Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.09 - Septembre 2002
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Le parasite et le social invisible, acteur et territoire des astuces sociales et sociologiques
Par Gabriel Gatti [1]

Qu'est-ce que, de nouveau, vivre ensemble? Qu'est-ce que le collectif? Je ne sais pas, je doute qu'on le sache. Je n'ai jamais rien lu qui me l'apprenne encore. J'ai vécu, quelquefois, certaines circonstances qui faisaient du clair dans cette ombre. Et à table, parfois, à côté de celui qui mangeait de moi ou d'un autre.

Michel Serres (1980: 302)

     Au moment où tu rentres chez quelqu'un, tu dois te laver, t'enlever la marque de ta société, te marquer avec celle d'une nouvelle solidarité: personne, qui ne craigne d'être expulsé, penserait pouvoir être admis chez un autre en emportant son propre savon, et il se servira toujours de celui que son hôte lui offre. Tout en t'admettant, tes hôtes remarqueront l'agréable de ton parfum. Ton odeur sera désormais le terme marqué de la relation et dès que tu ôtes la marque de ton parfum, de ta société, dès que tu élimines ta différence, tu changes d'identité. Désormais, la tienne sera celle du parasite, l'astuce du mimétisme deviendra ta stratégie et l'espace que ton hôte t'offre, lieu de l'autre, sera ton territoire. Le parasite, être tactique, consommateur compulsif, salit le propre des autres sans qu'on puisse le voir. Et après s'être glissé chez autrui, il se cache. C'est sa vertu et son ontologie.

     Comme point de départ pour une sociologie de l'identité, la figure et les pratiques du parasite sont forts singulières. Du moins si on l'observe en fonction de l'optique appliquée par la sociologie quand elle parle d'identité: le parasite n'est pas un acteur, mais une disposition vers les acteurs; il n'est pas une figure stable, mais un personnage qui se glisse et se déplace entre les formes des autres, qu'il occupe pour les adopter comme propres. Il manque, en plus, de propriétés (dans sa double acception: possessions et traits caractéristiques) demandées par la définition canonique d'identité: il manque d'un nom propre, car il le prend à l'organisme parasité; il manque d'un lieu et d'un temps propres avec lesquels s'affirmer dans un Territoire et dans une Histoire, car il occupe et il se fait dans les temps et dans les territoires d'autrui, plus solides que lui.

     Les uns et les autres, hôtes et parasites, sont les acteurs de ce texte. Chacun incarne une façon d'agir: la première, celle des "modalités fortes de l'identité", qui part d'une position propre, exacte, nettoyée; la seconde, représentant des "modalités souples de l'identité collective", qui se construit à partir d'une disposition vers les positions des autres. Position du fort pour la première, disposition du faible pour la seconde: l'action du parasite est donc "déterminée par l'absence d'un propre, qui doit jouer dans celui qui lui est imposé (...). Elle profite des occasions (...). Elle est rusée (...). C'est l'art du faible" (De Certeau, 1990: 60-61).

     C'est une place risquée pour énoncer et construire une identité, mais nécessaire pour quelques-uns: "pour le voleur, pour l'étranger, pour l'invité. C'est un déguisement, un camouflage dans les couleurs du moyen, lorsque le moyen c'est l'hôte, qui est l'autre" (Serres, 1980: 272). Nécessaire aussi pour ceux qui observent le monde comme sociologues. C'est au moins à la faveur de cette hypothèse que je vais argumenter ce texte, où une proposition de double entrée sera présentée: la première nous dirige vers l'objet du regard sociologique, l'autre vers le sujet qui regarde. Pour les deux, je tiens à proposer un nom - le parasite -, un habitat - le social invisible - et une stratégie - l'astuce.

