Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.09 - Septembre 2002
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La nation sacrée. les manifestations contemporaines du sacré à la lumière des classiques
Par José Antonio Santiago

1. INTRODUCTION

     Loin de constater le déclin et la disparition du fait religieux, tel que le signalaient les théories évolutionnistes de la modernisation, les sociologues de la religion parlent de sa persistance et transformation en conditions de modernité avancée (Prades, 1987). La religion survit tout en occupant différents espaces sociaux, du domaine privé au public. T. Luckmann (1967) a bien montré les processus de désinstitutionnalisation et privatisation de la religion dans le monde moderne. Cependant, d'autres théoriciens ont trouvé des tendances qui montrent un processus inverse de retour de la religion à la sphère publique (Casanova, 1994). Mais au-delà de la persistance des religions traditionnelles ou historiques, dans certains cas en procès de désacralisation, on constate une transformation du fait religieux qui s'expérimente de manière différente dans les sociétés modernes. Une de ces formes modernes qui adopte la religion dans la sphère publique c'est la dite religion civile. Soit accompagnée de la religion traditionnelle ou se montrant sans substrat surnaturel, la religion civile peut jouer un rôle remarquable dans la configuration de l'identité collective, au niveau local, national ou international. Concrètement, c'est dans le cadre national où elle apparaît avec plus de force et où sa relation avec l'identité collective est la plus claire. Différentes études ont trouvé des éléments religieux ou quasi-religieux sous-jacents aux discours nationalistes et au processus de construction de l'identité nationale, affirmant que le nationalisme est la religion de la modernité et la nation son Dieu (Llobera, 1994). La question des relations entre le sacré et l'identité nationale prend toute son ampleur au moment où un théoricien de la taille de Gellner situe comme un des problèmes du nationalisme, la tendance à la sacralisation des nations dans le monde moderne (Gellner, 1989). Au-delà du constat que les nationalismes tendent à sacraliser la nation, il ne s'en explique pas les raisons. Le but de cet article est de donner une réponse à cette question à partir des ouvrages de Durkheim et de Weber, puisqu'une lecture permettant leur convergence offre de très bonnes pistes pour comprendre les relations entre l'identité nationale et le sacré.

2. LE CENTRE SACRE VS. LA DIFFERENTIATION DE SPHERES

     Durkheim et Weber ont consacré la dernière partie de leur vie intellectuelle à l'étude de la religion, non pas autant pour le fait religieux lui-même, que pour le rôle que la religion avait joué dans l'intégration sociale ou la légitimation des ordres de domination des sociétés tout au long de l'histoire. Les différences entre la sociologie durkheimienne et la sociologie weberienne sont remarquables sur ce point.

     Pour Weber, le processus de rationalisation en Occident a entraîné la perte de la fonction légitimatrice et intégratrice de la religion et le déclin de sa signification culturelle. Avec le protestantisme, il s'est produit la dernière affinité élective entre la sphère religieuse et la sphère économique en attribuant au travail professionnel un caractère sacré. Alors, le capitalisme n'a plus eu besoin de supports religieux qui le légitiment, du fait que, comme une conséquence non voulue, le monde se rationalise et se désenchante.

     Tout au long de l'oeuvre de Weber, on peut trouver une narration du processus idéal-typique de l'histoire de l'Occident, du jardin enchanté de l'univers magique jusqu'à la cage de fer de la modernité. Dans les premiers stades de la religion, le monde est un tout plein de sens dans lequel n'importe quelle action ou expérience humaine fait partie de l'univers symbolique de la mentalité magique. Avec l'apparition des religions historiques universelles, le monde devient un "problème" puisque les postulats religieux entrent en conflit avec la légalité propre de chaque sphère de valeur. Donc, de l'harmonie originelle primitive, on passe à une tension entre le sens qui gouverne le cosmos et le monde (Weber, 1971: 586). Pour Weber, le processus de rationalisation a donné lieu à une société fragmentée symboliquement et scindée en sphères de valeur avec légalités spécifiques et confrontées. La rationalité instrumentale n'a plus besoin d'aucun idéal qui le soutienne et la religion perd donc son importance culturelle et sa fonction de légitimation et d'intégration sociale.

