Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.09 - Septembre 2002
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Cyborgs, métisses, nomades... ruses métaphoriques de la praxis féministe
Par Elena Casado Aparicio

     J'analyse, d'abord, la métaphore en tant que stratégie de nomination, produit hybride entre raison et imagination. Je mets en relief son caractère créatif, quotidien et performatif et sa capacité à représenter la tension entre identité et différence: elle brise les énoncés substantifs, étant donné que le "c'est" métaphorique est en même temps "ce n'est pas" et "c'est comme". Je défends, ensuite, le caractère interprétatif de toute expérience et je mets en rapport, dans la théorie féministe, ce caractère interprétatif de l'expérience avec les différentes formulations de la différence: "différence hommes/femmes, différence parmi les femmes et différence constitutive d'identité".

     Les premières années de la denominée deuxième vague féministe occidentale, la 'communauté' de femmes s'est construite à partir d'une expérience oppressive universelle selon laquelle le fait d'être femme conduisait inexorablement vers l'engagement féministe. À cette époque-là le féminisme était, plus qu'une pratique politique, un produit naturalisé qui reflétait une identité féminine transhistorique et transculturelle.

     Dans les années quatre-vingts, on prend en considération d'autres catégorisations sociales et on perçoit certaines différences parmi les mouvements; c'est ainsi que se produit le passage de l'idée de communauté identitaire vers une conception basée sur l'expérience. Cette conception pose aussi des problèmes, car elle considère comme bien établis les termes 'femmes' et 'expérience'. Le passage du terme 'femme' au terme 'femmes' implique la reconnaissance de la diversité mais il voile cette diversité sous une unité linguistique, ce qui a été perçu par les courants psychanalytiques et par la pensée post-structuraliste (Fuss, 1989). En même temps, la dissolution de la catégorie 'femme' met en question le propre sujet de la praxis féministe. Mais cette déconstruction peut être lue comme une possibilité différente de faire de la politique sans avoir recours à l'essentialisme.

     Nous arrivons ainsi au troisième moment, qui coïncide avec la crise de la modernité, surtout depuis le dernier quart du vingtième siècle, où devient fort le concept d'identité fondé sur la différence, défiant et rendant complexes les rapports traditionnels entre identité et action. Selon Butler, "la déconstruction de l'identité n'entraîne pas forcement la déconstruction politique; elle politise, en revanche, les propres termes sur lesquels est articulée l'identité" (1990:148). L'attention est maintenant fixée sur les processus d'identification politique et de formation de communautés, ce qui n'implique pas la négation du genre en tant que catégorie sociale. En plus, deux questions fondamentales apparaissent: quelles sont les 'expériences des femmes'?, sous quels critères se produit une telle attribution[1]. Ces deux questions sont en rapport avec le concept 'expérience'.

     Identité et essence ont été considérées comme des synonymes au cours de notre tradition. J'essaie de briser cette tradition en situant l'identité dans la différence; c'est-à-dire, comme une construction politique, historique, psychique et linguistique soumise constamment à plusieurs entremises. C'est ainsi que se produit le passage de la question ontologique: "qu'est-ce que l'identité?" à d'autres questions généalogiques: "dans quel contexte symbolique-matériel s'articule-t-elle?", éthiques et politiques: "que fournit-elle?", "quelles sont ses conséquences dans un contexte donné?"; et pragmatiques: "qu'entraîne l'affirmation de cette identité?".

     Je veux introduire deux propositions intéressantes: selon Fuss, le "moi" est un effet du langage contingent et provisoire. Si sa contingence implique accepter l'existence d'identités multiples constamment en concurrence, son caractère provisoire nous rappelle que les identités sont des constructions politiques et, en tant que telles, elles sont historiquement remplaçables. Il ne s'agit pas simplement d'affirmer l'existence de plusieurs catégorisations sociales, mais d'assumer la différence qui existe à l'intérieur de chacune de ces "identités". Fuss rappelle ces mots de Heidegger: "l'identité n'apparaît que comme unité, mais elle contient la différence dans le prédicat même de sa cohérence fictive"(1989:128).