1. La gravité: les modalités fortes de la connaissance et de l'identité

1.1 Le modèle: tout tend à tomber au sol

     Tout ce qui existe tombe ou tombera au sol. Dans sa double acception, la loi de la gravité: tout tend au centre, tout tend au sérieux. C'est le degré zéro, le grave comme tonalité basique, source des autres. Elle dicte le normal et se fait normative quand, plus tard, devient le modèle avec lequel la science observe: réalité (les pommes tombent au sol) à représentation (formulation de la loi de la gravité) à réalité (tout ce qui existe tombe au sol).

     Une fois le modèle trouvé, on peut vivre des revenus qu'il produit.

     Du réel à la représentation et, à partir de là, de la représentation au réel. Curieux et puissant renversement qui est devenu un axiome utile tant à Dieu, qu'au magicien, qu'au scientifique. Singulièrement à celui des sciences sociales. Le programme de la science moderne arrive avec cet axiome: dès qu'un modèle est construit, l'observateur se sépare de l'observé, la quête de la carte parfaite régit la méthode, et le regard éloigné devient le dispositif capital du savoir. Désormais, il s'agit de regarder et de classifier, du panoptisme pour administrer l'action du sujet et du synoptisme pour gérer les objets (Gatti, 1999). Munis de ces deux outils, nous pouvons établir les lois, les origines, le moment inexplicable. Si on les trouve, nous aurons l'équation avec laquelle nous serons en mesure de tout connaître. Ce principe trouvé, le travail est fait: "Le système n'existe que par référence à un point à partir duquel tout ordre se déploie" (Serres, 1977). Certes, la recherche d'un principe est la pulsion principale du mouvement des langages scientifiques, y compris celui des sociologues: chez Simmel, avec la notion de forme (1986); chez Weber, qui inventa la grille des types idéaux pour savoir ce qui pousse les hommes à agir (1984); aussi chez Mauss (1997) ou Malinowski (1963), qui, anxieux de résoudre le problème de la réciprocité, trouvèrent l'Hau et le Kula. Donne-moi le principe et je pourrai voir et connaître le monde.

     La sociologie n'est donc pas libre de cette procédure. Celle-ci est soutenue par deux théorèmes, qui supportent celle que l'on pourrait dénommer la "logique de la visualisation scientifique": le premier, imputé par Merton à Burke, affirme que chaque fois que l'on voit un objet X, on laisse, à cause du fait même de fixer notre attention sur cet objet, de voir un autre objet Y. Yves Barel (1982: 69-70) l'explique: "Dire ou voir quelque chose c'est en même temps ne pas dire et ne pas voir une autre". Le second des théorèmes, sur lequel Serres a maintes fois insisté, nous indique le statut qu'aux yeux de celui qui regarde possède cet objet oublié par l'application du Théorème de Burke: stock en attente, garantie qui assure le futur du regard scientifique[2]. Ecartant un objet au terrain du non connu et du non nommé, la porte reste ouverte au retour plus tard d'une nouvelle observation scientifique appliquée à cet espace relégué au territoire du non observé. Si le nouveau regard produit de nouveaux débris, il ne faut que recommencer. La chaîne n'a pas de fin.

1.2 Regarder, nommer: le principe. Les modalités fortes de la connaissance

     L'oeil et le regard sont l'organe et l'action essentiels de la connaissance moderne: les deux servent à localiser, les deux sont de bons outils pour se disposer en perspective, pour coordonner, pour classifier[3]. De telle façon que savoir revient à voir et à nommer, alors que -conséquence logique- exister dépend d'avoir un nom qui permette d'être vu. Avec les pièces de la nomination et de la visualisation, on a façonné une lourde machine, où est enfermée depuis la théorie sociologique, originant un de ses principes les plus funestes de celle-ci: seulement ce qui peut être vu par les outils des sciences sociales est un objet susceptible d'analyse, et, étant donné que ces outils laissent hors du champ une nombreuse série d'objets, de phénomènes et de choses, ces derniers perdent, ipso facto, le statut d'objets observables.

