Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.10 - Octobre 2002
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Numéro thématique - Automne 2002
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La sociologie à l'épreuve de la mondialisation: vers un renouveau épistémologique et méthodologique
Sous la direction de Rabah Kechad
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Articles
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Mondialisation et "cultures locales" au regard des délocalisations industrielles françaises au Maroc: éléments d'une approche sociologique
Par Brahim Labari

Résumé:
L'article se propose de justifier une démarche sociologique à propos des délocalisations industrielles que l'on présente, à tort ou à raison, comme dérivées du phénomène de la mondialisation économique. Le recensement de quelques travaux concernant cette question atteste de la primauté des approches inspirées par la science économique. Sans mettre en doute la légitimité de telles approches (qu'il faut d'ailleurs mettre à contribution dans une démarche pluridisciplinaire), l'objet de la présente contribution est précisément de montrer en quoi et pourquoi le sociologue pourrait qualitativement (et sans quelques obstacles liés à la "recherche en milieu étranger") faire sien cet objet de recherche classiquement du ressort de la science économique. Et ce, à travers quelques axes tels que les modes de recrutement de la main-d'oeuvre locale, les styles de management et tout ce qui est inhérent aux "cultures locales". Les développements qui suivent sont le fruit d'un travail de recherche effectué au Maroc sur les entreprises françaises qui ont opté pour la délocalisation de leurs activités vers deux villes marocaines (Casablanca et Agadir).


Le sociologue sur le terrain des économistes: quelle légitimité?

     Terrain presque réservé aux économistes du développement, ce qu'il est convenu d'appeler la mondialisation économique fait un retour en force comme objet des sciences sociales. La délocalisation, un terme qui n'est pas lexicalisé, a déjà fait l'objet d'une littérature économique assez abondante. C'est parce qu'il est étroitement associé aux termes "industrie" et "service" que les économistes investissent ce champ de recherche qu'ils considèrent comme leur "domaine réservé".

     Force est de constater le peu de travaux consacrés à cette question de la part des sociologues. Pourtant, le sociologue pourrait légitimement revendiquer et pratiquer une démarche spécifique, à travers par exemple, le cas des délocalisations industrielles[1]. Corollaire de la "mondialisation économique" et dérivée de la théorie des "avantages comparatifs" de Ricardo, elles revêtent également un aspect sociologique profond que je me propose ici d'identifier à la lumière de l'expérience de terrain effectuée au Maroc.

     Le cas des délocalisations industrielles représente à coup sûr un éclairage intéressant dans la compréhension du phénomène de la mondialisation. En effet, au travers des implantations des entreprises françaises au Maroc, on peut s'interroger sur l'articulation entre la logique industrielle "occidentale" (rationalité économique par exemple) et les "résistances/adaptations" des cultures locales dans deux villes marocaines, Casablanca et Agadir. Les activités délocalisées proposent essentiellement un fort contingent d'emplois non qualifiés, mais elles peuvent également introduire une fraction d'emplois qualifiés, voire hautement qualifiés. C'est le cas par exemple du textile, de l'habillement, du bâtiment, des services aux ménages d'une part, et des emplois liés aux industries de communication et de loisirs d'autre part. Une abondante littérature a déjà élucidé les aspects économiques de cette technique de délocalisation en évaluant leur impact sur l'emploi dans les pays développés (voir par exemple Wood A., 1991 ou Vimont C., 1993), et en s'interrogeant sur l'émergence de l'industrie dans les pays à bas salaires. Je n'adopterai pas cette démarche économique, mais je centrerai plutôt mon étude sur les relations entretenues avec les cultures locales.

     La culture est tout ce qu'un peuple, une communauté a de spécifique (les façons de travailler, de produire, de consommer ou d'accepter une forte flexibilité du travail en sont quelques aspects...). Plus précisément, c'est dans son acception "anthropologique" que j'utilise le concept de culture qui "désigne un modèle de significations incarnées dans des symboles qui sont transmis à travers l'histoire, un système de conceptions héritées qui s'expriment symboliquement, et au moyen desquelles les hommes communiquent, perpétuent et développent leur connaissance de la vie et leurs attitudes devant elle" (Geertz, 1973, p21). Il y a lieu de mettre à contribution les travaux anthropologiques sur le Maroc qui lui ont appliqué le concept de la société segmentaire. C'est un concept mis en avant par Evans Pritchard (1940), mais surtout dans le contexte marocain par Ernest Gellner (1961), et dont le contenu se rapporte à l'existence des groupes sociaux basés sur des sentiments primordiaux (Berbère - Arabe; Ville - Campagne; Fassi - Soussi; Maroc "utile" - Maroc "inutile"...)[2]. Eu égard à cette hypothèse théorique, je retiens deux villes - Casablanca et Agadir - comme milieux locaux d'implantation des entreprises délocalisées, mais aussi comme illustration appropriée des déséquilibres spatiaux.

     L'étude des identités au travail au sein des entreprises délocalisées dans un pays comme le Maroc est un objectif ambitieux qui n'a pas été épuisé, mais simplement effleuré[3] pour au moins deux raisons:

  • Premièrement, parce que les études sur ce thème sont relativement récentes. Il faut souligner que, s'agissant du Maroc, les délocalisations industrielles datent du début des années quatre-vingt[4], et ont porté essentiellement sur les quartiers industriels de Casablanca (Aïn Sbâa, et Hay Moulay Rachid). Le secteur d'activité privilégié était alors le textile - habillement, pour ensuite s'étendre à d'autres secteurs industriels.
  • Deuxièmement, le Maghreb, "aire d'influence naturelle" de la France, est surtout approché en termes de questions liées à l'islamisme et à la stabilité politique.

     Je me propose dans un premier temps de donner des indications méthodologiques de mes investigations avant de décrire les vicissitudes de recherche "en milieu étranger".

     Je me pencherai ensuite sur les variations du local eu égard au mode de fonctionnement et aux implications des entreprises françaises délocalisées au sein des "cultures locales".

     J'explorerai enfin quelques pistes de recherche sociologique relatives à cette question.

Indications préliminaires

     "Au Maroc gouverner c'est pleuvoir" disait le Maréchal Herbert Lyautey au plus fort de son expérience marocaine en tant de résident général du Protectorat. C'est dire la vocation agricole de ce pays, et de la paix sociale qui en découle. Parallèlement, l'industrie marocaine demeure faible et sans envergure. En effet, jusqu'à l'indépendance nationale (1956), elle est restée une industrie de transformation et de sous-traitance. Aujourd'hui, elle se caractérise par la diversification de sa structure avec la prédominance de biens de consommation. Les quatre grandes branches des industries de transformation se composent des industries agroalimentaires, des industries du textile et du cuir, des industries chimiques et para-chimiques et des industries mécaniques et électriques. C'est bien la France, ancienne puissance coloniale, qui détient le premier rang en termes d'investissements directs, de commerce, d'aide publique et de coopération scientifique et culturelle. Elle compte en effet 500 sociétés au Maroc avec une place enviable dans tous les secteurs stratégiques: les télécommunications avec Vivendi universal, la construction avec Lafarge, la distribution avec Auchan, l'eau et l'électricité avec la Lyonnaise des eaux devenue Lydec, le tourisme avec le Club Méditerranée... Les affinités historiques et de langue y sont bien évidemment pour quelque chose.

