Esprit critique - Revue électronique de sociologie
-----
Accueil Information Archives Collaborer Aide
-----
-----
Vol.04 No.10 - Octobre 2002
-----
-----
Numéro thématique - Automne 2002
-----
La sociologie à l'épreuve de la mondialisation: vers un renouveau épistémologique et méthodologique
Sous la direction de Rabah Kechad
-----
Articles
-----

Qu'est ce que l'estimation du soi en sociologie? Contribution à la fondation d'une sociologie de la motivation
Par Lucien-Samir Oulahbib

Résumé:
Comment estimer le plus exactement possible? En classant, objectivement, c'est-à-dire avec une certitude nécessaire et universelle, un résultat. Qu'il s'agisse d'un choix d'objet, d'un comportement donné impliquant ou non autrui, d'une décision économique, d'un jugement éthique, esthétique, politique, le tout au-delà de sa diversité historique, culturelle, sociale. À partir de quels critères? Ceux du développement puisqu'il sous-tend toute action du soi considéré et en est si bien l'enjeu que ce dernier se doit d'en estimer les conséquences selon qu'elles le conservent, l'affinent, le dispersent, le dissolvent, positivement ou négativement. C'est-à-dire, de fait, au moins quatre critères, non arbitraires, qui, soit le renforcent, soit l'amoindrissent. C'est pourquoi nous supposerons que ce ne sont pas seulement des normes mais aussi des fonctions. Car leur rôle permet en même temps de structurer l'action et d'en estimer le résultat, du moins si elles sont saisies de manière objective, c'est-à-dire de façon à la fois nécessaire et universelle. Le soi peut être celui d'un individu, d'un groupe, d'une entreprise, d'un pays, d'un Etat. Sa structure est fonctionnellement capable d'une certaine liberté de choix, d'entrer en interaction et interdépendance avec un environnement. Et elle s'appuie pour cela sur des cadres de référence qui expriment de manière historiquement située ces quatre fonctions, animées par des groupes, et que régulent des institutions. Et si l'estimation du soi veut atteindre un développement de plus en plus objectif, elle fait en sorte que ces quatre fonctions soient saisies à la fois comme critères cognitifs et modalités de comportement. C'est ce que nous proposons ici.


     La possibilité objective et universelle d'un classement[1] intentionnellement basé sur la notion de développement[2] nécessaire[3] implique ce fait fondamental à accepter au préalable: les paramètres permettant d'estimer et ceux qui assurent le développement relèvent de fonctions[4] identiques[5].

     Car il s'agit de classer. Même si c'est difficile et relatif formellement. Mais comme le développement est en jeu, il faut bien avoir comme intention le fait de connaître (cf., note 1), dans la mesure de son possible, les conséquences d'un résultat d'une action, interne ou /et externe. Le problème n'est donc pas de se demander au préalable si tel classement est réellement possible du fait que l'exhaustivité serait hors d'atteinte ou que le soi n'en aurait pas les moyens.

     Car classer découle d'une nécessité du développement qui se doit d'estimer et donc de juger immédiatement ce que les conséquences renforcent (positif) ou amoindrissent (négatif) au sein de la structure[6] de développement d'un soi considéré. Peu importe si cette "immédiateté" est prise en charge plutôt par tel cadre de référence que tel autre, du moment qu'il est possible d'observer, par son intermédiaire, comment cela conserve, affine, disperse, dissout positivement ou négativement, et donc renforce ou amoindrit.

     Mais si l'on veut accentuer l'objectivité du développement afin d'en atteindre la plénitude (ce que nous appellerons ici l'optimum au sens large car elle n'est pas réductible à l'économique), il conviendra de comparer plusieurs cadres de référence, et de tenter de saisir les fonctions de développement elles-mêmes, comme nous le proposons ici.

     Connaître en vue d'un classement basé ainsi sur le développement nécessaire suppose donc deux corollaires, quel que soit le cadre de référence choisi et le niveau cognitif d'estimation à disposition. En premier lieu, il s'agit d'estimer à partir du développement puisque c'est celui-ci qui est l'étalon ultime. Ce qui implique, en second lieu, de considérer que ce genre d'estimation ne déploie pas des critères dont l'objectivité et l'universalité changeraient selon l'objet, le cadre de référence, le niveau d'analyse, ou l'époque historique[7].

     Voilà pourquoi nous les nommons ici des fonctions et non pas des normes (qu'il ne s'agit pas de confondre avec les valeurs).[8]

     Ces fonctions sont au nombre de quatre. Et elles sont objectives, universelles, nécessaires, en ce que leur déploiement qui conserve, affine, disperse, dissout positivement ou[9] négativement est repérable dans l'ensemble des interactions internes et externes. Et ce indépendamment du fait de savoir si le soi considéré les utilise ou non telles quelles, du point de vue de leur rôle dans le développement, ou s'il les saisit plutôt via tel ou tel cadre de référence.

     De toute évidence, elles existent en chacun d'eux.

     Déjà pour leur propre développement et aussi pour conseiller le soi. Puisque celui-ci ne peut pas, de toute façon, ne pas se servir de la conservation, de l'affinement, de la dispersion, de la dissolution, non seulement pour estimer un résultat mais aussi pour élaborer en amont ce qui permet celui-ci, c'est-à-dire l'action.

     Car cette dernière n'est pas réductible au réflexe[10]. Ni au milieu[11].

     Aussi qu'il s'agisse d'une sensation, d'une émotion, d'un regard, d'un sentiment, d'une pensée, d'un jugement, d'une décision -qui impliquent également autrui - mais aussi celles qui englobent l'objet - marchandises, oeuvres réflexives, artistiques, cadres de référence, institutions - à chaque fois, il est nécessaire de se demander si l'action réfléchie, déclenchée, et son résultat, conservent, affinent, dispersent, dissolvent positivement ou négativement[12] le développement du soi considéré.

     Comment?

     Il s'agira par exemple d'observer déjà si le soi est plutôt structuré dans telle fonction que dans telle autre et sous quelle orientation négative ou positive du développement. La saisie se fera en analysant la cohérence des décisions, le rôle des cadres de référence[13] qui supportent les phrases employées et les comportements affichés, le tout pouvant se corréler ou non à tel ou tel groupe de référence[14] qui illustre les cadres.

     Ensuite, il faudra repérer, lorsqu'un événement arrive, comment la structure intègre ou non son impact, et donc se renforce ou s'amoindrit, en repérant dans chaque action le type de fonction de développement déployé.

     Ainsi, même si le soi est divers, spécialisé, que sa forme est toujours située historiquement, et qu'il peut vouloir exclure tout jugement sur lui - en prétendant par exemple qu'aucune objectivité est possible[15] - ce qu'il dit et fait indique immédiatement dans quelle(s) fonction(s) de développement il se trouve positivement ou négativement.

     Ce qui implique que nous n'avons pas besoin de connaître tout le détail des éléments en jeu[16] pour observer dans quelle position de développement chaque soi, considéré, se situe. Il suffira de classer, par fonction et par angle négatif ou positif, les relations affichées sous forme de comportements, de jugements, de choix d'objets réels et virtuels, mobiles et immobiles, à produire et/ou à consommer, ainsi que la fréquence et le type d'emploi des cadres et des groupes de référence supposés les justifier.

Les fonctions de conservation, d'affinement, de dispersion, de dissolution

     Sous quelles conditions, le développement effectif du soi et son estimation peuvent être dits identiques?

Lorsque le résultat atteint par telle action ne correspond pas seulement à des normes, mais aussi à des fonctions non arbitraires de développement. Pourquoi? Parce que leur plénitude de déploiement concerne universellement tout soi et que l'estimation a justement comme objectif d'en permettre la saisie[17]. Du moins s'il peut et veut l'estimer également ainsi.

     Nous allons commencer par la plus déterminante, celle qui est propre à la conservation, puisque c'est celle-ci qui sous-tend en premier toute constance de l'effort déployant l'action[18].

Conservation

     La fonction de conservation a été traditionnellement rattachée au fait de se maintenir identique, malgré le devenir.

     Cela peut s'expliquer dans la mesure où il semble bien que le rôle de la fonction de conservation, dans son versant nécessaire humain, n'est pas de chercher à saisir l'inconnu (comme le fait la fonction d'affinement), mais d'écarter ce qui peut perturber la compacité qu'elle a en mémoire et dont elle détient la charge. D'où d'ailleurs le fait qu'elle s'appuie sur des cadres référentiels et d'institutions extérieures pour l'aider.

     S'agissant maintenant de la constitution de sa structure, plusieurs données montrent que si tout soi se conserve durant l'effort permettant l'action, cela s'institue en vue du développement.