     Impossibilité pratique qui finit par devenir négation ontologique. La logique de la visualisation scientifique explique, de cette sorte, le succès de la sociologie, mais elle rend compte, de même, de son échec: "On ne voit que si l'on voit quelque chose, on ne peut pas voir qu'en objectivant quelque chose" (Barel, 1982: 19). Barel approfondit: "L'acte de nomination, c'est-à-dire la désignation, est du même coup un acte d'objectivation et de visibilisation des choses (...). La parole comporte une inévitable et grave trahison de la réalité" (ibidem: 23).

1.3 Le modèle et le principe en sociologie: les modalités fortes de l'identité

     Tout ce qui est nommé devient, du même coup, un objet repérable, possédant un nom, visible dans un Territoire et dans le tissu d'une Histoire. Ce sont les modalités fortes de l'identité: elles renvoient à un modèle, elles répondent à un principe. Pour être ainsi, on doit être en conformité avec quelques règles, assez rudimentaires:

1) condition de cohérence: les objets sont des "corps non divisibles en points" (Serres, 1973: 109), ainsi, l'individu ou l'État-nation.

2) condition d'équilibre: disposer d'un point d'où part le système et où il retourne sans cesse. Ainsi, le centre symbolique du système; la tradition, la classe, l'âge ou l'ethnie, qui agissent comme les horizons de l'identité des membres d'un groupe et, de même, comme la matrice de leurs actions.

     Chaque fois que la sociologie joue l'espion dans les territoires de l'identité, elle trouve les preuves de l'existence de son objet quand se manifestent l'État-nation et son fils aîné, l'individu-citoyen, figures porteuses des deux rhétoriques à la base de la façon de regarder l'identité de la sociologie: celle de la fondation et celle de l'entretien (Klor de Alva et al., 1995). François Dubet (1994: 21) va un peu plus loin: l'ensemble des sciences sociales s'appuie dans une double évidence, "la société existe, et elle est composée d'individus. La société existe comme un système intégré identifié à la modernité, à un État-nation et à une division du travail élaborée et rationnelle. Elle existe aussi parce qu'elle produit des individus qui en intériorisent les valeurs et réalisent les diverses fonctions". Deux métaphores totalisatrices, l'individu-citoyen et l'État-nation, sont donc les images-sources d'une discipline qui fonctionne avec des réalités régies par ceux que l'on pourrait dénommer les postulats de l'unité et de la permanence de l'objet. Ce qui reste en dehors de cette unité - incohérent, en dehors de l'équilibre, instable...- est désormais le territoire d'autres stratégies de la pensée.

     Individu et État conforment le modèle à partir duquel les sociologues voient et montrent l'identité, les plates-formes d'où ils observent et, surtout, les artefacts avec lesquels ils font visible toute forme de décliner le Moi et le Nous. Ainsi, exister sociologiquement passe par sa logique, à savoir, posséder un Nom, avoir une Histoire, être partie d'un Territoire. "Nommer", "historier", "différencier", des verbes qui se déclinent en durée et en stabilité, servent à conjuguer l'"identité" en sociologie: ils définissent les modèles et leurs résidus, les nations sans État et les États sans nation. Ou encore pire: les sujets avec plusieurs identités. Ou encore pire: les sujets manquant d'identité. Ou encore pire: les sujets sans identité, puisque capables de se déplacer entre plusieurs identités.

     Norme les uns - ceux qui possèdent un Nom -, résidus les autres - car non nommés. Susceptibles les premiers de devenir des hôtes pour les seconds. La possibilité d'existence de ceux-ci passe par la concentration exclusive du regard du savoir sur ceux-là, hôtes désormais pour les ruses des parasites, tactiques d'identification non visibles camouflées dans les plis du déjà nommé et du déjà vu.

