Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.10 - Octobre 2002
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Numéro thématique - Automne 2002
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La sociologie à l'épreuve de la mondialisation: vers un renouveau épistémologique et méthodologique
Sous la direction de Rabah Kechad
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Articles
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A la recherche d'une méthodologie de la mondialisation...
Par Martine Arino

     La mondialisation attire et effraie, suscitant angoisse et excitation. Ses aspects sont multiples, libération de tous les flux physiques, humains, accès aux différentes sources de matières premières. Mais aussi et surtout un aspect culturel sur lequel, nous allons porter notre attention. Cette forme de mondialisation s'alimente des réseaux d'information, des médias trouvant son aboutissement dans le Web. Les Etats-Unis y ont pris une place prépondérante avec l'imposition de leur langue, de leur technologie...

     Ainsi, avec la mondialisation, ce sont les institutions qui sont désignées comme "des monstres bureaucratiques" (mammouth) qu'il faut "flexibiliser", rendre "transparents, mobiles et conviviaux. Leur antitotalitarisme libéralo-libertaire les conduits à faire apparaître les institutions et l'Etat comme ce qui serait encore aujourd'hui un système totalitaire et despotique. Pour eux, les réseaux permettraient d'atteindre l'objectif souhaitable d'une autonomisation des institutions. On passerait de l'Etat-nation à l'Etat-réseau" (Guigou, 2000-01). Edgar Morin (2001), dans "Une deuxième mondialisation", qualifie la mondialisation de processus complexe dans une situation de crise. L'objet de cette mutation est l'imposition de la culture occidentale sur les autres, l'acculturation. Ce qui conduit à s'interroger sur la problématique sociale du XXIème siècle, qui semble être celle de la mondialisation et par conséquent la lutte des champs au sens bourdieusien du terme afin de maintenir la diversité culturelle. Son projet universel pose la question de l'altérité, de la singularité et de la particularité.

     Les problématiques identitaires à partir de là émergent: "qui sommes-nous, nous qui avons supprimé l'Autre? Qu'allons-nous devenir si, semblables et solidarisés par un même droit, nous demeurons pourtant seuls face à un cosmos muet." (Duclos, 2001, p14).

     Le philosophe Pierre Lévy lors d'une conférence[1] défendait la thèse suivante: grâce au Web la diversité culturelle va pouvoir être maintenue, l'individu devient son propre média. On pourra alors avancer l'hypothèse que nous sommes dans une période de changement des interprétants. Ce qui expliquerait la multiplicité et les querelles de méthode.

     Ces propos n'ont pas pour objet de faire l'éloge ou le procès de la mondialisation mais d'en approcher le sens. La réflexion se portera sur un plan épistémologique et méthodologique tentant de montrer la pertinence du concept d'abduction dans l'appréhension des émergences de nouvelles formes sociales.

     Il s'agit d'identifier la signification des éléments de la mondialisation afin que le processus soit davantage contrôlé et rencontre des résistances, des contre pouvoirs.

     L'histoire de la mondialisation commence, selon le sociologue Edgar Morin, à la fin du XVème siècle avec la création d'un espace marchand grâce aux explorations et conquêtes. Bartolome De Las Casas en disant que les indiens d'Amérique sont des hommes comme nous et Michel De Montaigne en considérant que toutes les civilisations ont leurs valeurs et leurs cultures vont développer le concept d'universalité. La philosophie des lumières continuera sur cette voie: les différences culturelles sont une richesse anthropologique, ce qui marque, selon Edgar Morin, la naissance d'une "deuxième mondialisation". Les signes actuels de celle-ci se retrouvent dans les ONG, ATTAC (Association pour une taxation des transactions financières pour l'Aide aux Citoyens)[2]. Ces mouvements donnent naissance à "une citoyenneté universelle" qui vient s'opposer à la logique capitaliste. "Il s'agit d'un processus non linéaire qui comporte des discontinuités, des éléments que l'on peut dire chaotiques dans le sens banal du terme et des éléments qui s'affrontent de manière antagoniste. C'est un processus qui renvoie à ce que l'on peut appeler la crise." (Morin, 2001, p. 19).

     Cette mutation, c'est l'expression de l'histoire sociale et de sa lutte, entre local et global, micro et macro, où la technique tient un rôle prépondérant. La prophétie de Marx y trouve un écho, nous allons vers le marchandisage de toutes choses, pire la fusion-absorption des plus petits par les plus grands.

     La mutation se révèle être un phénomène complexe et nous sommes dépourvus d'outils conceptuels pour penser ce changement car le coeur du processus mutationnel est la crise. L'économie capitaliste se réticularise, le temps de l'homme devient marchandise. "Dans l'économie des réseaux, en revanche, on ne trouve ni vendeurs ni acheteurs, mais des fournisseurs et des utilisateurs, des serveurs et des clients. (...) Les clients y ont accès par "segment de temps", selon différentes modalités - adhésion, abonnement, location ou licence d'utilisation" (Rifkin, 2002, p10-11); puis il ajoute "Le nouveau commerce est culturel et sémiotique".