     Comme souligné précédemment, les délocalisations industrielles françaises au Maroc datent du début des années 80. Elles avaient consisté en des investissements sur des ateliers de confection à capitaux mixtes franco-marocains. Les entreprises françaises de ce secteur d'activité les plus présentes au Maroc sont les marques de lingeries, Biderman, YSL (Yves Saint-Laurent) et les sous-traitants (marques et sous-marques). Les industries de la mode et du textile françaises privilégient la qualité, et de ce fait connaissent la dualité de deux marchés: le "marché européen" et le "marché maghrébin". La recherche de la qualité amènent les professionnels à dispenser la formation des employés in situ. A cet effet, est fondée l'École d'ingénieur textile sous l'impulsion de l'Etat, des entreprises du secteur et de la Chambre de commerce et d'industrie franco-marocaine. Le fait n'est pas sans importance si l'on sait que le Maroc, avec la Tunisie, devient, en l'espace de quelques années, une destination favorite des investisseurs français, et en particulier ceux du secteur textile-habillement. La formation des formateurs, appelés à dispenser la formation in situ "était une nécessité de vie de l'entreprise" pour faire face à la concurrence d'autres marchés (locaux, nationaux, régionaux ou internationaux).

     Les ateliers de confection à capital mixte se multiplient ces dernières années ainsi que les sociétés import-export, les facilités douanières aidant. Parallèlement, se développe toute une économie spéculative animée et entretenue par les patrons des grandes entreprises. Ce fait est propre à la ville de Casablanca qui est dotée de l'une des premières places boursières du continent africain. On pourrait avancer l'hypothèse que le développement concentré sur des espaces bien limités géographiquement en même temps qu'il crée des richesses accentue les déséquilibres spatiaux avec d'autres espaces périphériques et traditionnels. Ainsi, mon travail d'investigation est limité à deux entreprises françaises de l'habillement, l'une implantée à Casablanca depuis une quinzaine d'années; l'autre dans la ville d'Agadir. Ces deux entreprises de taille moyenne emploient chacune plus de cent employé(e)s.

     L'enquête sociologique menée a visé 95 employé(e)s dans chaque entreprise (en majorité des femmes ayant entre 17 et 34 ans). J'ai procédé à des entretiens semi-directifs autour d'un certain nombre de thèmes préalablement arrêtés. Compte tenu de mes hypothèses de travail, j'ai orienté le questionnement sur la place du travail dans leur socialisation et son articulation à d'autres dimensions de la vie. Comme l'entreprise n'est pas un champ isolé des autres secteurs de la société, j'ai pris en considération les interactions entre une série d'appartenances multiple comme la famille, les loisirs, le rapport au travail, l'appartenance religieuse, les "métamorphoses" identitaires[5], l'habitat, la place de l'entreprise dans les repères et représentations sociales, l'argent, les comportements économiques et sociaux, la sexualité (prostitution) et la pauvreté. Le monde de l'atelier est composé essentiellement d'une main-d'oeuvre jeune, non qualifiée et exclusivement féminine. Les travailleuses d'ateliers[6] constituent la population principale de mes investigations. A cette catégorie professionnelle s'ajoutent le service administratif (composé de personnes à capital culturel nettement plus élevé) et les cadres marocains qui secondent le PDG français.

     J'ai pu également effectuer une série d'observations conforme à la démarche ethno-sociologique qui a porté sur les comportements professionnels de cette population. Mais force est de constater la difficulté de mener des investigations sociologiques dans un milieu qu'il faut bien considérer comme souvent hostile et peu coopérant.

Le rapport au terrain en milieu étranger ou le "chercheur délocalisé"

"Ca va! hurla le chef. Tu as les pleins pouvoirs. Tu as carte blanche, pour la durée de l'enquête.

L'inspecteur Ali porta à sa bouche le brin de viande: il ne fallait rien gaspiller dans le Tiers Monde. Il jeta l'allumette: elle ne servait plus à rien. Il dit:

- je te suis bien reconnaissant, chef. Mais nous ne sommes plus à l'époque moyenâgeuse de la parole donnée. Nous vivons hélas, en un siècle de fer où tout est écrit.

- Ma parole doit te suffire, nom d'un chien!

- A moi, oui. Au XVème siècle ou même au XIXème, je l'aurais accepté les yeux fermés, comme un lingot d'or. Mais il y a les fluctuations, les cours du change. Alors, tout comme les devises, ta parole est devenue flottante de nos jours. Et il y a ce salaud de règlement qui spécifie, dans la situation qui nous occupe, que tout doit se faire par écrit: article 3, alinéa VII. Il me faut par conséquent un ordre de mission écrit et signé de ta main de chef. Tu dois avoir le matériel dans ton sac de voyage: stylo, formulaires, tampon et tout ça."

Driss Chraïbi, Une enquête au pays, Seuil, p. 171.

     L'un des obstacles qui se dresse obstinément sur le chemin d'un chercheur dès son établissement dans un pays comme le Maroc, est le difficile accès au terrain. D'autant qu'il faut solliciter au préalable de toute recherche une autorisation de la part des autorités marocaines, et en particulier du ministère de l'Intérieur. Ce régime d'autorisation instauré après l'indépendance se propose de rompre avec la sociologie coloniale très en phase avec tout ce qui fait la spécificité marocaine, en matière par exemple d'organisation du pouvoir (Zaouias, tribus, Makhzen...). Loin de constituer une exhortation à impliquer les autorités dans l'oeuvre de réflexion sur la "nouvelle société naissante", ce régime d'autorisation tendait plutôt à empêcher l'émergence d'une sociologie à vocation critique, forcément dérangeante pour le pouvoir.

     Des auteurs[7] ont déjà consacré une abondante littérature à cette question pour alerter sur l'indétermination de l'objet et sur les vicissitudes des démarches empruntées à la sociologie "occidentale". Les sociétés dites orales ne se laissent pas facilement appréhender pour des raisons qui seraient liées aux fondements culturels de ces sociétés. On avance, entre autres arguments, celui de l'hostilité des autorités politiques à l'égard de toute recherche en sciences sociales, synonyme de subversion. De sorte que les individus susceptibles de se soumettre à des investigations refusent la collaboration avec des chercheurs. P. Rabinov (1988, chapitre "Entrer") décrivait déjà magistralement ce processus où la gendarmerie intervenait pour inviter les populations à ne pas se prêter à une collaboration avec l'anthropologue car il aurait à coeur d'ouvrir une mission d'évangélisation. Certains anthropologues, pour atteindre la "communion" avec leurs informateurs et leurs enquêtés, n'hésitent par à recourir au bakchich, sorte de petits cadeaux pour espérer avoir accès à un terrain pour le moins opaque. En ce qui me concerne, étant moi-même marocain, le problème ne s'est pas posé en ces termes. Néanmoins, les premières tentatives d'approche de terrain se sont révélées délicates. Au premier jour, et m'étant procuré les adresses des entreprises susceptibles de faire l'objet de mon travail, je me suis empressé de prendre un taxi en direction du quartier industriel de Casablanca situé à Aïn Sbâa. Le chauffeur du taxi n'arrivait pas à trouver les adresses que je lui soumettais. Introuvables, je me résignais à demander aux habitants des bidonvilles alentours. J'ai ainsi consacré une demi-journée à chercher vainement à mettre le cap sur les entreprises dont j'avais pourtant relevé les coordonnées. Après cette première tentative infructueuse, j'ai procédé à une sollicitation par courrier des chefs d'entreprise. Certains ont répondu affirmativement à ma demande, d'autres, très nombreux, n'ont pas daigné donner suite. Je me suis alors présenté dans une entreprise selon le plan qui m'avait été indiqué au téléphone, espérant rencontrer le PDG pour l'entretenir de mon projet de recherche. Mais, à l'arrivée, le chaouch était là. Devant l'entreprise il fait office de contrôleur des entrées et de sorties. La figure du chaouch est typiquement une donnée permanente de la culture marocaine et date de l'époque du Glaoui[8], le terrible pacha de Marrakech. Le chaouch était alors associé au Makhzni, l'homme du Makhzen[9]. Son rôle est de surveiller, de faire part de tout ce qui se passe aux alentours de l'administration ou de l'entreprise. La figure du chaouch est très familière dans la société marocaine. A la porte de toutes les administrations, sa fonction est double: garder l'entrée du bâtiment et les véhicules du personnel, et le cas échéant faire des courses pour l'administration.