     Certaines études de Nuttin et de Reuchlin, nous montrent que non seulement "la cellule nerveuse n'a pas besoin, pour être active, d'une excitation venant de l'extérieur" (Nuttin, op. cit., p. 30) mais il s'avère, pour Reuchlin, ceci[19]:

"(...) si nous aspirons à comprendre le comportement naturel du système total, nous devons entreprendre son analyse fonctionnelle en termes d'interaction des sous-systèmes qui le composent en précisant le rôle de chacun d'eux. Toute interprétation du rôle d'un sous-système suppose référence à l'opération du système global (but assigné à l'action) et à la signification biologique que cette opération revêt pour l'organisme (approche éthologique). L'implication d'un tel point de vue pour le neurobiologiste (...) est qu'il doit être disposé à adopter une position téléologique et à accorder une attention prioritaire à l'identification du répertoire comportemental habituel des espèces qu'il étudie et des stimulations naturelles auxquelles ces espèces sont normalement sensibles".

     De plus, Reuchlin signale (Ibid., p. 246) la manière dont les collaborateurs de Jean Piaget poursuivent sa recherche, en particulier Bärbel Inhelder, en citant les propos de celle-là, et de l'un de ses collègues (D. de Caprona):

"(...) Le sujet psychologique nous intéresse en tant que sujet connaissant, mais avec ses intentions et ses valeurs. Nous sommes conduits à donner une part importante aux dimensions téléonomique et axiologique de l'activité cognitive, c'est-à-dire aux finalités et aux évaluations produites par le sujet lui-même. Il s'agit donc d'envisager le sujet avec les fins qu'il se donne et les valeurs qu'il s'attribue" (B. Inhelder et D. de Caprona, 1992, p. 22). Le sujet en examen "doit éprouver le besoin de réussir", la tâche qui lui est proposée "doit avoir pour lui un sens" (p. 25). (...)".

     Nous pouvons en déduire que la notion même de développement du soi vivant mais aussi, au niveau sociologique, du soi issu de l'Histoire humaine (individu, groupe, entreprise, Etat) n'a pas seulement en vue la conservation de la structure au sens de maintenance (Nuttin, op. cit., p. 30) mais engrange aussi une dynamique de déploiement[20] qui prouve son existence à autrui et déjà à lui-même, par la réalisation de "but(s) assigné(s) à l'action" pour employer la terminologie du neurobiologiste Jacques Paillard cité par Maurice Reuchlin.

     C'est ce que Joseph Nuttin a également démontré au niveau motivationnel[21] (op. cit., pp. 158, 159) comme nous pouvons le voir dans l'expérience que nous reproduisons ici:

     "(...) Voici une description sommaire de l'expérience (...). Elle a été réalisée avec neuf garçons de 5 ans, jouant avec deux automates (A et B) pourvus chacun de deux manches à poignée et de deux lampes électriques colorées. Dans l'automate A, les lampes s'allument souvent immédiatement après la manipulation d'une poignée par le sujet, mais aussi à des intervalles variables indépendamment de toute manipulation. L'enfant n'arrive donc pas à percevoir l'allumage des lampes comme l'effet de son acte.

     Pour l'automate B, au contraire, les lampes s'allument et s'éteignent en fonction de la manipulation des poignées (à savoir chaque fois qu'une manche est déplacée au-delà d'une certaine limite). Dans une des conditions expérimentales, les lampes de B sont allumées au départ et les manipulations du sujet ont pour effet de les éteindre. Ici, en B, le changement se perçoit donc comme produit par le sujet. (Pour une description plus complète, cf. Nuttin 1973a. L'expérience avec les enfants de 5 ans fut exécutée par notre collaboratrice D. Verstraeten).

     La seule instruction donnée à chaque enfant en entrant, individuellement, dans la chambre expérimentale est qu'il peut jouer avec ces "machines", l'expérimentateur lui montrant d'un geste les poignées des appareils.

     Entre-temps, l'expérimentateur fait mine de vaquer à ses occupations à une table voisine, alors qu'il observe les comportements de l'enfant et note ses commentaires. Deux autres collaborateurs observent l'enfant derrière des miroirs transparents où se trouvent aussi les appareils d'enregistrement et de commande.

     Le comportement des sujets est mesuré en termes de fréquence de manipulations des poignées des deux automates, ainsi qu'en termes du temps total pendant lequel l'enfant joue avec chacun des deux appareils.

     On observe aussi leur comportement et on prend note de leurs commentaires. Finalement, lors d'une deuxième séance de jeu (après un intervalle d'une demi-heure dans une autre chambre de jeu) on observe, en outre, si l'enfant se dirige spontanément vers l'automate A ou l'appareil B.

     Les résultats montrent, pour les différentes conditions, une motivation nettement supérieure de l'enfant pour la situation en B où ses actes sont perçus comme produisant l'effet positif (allumer) ou négatif (éteindre les lampes). Plusieurs données d'observation et les commentaires spontanés des enfants montrent aussi qu'ils préfèrent nettement la "machine" où ils ont le contrôle sur les événements en ce sens qu'ils ont l'impression de produire eux-mêmes les changements observés. C'est ce que -dans un article sur le plaisir-nous avons appelé le "plaisir d'être cause" ou le plaisir de causalité (causality pleasure).

     Le fait de pouvoir manipuler effectivement les événements (compétence et efficacité) paraît donner beaucoup plus de satisfaction que la simple perception de changements automatiques. (...). Dans ce même contexte, il est intéressant de noter qu'on trouve des indices selon lesquels même l'animal préfère, dans certaines conditions, exécuter un acte dont l'effet est de fournir de la nourriture, plutôt que d'avoir la même nourriture "gratuitement" offerte (Jensen[22], 1963; Singh[23], 1970) (...)".

     Nous dirons, dans notre terminologie, que l'enfant cherche plutôt à mouvoir l'appareil B plutôt que l'automate A parce qu'il lui procure plus de preuves de son existence, dont le plaisir d'être reconnu à ses propres yeux, qui lui montre sa capacité capable de créer quelque chose de plus que la seule conservation des gestes de maintenance.

     Ainsi l'estimation de l'enfant oriente son effort vers l'appareil B puisque son but consiste à prendre plaisir dans le fait de se sentir exister actif.

     Dans ce cadre, le fait de réitérer l'action n'aura alors pas pour objet de répéter seulement la séquence mais de considérer que le but de se sentir cause devient l'élément conservateur du schème enfant-appareil[24].

     De ce fait, l'estimation de l'enfant qui conserve, qui rend pérenne, une articulation entre un but (le plaisir d'être cause) et un moyen (l'appareil B) renforce, dans le comportement, le besoin de déploiement du développement.

     Sur le plan sociologique, Raymond Boudon a relevé une étude criminologiste qui semble bien souligner ce besoin d'être cause qui n'arrive pas à se manifester[25]:

"(...) Un spécialiste de la politique de lutte contre le crime (J.Q. Wilson, Thinking About Crime, New York, Basic Books, 1975), fait justement observer que les sociologues et les criminologues ne s'intéressent qu'à celles des causes du crime contre lesquelles on ne peut pas grand chose.

Ces chercheurs ont relevé par exemple, comme Sutherland, que la dissociation familiale joue un rôle décisif dans la genèse du crime. Ils insistent aussi sur les problèmes de statut auxquels sont confrontés les jeunes délinquants.

Des travaux classiques sur les bandes d'adolescents ont bien montré que la délinquance juvénile traduisait souvent un désir de s'affirmer, le besoin d'être reconnu et, en fin de compte, la volonté de s'intégrer beaucoup plus que celle de s'opposer: lorsqu'on ne peut pas se faire remarquer ou reconnaître de façon positive, on peut être tenté de déployer sa nuisance value[26].

Plusieurs théoriciens de la criminalité ont ainsi profondément renouvelé notre vision de la criminalité en montrant que la délinquance devait être considérée non comme une "révolte contre la société", mais, au contraire, comme l'expression d'un désir d'intégration".

     En ce qui concerne la classification proposée ici, nous dirons que sous l'égide de la fonction de conservation dans son aspect positif, les comportements, les choix relationnels et les choix d'objets, seront des résultats de l'action que l'on estimera dans l'unique mesure où ils renforcent le plaisir à agir en tant que soi (individu, groupe, entreprise, nation, Etat).

     Les résultats seront alors saisis essentiellement.

     C'est-à-dire en fonction de ce qu'ils apportent, renforcent, en substance et non pas à partir de ce qu'ils signifient comme ostentation.

     Observons maintenant son aspect négatif.

     Selon que le soi considéré, (individu, entreprise, Etat...), arrive à se déployer comme il l'entend, et comme il le peut, il va atteindre un certain résultat qui l'estimera déjà à ses propres yeux.

     Ce résultat peut cependant ne pas correspondre (en vérité de développement) à ce qu'il prétend pourtant y estimer.