     La deuxième proposition est de Butler, pour elle 'femme' est une catégorie sociale et un sens du moi, qui est culturelle et historiquement conditionnée. Butler reprend la formulation de Beauvoir selon laquelle la femme ne naît pas, elle se fait. Cela suppose que le genre se constitue grâce à une répétition d'actions (1990:270) discontinues, son apparence substantive n'est que cette façon d'agir (1990:279). Il ne s'agit pas d'une simple métaphore théâtrale goffmanienne, ni d'une formulation sophistiquée de la théorie de rôles puisque, dans les deux cas, on assume un sujet préalable à l'acte constitutif. Le corps est une situation, un ensemble de possibilités et le genre est une fantaisie mise en marche grâce aux styles du corps qui constituent ses significations (1989:334). Le manque de substantivité n'est pas une raison pour se plaindre parce qu'on peut le comprendre comme "la promesse de la condition de possibilité de positions-sujets complexes et génératives ainsi que de stratégies d'union qui ni présupposent ni fixent leurs sujets constitutifs" (1989:339).

     Analysons maintenant quelques métaphores de l'agencement féministe selon le rôle qu'occupe la différence et le concept d'identité et genre/différence sexuelle dont elles partent et à partir duquel elles s'articulent; elles vont être réunies en: visualisations multidimensionnelles, visualisations voyageuses et frontières et hybrides (Casado, 1999)[2].

1. Visualisations multidimensionnelles

     Elles soulignent la simultanéité de médiations sociales dans la formation de l'agencement. Le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme, l'hétérosexisme, etc. engendrent leurs propres catégorisations. Son apport fondamental: faire ressortir l'existence de différences à l'intérieur du collectif 'femmes' et dénoncer les homogénéisations "méchantes"?. J'inclus dans ce groupe ce qu'on appelle Black Feminism, "le capitalisme patriarcal racialement structuré" (Bhavnani y Coulson, 1986), "le féminisme du Tiers Monde" et "la métisse" (Anzaldúa, 1990).

     Les fractures se situent encore parmi des identités significatives. Une certaine unité catégorielle, une certaine naturalisation et une certaine homogénéisation nuancée sont maintenues. C'est ainsi que les femmes ne font pas partie d'un collectif à cause de leurs qualités ou de leurs besoins "naturels" mais à cause de 'l'unité sociologique' de leur situation sociale. Cela implique le fait d'assumer 'femmes' en tant que groupe cohérent défini en dehors des rapports sociaux, au lieu de voir comment ce groupe est constitué comme tel justement grâce à ces structures.

     En général, ce sont des visualisations métaphoriques à caractère ontologique, car elles bornent, ordonnent et catégorisent l'expérience en termes de l'être. Leur force vient aussi d'une forme de métaphorisation qui donne du sens à la forme: plus de forme et plus de contenu; on dirait que deux "ou plus" "expériences" (en tant que femme, noire, lesbienne, handicapée) provoquent une plus grande conscience d'oppression.

1.1. LA METISSE

     Je permettrais que son auteur se présente: "Qui suis-je? Je suis une féministe lesbienne du tiers monde qui a un penchant pour le marxisme et pour le mysticisme. (...). Pense-moi comme Shiva, un corps à plusieurs extrémités, un pied sur la terre obscure, un autre sur la blanche, l'un dans la société hétérosexuelle, l'autre dans le monde homosexuel, l'un dans celui des hommes, l'autre dans celui des femmes, un bras dans le monde littéraire, l'autre dans la classe ouvrière, le socialisme et dans les mondes cachés. (...) Moi, me suis-je trompée?, suis-je ambiguë? Pas du tout. Ce sont seulement tes étiquettes qui me divisent" (Anzaldúa, 1981:205).

     Cette présentation exprime les différences, les contradictions, la schizophrénie apparente. Mais il y a quelque chose de statique qui renvoie à des identités unitaires. Voici le conflit entre unité et différence que j'analyse dans la métaphore de la METISSE.