     Le temps n'est plus social mais technologique, et l'expérience sémiotique.

     Les activités humaines avec Internet nécessitent de moins en moins d'intermédiaires, de "passeurs de l'entre d'entre-deux" (Six, 1999). Les discours, au sujet de ce média, nous laisseraient entendre que dans le virtuel "l'institution s'absente", une nouvelle mutation du capitalisme, voilà qui ouvre des pistes de recherche aux institutionnalistes. Les maîtres du monde ne sont plus les propriétaires de grands groupes d'industriels mais les patrons de la communication[3], aux commandes de tous les médias.

     L'affaire Canal+ et Vivendi-universal (Vivendi-Universal, né de la fusion entre Vivendi, Seagram et Canal+, est devenu le numéro deux mondial de la communication, derrière l'américain AOL-Time Warner)[4] avec Jean-Marie Messier a pu illustrer lors du limogeage de son président Bruno Lescure ces nouveaux maîtres du monde qui ont réussi à faire fusionner différents secteurs d'activité. La critique de la gestion du PDG de Vivendi-Universal, Jean-Marie Messier le conduit à démissionner le 02/07/02.[5].

     C'est la conséquence de la révolution numérique; écrit, son, image et interactivité sont réunis instantanément dans un même média. Le moteur de ce capitalisme: c'est l'information, la proie: l'individu qu'on va alors perfuser de signes en l'interconnectant avec tous les appareils disponibles: téléphone portable, TV, radio, ordinateur, mail, liste de diffusion ou de discussion... L'indice de prospérité est le nombre de visiteurs, d'abonnés corrélés au prix du bandeau publicitaire.

     Cette mutation ne se laisse pas enfermer dans les modèles traditionnels de pensée, mais nécessite une appréhension multidimensionnelle. Edgar Morin démontre que cette difficulté est due au "retard de la conscience sur ce qui est vécu" (2001, p20). Il n'est pas possible d'expliquer la structure vécue à partir des concepts actuels, car il y a d'anciennes liaisons signe-objet. On rentre dans la singularité.

     "La relation signe-objet est un déjà-là, c'est le moment de l'universalité, de l'unité positive du concept. Ce sont les signes dont les objets sont des normes universelles, l'intériorisation de ces normes est produite par "la société institutrice" qui crée "les habitus" engendrant un système de dispositions organiques et mentales.

     "Nous considérons [la relation signe/objet] comme un produit social, plus précisément une institution sociale qui relève de ce que Peirce appelle le "commens"[6], ou "être commun". En d'autres termes, les pratiques sociales antérieures ont établi un faisceau de connexions entre les objets du monde en puisant parmi toutes les possibilités de connexion de leurs structures eidétiques celles qui optimisent les communications nécessaires pour assurer le maintien et le développement des formations sociales constitutives des communautés." (Marty, 2000-01, p. 48).

     L'institution est alors identifiable à un "commens" universel garant des communications interindividuelles. Un "commens" unique à l'intérieur d'une même communauté sémiotique, qui réglera l'organisation sociale. Il est le champ de l'organisation sociale, où l'ensemble des règles de fonctionnement de la société organise des classes d'objet et leurs relations. C'est la loi de formation des concepts, de l'étiquetage qui forme des institutions de signification. Chaque connexion déjà-là est prise dans la dialectique de l'instituant et de l'institué. Puis dans un deuxième moment, le percept du signe produit chez l'interprète des qualités de sentiment dont certaines proviennent de l'objet du signe. Le moment de la particularité est celui qui exprime la négation du moment présent. L'institution se présente comme la détermination de l'esprit d'un individu particulier, le signe prend son sens dans le contexte dans lequel il est perçu. C'est "la structure vécue". Et enfin, le moment de la singularité qui est l'incorporation du "déjà-là" de l'universel dans le "vécu" du moment de la particularité. Le moment de la singularité est celui de l'unité négative résultant de l'action négative sur l'unité positive de la norme universelle" (Arino, à paraître 2003).

     Cette singularité inquiète Guigou. Il nous alerte sur l'avenir de l'Analyse institutionnelle, l'heure n'est plus à celle de l'étude de l'institutionnalisation. "Trop tard! L'institution est résorbée. Sauf à en faire une fiction, les conditions historiques présentes ne permettent plus d'élaborer une théorie de l'institutionnalisation" (2000-01, p41). Dans son journal publié dans Implication Transduction, Lourau s'interrogeait aussi sur ce sujet: "Et l'institutionnalisation? Le livre que je n'écrirais pas!!!!" (1997, p137). Il arrive à conclure que la transduction est le concept opératoire du moment et nous propose donc la transduction pour saisir ces nouveaux enjeux. Nous suivrons sa piste en tentant de montrer l'apport de la sémiotique peircienne.