     En revanche, Durkheim accorde à la religion une place privilégiée dans l'ordre social. A partir de plusieurs approximations trop génériques et formelles, c'est dans Les formes élémentaires de la vie religieuse qu'il élabore sa théorie de la religion après avoir découvert son essence dans "le sacré" en tant que catégorie anthropologique universelle. Le sacré est, selon Durkheim, généré par le social; il exprime le social et le maintient.

Dans son schéma théorique, la société et le sacré se fondent et se confondent d'une telle manière que la vie sociale ne peut pas se maintenir sans un centre sacré qui assure le consensus normatif et l'intégration symbolique. Toute la société a besoin d'un domaine divin qui permette la cohésion sociale, et pour cela, l'expérience du sacré se situe comme un impératif social transhistorique et transculturel.

     Face à la fragmentation symbolique et la différentiation de sphères de valeur dont parlait Weber, Durkheim croyait nécessaire un centre sacré qui donnerait cohésion à la société. C'est dans ce débat, que l'on pourrait nommer désenchantement du monde vs. transformation du sacré, que prend toute son importance la religion civile, qui naît avec la fragmentation des univers symboliques traditionnels - dans le but de se transformer en symbolisme constitutif de l'identité collective dans les sociétés hétérogènes et différenciées.

3. LA RELIGION CIVILE

     Même si c'est la tradition française qui a exploré le plus ce concept, son importance actuelle dérive de l'oeuvre du sociologue nord-américain R. Bellah, qui en 1967 publiait son article Civil Religion in America où il montre une religion siégeant aux Etats-Unis à laquelle on n'avait pas accordé une attention suffisante, malgré son plein développement et son institutionnalisation. Elle n'était affectée à aucune église et elle n'était pas une religion surnaturelle, quoiqu'elle ait certains traits de celle-ci. R. Bellah, suivant les traces de Rousseau, parle alors de la religion civile comme un ensemble de croyances, symboles et rituels qui sacralisent la communauté nationale attribuant un objectif transcendant au processus politique (Bellah, 1970).

     Pour R. Bellah, la religion civile est soutenue par la religion surnaturelle, mais comme cela a été signalé par S. Giner (1994, p147), celle-ci n'est qu'une des formes possibles de comprendre les relations entre les deux religions puisque elles n'ont pas à se lier nécessairement. Face à une religion civile comme la nord-américaine imprégnée de références religieuses chrétiennes, on peut trouver un deuxième type de religion civile qui pourrait n'avoir rien à faire avec la religion surnaturelle, ou qui pourrait être ouvertement antichrétienne, comme ce fut le cas en France après la Révolution. De cette manière, la religion civile resterait définie comme "un processus constitué par un faisceau de dévotions populaires, liturgies politiques et rituels publics destinés? à définir et à donner de la cohésion à une communauté à travers la sacralisation de certains traits mondains de sa vie, ainsi qu'à travers l'attribution d'une charge épique à certains événements de son histoire".

     Le caractère ambigu de la religion civile fait que l'on poursuit sa trace dans différents domaines: local (Maffesoli), national (Bellah) et mondial (Iranzo). Maffesoli, dans Le Temps des tribus part du divin social de Durkheim pour parler d'une transcendance immanente issue d'une nouvelle espèce de tribalisme qui repose sur l'esprit de religion (re-ligare) et dans le localisme. Telle qu'elle est comprise par Maffesoli, la religion civile serait présente dans le domaine de la socialité locale et tribale (Maffesoli, 1988: 67). Cependant, le processus de globalisation a provoqué également l'apparition des traits d'une religion civile à l'échelle internationale. Ainsi l'écologisme, plus qu'une dévotion laïque est une nouvelle religion civile, aux prétentions planétaires, où l'on rend un culte à et l'on sacralise la "Terre" en tant que patrimoine de l'humanité (Iranzo, 1996).