     C'est une métaphore structurelle parce qu'elle structure un concept, nouvelle conscience, en termes d'un autre concept, métisse. Ce mécanisme implique une sélection de traits. Quels sont les plus remarquables? La métisse représente la lutte de frontières extérieures, le lieu de passage parmi les formations culturelles, donc la tolérance envers les contradictions, l'ambiguïté. Cette ambivalence va se "résoudre" par des événements douloureux, un nouvel élément apparaît: une nouvelle conscience, synthèse des "identités""qui surgit à partir d'un mouvement continu et créatif; ce mouvement brise l'apparence unitaire de n'importe quel nouveau paradigme" (1990:379).

     Anzaldúa consacre toute son énergie à la médiation; médiation entre un nous/ ils-elles très fixe, très fort, et un "ils" qui se traduit par un "nous" que l'on interpelle. La tâche de médiation consiste à rapprocher les blancs des noirs, les femmes des hommes. C'est là qu'Anzaldúa situe la potentialité de la METISSE: " parce qu'elle a créé un nouveau mythe, la métisse crée aussi une nouvelle conscience" (1990:379). Et plus tard, elle insiste: "rien ne se passe dans le monde "réel" à moins que ceci ne soit arrivé auparavant dans les images que nous avons dans nos esprits" (1990:385).

     C'est un des problèmes de sa proposition: un certain idéalisme qui surgit d'une vision traditionnelle de la conscience en tant que moteur et explication de l'action. Anzaldúa situe le conflit dans les identités (même si ce conflit est vécu intérieurement); des identités unitaires, uniformes, même essentielles. Elle utilise, à plusieurs reprises, l'adjectif 'vrai': " je suis obsédée par une vision: que nous, Mexicains et Mexicaines, avons récupéré ou découvert nos vrais visages (...)" (1990:385). Et en faisant référence aux femmes, elle ajoute: "je cherche notre visage de femme, nos vrais traits, (...) libre de la domination masculine" (1990:386).

     Cette métaphore est ambivalente: (entre constructivisme et substantivisme); paradoxale: parce qu'elle propose une nouvelle "race" métisse, en changeant l'hybride en substance, l'existence en essence, palliant la naturalisation des conflits implicites. Sujet, trop sujet, "humaine, trop humaine", la métisse préexiste à son propre processus de construction. Le mythe du sujet qui se conçoit lui-même, autonome, conscient de lui-même, vrai, noyau du "nous" opposé à "ils" n'est pas étranger à la METISSE.

2.Visualisations voyageuses

     Ce qui est fondamental maintenant, c'est l'idée de processus, de passage; identité, subjectivité et agence sont mobiles et mutables, idée qui acquiert plus de sens dans le contexte de la globalisation et la constante déterritorialisation. Clifford (1992) et Bauman (1998) choisissent l'image du pèlerin; Lugones (1990) choisit l'esprit voyageur; Braidotti (1994), la subjectivité nomade.

     Ils s'appuient sur la confiance dans la métaphore: VOYAGE EST TRANSFORMATION. Immédiatement après, on se pose la question: que reste-t-il quand on voyage? La réponse se situe dans le cadre de la narrativité, du souvenir, de la continuelle réinscription de l'histoire, du projet réflexe du moi. L'identité prend son sens seulement en tant que notion rétrospective (Braidotti, 1994:14), en tant que chronique du passage des frontières.

2.1. LA SUBJECTIVITE NOMADE

     Les axes qui articulent cette métaphore sont le transit intellectuel et le transit géographique. La métaphore NOMADE s'oppose aux images (simplifiées) de l'exilé, de l'immigrant, du citoyen du monde et du touriste. Braidotti (1994) identifie l'exilé avec le réfugié politique, qui est dominé par un sentiment d'extranéité et par une perception hostile du pays récepteur. Sa narration, configurée par le futur antérieur, est celle de l'horizon perdu, celle de la dispersion, la mémoire est l'élément central. Les motivations fondamentales de l'immigrant sont des motivations économiques, le but de son transit est clair. Pour lui la narration de 'l'origine' et la nostalgie déstabilisent le présent. Son temps est le présent/passé et son rêve est celui du retour. Il est différent du touriste qui se caractérise par son appréhension consumériste de l'autre; et différent aussi du citoyen du monde, qui élude les responsabilités de son origine.