     Le problème, pour le chercheur, sera de ne pas seulement chercher à comprendre pourquoi il existe tel ou tel écart, mais de souligner aussi en quoi l'insistance à dénier telle classification objective va se traduire en telle ou telle conservation négative qui est, du point de vue du développement, un manque de réalisation à être soi. Et ce manque se compensera par l'agressivité et l'excès de justification venant déformer la réalité objective.

     Ainsi la conservation négative niera que le monde et l'autre ne sont pas seulement ce qu'elle y perçoit. Et cette négation, non plus seulement logique mais effective du point de vue relationnel, a précisément pour conséquence comportementale de promouvoir la fermeture, la clôture, en direction du monde et en direction d'autrui. C'est le monopole qui uniformise, ne vise qu'une seule fin: l'absence de perspective, dans tous les sens du terme, et pour tout autre.

     La négativité effective est alors exclusive. Et elle pose sa déformation comme seule forme possible. Du moins tant qu'une remise en cause interne (estimation s'exprimant également par tel cadre de référence, que l'on peut certes relativiser, voire dissoudre négativement...) ou externe (baisse de résultats, avertissements des groupes référentiels positifs et d'institutions régulatrices) ne vient pas y mettre obstacle.

Affinement

     En quoi l'affinement serait-il une nécessité fonctionnelle?

     Du fait qu'il ne suffit pas de se conserver par la seule persévérance ou par le seul effet concentrique, sous peine de voir son développement être bloqué à terme puisque chaque interaction apporte son lot d'informations nouvelles susceptibles de rendre nécessaire non seulement des adaptations mais aussi des transformations[27].

     Ainsi, l'expérience historique nous démontre qu'un individu, mais aussi une entreprise ou un Etat, qui privilégieraient le seul acquis légué par les générations antérieures, ou le seul principe d'autorité du tu dois dans la gestion des émotions, des motivations, des ressources humaines, et des relations internationales, peuvent voir leur efficacité et leur degré de manoeuvre s'éroder (et donc perdre en conservation positive). Car la justification du devoir être et du souci d'appartenance n'est plus supportée par le plaisir d'être cause de réalité nouvelle.

     Il est en effet patent de constater que la routine et le manque de curiosité, d'innovation, entraînant un manque de souplesse, d'ouverture, de recherche inédite, d'enjeu collectif, ou l'absence d'échange réciproque dans un système viable d'alliances, peuvent non seulement empêcher l'affinement mais également altérer la conservation du soi considéré qui se croyait pourtant à l'abri dans le statu quo.

     Il est vain de penser dans ce cas que la seule extériorisation de moyens financiers, ou militaires, la captation redondante, non évolutive ou agressive du marché des échanges, ou encore l'ostentation permanente dans ses relations et ses choix d'objets, suffisent pour être reconnu comme être raffiné, renommé, ou entreprise réputée, ou encore nation prestigieuse. Or il s'avère que la conservation de soi dans son aspect positif se renforce en refusant de réduire la force des rapports au rapport de force, et en acceptant la nécessité de se perfectionner. C'est-à-dire jusqu'à admettre une altération, un devenir, et donc une certaine réorganisation.

     Celle-là s'avère positive lorsque le mouvement d'ensemble semble se diriger non pas vers une régression, une perte sèche de certaines habitudes, avantages, position confortable, mais vers un plus de concordance avec la nécessité d'évoluer avec et en le monde, qui amènera à terme une position beaucoup plus solide, en termes de fonctionnalité et aussi de confort. C'est ce travail, là, d'estimation qui peut être nommé l'optimum au sens large, puisqu'il conçoit le développement en affinement.

     Les preuves empiriques sont abondantes. Ainsi le désir insatiable et désintéressé de connaissance, c'est-à-dire visé pour lui-même. Mais aussi la plus grande curiosité pour ce qui est nouveau, le souci permanent de développer les émotions liées au beau et au sentiment de justice, le souci de la perfection, l'altruisme, la volonté de développer les valeurs que représentent les vertus morales et intellectuelles dans un sens conforme au développement-optimum du soi et qui s'est déployé sous le vocable de rectitude[28].

     Toutes ces données se sont déployées dans un certain nombre d'oeuvres artistiques et des pratiques éthiques et sacrales. Elles montrent toutes la nécessité fonctionnelle de re-présenter[29] en vue de souligner ce qui compte effectivement comme valeurs pour se développer.

     Le versant altéré dans son sens antinomique fera de l'affinement une sophistique sans autre objet qu'elle-même, modifiant le luxe en ostentation, la volupté en luxure dans laquelle le plaisir n'est même plus visé (comme s'il s'agissait d'expier l'arabesque du raffinement par son errance définitive).

Dispersion et dissolution

     S'agissant maintenant des fonctions de dispersion et de dissolution, l'idée sous-jacente à toutes deux est celle de la discontinuité. Elle va d'une alternance nécessaire (car il existe plusieurs dimensions de la pensée et de l'action liées à la diversité constitutive du soi et portées par divers cadres de référence, et que tout l'effort humain ne peut perdurer dans un seul sens) à une dispersion altérante qui, soit dissipe positivement le soi, soit le désorganise négativement.

     S'agissant de la dispersion et de la dissolution positives, il est par exemple constaté d'expérience que l'imaginaire, le ludique, et tout simplement l'alternance des dimensions de la pensée et de l'action permettent de voir celles-ci sous divers angles. Ce qui est nécessaire pour le développement du soi composé diversement. Ainsi l'approche plastique ne se satisfait pas des dimensions cognitives multiformes qui la limitent puisque les émotions et les souvenirs sont également requis.

     La dispersion et la dissolution positives se distinguent de la façon suivante:

     Autant la dispersion positive cherche dans l'imaginaire, le ludique et la diversité des angles, à déployer la combinatoire des possibles, autant la dissolution positive vise à suspendre, voire écarter les formes et les actions estimées inadéquates avec la disposition arrêtée du développement considéré.

     Ainsi, il est possible que telle analyse suffise sous tel angle alors que sous tel autre elle nécessiterait un plus ample développement. Ou que telle appréciation d'une interaction soit suffisante sous tel rapport alors qu'elle ne l'est pas sous tel autre. Par exemple, lorsqu'il s'agit de considérer l'épaisseur psychique d'un tricheur ou d'un meurtrier, voire d'en étudier la genèse, la dispersion positive peut tenter d'en comprendre, par empathie, les circonvolutions, tandis que la dissolution positive arrêtera une détermination de l'acte incriminé dans un jugement formalisé selon l'époque sous tel énoncé juridique.

     Cette distinction de niveaux d'analyse n'est cependant pas admise par la dispersion et la dissolution négatives.

     La dispersion négative va en effet négliger le fait qu'il ne soit pas possible de saisir les choses uniquement de façon abstraite et donc exigera d'en déployer les traits, infiniment, mais au sens négatif. Ce qui implique, par exemple, que la tentative de comprendre telle histoire n'est plus visée en tant qu'espace imaginaire permettant diverses combinaisons de sens mais dans la seule mesure où elle permet une distorsion sans autre but que l'errance sans fin dans tous les sens du terme.[30]

     Ce qui empêche toute détermination, y compris le fait seul de désigner, puisque se faisant l'on définit quelques traits alors que la dispersion négative cherche précisément à s'en soustraire. Et débouche immanquablement sur la dissolution négative.

     En effet, si aucune détermination n'est possible, cela signifie qu'aucune synthèse n'est concevable. Ce qui implique que l'estimation est impossible par manque de coordination, d'unité, semblable sur ce point à ce qu'il est possible d'observer dans le cadre de la dimension sensori-motrice[31].

     Mais si aucune estimation n'est concevable, aucune poursuite du développement n'est concevable. En effet, aucun tri, aucun choix, ne peuvent s'établir, même pas les préférences sensibles. Car l'on ne voit pas pourquoi et surtout comment telle interaction pourrait être choisie, sinon au hasard, puisqu'en absence de qualification, elles sont toutes équivalentes, même si, cependant, il existe objectivement des variations dans les quantités d'intensité.

     Que pouvons-nous déjà en déduire du point de vue de la méthode de classification proposée ici, c'est-à-dire articulant, dans un même mouvement, estimation et développement?

     Ceci: face à tel ou tel résultat de l'action, le problème n'est pas seulement de signaler que tel ou tel comportement ou telle détermination relève par exemple de la manière dont on applique la loi morale ou le jugement esthétique.

     Il s'agit aussi de classer de manière à ce que cela soit effectivement estimé par le développement du soi considéré. Surtout lorsqu'il cède à certains groupes qui relativisent de façon a priori les conseils venant des cadres de références traditionnels. Ou à l'inverse lorsqu'il accepte l'influence d'autres groupes qui les durcissent en les posant comme étant les seuls valables.