     Mais le propre de la religion civile est plutôt le domaine national; c'est là qu'elle apparaît comme substrat symbolique constitutif de l'identité nationale. C'est cette présence du sacré dans la configuration de l'identité nationale qui rend nécessaire une explication sociologique de cette tendance à la sacralisation des nations. Les réponses les plus communes que l'on a données à partir de la Sociologie de la Religion et de quelques études historiques demeurent insuffisantes et peu explicatives.

4. NATIONALISME ET SACRALISATION

     On a signalé que la perte de la signification culturelle et de la fonction d'intégration des religions historiques, telle que décrite par Weber pour le cas de l'Occident, a produit un vide qui a été occupé par le nationalisme. Quelques études historiques montrent comment l'essor des religions civiles nationales a eu lieu au moment du déclin des religions traditionnelles. L'historienne Mona Ozouf (1976) fait référence au processus de transfert de sacralité pour désigner le passage d'éléments de la religion catholique à la nouvelle religion de la patrie que l'on a essayé d'établir après la Révolution française. C'est précisément dans ce caractère sacré que la nation a hérité de la religion, et que s'est situé le succès du nationalisme dans la modernité. (Llobera, 1994: 221).

     Dans le même sens, la sociologie de la religion de racines durkheimiennes a vu la religion civile sous-jacente au nationalisme comme un équivalent fonctionnel des religions traditionnelles en conditions de modernité avancée. Le domaine divin que Durkheim croyait nécessaire pour garantir l'intégration sociale et le consensus normatif, resterait défini dans la modernité pour ces nouvelles religions civiles (Giner, 1994).

     Les réponses qu'on donne à pourquoi le nationalisme tend à sacraliser la nation demeurent insuffisantes dans les deux cas, en raison de leur excessive généralisation. Les études historiques ont l'habitude de se limiter à constater le processus de transfert de sacralité mais elles ne donnent pas une explication au fait que ce soit dans la nation et non dans une autre réalité que débouche le potentiel de sacralité libéré après le déclin des religions traditionnelles. Le processus de transfert de sacralité peut s'appliquer à certains cas historiques, comme celui signalé par Mona Ozouf et qui a eu lieu en France après la Révolution. Mais on ne peut pas généraliser parce qu'il y a de nombreuses exceptions qui montrent qu'une perte de pertinence des univers symboliques des religions historiques n'a pas été accompagnée d'une sacralisation de la nation. Dans le cas de la sociologie de la religion néodurkheimienne, le problème provient du fait de considérer le sacré comme catégorie anthropologique universelle et d'établir la nécessité d'un centre sacré de la société. Ce présupposé rend impossible une analyse plus proprement sociologique qui rende compte des conditions sociales de production de sacralité, puisqu'il ne faut pas oublier que toutes les identités nationales ne se configurent pas avec un substrat symbolique sacré, comme cela arrive par exemple avec le dit patriotisme constitutionnel[1]. Il est donc nécessaire d'établir un cadre d'analyse qui explique la tendance du nationalisme à la sacralisation, sans tomber en généralisations qui restent inopérantes, et qui aille plus loin que la simple description du processus de transfert de sacralité.