     Il jouerait même le rôle du médiateur en ceci qu'il est le passage obligé de tout visiteur. De tout temps, il occupe le poste de structure d'accueil et de renseignement. Son rôle s'apparente à une véritable institution. Si son rôle est capital dans les administrations et les entreprises, du point de vue des marocains, ce portier occupe le bas de l'échelle dans la hiérarchie sociale et se distingue dans des oeuvres de commérage et d'indiscrétion.

     L'adaptation aux conditions locales des entreprises visitées se traduit par le recours au chaouch, cette figure emblématique de la culture marocaine. Ainsi le clivage sociétal s'observe dès le premier abord de l'entreprise délocalisée. Le chaouch tient lieu de structure d'accueil - redoutablement inhospitalière. Ainsi, l'économie fait-elle bon ménage avec la culture locale en l'intégrant comme une variable à son service. Autrement dit, l'entreprise délocalisée emprunte à la culture locale son volet "patriarcal" et "bureaucratique": lorsque je me suis présenté à l'entrée des entreprises, je me suis donc efforcé de 'perdre mon temps' avec le chaouch pour lui expliquer le pourquoi de ma venue.

     A peine ai-je lancé au chaouch que j'avais un rendez-vous avec un responsable, qu'il rétorqua que l'entreprise n'embauchait plus, et qu'il fallait faire un courrier pour toute demande de cette nature. Je dus alors lui expliquer que je n'étais pas là pour chercher du travail mais pour voir un responsable afin de m'entretenir avec lui d'une recherche à effectuer au sein de l'entreprise. Peine perdue: le chaouch m'intime de rester à l'extérieur. Après trois quarts d'heure d'attente, se présente enfin un employé marocain qui me demande de le suivre. Après lui avoir montré le courrier, il s'absente un instant et revient enfin en compagnie du directeur technique. Celui-ci me pose quelques questions sur la recherche, son intérêt, et s'inquiète de savoir les entreprises seraient identifiées dans mon travail. Question inattendue: "travaillez-vous pour le gouvernement marocain ou pour le gouvernement français?". J'ai dû me lancer dans un exercice pédagogique, et expliquer au responsable la signification d'une thèse, qu'il s'agit d'un travail tout à fait indépendant des pouvoirs politiques, et que naturellement les entreprises seraient soumises à la règle de l'anonymat. Enfin le directeur technique souhaita savoir pourquoi je m'étais orienté vers son entreprise et non vers celles, nombreuses, du quartier industriel. Cette suspicion me parut exagérée, et pour toute réponse, je lui demandai de me fixer un rendez-vous avec le PDG. Malgré maintes tentatives, je n'ai jamais eu accès à ce dernier...

     Tout cela nous renseigne sur la perception du chercheur et la crainte ou la désapprobation du travail qu'il est amené à conduire. Au cours de la préparation de mes entretiens, je fus souvent, en effet, acculé à composer avec les vicissitudes du terrain: faire la queue devant les ateliers, faire sien les horaires de travail de l'usine, solliciter des jeunes filles pour des entretiens, ce qui pourrait s'apparenter à de la drague. Face à une telle situation, le sociologue avisé est amené à se munir de quelques procédés pour contourner tant d'obstacles comme les cadeaux ou donner furtivement son numéro de téléphone à ses futures enquêtées pour obtenir un rendez-vous en un lieu lointain. Les jeunes employées ne se prêtaient pas à cet exercice devant ou près de l'atelier de peur d'être suspectées, voire licenciées par leur employeur. Une certaine tradition sociologique qui pense les rapports enquêteur/enquêté comme une conversation du salon, fait ainsi abstraction de la rudesse de certains terrains... Aborder les personnes dans le contexte marocain (les employées) n'a de sens que lorsque le sociologue admet la prégnance de la culture orale et l'importance du contact et de la "communion". Aussi le sociologue est-il amené à se comporter en caméléon, de se conduire comme l'interprète des individus et des situations...

     La complexité de ce secteur de connaissance explique peut-être pour une bonne part la cruauté du terrain dans un environnement du soupçon. Le sociologue est en effet confronté au flou caractérisant son terrain: difficulté de mettre la main sur l'historique des entreprises, les institutionnels d'entreprise sont rarement disponibles, il est aussi difficile d'avoir accès à des informations sur la relation des entreprises délocalisées avec les douanes qui fonctionneraient en termes de "prébendes et bakchichs... rien de tel ne nous échappe mais on ferme les yeux dans la mesure où il s'agirait d'une véritable culture indétrônable... On n'est pas là pour faire de la politique, on est là pour des affaires" (entretien avec un responsable de la Chambre du commerce et d'industrie franco-marocaine). Il est vrai que la mondialisation, d'abord celle du capital et accessoirement du travail, n'épuise pas la question des Etats nationaux qui sont encore et toujours des Etats bourgeois. Elle laisserait donc le politique impuissant étant donné que la mondialisation est présentée comme le destin des individus et des nations et non comme résultante de leur choix. Le centre diffuse sa domination sur la périphérie en laissant se développer les corollaires néfastes de la mondialisation (marchés financiers "dérégulés" méprisant les hommes) dont il faut faire l'inventaire pour ensuite proposer une alternative conséquente. Cette dernière passe par un effort théorique sans complaisance destiné à repenser le monde au-delà des idéologies à la mode[10]. Or comment les cultures locales s'ajustent-elles aux entreprises délocalisées et à ses corollaires? C'est la question à laquelle je tenterai d'apporter quelques éléments de réponse.

Les variations du "local" vis-à-vis des corollaires de l'industrialisation: Analogies et dissemblances

     Le Maroc, comme la plupart des pays "en développement", connaît un essor démographique important, une industrialisation accélérée, et une "spécificité culturelle" reconnaissable à une organisation socio-économique dite "segmentaire" et à la place de l'islam[11] dans les pratiques collectives. Etant donné la diversité géographique et culturelle de ce pays, j'ai retenu ces deux villes de Casablanca et Agadir qui paraissent illustrer clairement la différence des valeurs socioculturelles et des déséquilibres spatiaux.

     La ville de Casablanca, capitale économique du Maroc, est de loin la plus industrialisée par rapport au reste des villes marocaines. Casablanca, l'occident marocain, est, dans l'inconscient collectif, la capitale du travail et de l'ascension sociale. Une mythologie s'est développée sur son compte, faisant valoir toutes les possibilités pour les infortunés. Tel un blédard (chleuh[12] rusé!) vendant des oeufs au détail, et qui, à coup de chance et d'acharnement dans le travail, parvint à se compter parmi les plus riches du Maroc. D'une ville prometteuse, Casablanca est devenue aujourd'hui une ville-éponge absorbant anarchiquement des masses humaines considérables. Un processus d'urbanisation a accompagné cette absorption anarchique. Il en résulte l'émergence à plus grande échelle des bidonvilles. C'est en effet une ville surpeuplée, en raison notamment de l'exode rural, et donc de ses capacités limitées comme nous allons le voir à travers le cas des bidonvilles, à absorber une main-d'oeuvre abondante et moins chère. A elle seule Casablanca emploie environ la moitié de la main-d'oeuvre du secteur de l'habillement; elle absorbe, non sans quelques " déchets", une grande part de l'exode rural dont elle est un pôle d'attraction privilégié.