     Le meilleur moyen de prouver que le classement n'est pas partisan impliquera alors de s'appuyer principalement sur le point de vue du développement afin de démontrer, dans le détail s'il le faut, ce qu'apporte, objectivement, c'est-à-dire nécessairement, non seulement tel comportement, mais aussi telle oeuvre, au soi considéré.

     C'est ce que nous allons maintenant accentuer dans six exemples qui illustrent l'utilité théorique et pratique de notre classification.

     Les deux premiers exemples ont à voir avec l'interaction à autrui, le troisième touche à l'économie d'entreprise, le quatrième au rôle du politique, le cinquième concerne l'influence du milieu social.

     Le sixième exemple sera plus amplement développé car il étudie précisément en quoi la classification proposée permet d'établir une solide distinction entre élément constitutif du soi et élément historique (qui lui donne une forme organisationnelle en devenir).

1. Quelqu'un frappe à la porte, prononce un nom, mais il s'est trompé d'étage. La personne peut juste lui signaler qu'elle n'est pas celle qu'il recherche (conservation positive), lui claquer la porte au nez (conservation négative) et aussi le renseigner du mieux qui soit (affinement positif), même si on profite de la situation pour se distraire (dispersion et dissolution positives), quoique parfois on puisse aussi lui donner trop d'information (affinement négatif). On peut également le tromper en donnant involontairement une réponse erronée (dispersion négative) ou volontairement perverse (dissolution négative).

2. Dans un couple, l'une des deux personnes désire se rendre à une invitation, l'avant-première d'une chorégraphie et le fait savoir à la seconde. Celle-là répond que cela ne l'enchante guère (conservation positive) mais qu'elle veut bien perdre du temps à l'accompagner (dispersion et affinement positifs). Entendant cela et loin d'être contente, la première personne rétorque qu'elle ne voit pas pourquoi cela n'enchante pas la seconde (conservation négative), et considère que, dans ces conditions, il serait préférable que celle-ci ne vienne pas (dissolution négative). Cette dernière réagit en écartant cette pression (dissolution positive) par une critique sur le fond en stipulant que de toute façon pour elle cette chorégraphie ne lui dit rien qui vaille (conservation positive).

     La première personne peut argumenter sans fin (dispersion et affinement négatifs), réagir violemment (conservation négative), s'en aller seule (dissolution négative) tenter d'argumenter (conservation positive), comprendre qu'autrui ne partage pas son estimation (affinement positif).

     Si l'on prend maintenant plutôt des groupes, l'Histoire nous a montré qu'il en existe toujours en développement altéré car leurs intérêts multiformes les incitent à se maintenir en position de conservation, de dispersion et de dissolution négatives. Mais il existe aussi des groupes dont la recherche en conservation et en affinement positifs tente de faire évoluer les cadres de référence et les institutions vers une (a)perception plus à même de renforcer le développement objectif du soi[32].

3. Pour une entreprise, le jeu des quatre fonctions composant le développement et son estimation, peut à la fois se déployer et s'estimer, et donc être immédiatement classé - du point de vue de la nécessité propre au développement objectif - comme suit:

     On maintient une certaine position cohérente en productivité (conservation positive) que l'on peut chercher cependant à tenir coûte que coûte (conservation négative), voire à accroître pour des raisons de dépendance liées en priorité non pas à la contrainte concurrentielle mais à la contrainte spéculative telle la pression de certains actionnaires (dissolution négative).

     On le fait alors en réduisant uniquement les coûts non seulement logistiques, ce qui peut se comprendre surtout lorsqu'il s'agit d'économie d'échelle, mais salariaux. Or cela peut entraîner un surcroît de travail pour le personnel restant, payé pourtant la même somme, et qui n'a alors comme d'autre issue que de partir, (dispersion et dissolution négatives) ou d'engager l'épreuve de force (conservation et affinement positifs)[33].

     Ainsi l'entreprise confrontée à une telle situation ne cherche pas à innover (conservation et affinement positifs) alors qu'une adaptation (dispersion positive) doublée d'une prise de risque mesurée (dissolution positive) pour devancer l'évolution du marché, pourrait éviter de telles positions extrêmes. Comme le fait de réduire drastiquement les coûts par le licenciement et aussi de fermer les yeux sur la validité de certaines pratiques et la composition de certains produits (conservation, dispersion et dissolution négatives).

     Un développement optimum du soi propre à l'entreprise nécessiterait plutôt l'estimation suivante. Il faut savoir éviter les prises de risques irréalistes (affinement négatif) ou compliquées (dispersion négative), tout en ayant le souci que chacune des parties prenantes puisse se placer en position d'affinement et donc en situation de recherche permanente pour améliorer l'optimum de l'ensemble, sans cependant sombrer dans l'effervescence de l'ardeur performative (dispersion négative) que pourrait créer une situation d'actionnariat[34].

     Cela peut s'effectuer par le renforcement de l'esprit d'entreprise en le basant sur le développement effectif de chaque soi considéré. C'est-à-dire en ayant le souci permanent que chacun soit reconnu, soutenu par divers apports, et invité à donner, réellement, son avis, au-delà des divisions hiérarchiques. Car il s'agit de comprendre la nature toujours interactive des frictions.

     Par ailleurs, le soutien envers des actions de solidarité, et, surtout, l'ouverture du capital à ses propres employés et équipementiers divers plutôt qu'à des fonds de pension uniquement liés à des impératifs spéculatifs peut non seulement conserver mais affirmer l'image de l'entreprise (affinement positif).

4. Pour un Etat (ou une Union), la corrélation entre estimation et développement effectif peut se percevoir ainsi: l'on peut chercher à maintenir l'ordre social en veillant à ce que chacun ait ce qui lui revient selon sa compétence au sein de la division du travail (conservation positive).

     Cependant un Etat ou une Union ne peuvent pas se contenter de maintenir un ordre social comme s'il s'agissait d'un ordre "naturel" au même titre que l'ordre végétal ou animal (conservation négative).

     Ce qui implique de gagner en cohérence et en densité (conservation positive) en permettant un développement effectif de chaque soi selon son possible (affinement positif), qui, de toute façon, donnera un plus à terme, puisque plus il y a de compétences, plus la division sociale du travail, au sens de "la solidarité organique" de Durkheim[35] est efficace (affinement positif)[36].

     Mais cette volonté d'affinement peut aller trop loin. Par exemple, en exigeant que tous aient la même chose, peu importe l'apport de compétence. Or ceci est non seulement inégalitaire, car cela reviendrait à récompenser aussi bien le travail que l'oisiveté (affinement négatif) mais c'est à l'évidence intenable.

     Néanmoins, comme le politique n'est pas fonctionnellement obligé de concevoir l'ordre social humain à la façon d'un ordre "naturel" animal ou végétal, il s'avère qu'historiquement, son objet a évolué puisque dans maints pays, il ne s'agit plus pour lui d'assurer seulement la sécurité physique mais aussi de contrebalancer les inégalités de naissance et de milieu dans la mesure du "possible". Seulement c'est précisément la définition concrète de ce possible qui est en perpétuel débat, du moins en régime démocratique (conservation et affinement positifs).

5. Observons maintenant dans quelle mesure le contexte social peut influencer l'estimation et donc le développement, ce qui peut se traduire par le choix de tel comportement (pensée, regard, attitude) dans l'action[37]:

     "(...) Un incident rapporté par le secrétaire de Voltaire, Longchamp, l'ancien valet de chambre de son amie, la marquise Du Chatelet, dans ses Mémoires, illustre bien le mépris dans lequel sont tenus les domestiques, même par les intimes de Voltaire. La marquise ayant profondément troublé son valet de chambre en lui dévoilant, au bain, sa nudité, lui reproche sur un ton insouciant d'être négligent et de ne pas l'arroser convenablement d'eau chaude. Brandes, qui rapporte l'anecdote dans son livre sur Voltaire (traduction allemande, Berlin, s.d., tome I, p. 340-431) ajoute ce commentaire:

"Elle n'éprouve aucune gêne à se montrer nue devant son laquais; en tant que femme de la haute société, elle ne voit pas vraiment en lui un homme...". Cet incident éclaire un aspect important de l'homme de cour. Le fait qu'il eût à ses ordres toute une couche sociale dont les pensées ne l'intéressaient pas le moins du monde, avait pour conséquence que les membres de la couche seigneuriale se gênaient bien moins, dans leurs gestes intimes, en s'habillant et en se déshabillant, au bain et à d'autres occasions, que des personnes moins entourées de domestiques. La noblesse de cour ne s'impose pas plus de retenue devant ses domestiques que le roi devant ses nobles".

     Observons tout d'abord qu'il n'est pas sûr que la marquise "méprise" son laquais - pas plus que le roi ne méprise les nobles qui l'entourent en se déshabillant devant eux nous relate plus haut Elias -, parce qu'elle ne le considérerait pas comme un "homme".