     Selon Braidotti, dans un entretien avec Butler (1994:40), "l'identité maintient un lien privilégié avec des processus inconscients (...) tandis que la subjectivité politique est une position consciente et intentionnelle". Désir face à intention, conscience face à inconscience, identité et subjectivité comme des moments différents, bien qu'ils soient en rapport dans le processus de définition d'une position-sujet. C'est ainsi que l'identification entre identité et conscience est brisée[3]. Le nomadisme est donc une position consciente, intentionnelle, politique, qui ne nie pas son aspect inconscient et désiré.

     "Le sujet nomade est un mythe, une fiction politique qui permet de penser aux catégories et aux types d'expérience établis et d'aller au-delà.(...) Les fictions politiques peuvent être plus effectives, ici et maintenant, que les systèmes théoriques" (Braidotti, 1997:7). Cet exposé de la relation entre langage et réalité, entre mythe et mimesis, s'approche de mon idée de métaphore.

     L'image est inspirée de l'expérience de cultures caractérisées par sa nature transitoire. Selon Braidotti, cette nature implique une conscience critique qui fait que ces cultures refusent de se conformer à des façons de penser et d'agir socialement codifiées. Ce caractère transitoire s'exprime par la métaphore: L'IDENTITE NOMADE EST UNE CARTE (1994:14). Cela dit, il faut ajouter que le nomade n'a pas de foyer mais il est capable de recréer ce foyer n'importe où parce qu'il porte sur lui toutes ses possessions. Le nomade, en plus, est polyglotte et sait que le langage n'est pas seulement un instrument de communication,"mais aussi un lieu et un échange symbolique qui nous branche sur un réseau que nous appelons civilisation"(1994:8).

     Le NOMADE est donc une "idée pour tout sujet qui a renoncé à toute idée, désir ou nostalgie de ce qui est fixe, stable" (1994:22). La seule chose qui soit stable c'est le temps, reflété dans le changement des saisons qui marque les routes. La cohésion dérive des répétitions. La narration du nomade est dominée par les temps imparfaits, actifs et continus; c'est l'histoire refaite constamment.

     Braidotti (1994) parie sur la perspective de la différence sexuelle. Elle critique profondément la notion de genre en donnant des raisons fondamentalement stratégiques: cette notion manque de radicalisme et n'est pas appropriée théorique et politiquement. Quand on parle de genre, dit-elle, on est pour une représentation symétrique des hommes et des femmes, qui cache les relations de domination. Le genre est une fiction régulatrice qui cache non seulement la différence irréductible et intransférable entre hommes et femmes mais aussi la différence parmi les femmes et l'image de la femme comme 'un autre' (Butler, 1994:40). Par contre, selon Braidotti la théorie de la différence sexuelle a comme but le "renforcement"du féminin en tant que projet politique, selon lequel le corps n'est pas une catégorie biologique ou sociologique, mais la superposition du physique, du symbolique et du sociologique.

     La lutte féministe doit se poser à tous ces niveaux-là et, pour pouvoir le faire, elle doit reconnaître l'identité de notre genre sans oublier les différences, "c'est une condition suffisante et nécessaire pour établir un lien explicite parmi les femmes"(1994:186), lien qui appartient à la facticité de l'être: "'être-femme', comme 'être-dans-le-langage' ou 'être-immortelle', est un des éléments qui constituent ma subjectivité"(1994:186).

     Toutes ces affirmations posent des problèmes importants. Bien que la différence sexuelle ne se présente pas en termes biologiques, sa considération linguistique repose sur l'unité et la stabilité de la différence sexuelle. En plus, je ne crois pas qu'on puisse parler de la facticité d'être femme au même niveau que d'être dans le langage, et encore moins le faire à l'écart de cela, comme si le corps sexué préexistait et comme s'il était un simple hébergement de ce sujet parlant. D'autre part, la portée des pratiques nomades est limitée quand on établit une frontière sexuelle infranchissable. La métaphore libérale LE MOUVEMENT EST LIBERTE est soulignée sur le terrain physique et intellectuel mais elle ne l'est pas en ce qui concerne d'autres catégorisations sociales.

     En résumé, ce nomadisme est intellectuel, géographique, mais il y a des localisations qui se maintiennent fixes, stables, comme l'accès à un certain capital économique, social, culturel et symbolique. Nomadisme, donc, dans un corps sexué incontestable.