     La population casablancaise est estimée à 5 millions d'habitants selon le recensement officiel du début des années 90. Les estimations officieuses font part du double. Contrairement aux autres villes marocaines, Casablanca, "la maison blanche" en arabe, doit son développement rapide au protectorat français. Depuis 1912, sa croissance repose sur le commerce et l'industrie au point de devenir en l'espace de quelques décennies une "jungle urbaine" qui a donné lieu, périodiquement, à des émeutes et à des violences de masses (1965, 1981...). Comme le rappelle Abdelghani Abouhani (1998), "la ville qui fut le plus gravement touchée par ce phénomène (pauvreté et bidonville) est incontestablement Casablanca, dont la population bidonvilloise est passée de 50 000 habitants en 1940, à 100 000 en 1950, et de 160 000 en 1960 à 250 000 en 1970. Au début des années 80, la population bidonvilloise a atteint 400 000. A elle seule, Casablanca compte près de la moitié de la population bidonvilloise du pays".

     De l'exemple de cette ville réside une corrélation entre le processus d'industrialisation et la montée de la pauvreté et de ses espaces. D'un côté, Casablanca se présente comme la ville la plus industrialisée et la plus urbanisée (premier port, centre d'affaires et pôle d'emploi du pays, bref un îlot de prospérité économique); de l'autre, elle offre un tableau "impressionnant" de la marginalité et de l'exclusion sociale. Peut-être doit-on alors parler d'un développement inégal, voire asymétrique au regard de cette ambivalence.

     La ville d'Agadir, située en pays berbère, est réputée pour son secteur agroalimentaire très développé. Elle abrite le plus grand nombre de firmes agricoles tenues par des français depuis le protectorat. Quelques entreprises françaises d'habillement y sont également implantées, et en particulier celles du cuir. La ville d'Agadir offre à plus d'un titre un excellent terrain de recherche: l'ancienneté et la complexité de sa population berbère venue de villages alentours, le rôle de la vieille communauté juive bien intégrée au milieu, les fonctions multiples de la cité, de tout temps importante étape sur le grand axe Nord - Sud. Mais, ce qui est plus caractéristique de cette ville, c'est la diversité de son économie (portuaire, mécanique, artisanat local, agroalimentaire, industrie du cuir...). Sur le plan de la mobilité écologique (émigration vers la ville), les gens conservent leur caractère rural et conservateur. A vrai dire, le rôle de l'entreprise dans l'allocation d'une identité, est un des éléments fondamentaux de la ville. Elle se présente comme une institution caractéristique des sociétés "ouvertes".

     L'analyse historique de la ville et de la place de la solidarité entre les résidents devant le défi de la culture du 'chacun pour soi' serait de tout premier ordre. Il serait sans doute intéressant aussi de convoquer la mémoire sociale en s'interrogeant sur le constat répété de tous les consuls, des voyageurs mais aussi des missionnaires protestants visitant la ville depuis la fin du XIXème siècle et y séjournant sur le caractère original d'un îlot de prospérité dont déjà les traits socio-économiques particuliers sont soulignés. Le fait n'est pas sans importance car il traduit l'ancienneté des structures communautaires et un enracinement plus ancien d'une micro-société structurant les relations spécifiques entre individus et groupes, un réseau original de références personnelles et impersonnelles dans lesquelles est pris chaque individu, ainsi que toutes les données concernant la vie familiale. Malgré le tremblement de terre de 1960 et la nouvelle architecture qui l'a parée depuis, la ville d'Agadir conserve intactes ses structures sociales anciennes.

     Si l'objet de cet article est de pointer les aspects sociologiques des articulations entre une logique économique (délocalisations industrielles) et les cultures locales, c'est en termes d'analogies et de dissemblances entre les deux villes que je me propose de l'illustrer.

     Le point commun entre les deux villes est sans conteste les conditions de travail au sein de l'atelier et l'organisation hiérarchique du personnel. Des dissemblances existent entre les deux milieux locaux eu égard au mode de recrutement de la main-d'oeuvre, de l'habitat, de la place de la structure familiale dans la socialisation des individus, et de la "moralité".

Analogies: organisation hiérarchique du personnel et conditions de travail

L'organisation hiérarchique du personnel

     L'organisation hiérarchique du personnel des deux entreprises visitées est très proche comme le montre le tableau suivant:

Chaouch

1

Employé(e)s d'atelier

90 à 100

Surveillants d'atelier

11 à 17

Secrétaires et service comptable

5

Manager et son adjoint (Direction)

3

     Il ressort de ce tableau que la hiérarchie est très compacte en ce sens que quatre ensembles composent l'unité et sont distincts à la fois par leur taille mais également par leur statut et leur identification vestimentaire.

     Premièrement, le chaouch, vêtu d'un tablier bleu ou d'une Djellaba, pourrait faire figure d'homme-frontière car il représente le relais entre l'entreprise et le monde extérieur.

     Deuxièmement, le monde de l'atelier (employées et surveillants). La division sexuelle du travail est ici d'un grand intérêt et renseigne de la nature des rapports homme /femme dans la société marocaine. Au sein de l'atelier, les hommes surveillent les femmes dans l'exécution de leurs tâches en leur administrant un rythme de travail sans relâches: "Nous autres marocains, on a souvent tendance à la paresse. Si je ne fais pas des tours en alertant, en avertissant, le travail n'avancera pas. Il faut quand même qu'elles réalisent la chance qu'elles ont de trouver un travail stable, elles doivent donc assumer".

     Ces surveillants interviennent en cas de différends entre employées, assurent la correspondance entre les services, transportent le tissu et les marchandises du département de la coupe à celui du montage. Ces surveillants, jeunes hommes eux-même migrants, ne se distinguent guère des travailleuses d'atelier qu'ils surveillent. Analphabètes dans les mêmes proportions, ils se caractérisent également par leur origine rurale. Le chef d'atelier, qui coordonne les activités de ces surveillants, a l'oeil sur ses subalternes. Il est dans tous les cas un homme d'une trentaine d'années, titulaire au minimum d'un baccalauréat. La détention de ce diplôme au Maroc est synonyme d'instruction prédisposant aux fonctions de commandement. Son détenteur fait l'objet d'une considération particulière au point qu'il est appelé Kari, variante marocaine de "savant" et de "cultivé".