4.1. Le rôle du sacré dans la construction de l'identité nationale

     Précédemment, on a vu comment Durkheim a élaboré sa sociologie de la religion centrée sur le sacré comme essence de la religion. Celle-ci est expliquée comme un phénomène social dans un triple volet: causal, interprétatif et fonctionnel (Lukes, 1972: 462-477). La conception durkheimienne de la religion comme socialement déterminée l'amène à signaler que la religion trouve sa genèse dans certaines situations sociales d'effervescence collective. La vie sociale chez Durkheim se structure en deux temps ou phases différentes, une de dispersion, liée à l'activité économique profane, et une autre de condensation ou concentration sociale. C'est dans cette phase de fusion des individus qu'a lieu une surexcitation sociale ou une effervescence collective qui produit de forts sentiments religieux. Ceux-ci s'objectivent en symboles, qui ne sont que la représentation ou l'expression matérielle de la réalité sociale, et qui, avec les pratiques de culte, ont l'intégration et cohésion sociale comme conséquences fonctionnelles.

     Cette théorie sociale de la religion est proprement une théorie sociale du sacré ou une socio-hiérologie puisque la religion n'est que le point de départ pour l'analyse sociale du sacré. Mais face au sujet qui nous intéresse ici, la théorie sacrée du social que l'on trouve aussi dans Les formes élémentaires de la vie religieuse est plus éclairante. En effet, Durkheim n'explique pas seulement le sacré à partir du social, mais c'est en même temps le sacré qui génère, maintient et reproduit le social[2]. Or, si l'on porte ce schéma d'interprétation au sujet ici abordé, on trouve que le sacré, dans une bonne mesure, configure et protège l'identité collective nationale. C'est l'arbitraire originaire dans lequel se fonde l'identité nationale qui rend nécessaire l'émergence du sacré comme forme de protection.

     Dans son déjà classique Imagined Communities, B. Anderson (1991) a défini la nation comme une communauté politique imaginée, internement? limitée et souveraine. La nation est imaginée puisque les membres de la plus petite des nations ne pourraient jamais connaître la plupart de leurs compatriotes, mais chacun d'entre eux a l'image de cette communauté. La nation est limitée parce qu'elle a des frontières et contient une quantité déterminée de personnes sans aucune prétention d'englober toute l'humanité. La nation est souveraine face à d'autres nations grâce à l'État, qui permet l'objectivation de l'identité nationale. Finalement, la nation s'imagine comme communauté puisque malgré les inégalités qui peuvent exister en elle, elle est conçue avec de forts sentiments de solidarité qui peuvent mener jusqu'à la souffrance et la mort.

     Cette forme de compréhension de la nation, qui a supposé un grand changement dans les études sur le nationalisme, offre à son tour un nouveau cadre théorique pour expliquer les relations entre le sacré et le national. Déjà Durkheim avait signalé qu' "une société n'est pas simplement constituée par la masse des individus qui la composent, par le sol qu'ils occupent, par les choses dont ils se servent, par les mouvements qu'ils accomplissent, mais, avant tout, par l'idée qu'elle se fait d'elle-même" (Durkheim, 1968: 604). De la même manière c'est ce se penser et s'imaginer ensemble, et pas autant un être ensemble, qui donne lieu à la nation en tant que communauté imaginée. Face à la communauté naturelle de sang qui fondait l'identité collective dans les sociétés primitives, la nation moderne repose sur la construction d'une communauté imaginée à partir d'une sélection arbitraire de certains traits distinctifs par rapport à d'autres communautés.

     C'est donc précisément ce caractère imaginaire et arbitraire des nations qui fait que le nationalisme tend à la sacralisation puisque l'identité nationale doit se récréer de façon sacrée pour nier ainsi ce caractère construit et imaginé[3]. Voilà donc que plus la nécessité de conjurer cet arbitraire est grande, plus on ressentira la nécessité de sacraliser la nation pour ainsi la protéger. Pour cela, le nationalisme en tant que communauté imaginée "a besoin d'un mythe fondateur et d'une histoire sacrée qui la fasse exister (symboliquement, pour l'acteur social) per se" (Pérez-Agote, 1995: 125). De là vient aussi la tendance de l'imaginaire nationaliste à la création et recréation des mythes qui parlent des origines de la communauté nationale, de la soumission par d'autres communautés, de l'éveil de la communauté dans un appel à l'action politique, des mythes qui parlent d'une époque héroïque, d'exil et de migration, etc. (Douglass, 1989). En définitive, des mythes qui attribuent une charge épique à l'histoire de cette communauté nationale. La sacralisation de l'histoire rend possible la narration de la nation puisqu'elle transforme celle-ci en une communauté transhistorique qui demeure, en essence, malgré le passage du temps.