3. Hybrides et frontières

     Nous traversons des frontières, et l'identité est un jeu de frontières qui bougent et produisent des signifiés. Nous sommes constamment en train de réécrire notre histoire et, en tant qu'identités dans la différence, nous le faisons dès marges, des discours homogénéisateurs. Hooks (1984) décrit le mouvement qui se dirige dès marges vers le centre; Spivak (1990) parle du déplacement joué par le sujet postcolonial.

     C'est l'hybridisme explicite, profondément ouvert à la réinterprétation. La pureté des catégories est bannie et à sa place il y a 'l'autre inadéquat' (Trinh Minh Ha, 1989) et, bien sûr le cyborg (Haraway, 1989). Le point de départ est la considération de l'expérience comme sémiose, comme incarnation de signifiés: 'expérience' et 'conscience' ne peuvent pas être antérieures aux pratiques que les articulent et les rendent possibles. Elles ne sont plus transparentes; elles sont des recréations, des constructions intentionnelles, des engins.

3.1. Le CYBORG

     Présenter Haraway est très difficile: biologiste, anthropologue, historienne; féministe, antiraciste, professeur de sociologie de la science et de théorie féministe... Le cyborg est son ontologie et lui accorde sa politique (Haraway, 1995:254). Son cadre théorique est multiple: postmodernisme critique et matérialiste, féminisme non substantif, et constructivisme, le tout influencé par le marxisme et la pensée critique, l'histoire de la biologie, la rhétorique, le post-structuralisme et l'herméneutique, et son engagement historique toujours présent (García Selgas, 1996:1). Selon l'idée de García Selgas, je crois que nous sommes devant l'une des plus sérieuses mises en question de la pensée occidentale: de la logique unitaire, du principe de non-contradiction, des dualismes, de l'extériorité du réel, de la conscience idéaliste[4]. Haraway met en relief l'hybridisme, la contradiction, l'oxymoron, la capacité qu'ont les frontières à produire des corps et des signifiés, face à la considération du corps de la femme comme une limite ontologique infranchissable (Irigaray, 1982). "Les corps (...) (écrit Haraway) sont des cartes de pouvoir et d'identité, et les cyborgs ne sont pas l'exception" (1989:309).

     Haraway croit que tout langage est rempli de métaphores (1997:64). Les métaphores sont des outils, des tropes (figures de rhétorique), des articulations sémiotico-matérielles qui mettent en question nos identifications et nos certitudes et elles ouvrent ainsi de nouvelles possibilités historiques. Les narrations ne sont pas des 'fictions' mais des stratégies de production de signifiés, en d'autres mots: "les figurations sont des images performatives qui peuvent être habitées" (1997:11), il faut inclure, bien sûr, les narrations autour du genre ou de la différence sexuelle.

     Le cyborg, et celui-ci est le premier trait distinctif de cette métaphore structurale, représente le plaisir de la confusion des frontières et la responsabilité de sa construction (1995:254). Il est un monstre, un bâtard, un enfant illégitime du capitalisme patriarcal, du militarisme et du socialisme d'État; mais les bâtards ne sont pas toujours fidèles à leurs origines, parce que ces origines ne sont pas essentielles pour eux.

     Les féminismes, au pluriel, n'ont pas été étrangers au mythe des origines et à la logique de la représentation naturalisée; ils ont construit "l'expérience des femmes", fiction et fait politique d'une grande importance. D'ici vient l'appel à la responsabilité, à agir dès "le ventre du monstre" parce qu'il n'y a rien qui unisse les femmes, d'une façon naturelle, par le simple fait d'être femmes; il n'y a rien du côté de l'être en marge des pratiques sémiotiques qui l'articulent.

     C'est ainsi que la vision unitaire et substantive du sujet est brisée et qu'on met en question les dualismes fondamentaux parce qu'ils fortifient les frontières et les transforment en quelque chose qui sanctionne notre expérience. Pour le chronotope cyborg "un c'est trop peu, et deux est seulement une possibilité"(1989:222).