     Les femmes d'atelier sont généralement de jeunes filles célibataires, souvent migrantes, analphabètes à 80%, et de niveau primaire ou secondaire pour les 20% restant. Le secteur de l'habillement emploie un potentiel fidèle de main-d'oeuvre traditionnellement féminin; les femmes étant perçues comme travailleuses, sérieuses et obéissantes. Une telle représentation sociale des femmes dans une société dont les vestiges patriarcaux persistent encore de nos jours est courante. Que recouvre le travail féminin au Maroc? A-t-il des significations anthropologiques, autres que celle de la place de la femme dans une société que l'on peut qualifier de patriarcale? Et si la transformation sociale commençait par la libération de la femme par le travail, synonyme d'indépendance. Cette situation professionnelle (le fait d'intégrer l'entreprise française) et sa rémunération[13] amèneraient la femme à négocier son rôle et son statut au foyer conjugal. Si l'on admet avec P. Bourdieu (1964) que " le travail est le lieu par excellence du conflit entre les impératifs de la rationalisation et les traditions culturelles ", cette proposition vaut-elle pour la femme marocaine qui, de tout temps, a joué le rôle de gardienne de la tradition, et est devenu un acteur principal des transformations sociales dans la société maghrébine? Selon D. Lessner (1978), la colonisation française a significativement entamé la destruction du patriarcat, car à la suite de la prise de possession des terres par les colons, les paysans sont devenus des prolétaires. Ce qui a entraîné l'exode rural, et partant l'urbanisation et le chômage. Cette crise de la paysannerie a pour conséquence le changement de nature des rapports homme/femme. La femme était appelée à prendre part à la lutte contre le protectorat. Du côté féminin, la colonisation fut ressentie comme une atteinte à la personnalité collective, une mainmise sur le milieu, les institutions et l'environnement. Avec le colonialisme, elle s'est vue jouer le rôle historique de gardienne de la tradition. Le rôle de "mère génitrice" et celui des structures familiales comme éthique religieuse pour se préserver contre la pénétration étrangère se trouvent accusés. Pourtant, la privation de la base matérielle de l'union patriarcale et agnatique ne signifie pourtant pas la destruction de la façon traditionnelle de penser en ce qui concerne la femme. Sa "vertu" sexuelle par exemple continue à être identifiée à l'honneur familial... Certains ont pourtant supposé que le changement de la situation de la femme irait de pair avec l'installation du mode capitaliste de production dans les pays en voie de développement selon le modèle des pays industriels de l'Ouest (formations sociales du centre). A tort parce que cette modernisation s'est accompagnée du maintien des technologies pré-capitalistes et d'une organisation pré-capitaliste du travail même si "le travail est, pour la femme, une affirmation et de soi par rapport à la société et l'instauration de nouveaux rapports avec l'homme..." (F. Benatia, 1970, p 102). Cette inadéquation héritée de la colonisation a aussi affecté la femme marocaine rurale très attachée à l'agriculture. Car la terre a perdu son caractère de moyen de production, ce qui a eu pour conséquence la restriction du champ d'action domestique de la femme. De sorte que son travail a été considéré comme improductif et sans valeur. Par conséquent, et en raison de la sécheresse récurrente, elle était acculée à émigrer vers les villes où les opportunités de travail sont plus nombreuses.

     Troisièmement, les secrétaires et agents administratifs articulent un français mêlé d'arabe (dimension langagière) et se présentent comme une communauté à part (rien à voir avec le monde des ateliers "sales et sans qualité" - entretien avec une secrétaire). Les secrétaires sont généralement des filles de "bonne famille", citadines et "modernes" dans leur allure et façon de s'habiller. Leur atout premier: un parcours scolaire au cours duquel elles ont appris le français, la langue du milieu d'affaire marocain, un luxe pourrait-on dire.

     Quatrièmement, les cadres marocains, adjoints du directeur général français. Ils sont, pour la plupart, des hommes expérimentés. Le cadre marocain est l'élément le plus perméable au style de vie "européen". Son aisance à s'exprimer aussi bien en arabe qu'en français fait de lui l'interlocuteur privilégié du patron français et des différentes catégories du personnel.

     Force est de constater que ces trois ensembles sont certes interdépendants, mais hermétiques comme l'affirme une employée: "le manager et son adjoint sont cantonnés dans leur bureaux du dessus, et on ne les voit que deux fois par semaine".

Les conditions de travail ou l'assimilation du mode de production capitaliste

     Ce qui est intéressant à analyser ici, ce sont les conditions économiques de l'adoption d'un comportement qui répond aux exigences culturelles du mode de production capitaliste, comportement dit rationnel. La rationalité et la bureaucratie sont les deux caractéristiques qui définissent selon Weber le mode de production capitaliste - celui-ci aspirant à une rationalité universelle. Le modèle imposé par l'entreprise aux femmes d'atelier va au-delà de la simple organisation scientifique du travail chère à Taylor. En effet, la concurrence importante à laquelle sont soumises les entreprises délocalisées, et en particulier celle du secteur de l'habillement, pousse les responsables à faire de la qualité un cheval de bataille, tout en restant "flexibles" sur les prix. Il en résulte une responsabilisation accrue des employés, dont le poste est généralement dépourvu de toute qualification. Ainsi l'application au travail, la concentration constante sur le produit en devenir demeurent sous surveillance des chefs de rayon et du directeur technique. Mais cette pression ne va pas sans poser d'épineux problèmes. Au cours de mes observations, j'ai assisté à un fait qui me semble engendré par cette pression. Il est relatif à une faute de confection d'une employée, qui a déformé la veste qu'elle était en train de produire. Le chef de rayon, ayant identifié l'employée, l'interpella énergiquement: "mais tu as l'esprit tordu ou quoi? Tu te rends compte: si t'as fais la même faute sur toutes les vestes, l'entreprise fermera ses portes". Et l'employée de rétorquer: "mais vous nous asservissez comme des ânes et en plus vous nous engueulez comme des bons à rien". Excédé, le chef de rayon appela le directeur technique qui, à son tour, apostropha l'employée: "encore une faute de cette nature et ce sera la porte". Celle-ci, en larmes, rétorqua: "nous sommes des humains, et non pas des machines. S'il était écrit que je parte, je partirai sans me prosterner devant un agent étranger comme vous êtes en train de le faire". Les deux responsables, mis ainsi en accusation, ont demandé à l'employée de quitter illico son poste. Spontanément, par solidarité, les autres se levèrent et s'apprêtèrent à quitter également leurs postes. Il a fallu l'intervention du PDG pour calmer tout le monde et demander à l'employée de présenter ses excuses au directeur technique. C'est ce qu'elle a fait sans grande conviction. Ce fait dénote la souffrance au travail et les ultimes résistances qu'elle provoquent chez des femmes pourtant attachées au travail dans une société où ce dernier est perçu comme central.

     Les quelques observations effectuées dans les ateliers mettent pourtant en relief une gestion "patriarcale" du personnel, en ce sens que la division du travail dans l'atelier obéit à un schéma où les femmes, ou plutôt les jeunes filles, sont surveillées par quelques hommes faisant la navette entre les différents rangs de l'atelier.

     "L'atelier est un laboratoire où l'on teste une approche basée sur le relationnel, voire sur un certain paternalisme. C'est à ce prix que l'on peut réellement motiver les employés. Je connais les marocains, et surtout les berbères de la montagne, ils marchent à l'affect...". C'est ainsi que le manager de l'entreprise caractérise la gestion du personnel et fait valoir l'appropriation de techniques managériales spécifiques.

     Dans les deux entreprises visitées, l'atelier, très spacieux, est composé de dix longs rangs. Chaque femme est devant sa machine concentrée sur son travail, aucune pause n'étant tolérée en dehors de celle de midi. Dans ces entreprises, la prise en compte du facteur religieux est reconnaissable à l'application des horaires de travail spéciaux pendant le mois du Ramadan et la mise à disposition d'une salle tenant lieu de mosquée. A l'entrée, le visiteur remarquera le portrait du Roi accroché à l'accueil comme pour rappeler l'allégeance au commandeur des croyants alors que les superstructures idéologiques (religion) seraient perçues comme un frein à l'assimilation des différents groupes sociaux des exigences capitalistes (d'où le thème de la religion comme facteur de régulation sociale). Etudiant le rapport des sous-prolétaires au travail et au chômage dans l'Algérie des années soixante, P. Bourdieu a avancé l'hypothèse selon laquelle, dans la société traditionnelle, le travail ne s'oppose pas au chômage[14] (il y a toujours quelque chose à faire, ne serait-ce que comme le berger "tailler sa flûte"), mais à la paresse. Le chômage, considéré ainsi, loin d'être une "privation économique", s'apparente surtout à une "mutilation sociale". Ainsi l'ethos[15] traditionnel insiste sur la nécessité d'une occupation quelle qu'elle soit (les petits métiers à titre d'exemple) afin d'assurer la sauvegarde du respect de soi. Une telle représentation du travail le séparait de sa fonction économique, c'est-à-dire d'une rémunération. Il ne s'agissait plus du travail mais de l'occupation. Dans la société maghrébine, le collectif prime sur l'individuel, et le travail est synonyme d'une dignité aux yeux des autres. En d'autres termes, la communauté ne peut éprouver de la compassion qu'envers ceux de ses membres victimes d'une situation objective (les handicapés par exemple) et non de leur paresse décriée à juste titre comme un vilain défaut. Plusieurs personnes mettent clairement le point sur cette vision du travail: "A Casablanca, c'est pas drôle, soit tu travailles et tu deviens digne, soit tu te tailles les angles et tu seras la risée de tout le monde".