2. Résidus et conséquences non voulues des modalités fortes de la connaissance et de l'identité

     Pour la logique cartésienne, le succès est complet: l'objet vit éternellement, car la chaîne dans laquelle s'égrène la pensée l'engendre sans fin. Mais le sujet meurt enfermé dans cette mécanique. C'est la conséquence non voulue de l'usage de modèles: cela produit des résidus qui entraînent des corollaires non prévus par celui qui les avait créés. Fabulant sur les conséquences non voulues des recherches scientifiques, Arthur C. Clarke (1985: 66) illustre ce fait: un chercheur convaincu du fait que "toutes les mélodies existantes sont des approches grossières d'une mélodie idéale" dédia tout son travail à trouver cette merveille. Mais une finale tragique l'attendait: la trouver. Parce que, ce faisant, la mélodie domina son cerveau et personne ne fut capable de lui faire sortir de cette boucle infinie: "Le patron était établi et ne pouvait pas être cassé. Il tournait et tournait en éliminant tous les autres pensées" (ibidem: 68). Il avait trouvé la clef définitive. Et il s'est enfermé avec.

2.1 Premier résidu: les modalités souples de l'identité collective

     Ce qui s'est passé avec le scientifique de la fable de Clarke peut être formalisé à l'aide d'une conjecture et d'un paradoxe. La conjecture s'appelle "Principe de Barel" et s'inspire des passages où il différencie des formes visibles et invisibles de la vie sociale (1982: passim; 1994: 192-200); elle peut être énoncée ainsi: selon leur degré de visibilité du point de vue d'un observateur extérieur, deux modalités d'implication dans le social apparaissent, d'une part, les modalités fortes de l'identité, des formes visibles, bien découpées tant dans l'espace (car elles se conforment grâce à la possession d'un Territoire) que dans le temps (car elles marquent l'identité par la possession d'une forme invariante au long d'un trajet historique, par la possession d'un Temps). Centrées et cohérentes, elles sont déterminées par les possibilités dont pourvoie la possession de "propres" (De Certeau, 1990). Elles répondent, donc, à une logique née de la main de l'État-nation et de l'individu-citoyen.

     Avec elles, ou, autrement dit, placées à rebours, les modalités souples de l'identité. Passagères et évanescentes, elles sont invisibles aux yeux de l'optique des dispositifs de la connaissance en vertu desquels les modalités fortes de l'identité ont été haussées comme le prototype de l'identitaire. Ces modalités transitent par les interstices des espaces surveillés par la logique constitutive des modalités fortes, par les domaines de leurs propres - son Nom, son Territoire, son Histoire...-, mais en dépliant des formes d'action qui répondent à autre logique. Si l'on détecte en sociologie les modalités fortes de l'identité à travers l'examen de deux rhétoriques, celles de la fondation et de l'entretien, pour les modalités souples une troisième surgit: l'usage, la consommation des rhétoriques de la fondation et de l'entretien des modalités fortes. A ce sujet Michel de Certeau écrit: "A une production rationalisée, expansionniste, centralisée, spectaculaire et bruyante, fait face une production d'un type tout différent, qualifiée de consommation, qui a pour caractéristiques ses ruses, son effritement au gré des occasions, ses braconnages, sa clandestinité, son murmure inlassable, en somme, une quasi-invisibilité puisqu'elle ne se signale guère par des produits propres (...) mais par un art d'utiliser ceux qui lui sont imposés"" (1990: 53).

     Celles qui comparaissent ici ne sont pas des modalités d'être et de construire l'identité, mais plutôt des modalités de se débrouiller, des stratégies du faire: l'une, forte et productrice, agit avec toutes les lumières de la scène allumées; l'autre, souple et consommatrice, profite de ses zones d'ombre, est rusée, adaptative, et connaît toutes les astuces du déguisement.

2.2 Deuxième résidu: le social invisible

     Un paradoxe peut en être déduit: si les outils analytiques et méthodologiques des sciences sociales possèdent quelque efficacité, elle découle de l'expulsion des formes non visibles de l'identité en dehors des domaines du sociologiquement observable, en même temps que c'est cette distinction - nécessaire d'autre part pour maintenir l'édifice théorique des sciences sociales - qui voile toute possibilité de voir des modalités de l'être social remuant par dessous de celles que la sociologie considère propres à son champ de travail, les modes visibles de la vie sociale, les modalités fortes de l'identité. On peut donc affirmer que de la même place d'où est issue l'efficacité des sciences sociales sort aussi la raison de son échec: ne pouvoir voir que le visible ou ce qui le devient à travers le regard sociologique.