     Un autre trait du cyborg est sa radicale hétéroglossie, démonstration de sa méfiance envers les rêves impérialistes et totalisateurs du langage commun. Pas de communauté préétablie de sujets parlants, pas de langage parfait, pas de dialectique. Son code est celui du paradoxe, celui du bruit et celui de la pollution. Le cyborg sait qu'il est partiel, ironique, méchant, oppositif, utopique; il est constamment éloigné de l'innocence. Il ne reconnaît pas non plus la division entre nature et culture, parce que lui-même est le fruit de la production sociale de la nature et de la naturalisation de l'ordre social. L'action politique du cyborg ne croit pas aux partis d'avant-garde, ni aux credos qui font des promesses, ni aux engagements substantifs. La politique du cyborg est, à son image, partielle, basée sur l'affinité définie par l'élection, l'attirance, l'avidité et l'engagement passionné.

     Il ne s'agit par de nier les identités, mais leur position est, de nouveau, paradoxale: "dans la lutte pour les identités et dans les stratégies pour les construire, s'ouvre la possibilité de tisser quelque chose de plus qu'un manteau pour le lendemain de l'apocalypse qui finit l'histoire du salut d'une façon si prophétique" (Haraway,1995:269). Identités qui politisent leur généalogie dès le moment même de sa constitution, en se transformant en des fictions d'identité. "Dépouillée de l'identité, la race bâtarde enseigne le pouvoir des marges" (Haraway 1995:303)

En guise de conclusion

     Anzaldúa est une métisse qui s'occupe de la négociation et de l'explication de la différence; Braidotti est une nomade qui revendique son corps sexué; Haraway est un cyborg qui se situe dans le nombril du monstre "l'académie nord-américaine". Leurs métaphores sont offertes comme des reconstructions ouvertes "bien sûr" à notre propre interprétation. Anzaldúa introduit la différence d'une façon radicale et catégorique. Braidotti nous situe dans un univers mobile et sexué. Haraway politise toute frontière. Ruses. Polyphonie et promiscuité rebelle. Une révolte cyborg qui nous engage d'une façon responsable, perverse et ironique.

     "Nous avons besoin du pouvoir des théories critiques modernes sur comment sont créés les signifiés et les corps, non pas pour nier les signifiés et les corps, mais pour vivre en signifiés et en corps qui aient une chance d'avenir" (Haraway, 1995:322)

Elena Casado Aparicio

Notes:
1.- D'autres questions sont "comment comparer et traiter les différentes expériences?", et "quelle est leur valeur épistémologique?".
2.- Je n'analyse pas ici d'autres visualisations que j'appelle "jeux d'affixes". En pleine discussion Modernité / Postmodernité, apparaissent des concepts comme société postindustrielle, post-colonialisme, modernité tardive... Il faut ajouter la mise en question de la division explicite dans le système sexe/genre. Sexe, genre, engagement politique, et option sexuelle s'entrecroisent pour créer de nouvelles images: féministe (Walker), sujet féminin post-femme (Witting), sujet femme du féminisme (Lauretis), etc.
3.- La psychanalyse et le post-structuralisme sont importants pour cette rupture.
4.- "mon engagement passionné" pour Haraway est évident, ce qui rend difficile la présentation de sa métaphore

Références bibliographiques:

Anzaldúa, G. (1990) Haciendo Caras / Making Face, Making Soul. San Francisco: Aunt Lute.

Bauman, Z. (1998). "Parvenu and pariah: heroes and victims of modernity", en James Good and Irving Velody (eds.) (1998). The Politics of Postmodernity. Cambridge: Cambridge University Press

Bhavnani, K.; Coulson, M. (1986). "Transforming socialist-feminism: the challenge of racism", Feminist Review, 23

Braidotti, R. (1997). "Difference, Diversity and Nomadic Subjectivity", NOISE, dactylographié.

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Minh Ha, T.(1989). Women, Native, Other. Bloomington: Indiana University Press

Spivak, G. (1990). The Post-Colonial Critique, London/New York, Routledge


Notice:
Casado Aparicio, Elena. "Cyborgs, métisses, nomades... ruses métaphoriques de la praxis féministe", Esprit critique, vol.04 no.09, Septembre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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