     En fait il est possible d'énoncer plutôt ceci: le laquais ne représente pas les signes suscitant la reconnaissance sociale que le statut de marquise est censé conserver. Celle-ci ne peut donc déjà pas l'appréhender du point de vue du jeu social.

     Certes on peut rétorquer qu'il faudrait qu'elle puisse percevoir l'homme "en soi" à partir de considérations uniquement liées à des attitudes découlant de sa personnalité intime, comme une certaine façon de se déployer, de plaisanter, ou encore d'être si bien fait de sa personne physique qu'elle susciterait une attraction d'ordre uniquement plastique (affinement négatif).

     Mais quand bien même cela pourrait être possible, l'on ne voit cependant guère en quoi cette attention, niant la dimension statutaire, serait automatiquement plus "humaine". Car on glisserait, imperceptiblement, d'une attention structurée par le code social, à une attention dite plus "sincère", mais qui, en fait, s'appuierait sur les seules variables "naturelles" excluant, elles, tout défaut quant à la présence d'être.

     Si nous étudions maintenant l'ensemble de cette problématique à partir de notre grille d'estimation, il semblerait que le problème n'est pas tant que la marquise ait le statut d'une marquise mais qu'"ayant profondément troublé son valet de chambre en lui dévoilant, au bain, sa nudité", elle "lui reproche sur un ton insouciant d'être négligeant et de ne pas l'arroser convenablement d'eau chaude".

     Dans la classification proposée ici, nous dirons ceci: cette marquise semble avoir seulement actualisé le développement de son soi au sein de l'angle altéré (négatif) des fonctions de conservation, de dispersion et de dissolution. Tandis que l'angle nécessaire (positif) de la fonction de conservation sans parler de la fonction d'affinement, perçue également en son angle positif, est hors d'atteinte. Observons pourquoi.

     La fonction de conservation dans son versant positif n'est pas ici décelable car en soulignant que le valet ne l'arrose pas "convenablement d'eau chaude", la marquise ne "voit pas", en même temps, qu'elle a "profondément troublé son valet de chambre".

     De ce fait, elle s'en tient uniquement à une conservation pour une part altérée, et donc négative. C'est-à-dire qui pose, ici, tout autre que soi comme inexistant; ce qui peut se concevoir statutairement, mais pas au point de ne pas comprendre la réaction d'autrui. Surtout lorsque l'interaction est si intime et déclenche une réaction agrégative, ici, le trouble, "profond", du valet de chambre.

     Or, en position de conservation ou d'affinement nécessaire (positif), il n'est pas sûr que la marquise ne puisse pas demander au valet de se retirer, au moins le temps qu'il reprenne ses esprits. Ce qui pourrait également impliquer d'appeler plutôt une domestique, puisque le propre même des deux fonctions de conservation et d'affinement positifs consiste précisément à élargir sa perception afin d'être en position d'accroître, voire d'optimiser l'ordonnancement du plus grand nombre de variables internes et externes.

     Le résultat consistera à choisir des attitudes qui prennent en compte la présence d'autrui puisque le propre développement de celui-ci participe et renforce l'accès au plaisir d'être cause.

     Seulement il s'avère, ici, que la marquise n'a guère ordonnancé comme état de conscience ce genre d'estimation. Et si nous avions à caractériser encore plus l'état donné du développement de son soi, nous ajouterions que sa conservation négative s'accentue par l'affinement négatif.

     Ainsi, "elle lui reproche sur un ton insouciant d'être négligent". Ce qui est là une sophistique, "elle lui reproche sur un ton insouciant", comme si elle s'en amusait donc, tout en empêchant cependant de lire son ton "insouciant" de façon positivement dispersive puisqu'elle le "lui reproche"...

     Quant au domestique troublé, la difficulté pour lui consisterait à se protéger de cette excitation en estimant (par la conservation positive) que la marquise ne le nie pas, nécessairement, en tant qu'homme, mais bien parce que cette marquise ne peut le "voir" indépendamment de son statut, et, aussi, du fait que son comportement ne soit pas des plus affinés.

6. Nous avons pour l'instant tenté de montrer que lorsqu'il s'agit de classer un résultat de l'action, l'estimation et le point de vue du développement sont coextensifs l'un à l'autre. Observons maintenant comment la perception de ce dernier peut être si sujette à confusion qu'elle entraîne des difficultés théoriques majeures, et comment la classification que nous proposons permettrait d'y remédier. Nous en ferons la démonstration par le commentaire d'un texte de Max Weber[38]:

"(...) La "soif d'acquérir", la "recherche du profit", de l'argent, de la plus grande quantité d'argent possible, n'ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif - comme ont pu l'être ou l'ont été des gens de conditions variées à toutes les époques et en tout lieu - partout où existent ou ont existé d'une façon quelconque les conditions objectives de cet état de choses. Dans les manuels d'histoire de la civilisation à l'usage des classes enfantines, on devrait enseigner à renoncer à cette image naïve. L'avidité d'un gain sans limite n'implique en rien le capitalisme, bien moins encore son "esprit". (...).

(Ce) qui fait le caractère spécifique du capitalisme - du moins de mon point de vue - (c'est) l'organisation rationnelle du travail (...)".

     Si le capitalisme ne crée pas la soif d'acquérir, puisqu'elle lui préexiste historiquement, d'aucuns peuvent immédiatement objecter qu'il la "rationalise". C'est-à-dire l'accentue par quelques biais: en lui donnant plus techniquement d'"organisation", par exemple dans le travail, comme l'énonce Weber lorsqu'il tente de définir le "caractère spécifique du capitalisme", ou en offrant plus de motivation dans le désir d'acquérir puisque le capitalisme, en prouvant que son action est efficace en accroît la "soif".

     De deux choses l'une à ce stade: soit l'on persiste à penser que puisque le capitalisme accentue celle-ci, en le détruisant il sera possible de sinon éteindre du moins de freiner cette dernière. Or rien n'est moins sûr comme il a été démontré expérimentalement en Russie et ailleurs.

     Soit l'on considère qu'il vaudrait mieux réfléchir à ce qu'il en est, réellement, de sa rationalisation de l'activité humaine et ce afin de pouvoir disperser et dissoudre positivement ses effets négatifs.

     Certes, le capitalisme, en tant que processus de rationalisation, comme l'énonce Weber, s'étend aujourd'hui jusqu'à l'univers, l'infiniment petit et même les constituants biologiques et psychosociologiques du soi. Seulement le problème n'est pas dans l'extension même, mais plutôt dans le fait que le capitalisme est d'abord une technique de rationalisation de l'organisation, non une philosophie politique (même s'il semble bien que seul le régime démocratique le favorise).

     Il n'a donc pas pour dynamique interne de se freiner, de lui-même. Ni d'arrêter les confrontations qui en résultent lorsque les diverses "soifs" en présence mesurent leur volonté de conservation et oscillent entre le positif et le négatif.

     Ceci implique alors, et très strictement, la nécessité d'un cadre politico-juridique extérieur à sa dynamique. Afin, justement, qu'un point de vue d'ensemble visant, selon notre classification, plutôt à la conservation et à l'affinement du développement effectif de chaque soi, permette de "limiter" et donc de disperser, voire de dissoudre, ses conséquences altérantes, puisque ce point de vue est celui du développement effectif du soi.

     Mais ici, il ne suffit pas de s'en tenir à cette conclusion politique.

     Car si notre classification a la prétention de déterminer, scientifiquement, c'est-à-dire objectivement et universellement, l'estimation du développement dans son ensemble, elle se doit alors d'englober également cette "soif" même d'acquérir du point de vue constitutif. Dans une première approximation, il semble qu'on puisse l'inscrire comme élément permanent du développement du soi qui relève selon nous plutôt de la fonction de conservation du soi que de celle de son affinement.

     Nous supposerons en effet qu'autant la "soif d'acquérir" s'inscrit, au sens large, comme étant une donnée poussant au maximum le déploiement de la conservation du soi, autant cependant son optimum, qui se déploie pleinement dans la fonction d'affinement, ne s'en suffit pas. Car nous avons vu que dans l'idée constitutive même de l'affinement s'inscrit l'idée de développement du soi sans autre enjeu que son propre perfectionnement.

     Observons néanmoins que la conservation, en tant que fonction, s'étend également, par principe constitutif, à celle de l'affinement. En effet, l'affinement se doit de persévérer fonctionnellement dans son être et donc de se conserver. Il en est de même pour chaque fonction. L'affinement connaîtra donc aussi une "soif". Et celle-ci aura aussi comme dynamique le fait de chercher à "acquérir" ou plutôt à "auto-acquérir" une perfection, permanente, de soi.

     Le problème sera cependant toujours le même lorsqu'il s'agira de l'estimer. Car il faut toujours évaluer si cette perfection va bien dans le sens nécessaire du positif. Ou si elle se dirige dans sa direction altérée antinomiquement: par exemple en se transformant en solipsisme (en monopole), en sophistique niant non seulement logiquement, mais physiquement la présence d'autrui.