     Dans cet échec/succès paradoxal se trouve un nouveau territoire, qui s'ajoute à ceux du connu/nommé et du non connu/non nommé, frontières limites de l'espace par lequel voyageait, guidée par les Théorèmes de Burke et de Serres, la logique de la visualisation scientifique: celui du social invisible, deuxième résidu de cette logique, l'une de ses conséquences non voulues. Le social invisible est davantage un avertissement qu'un concept: l'existence d'un social autre dont nous avons des difficultés à nous approcher avec l'instrumental et les procédures dont la sociologie dispose pour analyser un objet toujours lu avec les paramètres qui dessinent la cohérence, l'équilibre, l'unité. Il signale donc que, de l'architecture qui supporte l'édifice du savoir, non seulement une grande partie de la réalité s'est enfuie, mais aussi que c'est précisément cette fuite qui donne forme à la singularité de cette partie fugitive.

     Existence paradoxale que celle du social invisible. Difficile donc de formaliser. Quoique d'une façon à peine provisoire on l'essaie: le social invisible est ce qui ne peut pas être vu et ce qui fait de cette dénégation son trait fondamental[4]. Il naît des conséquences non voulues de la modélisation et fait de ces conséquences son espace vital. Il a alors une double constitution: d'une part, résidu des pratiques de la visualisation scientifique; d'autre part, région vitale que ces pratiques n'arrivent pas à voir. Evidemment, observer les modalités souples de l'identité, occupantes du social invisible, est fort complexe: elles sont inobservables, puisque son trait principal est justement d'exister comme corollaire et dans les conséquences non voulues de la logique de l'observation. Très subtilement, Barel (1982: 7) exprime ce paradoxe: "L'invisibilité sociale est d'abord une manière de désigner le fait qu'une partie de la réalité sociale se laisse mal apercevoir, décrire, analyser, interpréter, alors que par ailleurs s'impose l'impression qu'il est impossible de tenir cette partie pour négligeable".

     Le social invisible résulte donc de ne pas savoir donner une réponse aux interrogations qui émanent des objets sans sens, sauf en essayant d'accommoder ces objets au regard de la science ("nommer l'invisible, c'est en faire un objet qui est (ou que l'on amène à) une chose possédant forme et localisation dans l'espace" (Barel, 1982: 20), c'est-à-dire, en faisant de ceci un problème des techniques d'appréhension du sens, quand, à mon avis, cette question dépend, bien au contraire, de la condition d'objet du non connu et de l'invisible. Car, de la même façon que l'on peut dire que le ludique échappe à la gravité ou que les modalités souples esquivent les modalités fortes, on peut aussi affirmer qu'aux logiques de la visualisation et de la modélisation scientifiques échappent sans rémission les produits de leurs conséquences non voulues. Ceux-là, sujets/objets qui dansent entre les point opposés des distinctions classiques des sciences sociales, hybrides de nature et de culture (comme les monstres) et d'objet et sujet (comme les automates), habitent dans un espace innommé par rapport auquel, loin de s'approcher, la sociologie s'éloigne au fur et à mesure que les avocats de ses supports empiriques continuent à sauvegarder les garanties qui soutiennent ses distinctions fondamentales.

     Cette hystérie, celle de la recherche de la production et de la reproduction du social, caractéristique, selon Baudrillard (1981: 41), d'une science obsédée pour la résurrection du réel qui lui échappe, produit une sorte de "vide social" (Barel, 1984) où se placent les résidus des pratiques de visualisation des sciences sociales. Ce vide n'est pas la non-existence de choses, mais la non-existence de sens pour les choses due à la perte, d'un côté, des instruments grâce auxquels nous avons conféré du sens aux choses (crise du politique, crise du travail, crise des religions monothéistes, crise, en général, du social), et, de l'autre, des instruments pour comprendre les crises du sens (crises des "politiques" et crise des "sociologies").