     Ce positionnement des populations par rapport au travail dans une société traditionnelle amène à la destruction de la classe ouvrière traditionnelle, "l'épicentre de la contestation du mode de production capitaliste", et permet une précarisation accrue et acceptée par les travailleurs, empêchant par là la formation de la conscience de classe, clé de voûte de la transformation sociale. Pour reprendre l'organisation symbolique des intéressées elles-mêmes telle qu'elle s'articule dans le discours qu'elles énoncent pour décrire leur situation, il y a bien un rapport positif à l'emploi même si elles reconnaissent le caractère répétitif et épuisant du travail[16]. Le retour sur soi pour les jeunes femmes interrogées légitime leur situation, qu'elles analysent en terme de déterminisme social et culturel: "je ne sais ni lire ni écrire et j'ai déjà de la chance de sortir de mon village et de trouver un travail. Après, il faut savoir se débrouiller et faire sa place dans cette jungle. J'ai des frères qui vont à l'école et mon père n'est qu'un pauvre paysan, ses ressources ne lui suffisent même pas pour assurer le train de vie quotidien..."

     Lucides sur elles-mêmes, les travailleuses d'atelier sont conscientes qu'elles ne disposent d'aucun atout à faire valoir objectivement sur le marché du travail. Leur capital culturel est tel que l'atelier devient leur seule chance de travail.

     La reproduction des méthodes de gestion du mode de production capitaliste nous orienterait plutôt vers l'hypothèse que la mondialisation économique si décriée par de nombreux analystes (sociologues, économistes, politologues), et adulée par les ultra-libéraux (toutes chapelles confondues) n'est pas une production ex nihilo fin du XXème siècle. Elle était déjà en germe dans le système capitaliste reproduisant à l'échelle planétaire ses corollaires sociaux (un système d'exploitation créant des inégalités, fabriquant de plus en plus d'exclus, enrichissant les riches en appauvrissant les pauvres).

     Et si la mondialisation était un mythe, une représentation mystifiée et mystifiante de la réalité sous le vernis d'un empirisme un peu court? Quoiqu'il en soit, une constante reste: le système capitaliste ne finit pas d'asservir les masses humaines laborieuses, asservir est ici à prendre dans le sens d'aliénation si évidemment important dans la littérature marxiste.

     La concurrence induite par la mondialisation, surtout des autres pays et en particulier de l'Europe de l'Est, pèse sur les salaires qui sont rarement revus à la hausse. Dans son rapport, J. Arthuis (1993) fait l'estimation suivante des coûts horaire de la main-d'oeuvre, charges incluses pour un ouvrier qualifié en Franc français:

France

55

Maroc

10

Tunisie

11

Pologne

5

Roumanie

2.5

Inde

2.6

Madagascar

1.20

     Cette configuration internationale en matière de coût de la main-d'oeuvre qualifié montre clairement la persistance des pressions sur la main-d'oeuvre locale acculée à accepter le marché et les conditions arrêtées par les entreprises délocalisées et l'Etat, étant donné que l'aire d'action de ces entreprises est transfrontalière. La main-d'oeuvre non qualifiée n'est pas rémunérée sur une base horaire, mais par une rémunération hebdomadaire. Une autre pression constamment mise en avant étant la disponibilité d'autres candidats locaux à effectuer les mêmes tâches aux moindres coûts. Les délocalisations industrielles attestent donc d'une nouvelle division du travail à l'échelle planétaire recourant en cela à la mise à contribution d'une main-d'oeuvre abondante et moins chère dans les pays sous-développés, ceux-ci même qui "opèrent dans une économie réelle". Il est opportun de souligner que mes entretiens avec les institutionnels d'entreprise mettent en relief la volonté des dirigeants de ces entreprises d'opérer cette division: "ce qui m'intéresse moi en tant que chef d'entreprise c'est d'aller là où les coûts sont moindres, où la main-d'oeuvre est disponible, j'offre le travail et j'attends en retour que mes employés investissent pleinement pour l'entreprise". La main-d'oeuvre recrutée oeuvre dans un "salariat" d'exécution, ne bénéficie d'aucune protection sociale et effectue des tâches répétitives 13 heures par jour et 6 jours sur 7. La disponibilité est le critère clé pour intégrer l'entreprise: "nous fonctionnons par commandes, si un marché nous demande 5 000 vestes à fournir dans trois jours, les employés doivent travailler à plein pour être dans les temps...si ça tombe un week-end, tant pis, moi-même je serai présent". Les délocalisations industrielles ont ceci de particulier qu'elles sont imprégnées d'une logique purement comptable: produire et approvisionner le marché européen sans nullement se soucier de la réalité locale.

     Cette situation est plus spécifique au monde de l'atelier qu'il faut bien différencier d'autres services de l'entreprise. En effet, les autres services (service administratif et de direction) intègrent des méthodes rationnelles/occidentales dans leur mode de fonctionnement: horaires stables, pas de flexibilité, "charges" de travail moins lourdes et rapport au travail positif...

Si "le capitalisme n'a pas de patrie" eu égard à son organisation et à sa finalité, il reste par certains côtés tributaire des spécificités locales comme nous allons le voir à travers l'exemple du recrutement de la main-d'oeuvre et du rapport à l'argent et à la "moralité".

Dissemblances entre les deux milieux locaux

Recrutement: entre la force des solidarités villageoises et l'approche bureaucratique

     Le recrutement de la main-d'oeuvre n'est pas le même dans les deux entreprises. A Agadir, il est généralement assuré par la filière relationnelle comme le montre l'exemple de Malika: "J'avais à peine 4 ans quand ma tante Khadija avait décidé de me garder chez elle quelques jours à Casa. Elle habitait seule et travaillait à l'hôpital. Alors comme il n'y a personne qui va rester avec moi à la maison, tata me laissait avec sa voisine. C'était une veille dame sévère et méchante, et même sans coeur. En l'absence de Tata, la femme me menace, et me punit si je bouge de ma place ou si je me mets à la fenêtre. Elle me défend de jouer à quoi que ce soit; par contre quand Tata rentre du travail pour me prendre, elle devient une autre femme gentille et serviable. Je n'arrive guère à la comprendre ni à me défendre. Juste une semaine après, Tata a constaté les traces de punition sur mon corps, elle m'a interrogé et je lui ai raconté ce qui se passait loin d'elle. Depuis ce temps, Tata a décidé de me rendre à mes parents. C'est vraiment une femme qui m'a marquée car elle m'a maltraitée. Je m'en souviendrai toute ma vie même si j'ai 17 ans aujourd'hui. Le samedi 14 novembre est mon jour de délivrance. C'était un samedi, je ne suis pas allée au lycée le matin de 8 heures à midi. L'après-midi, je me suis bien préparée pour aller à une soirée chez ma tante. Il y avait beaucoup de monde, tous s'amusaient et dansaient, j'étais très satisfaite car j'ai chanté deux chansons préparées avec le groupe musical. J'étais très fière car tous les invités m'ont félicité. C'est un jour inoubliable... C'est après qu'un Monsieur m'a prise à part et m'a demandé si je voulais travailler dans une entreprise française comme on travaillait en France. Au début je ne croyais pas un mot de ce qu'il me disait. Depuis toujours, mon rêve est d'aller travailler en France..."

