et la réalisation d'un enseignement conjoint sont aussi l'occasion, pour les chercheurs, de construire et de mettre à l'épreuve la confiance qu'ils peuvent avoir les uns dans les autres. Ces expériences conduisent à travailler les modalités d'écriture et de formalisation des savoirs. Les enseignements conjoints affichent, en outre, face aux étudiants, des essais de construction interdisciplinaires au lieu des habituelles juxtapositions. Par ces pratiques, les chercheurs réalisent autant de mises à l'épreuve des constructions conjointes. Les ébauches et objets intermédiaires, destinés à être mis à l'écart au profit d'autres qui supporteront mieux les différents points de vue en présence, ils catalysent la dynamique interdisciplinaire. Ils médiatisent la dynamique collective.

          L'action collective de recherche interdisciplinaire est alors supportée par une instrumentation particulière, suffisamment robuste et ouverte pour supporter la dynamique de confrontation des points de vue et la construction d'objets scientifiques communs. L'idée est de construire des entités de coopération interdisciplinaire. Nos travaux sur les réseaux de coopération scientifique (Vinck, 1992 et 1999b) et sur les processus de conceptions industriels (Jeantet, 1998, Vinck, 1999a), nous ont conduit à développer la notion d'objet intermédiaire (à la fois) pour décoder les pratiques effectives de coopération. Une des difficultés de la coopération interdisciplinaire tient au déficit de formalisation des démarches de recherche des uns et des autres, au-delà des règles générales. Les chercheurs rencontrent des difficultés à rendre compte de leurs manières de poser un problème et de s'en saisir, de construire des données ou des interprétations, etc. Ils éprouvent des difficultés à trouver des prises signifiantes de leur point de vue sur les discours de leurs collègues. Les textes mis en commun par les autres sont parfois trop ésotériques, construits et fermés. Les discours sont volatils. Les modèles établis sont opaques. La solution passe alors par la construction d'objets intermédiaires ouverts, des objets qui permettent de médiatiser l'expression de manière spécifique à la collaboration en place, des objets qui offrent des prises aux autres de manière à ce qu'ils puissent être triturés conjointement. Ces types d'objets, co-produits, hybrides, ad hoc, ouvrent alors les possibilités d'un apprentissage conjoint. Il peut s'agir, par exemple, d'écrits provisoires, éventuellement conjoints. Le travail conjoint sur des ébauches de textes est souvent un moment durant lequel des divergences conceptuelles surgissent. La rédaction d'une réponse conjointe à un appel d'offre, d'un rapport intermédiaire, d'une publication et d'une communication sont autant d'occasions d'approfondir l'échange et de mieux se connaître. Il peut s'agir également d'une version prototype d'un logiciel, du scénario d'une démonstration, du script d'un film, d'une maquette numérique, d'un plan de cours, etc. Tous les brouillons correspondants sont autant d'objets intermédiaires qui supportent l'échange et la construction interdisciplinaire.

          Au fur et à mesure de la mise au point de tels objets intermédiaires, de leur mise en circulation et de leur mise à l'épreuve au travers des débats notamment, ils créent une forme d'irréversibilité dans la dynamique collective, tant sur le plan de la production scientifique que de la re-construction identitaire. L'alignement de ces objets et le passage de l'un à l'autre contribuent à sommer l'ensemble des points de vue des chercheurs en présence. Ils supportent la construction des compromis et des ajustements locaux. Les comptes rendus d'observation, par exemple, jouent souvent ce rôle. Ils servent de base à de très nombreuses discussions au cours desquelles, progressivement se construit une représentation partagée.

Conclusion

          Que l'interdisciplinarité soit rendue nécessaire par l'objet d'étude ou qu'elle vise le renouvellement des approches disciplinaires, elle ne va pas de soi. Nous avons vu que divers investissements de cadrage peuvent faciliter les échanges. Si un minimum de cadrage épistémologique est utile, le moindre excès en ce domaine est de nature à dissuader les protagonistes et à rendre l'interdisciplinarité impossible. Au contraire, les cadrages de nature institutionnelle sont susceptibles de créer des conditions favorables. Ils portent sur la reconnaissance des investissements individuels et collectifs consentis, sur l'établissement de règles du jeu, notamment de respect mutuel, et sur l'exploration et la prise en compte des différences entre les protagonistes. Cependant, le cadrage ne suffit pas. Les échanges langagiers, formels et informels, pour importants qu'ils soient, ne réussissent pas à supporter complètement le nécessaire travail de médiation entre les disciplines. La construction et la mobilisation d'objets intermédiaires tangibles (trace graphique, ébauche de texte, prototype, etc.), facilitent cette médiation.

Dominique Vinck

Références bibliographiques:

Cazamian, Pierre, "Sur la genèse des multidisciplines ergonomiques", Performances Humaines et Techniques, 2: 2002.

Dogan, M, "La thèse de l'interdisciplinarité dans les sciences sociales. Le croisement des spécialités", Lettre du CNRS - Sciences de l'homme et de la société, 50: 1998, p. 22-27.

Jeantet, Alain, "Les objets intermédiaires dans les processus de conception des produits", Sociologie du travail, 3: 1998, p. 291-316.

Moscovici, S, "Fécondités, limites et échecs de la pratique interdisciplinaire", Le genre humain, 33: 1998, p. 15-30.

OCDE, L'interdisciplinarité. Problème d'enseignement et de recherche, OCDE, Paris: 1972, p.

Thill, Georges et Warrant, Françoise, Plaidoyer pour des universités citoyennes et responsables, Presses Universitaires de Namur, 1998.

Vinck, Dominique, Du laboratoire aux réseaux. Le travail scientifique en mutation, Luxembourg: Office des Publications Officielles des Communautés Européennes, 1992, 510 p.

Vinck, Dominique, Ingénieurs au quotidien. Ethnographie de l'activité de conception et d'innovation, Grenoble: PUG, 1999a, 232 p.

Vinck, Dominique, "Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique. Contribution à la prise en compte des objets dans les dynamiques sociales", Revue Française de Sociologie, XI, 2: 1999b, p. 385-414.

Vinck, Dominique, Pratiques de l'interdisciplinarité. Mutation des sciences, de l'industrie et de l'enseignement, Grenoble: PUG, 2000, 221 p.


Notice:
Vinck, Dominique. "L'instrumentation du travail interdisciplinaire: cadrage des échanges et médiation par les objets intermédiaires", Esprit critique, Hiver 2003, Vol.05, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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