     Le fait que la nation soit une communauté imaginée rend aussi nécessaire sa présence quotidienne en symboles et rituels, dans le but de la rendre naturelle aux yeux des acteurs sociaux. Les religions civiles nationales ont besoin de la recréation périodique du "nous national" à travers des rituels publics. Mais, à la différence de la communauté traditionnelle que décrit Durkheim quand il parle du totémisme des tribus primitives australiennes, la communauté nationale moderne peut s'imaginer sans que tous ses membres aient à se réunir périodiquement, puisque les médias se chargent de récréer ce nous national. L'identification des individus avec cette communauté imaginée qu'est la nation rend aussi nécessaire une permanente réactivation symbolique (langue, drapeaux, hymnes, textes, etc.) qui a l'habitude d'acquérir un teint de sacralisation du profane.

4.2. Le nationalisme et le problème de la théodicée

     Une des critiques les plus importantes qui a été adressée à la sociologie de la religion de Durkheim, c'est sa faible attention portée à l'expérience subjective, à la manière dont l'acteur social ressent ce cosmos sacré qui permet la vie sociale. Cela est dû sans doute au sociologisme qui imprègne toute l'oeuvre de Durkheim, et qui le conduit à ne pas accorder trop d'importance aux questions existentielles des individus.

     La sociologie de la religion de Weber part précisément de l'expérience subjective des individus. Dans ses Essais sur la sociologie de la religion, il met en évidence que l'importance sociale de la religion est due, tout au long de l'histoire, au fait que celle-ci donnait des réponses cohérentes aux grands problèmes existentiels (mort, injustice, bonheur, etc.). Weber signale que les images religieuses du monde cachent une prise de position par rapport à l'éternel problème des relations monde-sens. L'énorme diffusion des grandes religions historiques n'est pas due à la fonction narcotisante de la religion, mais au fait que celle-ci crée des théodicées qui donnent du sens au monde, en l'expliquant, le justifiant et le légitimant (Weber, 1996: 350).

     C'est P. Berger qui assembla les schémas d'interprétation des sociologies de la religion de Durkheim et de Weber en montrant comment les expériences anomiques (mort, souffrance, etc.) ne sont pas seulement vécues, mais aussi expliquées et légitimées à travers le nomos établi dans chaque société. "Chaque nomos est présent face à la personne comme une réalité pleine de sens dans laquelle la personne et ses expériences sont intégrées (...) Le nomos situe la vie de l'individu dans un vaste contexte de significations qui, de par sa nature même, lui transcende. Et l'individu qui intériorise correctement ces significations au même temps se transcende soi-même" (Berger, 1981: 85).

     Donc, ce que l'on veut signaler ici c'est que le nationalisme tend à construire des théodicées qui expliquent et légitiment les expériences liminaires qui apparaissent quand la nation est sacralisée et quand en son nom l'on meurt et l'on tue. La souffrance et la mort acquièrent un sens qui implique la négation de l'individu au nom de la nation qui le transcende[4]. La présence de ces expériences liminaires explique, en bonne mesure, la production sociale de sacralité dans la participation à l'imaginaire nationaliste. Grâce à l'oeuvre de Weber on sait que, là où les expériences de souffrance et de mort sont présentes et demandent à être expliquées et légitimées, se donnent les conditions sociales pour la production sociale de religion. Dans ce sens, B. Anderson lui-même signale la forte affinité de l'imaginaire nationaliste et l'imaginaire des religions historiques en montrant l'énorme intérêt du nationalisme pour le problème de la mort[5]. L'essence de la nation, qui demeure depuis un passé immémorial, depuis un temps mythique, se projette vers un futur de salut, moment de compensation dans ce monde, qui justifie et légitime la souffrance et le sacrifice.