     Ainsi lorsque l'on applique notre classification, cette "soif d'acquérir" est donc liée en permanence au développement du soi et peut se spécifier comme variable extrême de la fonction de conservation.

     Mais elle ne peut cependant y réduire le soi car celui-ci n'est pas obligé de seulement "acquérir" en vue de se conserver. Il peut aussi décider d'en affiner l'aspect positif vers un optimum donné. Non pas seulement par choix éthique mais aussi fonctionnel. Car le propre du développement, surtout s'agissant des activités humaines, doit comprendre nécessairement certains aspects désintéressés au sens large, c'est-à-dire extérieurs: qu'il s'agisse du politique, de l'indépendance de la réflexion, du souci d'innover.

     Nous avons supposé ici que le soi pour se développer ne peut pas ne pas estimer et donc analyser au minimum le résultat de son action. Le problème pour le soi considéré sera alors d'atteindre l'objectivité. Il s'appuie en général sur les cadres de références adéquats ainsi que les groupes qui les actualisent. C'est justement leur tâche constitutionnelle, dans tous les sens du terme[39].

     Néanmoins, il lui faudra être vigilant sur le fait que tel cadre et tel groupe ne l'influencent pas de telle sorte qu'il déforme son estimation d'ensemble et donc son développement.

     De ce fait, pour que le soi s'assure d'opter pour le bon choix en matière de cadres et de groupes de référence, et qu'il agisse plutôt vers l'optimum - car ce n'est qu'ainsi que l'on peut atteindre la plénitude du développement - le soi considéré devra veiller à vérifier par une méthode objective et universelle de classification si son action et son résultat le renforcent réellement.

     C'est-à-dire si le cadre de référence et le cercle d'action qui l'incarne l'aide positivement à conserver et affiner les conditions de son déploiement impliquant autrui, d'une part, et, d'autre part, l'aide à disperser, dissoudre, ce qui, en permanence, va à l'encontre de sa réalisation pleine et entière.

Lucien-Samir Oulahbib

Notes:
1.- Sur la classification, Bertrand Russel avait dit ceci dans ses Principia mathematica (écrit avec Whitehead, 1910-1913) et qu'il commente dans histoire de mes idées philosophiques (Paris, Gallimard, coll TEL, 1961, p. 109):

"(...) ce qui donne son unité à une classe est seulement l'intension qui est commune et particulière à ses membres. Cela est évident quand nous avons affaire à une classe dont nous ne pouvons énumérer les membres. Dans le cas des classes infinies, l'impossibilité de l'énumération est évidente; mais c'est également vrai de la plupart des classes finies. Qui, par exemple peut énumérer tous les membres de la classe des perce-oreilles? Néanmoins, nous pouvons formuler des jugements (vrais ou faux) sur tous les perce-oreilles, et nous le faisons en vertu de l'intension par laquelle est définie la classe. (...)."

De même Husserl avait noté (1901, 1921, Recherches logiques, recherche VI, volume 3, Tubingen, Puf, Epiméthée, 1974, p. 36) que si c'est bien "l'intention" qui "remplit" et "unifie" par des "actes de pensée" la perception, il s'agit aussi de "connaître". Ce qui implique que les actes de pensée deviennent également des "actes de classifications" (idem, p. 39).

2.- Le psychologue Maurice Reuchlin souligne cette dépendance du cognitif au développement:

"Un cognitiviste représentatif, D. A. Norman, en vient à considérer (1982) que les processus intercalés entre stimulus et réponses constituent d'abord un "système régulateur" chargé d'assumer les fonctions propres aux êtres vivants, et donc absents chez les ordinateurs: survivre, trouver de la nourriture, se protéger contre les agressions, former des familles et des sociétés, se reproduire, protéger et éduquer les jeunes, etc.

Le "système purement cognitif" n'est pour Norman que l'auxiliaire de ce système régulateur, même si cet auxiliaire est devenu capable dans une certaine mesure d'un fonctionnement autonome. La position de Norman n'est qu'un exemple de l'évolution de l'attitude de certains cognitivistes. On en trouvera plusieurs autres dans M. Reuchlin, 1990a, chap.I, et d'autres encore après cette date. Dans un ouvrage publié sous la direction de R.G. Lister et H.J. Weingartner (1991) sur les perspectives de la neuroscience cognitive, un chapitre est consacré à la "modulation de la cognition" sous l'effet, par exemple, du stress, de l'anxiété ou de l'émotion." Totalités, éléments, structures en psychologie. Paris, Puf, Collection psychologie aujourd'hui, 1995, p. 258.

3.- Le nécessaire sera ici perçu selon la double acception aristotélicienne liée à la notion de fonction (voir note 4) et aux conditions de son déploiement:

"En résumé, le mode de démonstration qu'il faut adopter est celui-ci: en supposant, par exemple, qu'il s'agisse de la fonction de respiration, il faut démontrer que, la respiration ayant lieu en vue de telle fin, cette fonction a besoin, pour s'exercer, de telles conditions, qui sont indispensablement nécessaires. Tantôt, donc, Nécessité veut dire que, si le pourquoi de la chose est de telle façon, il y a nécessité que certaines conditions se réalisent; et tantôt Nécessité signifie simplement que les choses sont de telle manière et que telle est leur nature", Aristote. Traités des parties des animaux et de la marche des animaux. Traduction Barthélemy Saint-Hilaire, 1885, Hachette, T.1, livre 1, chapitre 1, 38, p 32-33, bibliothèque de la Sorbonne.

4.- D'après le petit Robert, le terme de fonction renvoie au latin functio (1539), accomplissement, du verbe fungi, s'acquitter. Le terme est lié chez Aristote à la notion de "nécessaire" (note 3) et aussi à celle de "quiddité": "La quiddité d'une chose, dit excellemment Ravaisson (Essai sur la Métaphysique d'Aristote p. 512), n'est pas tout ce qu'elle est, mais seulement tout ce qu'elle ne peut pas ne pas être"; c'est l'ensemble de tous les éléments permanents et inaltérables, primitifs et non dérivés, qui demeurent sous les modifications accidentelles." (note 3 de Jean Tricot traduisant Aristote La métaphysique, Vrin, T.1, p 23, A, 3, 983a, paragraphe 25).

De son côté, Emile Durkheim écrit: "Le mot de fonction est employé de deux manières assez différentes. Tantôt il désigne un système de mouvements vitaux, abstraction faite de leurs conséquences, tantôt il exprime le rapport de correspondance qui existe entre ces mouvements et quelque besoin de l'organisme. (...). C'est dans cette seconde acception que nous entendons le mot. (...)", De la division du travail social, 1893, Paris, 1978, PUF, p. 11).

Chez Robert K. Merton, le terme est étudié longuement. Nous retiendrons deux énoncés: "Les fonctions sont, parmi les conséquences observées, celles qui contribuent à l'adaptation ou à l'ajustement d'un système donné et les dysfonctions, celles qui gênent l'adaptation ou l'ajustement du système". "(...) Toute analyse fonctionnelle entraîne une certaine conception, tacite ou exprimée, des exigences fonctionnelles du système observé." 1953, Eléments de théorie et de méthode sociologique, 1997, Armand Colin, p. 98, 3, et p. 99, 5.

Joseph Nuttin précise ces termes de "besoin" et d'"exigence" utilisés respectivement par Durkheim et Merton: "Le fonctionnement qui unit l'Individu à l'Environnement trouve sa dynamique en lui-même. En d'autres mots, le besoin de base de l'être vivant est d'entrer en relation fonctionnelle avec le monde; c'est en ce faisant qu'il se maintient et se développe lui-même." Théorie de la motivation humaine, Louvain, Puf, Psychologie aujourd'hui, 1980, édition 1991, p. 146). Nuttin ajoute que le "besoin" n'est pas lié "nécessairement" à un "état de carence ou de déficit, ni à un stimulus d'origine physique ou physiologique" (ibid., p.34) car le besoin est "l'aspect dynamique et directionnel du comportement".