     Cette démarche transductive "tente de dépasser la contradiction, qu'induit la logique inductive/déductive qui met à distance, par la prise en compte de tous les éléments et événements qui se propagent de proche en proche, dans la singularité d'une situation." (Lourau, 1997, p137). La transduction rejoint l'inférence abductive de Peirce. Mais aussi la notion d'aléatoire et d'incertain de Morin: "Alors que ce qui se passe ici dans notre monde humain est un processus absolument nouveau dont on ne sait pas ce qu'il va sortir, et même si quelque chose va en sortir." (2001, p20). D'où l'appel à une nouvelle manière de penser. L'abduction prend ici toute sa pertinence. Elle est "la seule espèce de raisonnement susceptible d'introduire des idées nouvelles, la seule qui soit, en ce sens, synthétique." (voir Collected Papers of Charles Sanders Peirce 2. 777) Celui-ci peut se présenter ainsi:

"Le fait surprenant C est observé. Mais si A était vrai, C irait de soi. Il y donc des raisons de soupçonner que A est vrai". (Collected Papers of Charles Sanders Peirce 5. 189).

     Ainsi l'émergence n'est pas prévisible, elle est le fruit du hasard. Dès lors, elle entraîne de nouvelles formes de représentations et donc d'association signe-objet. Ce qui va permettre au système de se transformer, de muter pour survivre.

     L'exemple le plus révélateur est celui des attentats du 11 septembre 2001.

     Nous sommes entrés dans l'ère de la négativité, de la destruction des anciennes liaisons signe-objet. La mondialisation a une forme réticulaire dont la réalisation concrète est celle d'un méta-système. Il faudrait dans ce système complexe en mouvement permanent qu'est la mondialisation réintroduire l'homme et sa particularité. Morin nous invite à transformer notre manière de penser le monde et les choses. Les anciennes classifications disciplinaires ne sont plus valides; avec la mondialisation, on assiste à une crise de la pensée. "La tragédie, c'est que nous n'avons pas de clé pour en sortir. Nos outils de pensée, nos idéologies, comme le marxisme, qui pensait malheureusement à tort qu'en supprimant la classe dirigeante on supprimerait l'exploitation de l'homme par l'homme, ont fait la preuve de leur échec. Nous sommes donc un peu perdus."[7].

     L'objet de connaissance qui se réticularise devient chaotique. L'enjeu est alors de trouver les bonnes relations, l'information pour construire le sens. Le principal axiome de la théorie systémique, postule que le sens d'un phénomène (pour nous un "objet cognitif" ou une communication), n'existe pas "en lui-même". Ce sens naît d'une mise en relation de l'élément en question avec les autres éléments avec lesquels il est nécessairement lié dans un "système". Désormais le chercheur en sciences sociales devra, à partir de ce chaos, remettre de l'ordre phénoméno-logique. Une approche qui lie déduction, induction et abduction permettrait peut-être de rendre compte de la complexité du processus.

     Un nouveau champ est ouvert, où les chercheurs doivent s'engager: "s'il est important, sinon nécessaire, qu'un certain nombre de chercheurs indépendants s'associent au mouvement social, c'est que nous sommes confrontés à une politique de mondialisation" (Bourdieu, 2002, p3).

Martine Arino

Notes:
1.- à l'Université de la Méditerranée, le 06 mars 2002.
2.- http://attac.org/france/
3.- Vivendi Universal (Ex-Générale des eaux, Havas Canal+, usa Networks et le groupe Seagram), VIACOM, News Corporation, Microsoft.
4.- http://www.cyberpresse.ca/reseau/internet/0207/int_102070114323.html
5.- Le commens ou esprit commun réunit l'esprit émetteur et l'esprit interprète.
6.- http://www.france.diplomatie.fr/label_france/FRANCE/IDEES/MORIN/morin.html

Références bibliographiques:

Arino Martine, "Fondement sémiotique de l'institution sociale", à paraître in les Cahiers de l'implication, Revue d'analyse institutionnelle, no7, avril 03.

Bourdieu Pierre, "Pour un savoir engagé", Le monde diplomatique, février 2002, p. 3.

Duclos Denis, "La globalisation va-t-elle unifier le monde?", Le monde diplomatique, Août 2001, p. 14.

Guigou Jacques, "médiation ou combinatoire de particules transductives?", in les Cahiers de l'Implication, revue d'analyse institutionnelle, no4, Paris 8 université Vincennes-Saint-Denis, hiver 00/01.

Lévy Pierre, World philosophie, Paris, édition Odile Jacob, 2000.

Lourau René, Implication Transduction, Anthropos, Paris, 1997.

Marty Robert, "L'institutionnalisation: y a-t-il aporie sous roche?" Les Cahiers de l'implication, revue d'analyse institutionnelle, no4, Paris 8 université Vincennes-Saint-Denis, hiver 00/01. http://come.to/robert

Morin Edgar, "Une deuxième mondialisation?" in Penser la Mutation, Cultures en Mouvement, Desclées de Brouwer, Paris, 2001.

Rifkin Jeremy, "Voici venu le temps des réseaux", in Manière de voir 63, Mai-juin 2002, p. 10-11

Six J.F, "L'enjeu de la médiation", Le monde du 24/12/1999.


Notice:
Arino, Martine. "A la recherche d'une méthodologie de la mondialisation...", Esprit critique, vol.04 no.10, Octobre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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