     A l'instar de Malika, la plupart de nos enquêtées est recrutée selon une dynamique relationnelle, en faisant intervenir la solidarité villageoise. Ce sont les anciens qui font venir les nouveaux et les aident à s'adapter aux conditions de travail. On retrouve dans l'atelier des jeunes filles appartenant à la même famille. Cette forme d'entraide, très répandue chez les berbères du sud, dans la France de l'après-guerre, rappelle sans doute la problématique de N. Elias dont le mérite est d'établir un distinguo entre l'établi et le marginal qui s'observe dans toute aire d'accueil. R.E. Park s'est intéressé également à cette question dans le contexte américain. L'encadrement des nouveaux par les anciens faisait recette et a pour effet l'allègement de la lourdeur du travail et l'évitement de conflits au sein de l'entreprise. Les populations rurales au Maroc sont considérées comme les plus dociles et les plus réfractaires à la culture syndicale ou de contestation. Parce que, insiste-t-on, la cordialité fait honneur à son auteur et à sa famille. Toute grève est ainsi appréhendée comme une violence à l'égard de l'autre qui, de surcroît, offre le travail.

     A Casablanca, en revanche, les jeunes filles candidates au travail dans l'entreprise devaient préalablement passer chez l'écrivain public pour rédiger la lettre de candidature. Dans la société marocaine, c'est ce dernier qui assure les différentes correspondances entre les personnes et les institutions. Il remplit en cela de nombreuses fonctions sociales: une petite table plantée ici ou là, l'écrivain public vend ses services à qui veut écrire une lettre, relancer une candidature ou tout simplement "taper" un document.

     La postulante au travail peut alors être reçue par le responsable du recrutement, et le cas échéant être engagée.

     La dimension langagière à l'intérieur de l'entreprise est également un point de différence entre les deux villes, voire entre les différents ensembles de l'entreprise tels que dégagés précédemment. Le monde des secrétaires dans l'entreprise casablancaise articule un français mêlé d'arabe, alors que les travailleuses d'atelier communiquent par le biais de l'arabe dialectal. A Agadir, la dimension langagière au sein de l'entreprise est sensiblement différente, car c'est plutôt le berbère qui est la langue de communication.

Le rapport à l'argent et la "moralité"

     La poussée des bidonvilles à proximité des quartiers industriels de Casablanca (Aïn Sbâa, Hay Moulay Rachid) est l'une des réalités sociologiques qui s'imposent au chercheur - observateur. Le lieu de concentration des entreprises délocalisées est un quartier industriel un peu décevant quant à son architecture et à l'état d'habitation (linge étalé sur les fenêtres, énormément de fumées qui se dégagent un peu partout). Comme l'a soutenu P. Bourdieu (1962), au sein du mode économique dominant et aux marges des villes modernes et industrialisées, il existe des univers économiques similaires à un pont qui relie le sous-prolétaire au monde moderne. Ce pont régit en dernière instance les conduites individuelles, à savoir l'absence de prévisibilité et de calculabilité. A cet univers appartient le bidonville qui réalise "au niveau le plus bas, une forme particulière d'équilibre économique, social et psychologique" sur fond de solidarité.

     A Casablanca, la plupart des filles employées dans les entreprises de l'habillement sont d'origine villageoise et habitent en groupe dans des maisons au coeur des quartiers populaires ou des bidonvilles. Elles s'adonneraient à la prostitution pour nourrir les leurs restés dans les villages alentours. Ainsi peut-on déjà dire que le rapport à l'argent reste l'un des dérivés des situations de pauvreté et induit des comportements sociaux qu'une société traditionnelle et religieuse rejette et décrète comme inacceptables.... Ce sont en grande partie des employées qui n'ont pas un encadrement familial favorable. Souvent orphelines et déracinées, elles émigrent vers la ville dans le but de s'émanciper par le travail. Une fois franchi le pas de l'émigration qui signifie pour les jeunes filles une sorte de déshonneur dans une société à solidarité mécanique, tout comportement pourrait être adopté sans auto-contrainte et sans se soucier du contrôle social. Pourvu qu'elles n'oublient pas les siens, la famille ne s'interroge guère sur l'origine de l'obole. La question qui mériterait un examen attentif est de savoir jusqu'à quel point les familles de ces jeunes sont prêtes à tolérer un comportement qui attente à l'honneur familial.

     A Agadir, la solidarité familiale est un frein à la prostitution et au développement des bidonvilles. Le caractère conservateur de cette ville et l'opacité de la cellule familiale empêchent tout affranchissement des filles du milieu familial. L'hébergement des jeunes employées est assuré par un membre même éloigné de la famille. Comment dès lors rendre compte des modifications de cette structure de base du fait de l'entrée en scène de l'entreprise dans la vie des populations? Il s'agit de relever les interférences/croisements des deux formes de socialisation (primaire et secondaire) et du rôle joué par la cellule familiale dans le processus de définition de soi. Nous pourrions nous inspirer à cet égard de la signification de la socialisation chez P. Berger et Th. Luckmann (1992). Ces derniers distinguent deux niveaux de socialisation: la socialisation primaire se caractérise par l'intégration d'un certain nombre de schèmes qui confèrent à l'individu ses premières références. La socialisation primaire réussie rend la biographie individuelle de l'acteur compréhensible par celui-ci. La socialisation secondaire est l'intériorisation de "sous-mondes" institutionnels; elle est liée à la complexité de la division du travail et de la distribution sociale de la connaissance. Le problème de consistance entre les deux niveaux est central. Il faut souligner que la socialisation secondaire peut conduire à une altération du moi originel. L'échantillon que je me propose d'étudier est considéré comme incorporant ces deux niveaux de socialisation, une socialisation de base (primaire) et une socialisation professionnelle (secondaire) véhiculée par l'entreprise délocalisée.

En guise de conclusion: quelques perspectives de recherche à explorer

     Au stade de cette recherche, plusieurs axes de recherches pourraient être utilement explorés.

1/ Les entreprises délocalisées sont des entités qui s'adaptent aux impératifs et exigences des cultures locales, en intégrant des techniques managériales spécifiques, en tenant compte des représentations sociales, des visions du monde et de la formation identitaire de la main-d'oeuvre recrutée. Parallèlement, ces entreprises impliquent également un certain nombre d'ajustements aussi bien structurels que culturels (recompositions urbaines, pauvreté, prostitution, exode rural...).

2/ L'économie marocaine est une économie "en développement" c'est-à-dire présentant des caractéristiques sociales en transition. Comment donc les individus pensent et agissent-ils dans cette sorte de mutation? Le processus d'industrialisation et ses mécanismes se répercutent-ils généralement sur l'organisation socio-économique marocaine?

3/ Les entreprises délocalisées ne sont pas des ensembles clos, elles doivent donc être cernées dans une perspective beaucoup plus large à savoir l'évolution de la société marocaine sous l'effet de son appauvrissement relatif, de la modification profonde des structures économiques qui la fondent, de l'état de dépendance qu'elle entretient vis-à-vis des économies dites développées.

4/ Les représentations professionnelles et sociales en transition concerneraient non seulement le milieu du travail, mais plus largement la société marocaine: c'est le passage d'une économie traditionnelle, de la dépense, du don et du contre-don, à une économie fondée sur l'accumulation productive du capital et sur l'emprunt de valeurs liées à l'économie "occidentale".