5.- Nuttin soulignait ceci (Op. cit., p. 58): "(...) la cognition est du comportement résiduel, comme le comportement est de la cognition et de la motivation en opération (intentionnalité).(...) Dans ce contexte, connaissance et comportement (action) ne doivent plus se concevoir comme séparés par l'abîme infranchissable que la psychologie béhavioriste a creusé entre le "mental" et le "comportemental". Les deux forment une unité fonctionnelle intégrée, étant donné que le monde perçu et connu est à la base de comportement, comme le comportement lui-même est à la base d'information et de signification (...)."
6.- La notion de structure signifie ici coordination de fonctions, (voir à ce propos Maurice Reuchlin, Totalités, éléments, structures en psychologie, op.cit., p. 255), qui peut se doubler d'une spécificité motivationnelle ou "conative" in Les différences individuelles dans le développement conatif de l'enfant, Paris, Puf, coll. Psychologie aujourd'hui, 1995, p 10-11). En ce sens que, selon le soi considéré, celui-ci affiche son action par des traits singuliers, la coordination étant toujours cependant placée sous l'horizon de l'estimation, (voir Durkheim sur ce point précis lorsqu'il étudie la notion de "coordination" in Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie. Puf, coll. Quadrige, p. 14-15. Objet de la recherche, 1985).
7.- Ainsi il s'agit de ne pas confondre l'invariance des fonctions qui permettent de classifier et le fait que la forme et le contenu de celles-ci puissent être divers selon l'objet, la culture, l'époque. Dans le débat autour du dit "structuralisme" ce qui semble-t-il achoppait était cette propension à considérer que l'histoire des relations entre éléments déterminait mécaniquement, non seulement leur contenu mais aussi leur fonction, ce qui n'est pas exact. Cela influence, modifie, renforce ou amoindrit mais cela ne recompose pas de fond en comble la nécessité même de la fonction. Ainsi l'Etat peut se transformer, disparaître, mais l'émergence de nouvelles relations ne peut remettre en cause mécaniquement la nécessité fonctionnelle du politique auquel la notion d'Etat renvoie.
8.- Nous établirons une distinction fonctionnelle entre valeurs et normes en ce que les premières seront dites objectives et universelles, telles les vertus et les principes éthiques, rationnels, et aujourd'hui scientifiques, tandis que les secondes seront dites historiques et culturelles, telles les normes aristocrates, démocratiques, religieuses, artistiques... La distinction impliquant une plus grande part de convention dans les secondes que dans les premières. Néanmoins certaines normes dépassent leur aspect conventionnel lorsqu'elles s'avèrent être meilleures que d'autres du point de vue du développement: ainsi la démocratie est préférable au régime autocratique car les libertés de penser et d'entreprendre, le respect de soi et d'autrui, qui sont fonctionnellement indispensables au développement, y sont mieux conservées voire affinées positivement malgré les pressions de dispersion et de dissolution négatives permanentes.
9.- Ce ou est exclusif car lorsqu'il s'articule à un "et" de signe contraire, il annule le domaine de définition de la fonction considéré. Ainsi une conservation n'est pas à la fois positive et négative, ce qui de toute façon la disperserait ou la dissoudrait négativement. Ceci ne veut cependant pas dire qu'il n'existe pas des résultats à la fois négatifs et positifs qu'il s'agit précisément d'estimer puisque leur composition contradictoire influe sur le développement.
10.- Paul Fraisse a pu complexifier le schéma béhavorien Stimulus-Réponse en introduisant le facteur P (Personnalité) qui suppose une réaction réfléchie de l'action, "après que Woodworth (1925) ait introduit la variable O (Organisme) et Tolman (1932) la notion de "variables intermédiaires" entre S et R comme "la motivation et le but" (...)", La psychologie expérimentale, Paris, coll Que sais je?, no1207 p 18-211966, 6ème édition, 1979. Ce qui prolonge les études de Claparède (1917) qui, dit Piaget in La psychologie de l'intelligence, Genève, Armand Colin, 1967, p. 11, considérait que "les sentiments assignent un but à la conduite, tandis que l'intelligence se borne à fournir les moyens (la "technique")".
11.- Paul Fraisse avait ainsi analysé cet aspect, à l'évidence fonctionnelle, de la motivation, qu'il nomme "psychogénique": "Nous entendons par là des motivations dont on n'a pu ni déterminer une base physiologique spécifique, ni mettre clairement en évidence le caractère acquis", Op.cit., La psychologie expérimentale, p. 89-90.
12.- Le "négatif" ici ne sera donc pas appréhendé seulement au sens logique de négation, qui implique une possibilité de croissance, mais aussi et surtout dans les sens psychologiques et sociologiques de dénégation et d'exclusivisme niant tout soi, y compris le sien lorsqu'il s'agit par exemple de négation de type pathologique.
13.- Musafer Sherif (1934) cité par Raymond Thomas et Daniel Alaphilippe comme étant à l'origine du concept de "cadre de référence" in Les attitudes, Paris, coll. Que sais-je? no 2091, p. 55, 1983).
14.- Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, op.cit., p. 206, chap. VII, Théorie du groupe de référence.
15.- Ce qui serait absurde puisque l'énoncé qui stipule "qu'aucun jugement objectif n'est possible" se veut lui-même objectif...
16.- Il n'est donc pas besoin d'en appeler à l'exhaustivité statistique comme vouloir interroger tous les soi (voir note 1, et également Raymond Boudon, L'analyse mathématique des faits sociaux, Paris, Plon, 1971, p. 31).
17.- Voilà pourquoi Nuttin insiste sur le fait que "comportement et connaissance ne doivent plus se concevoir comme séparés (...) les deux forment une unité fonctionnelle intégrée (...)" (Ibid., p. 58).
18.- Pierre Janet (1926, De l'angoisse à l'extase, 1975, Société des amis de Pierre Janet et le CNRS, Paris, p. 111, tome 2) s'appuie sur Maine de Biran (1811, Le fait primitif du sens intime in la vie intérieure, Payot, 1995, p. 53) lorsque celui-ci signale que le "sentiment de la liberté et le sentiment même de l'existence ne peuvent pas être mis en question au moment de l'effort moteur".

De même Nuttin remarque (op. cit., p. 167): "Au niveau psychologique, comme au plan biologique, plusieurs indices nous montrent que l'individu tend à maintenir son identité personnelle et à rester "consistant" (self-consistency); il veut rester "fidèle à lui-même" dans les limites de sa conception de soi (Lecky, 1945, Korman, 1974, p 152-180) et plus loin, (ibid., p. 289-290): (...) souvent, une entreprise d'importance très relative est poursuivie avec une persévérance tenace du fait même que la personne qui s'y est engagée (ego-involvement) en a pris l'initiative. Le sujet poursuit son projet, même au-delà de toute importance objective, comme il défend une idée pour le simple motif que c'est son idée. En d'autres mots, atteindre le but qu'il s'est posé devient, pour le sujet, d'importance personnelle. Le prestige ou le respect personnel est devenu le dynamisme du projet, dynamisme qui dépasse souvent l'attrait du but originel. C'est dans un sens analogue qu'on peut interpréter certaines données expérimentales de l'école de Lewin (1935) où un sujet se met à poursuivre - même à l'encontre d'une consigne expérimentale- la tâche dans laquelle il s'est personnellement engagé et qu'il n'a pas encore achevée. On constate que la confrontation avec une tâche inachevée d'une autre personne n'incite pas le sujet à cette même activité d'achèvement. Il ne s'agit donc pas simplement du principe de clôture d'une Gestalt ouverte, (Ferdinand, 1959)".