     Le social invisible, territoire vide de société et de sociologie, conséquence non voulue de la modélisation politique et sociologique, est aussi la condition de possibilité pour l'existence des sujets qui l'habitent: les parasites.

3. Les parasites, troisième résidu des modalités fortes de la connaissance et de l'identité

     Etrange constitution que celle des modalités de l'identité qui habitent dans le social invisible: elles existent seulement dans des lieux déterminés par des logiques plus sérieuses et graves: l'immigré est singulier exclusivement dans un territoire étrange; celui qui apprend est apprenant seulement aux yeux de celui qui lui enseigne; l'invité l'est uniquement chez celui qui le convie. Ce sont des façons de faire davantage que d'être. Des dispositions davantage que des positions. Il y en a partout: consommateurs, étrangers, jeunes... Des parasites des identités fortes.

     Y a-t-il une logique sous ces pratiques? Peut-on caractériser leurs manières de faire? Objectif difficile à accomplir, car si quelque chose les caractérise, c'est justement le fait de se cacher dans des formes sociales très réglementées, qui parasitent leur nom, leur Histoire, leur Territoire, leurs Mythes de fondation. Elles simulent une identité, mais en possèdent-elles? Aucunement, car elles agissent plutôt qu'elles ne sont: elles lisent, elles utilisent, elles replacent, elles se réapproprient, elles re-signifient. Ce sont des formes vicariantes dans une époque où cela semble être un des traits les plus distinctifs de la vie sociale[5], où la réalité n'est pas dénoncée, mais administrée et négociée. C'est l'époque, donc, de la "ductilité tactique" du parasite, être sans identité mais doué d'une remarquable habileté pour se déplacer entre les identités existantes, pour inventer des tactiques d'identification.

     Toujours dans l'autre. C'est sa seule règle. Il en profite: "Il vit abrité dans le corps de son hôte (...) qui lui sert de milieu" (Serres, 1980: 262). Il ne tue pas. Il traverse. Il a besoin du fort, qui le transporte sans le voir. Il change son corps pour être moins hostile, il s'adapte. Le parasite se plie à un organisme, vivant de lui. Dans lui: il n'impose pas de règles, il bénéficie des existantes. J'insiste sur le dans: un espace, "quelque chose dans lequel nous sommes (...). Un intérieur, un espace social dans lequel nous pouvons être avec d'autres" (Wigley, 1994: 235-236). L'objet préexiste et le sujet s'installe devant lui, en négociant avec, en adhérant à ses formes. L'objet c'est la société, forte; le sujet c'est le parasite, faible: "Nous parasitons nos semblables et nous vivons au milieu d'eux. Autant dire vraiment qu'ils constituent notre milieu. Nous vivons dans cette boîte noire qu'on nomme collectif, nous vivons par elle, d'elle et en elle. Il est arrivé qu'on lui donne la forme d'une bête et que l'on nomme cette bête: Léviathan (...). Est-ce notre hôte? Je ne sais pas. Mais je sais que nous sommes dedans" (Serres, 1980: 18-19).

     Autrui, modalité forte de l'identité, c'est son milieu; l'adaptation rusée est sa tactique, celle des modalités souples de l'identité. Le social, ce sont les modalités fortes, l'hôte du parasite, matrice et condition de possibilité identitaire et épistémologique des modalités souples. La carte du territoire où habitent les parasites prend forme: entre le nommé/connu et le non nommé / non connu, dans le territoire du social invisible, bondissant entre les extrêmes opposés de la logique de la visualisation scientifique, vivent les parasites, modalités souples de l'identité, objets/sujets capables d'assumer les noms d'autres et qui se servent de leurs rhétoriques:


La double articulation des modalités fortes et souples de l'identité. Le social invisible et l'identité parasite