5/ Les effets de l'industrialisation comme l'urbanisation accélérée (l'exode rural), la scolarisation généralisée et la poussée des bidonvilles (accroissement de la demande sociale) affecteraient la formation identitaire de nos enquêtés selon la problématique de K. Polanyi (1983).

     Pour un observateur moyennement informé, le mot délocalisation industrielle signifie la recherche de la main-d'oeuvre disponible et moins chère. Le sens commun appréhende ce phénomène comme une réalité incontournable de la mondialisation économique qui désormais serait un atout de première importance pour les entreprises désireuses de s'élargir. Une telle acception mériterait en effet quelques nuances et amènerait à s'interroger sur les retombées de ces délocalisations industrielles sur les structures socio-économiques, politiques, voire même idéologiques aussi bien des pays d'accueil que de provenance. Il faut en effet en convenir: une autre approche de la "mondialisation" de l'économie est possible. Celle du devenir des cultures locales et des résistances qu'elles opèrent face à l'hégémonie d'un modèle économico-culturel "unique". La mise en exergue de la dimension culturelle dans le cadre de ce travail va indéniablement à l'encontre du modèle proposé par les experts de la science économique dite libérale. Ces derniers nous ont familiarisé avec un langage de type "circulation des capitaux", "accroissement des investissements" tout en négligeant l'aspect humain et les conséquences de l'internationalisation de l'économie dans sa dimension sociale et culturelle. "Village planétaire", "globalisation économique et financière", "circulations des capitaux", "fusions de toute sorte", "places boursières en effervescence", autant de termes qui enrichissent le vocabulaire économique de cette fin de siècle. Les journaux s'en saisissent avec bonheur sans les soumettre à la réflexion critique. Les spécialistes de toute catégorie les manient avec aisance à l'occasion des débats télévisés. Et les spectateurs, ébahis par la rhétorique de ces concepts magiques, les répètent. Ils acquièrent à force le statut des idées-forces, tellement récurrentes qu'ils finissent par s'installer durablement dans les représentations sociales. Ils s'apparentent ainsi à ce que Marx appelle l'idéologie.

     Le décalage existe bel et bien entre la phraséologie des "entrepreneurs de la rhétorique" et les individus qui vivent la "mondialisation" économique en travaillant dans des entreprises multinationales par exemple. Les délocalisations industrielles font partie des catégories de "l'économiquement correct" et se présentent, disent les apologistes, comme une arme contre le chômage dans les pays "en développement".

     En quoi les délocalisations industrielles françaises induisent-elles l'apparition d'une série de figures de pauvreté? Quel type de lien social tend-elle à instaurer? Et comment des populations "pauvres" affrontent-elles "la culture du chacun pour soi" individualiste propre à toute société à division du travail complexe? Une situation aggravée par les retombées des différents ajustements structurels subis par l'économie marocaine.

     Le sociologue pourrait regretter la négligence du facteur humain dans l'approche de ce qu'on appelle l'internationalisation de l'économie[17]. Aussi est-il invité à se pencher sur le lien social basé sur l'honneur et sur les traditions propres à toute société et son hypothétique dissolution face aux assauts du marché qui introduit d'autres façons de se comporter, de travailler et d'épouser un "mode de vie à l'occidentale". L'intrusion, ou l'accentuation des rapports marchands bouleverse-t-il l'armature et l'esprit des cultures locales?

Brahim Labari

Notes:
1.- Ce travail est le fruit d'une investigation de quelques mois dans le cadre d'une thèse de doctorat en cours de réalisation: L'économie contre la culture? Les délocalisations industrielles françaises au Maroc. Etude monographique dans deux villes. Il n'est donc pas encore achevé, c'est pourquoi je me propose simplement de justifier une démarche sociologique d'un objet d'étude classiquement du ressort de la science économique. Les résultats obtenus durant cette recherche étant partiels, j'ai opté pour le relevé des différentes pistes sociologiques des effets d'une logique industrielle dans des aires culturelles traditionnelles. Il va sans dire que les monographies d'entreprises et des deux villes considérées feront l'objet d'un travail ultérieur plus complet. Je me contenterai ici de repérer quelques éléments d'une approche sociologique des délocalisations industrielles dans ces deux villes.
2.- Pour une approche de l'actualité de cette théorie dans le contexte politique marocain, voir Labari (2002a) et en particulier le chapitre préliminaire "Vous avez dit légitimité, mais quelle légitimité?".
3.- On signalera, entre autres, les articles de D'Iribarne (1996) et Masini (1996).
4.- Cf. les conclusions de J. Arthuis (1993).
5.- J'entends par "métamorphoses identitaires" les changements culturels et identitaires induits par l'entreprise française chez les travailleurs et les employé(e)s marocains. A titre d'exemple leurs pratiques de consommation, d'épargne, de crédit, de calcul et tout le prestige qu'il peuvent tirer de leur appartenance à l'entreprise. L'entreprise, comme organisation ouverte, met en interaction d'autres dimensions de la vie des individus comme la famille, l'habitat, le rapport à l'argent et à la consommation, le rapport au temps et à l'espace, au calcul, aux projet auxquels pourrait donner lieu l'accès au travail.
6.- Dans les pages qui suivent j'emploie indistinctement et par commodité les appellations "femmes d'atelier", "filles d'ateliers", "travailleuses d'atelier", "employées d'atelier". La plupart des femmes effectue des tâches d'exécution et partagent de fait les mêmes contraintes de travail nonobstant leurs situations familiales.
7.- Voir notamment M. Gast, M. Panoff (1986), P. Rabinov (1988), L. J. Duclos (1988), B. Labari (2001).
8.- Thami el Glaoui, le puissant Pacha de Marrakech appartenait à une très grande famille féodale berbère. Sous le protectorat français, il était à l'origine de l'exil de la famille royale. Avec une trentaine de Caïds, il avait signé une pétition reprochant au Sultan ses "positions extrémistes" à l'égard du protectorat. Au Maroc, il symbolisait l'homme de tribu, puissant et despote, le chaouch étant l'un de ses sbires les plus fidèles et les plus dévoués.
9.- Le Makhzen (magasin en français) désigne l'autorité centrale chargée de collecter les impôts dans les tribus et d'y faire régner l'ordre. Outre cette fonction politique, le Makhzen en tant qu'armée intervenait aussi pour soutenir, après la mort du Sultan, un de ses fils pressenti pour lui succéder. Dans la tradition sultanienne (du sultan, c'est-à-dire le roi), ce dernier était préalablement désigné comme Khalifa (gouverneur) de l'une des grandes régions du Maroc. Dans le langage politique, le Makhzen est synonyme de la force et de la violence politique...
10.- Pour plus de développements, cf. Denis Collin, (1997) et Labari (2002b).
11.- En tant que culture locale, et non comme un idéal universel, cf. C. Geertz (1968).
12.- Berbère du sud.
13.- S'agissant des travailleuses non qualifiées, la rémunération est hebdomadaire et s'élève à 500 DH, soit 50 euros à Casablanca, et à 350 DH à Agadir, soit 35 euros.
14.- Au sens de perte d'emploi.
15.- "système de valeurs vécues sans être thématiquement portées au niveau de la conscience".
16.- Cf. Ph. Alonzo (1998) ou S. Paugam (1999).
17.- Il faut saluer la rédaction du Monde diplomatique qui consacre périodiquement des dossiers stimulants à cette question.

Références bibliographiques:

Rapports

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Notice:
Labari, Brahim. "Mondialisation et "cultures locales" au regard des délocalisations industrielles françaises au Maroc: éléments d'une approche sociologique", Esprit critique, vol.04 no.10, Octobre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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