19.- J. Paillard, 1978, p. 161, in Maurice Reuchlin, op.cit., Totalités, éléments, structures, p. 240.
20.- Jean Piaget remarquait: "(...) si la totalité varie moins que ses éléments et que ceux-ci sont entraînés en un flux continuel, il s'en déduit que cette totalité est le siège d'une "dynamique globale" en tant que pouvoir d'intégration et de direction", Le comportement, moteur de l'évolution, Genève, Gallimard, Coll. Idées, 1976, p. 88.
21.- Max Weber parle lui aussi de "motivations" (Economie et société, Agora-Plon, tome 1, les catégories de la sociologie, chapitre premier, les concepts fondamentaux de la sociologie, 5, p. 34) dont il s'agit pour lui de "comprendre" (p. 34) le "sens", (p. 28) comme "ensemble significatif", (p. 38). C'est-à-dire comme "motif" ou encore "raison": "Nous appelons "motif" un ensemble significatif qui semble constituer aux yeux de l'agent ou de l'observateur la "raison" significative d'un comportement". (ibid., 7 p. 38).
22.- Jensen (G.D.), Preference for bar pressing over "free loading" as a function of number of rewarded presses, J. exp. Psychol., 1963, 65, 451-454, in Nuttin, 1980.
23.- Singh (D), Preference for bar pressing to obtain reward over free-loading in rats and children, J. comp. physiol. Psychol., 1970, 73, 320-327, in Nuttin, 1980.
24.- Nuttin a amélioré sur ce point l'approche piagétienne: "(...) Piaget dit que le bébé répète l'acte de tirer les cordons qui pendent de la toiture de son berceau parce que le résultat de cet acte l'intéresse (à savoir les objets qui se mettent à danser). Nous disons que cet "intérêt" implique une motivation et une expérience de satisfaction: l'enfant aime à produire un effet (cf. les expériences sur le "plaisir de causalité", p 157). En d'autres mots, le résultat n'intéresserait pas l'enfant s'il n'y avait pas une motivation à produire un effet visible et audible à l'aide de ces mouvements. La répétition de l'acte dont le résultat "intéresse" l'enfant est l'amorce de l'acte instrumental: l'enfant forme, pour ainsi dire, l'hypothèse que le fait de tirer les cordons est le moyen pour atteindre le résultat intéressant qui est le but." (Ibid., p. 275).
25.- L'art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses... 1990, 1992, Points-Fayard, coll. Essais, p. 257-258.
26.- W.F. White, Street Corner Society, Chicago U. Press, 1955. P. Robert, Les Bandes d'adolescents, Paris, Editions ouvrières, 1966. A.K. Cohen, The Culture of the Gang, Glencoe, The Free Press, 1955.
27.- Nuttin note (Op. cit., p 31): "On reconnaît généralement que l'être vivant commence par essayer de capter et d'assimiler la réalité donnée à l'aide de ses structures fonctionnelles déjà existantes. Dans la mesure où cela ne réussit pas, il s'accommode en changeant sa propre manière de fonctionner. Le processus d'adaptation se déroule ainsi en deux phases qui aboutissent au rétablissement de l'accord entre l'être vivant et le milieu. Toutefois, cette image de l'adaptation s'applique difficilement à certaines formes de la motivation humaine qui ont pour but, non pas d'adapter ou de conformer le fonctionnement du sujet à la réalité existante, mais de la changer carrément en créant quelque chose de nouveau. C'est ainsi qu'à chaque instant la personne humaine agit sur l'état des choses qui existe dans son milieu pour le rendre plus conforme à ses propres buts et projets. De cette manière, l'être humain a changé la nature en culture et devient cause de progrès, ce qui ne correspond pas à l'image de l'adaptation de l'homme à son milieu".
28.- Voir sur ce point Thomas d'Aquin, Somme Théologique, Editions du Cerf, T.2, 1984, question 55, l'essence de la vertu, article 4, solution 4, p 340.
29.- Emile Durkheim notait à ce propos: "(...) Une représentation collective, parce qu'elle est collective, présente déjà des garanties d'objectivité; car ce n'est pas sans raison qu'elle a pu se généraliser et se maintenir avec une suffisante persistance. Si elle était en désaccord avec la nature des choses, elle n'aurait pu acquérir un empire étendu et prolongé sur les esprits. (...) Or, une représentation collective est nécessairement soumise à un contrôle indéfiniment répété: les hommes qui y adhèrent la vérifient par leur expérience propre." (Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie. Conclusion. Quadrige, 1985, Puf, p. 625).
30.- Cette errance sans fin se rapproche de "l'agitation active" isolée au niveau pathologique par Pierre Janet, (op. cit., De l'angoisse à l'extase, deuxième partie, chap 1, partie 1, p. 92-100)dans l'idée "du sentiment et de la conduite de l'ardeur" (p. 92) et qui consiste à ne pas tenir en place et à commencer mille choses en même temps, (le cas de "Max" par exemple).
31.- Piaget note à propos de l'intelligence sensori-motrice ceci: "(...) l'intelligence sensori-motrice procède comme un film au ralenti, dont on verrait successivement tous les tableaux, mais sans fusion, donc sans la vision continue nécessaire à la compréhension d'ensemble. (...)".La psychologie de l'intelligence. 1942 Genève, 1967, Armand Colin, p. 131, 132).
32.- Seulement ceci implique d'avoir le souci de ne pas réduire la société à une simple addition de soi. Ce qui est de toute façon historiquement faux. Surtout lorsque le désir d'atteindre, de conserver, d'affiner, l'objectivité et l'universalité du bon développement, s'étend aujourd'hui sur Terre en confectionnant les cadres et les institutions adéquates, malgré la conservation, la dispersion et la dissolution négatives qui tentent en permanence de déformer, enfermer, exclure, empêcher, le devenir à l'intérieur et à l'extérieur du soi considéré.
33.- L'acception de Marx du "sur travail" qu'il nomme aussi "plus value absolue et relative" est en fait plutôt pertinente dans le cadre de la conservation négative mais point dans celui de la conservation positive et encore moins dans l'affinement positif. Car dans le cadre de ces fonctions, là, les salariés, surtout les meilleurs et les plus utiles sont si demandés par les chasseurs de têtes payées par la concurrence, qu'il convient mieux de tout faire pour les garder.

L'explication de Marx a en fait le défaut de vouloir entrer le tout du réel dans une seule causalité censée non seulement tout démontrer mais également solutionner: ainsi, si l'entreprise était dirigée collectivement, si la propriété n'existait pas, alors la plus value, les inégalités et les conflits disparaîtraient définitivement, ce qui est une vue de l'esprit. Nous en reparlerons dans le dernier exemple.

34.- Ce qui implique que le rôle des syndicats reste toujours distinct de celle-là.
35.- Op. cit., De la division du travail social, Puf, chapitre III.
36.- C'est ce genre de raisonnement qui a, semble-t-il, été effectué par un Jules Ferry...
37.- Norbert Elias. 1933, La société de cour, 1969, trad. 1974, champs Flammarion, p. 25, note 1.
38.- Max Weber, 1905, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, 1964, Plon, p. 14, 15, note 1 p. 15-16.
39.- E.E. Evans Pritchard, 1950, Anthropologie sociale, Paris, Payot, coll. Petite bibliothèque Payot, 1969, p. 66.

Références bibliographiques:

Aquin, Thomas, (d') Somme Théologique, Editions du Cerf, T.2, 1984.

Aristote. Métaphysique, traduction J. Tricot, Vrin, 1981.

- Traités des parties des animaux et de la marche des animaux. Traduction Barthélemy Saint-Hilaire, Hachette, T.1, livre 1, chapitre 1, 38, p 32-33, 1885, bibliothèque de la Sorbonne.

Aron Raymond. Dimensions de la conscience historique. 1961. Paris, 1985, Agora.

Baechler Jean, démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985.

Boudon Raymond, L'art de se persuader... Paris, Point-Fayard, 1990-1992

- L'analyse mathématique des faits sociaux, Paris, Plon, 1971.

Bourricaud François, L'individualisme institutionnel, Puf, 1977.

Chapouthier Georges, Mémoire et cerveau, Paris, Du Rocher, 1988.

Durkheim Emile, De la division du travail social, Paris, Puf, 1978.

Durkheim Emile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Quadrige, 1985.

Elias Norbert, La société de cour, Paris, Champs-Flammarion, 1985.

Fraisse Paul, La psychologie expérimentale, Paris, Que sais-je, no1207, 1979.

Husserl Edmond, Recherches logiques, 1921, Paris, Epithémée, Puf, Tome 3, 1974.

Janet Pierre, 1899, L'automatisme psychologique, Paris, Odile Jacob, 1998.

Janet Pierre, 1926, De l'angoisse à l'extase, Paris, Société des amis de P. Janet, 1975.

Kant Emmanuel 1763. Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Paris, Vrin, 1980.

Maine de Biran, Le fait primitif du sens intime in La vie intérieure, Payot, 1995.

Mauss Marcel, Sociologie et anthropologie. Essai sur le don. Paris, Quadrige, 1983.

Merton, Robert.K, Eléments de théorie et de méthode sociologique, 1997, Armand Colin.

Nuttin Joseph, Théorie de la motivation humaine, Paris, Puf, 1991.

Oléron Pierre, L'intelligence de l'homme, Paris, Colin, 1989.

Piaget Jean, 1942, La psychologie de l'intelligence, Paris, Colin, 1979.

- Problèmes de psychologie génétique, Paris, Denoël/Gonthier, 1972.

- Biologie et connaissance, Paris, Gallimard, 1973.

- Le comportement moteur de l'évolution, Paris, Gallimard, 1976.

Quine WV, Philosophie de la logique, Paris, Montaigne, 1975.

Reuchlin Maurice, les différences individuelles dans le développement conatif de l'enfant, Paris, Puf, 1990.

- Totalités, éléments, structures en psychologie, Paris, PUF, 1995.

Russel Bertrand, Histoire de mes idées philosophiques, Paris, Gallimard, coll TEL, 1961.

Thomas Raymond et Alaphilippe Daniel, Les attitudes, Paris, coll. Que sais-je?, no 2091, 1983.

Weber Max, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.

- Histoire économique, esquisse d'une histoire universelle de l'économie et de la société, Paris, Gallimard, 1991.

- Economie et société, Paris, Plon/Agora, 1995, tome 1, Les catégories de la sociologie. A. Fondements méthodologiques.


Notice:
Oulahbib, Lucien-Samir. "Qu'est ce que l'estimation du soi en sociologie? Contribution à la fondation d'une sociologie de la motivation", Esprit critique, vol.04 no.10, Octobre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
-----
Revue électronique de sociologie Esprit critique - Tous droits réservés
-----