     Manière de faire davantage que d'être, celle du parasite est une identité invisible et impossible. Invisible, car mimétique, pliée dans l'organisme hôte: "[il] fabrique ou sécrète, aux endroits de contact de son corps avec celui de l'hôte, un tissu identique à celui de son hôte (...). Le parasite joue le mimétisme. Il ne joue pas à être un autre, il joue à être le même" (Serres, 1980: 272). C'est un joker qui applique les tactiques nécessaires pour rentrer chez autrui sans qu'on perçoive son odeur. Impossible parce qu'il est en dehors de toute raison, de toute logique: il habite dans l'espace absurde de l'entre-deux, et, sans nier l'existence des extrêmes qu'il sépare, il réside dans leurs interstices, en intrigant. C'est son identité: il occupe, il est dans, interceptant l'existant. Astucieusement, il mimétise les rapports et, sans les casser, les habite: comme le joker, il permet les connexions qui soutiennent le jeu; comme le traducteur, il transporte le message et permet la reproduction du jeu de l'ami/ennemi. Il n'est pas un sujet avec des rôles prescrits; il est une opération d'adaptation, de traduction, de trahison, d'observation. Toutes des astuces de l'intermédiaire: "L'intermédiaire est entre les deux mondes pour les mettre en rapport: il vient après ce qu'il relie, les mondes en question n'ont pas besoin de lui pour exister (...); le savoir-faire de l'intermédiaire est tactique (...). Le mot désigne une opération, non des opérateurs" (Hennion, 1993: 223-224).

4. De l'alternative à l'altercation. Astuces (possibles) de la sociologie

     On raconte qu'une fois, dans les années soixante-dix, un sociologue marxiste a censuré Goffman pour ne pas faire une sociologie capable de lever les masses. Goffman, malin, lui a répondu qu'il préférait comprendre comment les gens dormaient qu'essayer de les lever. Ici choquaient deux de ceux que Luis Martín Santos (1988: 41-55) a appelés, quelques années plus tard, "vecteurs organisateurs du discours de la sociologie": le marxiste incarnait celui de la production (mesurer le changement par rapport à l'accommodation des choses à un trajet évolutif à travers lequel se succèdent différentes formations sociales), Goffman, au contraire, agissait en représentation de celui de la reproduction (la dynamique sociale est reproduction et ajustement des discours, des rôles et des comportements à un ensemble qui les explique). Le premier cherchait les alternatives à l'ordre social; le deuxième parlait de ses alternances.

     Mais aucun de deux ne pourrait trouver une place pour la figure du parasite, porte-parole d'un troisième vecteur, celui de la rupture: les brèches règnent; les formes différenciées vivent ensemble; les altercations intéressent davantage que les alternatives et les alternances[6]. Avec le parasite et le vecteur de la rupture, on ne cherche plus à voir comment les centres se substituent ou se succèdent, mais à savoir qui sont leurs occupants imprévus. Avec le parasite parmi ses figures, le vecteur de la rupture a essayé de se manifester dans ce travail pour parler de l'identité à travers une stratégie, l'astuce, et dans un territoire, le social invisible. Mais son étendue peut s'élargir: tout ce qui est dans notre milieu est notre hôte, nous parasitons dans et des choses, personnes et phénomènes, textes et théories, qui nous sont préalables.

     Vu ainsi, le social est une convention efficace, un produit doué d'un double mouvement: i) la fondation et l'entretien d'un comme si[7]; ii) la réception et la consommation pervertie de ce comme si. Le parasitisme peut être alors proposé comme "science générale": on cherche où est et qui est l'hôte, qui ou quoi peuvent servir comme soutien pour la survivance du parasite. Cela fait, on cherche les parasites et leurs astuces. N'importe où: chez les grandes langues, hôtes, et les neo-langues, pidgins pervers; chez les grandes identités, hôtes, et les tactiques d'identification qui en profitent, modalités souples de l'identité; chez les grands -isthmes des sciences sociales, paradigmes théoriques forts, théories à apprendre, et les créations théoriques fragmentaires, théories souples, paradigmes en invention.