(Traduit par Alberto Begué Aguado)

José Antonio Santiago

Notes:
1.- Les différences entre la religion civile et le patriotisme constitutionnel peuvent être consultées dans Beriain (1996:311-312).
2.- A propos de cette théorie sacrée du social et sur le cercle tautologique auquel mène l'explication du sacré par le social et, à la fois, du social par le sacré, cf. Ramos (1992).
3.- A. Pérez-Agote a montré cette relation entre le sacré et l'identité collective: "Or, étant donné l'arbitraire logique dans lequel le groupe est fondé, celui-ci a besoin de sacraliser l'histoire de la production du groupe comme si elle était l'histoire du groupe, en affirmant son existence originaire (...). L'arbitraire originaire est caché par l'affirmation de l'existence à l'origine du groupe et s'est sacralisé pour éloigner le danger de rupture et l'histoire est donc sacrée, protégée contre la manipulation quotidienne et profane. Le mythe fondateur doit être célébré à travers des rituels qui reproduisent la dédifférenciation sociale. Ceux-ci sont les relations entre le sacré, la religion et l'identité collective. Et voilà le paradoxe de l'histoire en tant que mémoire collective. Elle doit être réinventée, recréée pour affirmer l'existence au début de ce que n'est qu'un résultat arbitraire de ce processus historique" (1995:132).
4.- Luckmann (1989) a signalé que la conscience religieuse moderne se structure autour de différents types de transcendance: petites, intermédiaires et grandes. Selon sa typologie, la nation est vécue comme une réalité transcendante immanente de caractère intermédiaire.
5.- La signification que, pour le nationalisme, ont les tombeaux des Soldats Inconnus sert à Anderson (1993, p27) comme la meilleure évidence pour comprendre le nationalisme comme un grand système culturel, en l'alignant avec d'autres comme l'ancienne communauté religieuse et non pas avec les idéologies politiques comme on fait d'habitude: est-ce qu'on pourrait imaginer un tombeau dédié aux Libéraux morts?

Références bibliographiques:

Anderson, B. (1991): Imagined communities, London, Verso.

Bellah, R. N. (1970): "Civil Religion in America" en Beyond Belief: Essays on Religion in a Post-Traditional World, Berkeley, California, UP.

Berger, P. (1981): Para una teoría sociológica de la religión, Barcelona, Kairós. Édition originale The sacred canopy, Garden City, Doubleday, 1967.

Beriain, J. (1996): La integración en las sociedades modernas, Barcelona, Anthropos.

Casanova, J. (1994): Public Religions in the Modern World, Chicago, UP.

Douglass, W. (1989): "Crítica de las últimas tendencias en el análisis del nacionalismo en Pérez-Agote, A. (ed.), Sociología del nacionalismo, Bilbao, Universidad del País Vasco, p. 95-110.

Durkheim, E. (1968): Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF.

Gellner, E. (1989): "The sacred and the national" en LSE Quartely, vol.3, no 4, winter, pp.357-369.

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Luckmann, T. (1967): The Invisible Religion, NewYork, MacMillan.

Luckmann, T. (1989): "Religión y condición social de la conciencia moderna" en Palacios, X. y Jarauta F. (eds.), Razón, ética y política, Barcelona, Anthropos, p. 87-108.

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Weber, M. (1971): Economie et société, Paris, Plon.

Weber, M. (1996): Sociologie des religions, Paris, Gallimard.


Notice:
Santiago, José Antonio. "La nation sacrée. les manifestations contemporaines du sacré à la lumière des classiques", Esprit critique, vol.04 no.09, Septembre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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