     Nous ne pouvons donc pas fuir la condition de parasites. Pas non plus leurs astuces. Nous devons donc parasiter les parasites, seule tactique pour les connaître: "On ne se sauve des parasites qu'en les parasitant à leur tour" (Serres, 1980: 279). L'astuce de la sociologie est donc de reconnaître sa condition parasitaire.

Gabriel Gatti

Notes:
1.- Gabriel Gatti est docteur en sociologie. Il enseigne la théorie sociologique à l'Université du Pays basque et travaille aussi dans le CEIC (Centre d'Etudes sur les Identités Collectives, http://www.ehu.es/CEIC) de cette même université. Il a publié les livres Las modalidades débiles de la identidad (UPV, 2002), Les nouveaux repères de l'identité collective en Europe (comme éditeur, L'Harmattan, 1999) et Las astucias de la identidad (comme éditeur, UPV, 1999).
2.- A ce sujet, cf. Gatti, 1999, où je prends de Ramos (1993) ce qui concerne le Théorème de Burke et où je construis les axiomes qui composent le Théorème de Serres à partir de deux de ses Hermès (1973, 1977).
3.- Cf. l'ensemble de l'oeuvre de Michel Serres (notamment, 1973, 1977, 1985) ainsi que les travaux de Sauvageot (1994) et de Latour et De Noblet (1995).
4.- On peut approfondir dans cette formulation en consultant Gatti, 1999 et l'ensemble des contributions réunies dans Skribuak, 2001.
5.- Celeste Olalquiaga (1992: 67) a décrit ainsi la disposition vicaire devant les choses: "Être vicariant (vivre à travers l'expérience d'autres) est un trait fondamental de la culture contemporaine. Aujourd'hui, l'ethnique et les différences culturelles ont perdu leurs valeurs intrinsèques pour acquérir d'autres plus susceptibles d'être échangées dans le marché (...). Ce manque de racines explique la forte volatilité et les possibilités de transfert qui caractérisent la culture aux temps modernes".
6.- D'après Desroche (1973) l'alternative, l'alternance et l'altercation sont les stratégies de tout mouvement qui aspire à transformer le même (idem) en un autre (alter): l'alternative est la prise du pouvoir par un autre pouvoir, l'occupation du centre (comme après les guerres et les révolutions); l'alternance est une voie pour fuir de l'ordre de façon à ce que l'ordre survive; c'est un désordre fonctionnel, un changement prévu (tel les rituels électoraux ou l'amusement pendant le week-end); l'altercation est une brèche imprévue, une fissure dans l'ordre qui ne laisse pas des traces sauf dans l'espace-temps où il se déploie (tel le carnaval).
7.- A ce sujet, Pierre Livet (1994: 7) affirme: "Pour nous coordonner collectivement, nous sommes (...) obligés de nous référer à des collectifs supposés déjà constitués (...). [Mais] il est tout aussi impossible de déterminer si les collectifs existent véritablement. Tout au plus pouvons-nous admettre que nos actions se coordonnent avec succès comme si ils existaient (...). Les collectifs restent virtuels et leurs identités aussi".

Références bibliographiques:

Barel, Y., 1982, La marginalité sociale, Paris, PUF

Barel, Y., 1984, La société du vide, Paris, Seuil

Barel, Y., 1994, "De la fermeture à l'ouverture en passant par l'autonomie?", in P. Dumouchel et J.-P. Dupuy (eds.), L'auto-organisation, Paris, Seuil

Baudrillard, J., 1981, Simulacres et simulation, Paris, Galilée

Clarke, A. C., 1985, "La melodía ideal", in Cuentos de la Taberna del Ciervo Blanco, Madrid, Alianza

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Notice:
Gatti, Gabriel. "Le parasite et le social invisible, acteur et territoire des astuces sociales et sociologiques", Esprit critique, vol.04 no.09, Septembre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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