Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.06 - Juin 2002
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Compte rendu critique
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L'approche transversale, l'écoute sensible en sciences humaines
Par Georges Bertin

Ouvrage:
Barbier, René. L'approche transversale, l'écoute sensible en sciences humaines. Éditions Anthropos. Paris. 1997. 357p.


     Professeur des Universités (il enseigne les Sciences de l'Education à l'Université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis), connu pour un livre qui, dès sa publication en 1977, faisait autorité: La recherche action dans l'institution éducative, publié chez Gautier-Villars dans la collection "Hommes et Organisations" dirigée par Jacques Ardoino, René Barbier signe ici, incontestablement, un ouvrage de maturité.

     Sociologue reconnu, René Barbier, qui a fait le choix de travailler en Sciences de l'Education, s'est tourné, depuis un quart de siècle, vers des modèles épistémologiques complexes, vers des positions carrefours dont il assume et les ambiguïtés et les richesses.

     Il l'a manifesté notamment en créant le premier laboratoire de recherches sur l'Imaginaire en Sciences de l'Education (le CRISE), et cette présente livraison ne sacrifie en rien aux partis pris à la fois courageux et servis par une culture polymorphe qui ont toujours caractérisé son oeuvre comme son enseignement.

     Cette problématique de l'approche transversale, si féconde pour tous ceux qui ne considèrent pas le savoir universitaire uniquement comme un moyen d'occuper le terrain mais lui assignent une visée à la fois opératoire et heuristique, l'une fécondant l'autre et réciproquement, ne pourront qu'être impressionnés par l'important effort culturel et didactique de l'auteur.

     Esquissant dans un premier temps une réflexion épistémologique parfois pleine d'humour (sa description de l'effet Ben Barka est particulièrement savoureuse!) sur l'interdisciplinarité en sciences humaines, réflexion dont feraient bien de s'inspirer les notaires du savoir qui encombrent d'autant plus aujourd'hui les amphis que nous vivons une société où le sens s'épuise, où la critique se met en berne en ressortant les poncifs les plus éculés, où la soit disant "Nouvelle philosophie" nous administre à pleines pages de magazines la mesure de sa vacuité, René Barbier met en place une remarquable revue de détail qui touche au statut scientifique de l'Imaginaire, qu'il définit à partir de trois pôles: imaginaire pulsionnel, imaginaire social et imaginaire sacral.

     Il propose ainsi une véritable théorie tridimensionnelle de l'Imaginaire, y convoquant à sa rescousse, des chercheurs dont le dénominateur commun est sans doute d'avoir été chacun pour ce qui le concerne, les cibles des garde chasses du savoir: Freud (30 citations), Edgar Morin et sa théorie de la connaissance (34 citations), Lacan et son approche du symbolique (11 fois cité) et bien entendu Cornélius Castoriadis, le penseur de l'Imaginaire social (54 citations), Jacques Ardoino, l'inventeur de l'approche multiréférentielle (28 citations), et surtout, pour le troisième aspect de sa théorie, un penseur dont l'apport à la réflexion sur la Révolution du réel demeure actuellement indépassable: Jiddu Krishnamurti (34 citations). René Barbier en est un des meilleurs spécialistes et lui consacre un séminaire depuis de nombreuses années.

     Cette confrontation des apports de la psychologie psychanalytique, des théories de l'analyse institutionnelle et des philosophies orientales, conduit René Barbier à nous proposer des modèles opératoires en sciences humaines et particulièrement en éducation qui fonctionnent sur les paradigmes de la reliance et du métissage, seuls à même de prendre en compte les paradoxes de la confrontation entre réel et imaginaire. Nous ne sommes pas éloignés, dans cette perspective du trajet anthropologique cher à Gilbert Durand ni du nomadisme et de l'errance dans lesquels Michel Maffesoli voit des conduites les plus socialement partagées à l'époque post-moderne que nous vivons. Il s'agit véritablement d'une anthropo-logique, comme le souhaite également Georges Balandier, ce que Barbier nomme avec Jean-Louis Legrand une implexité, soit une confrontation armée entre les postures de l'implication et les données de la complexité.

     Ancrée résolument dans un processus "aux frontières", la dynamique éducative et de recherche préconisée par Barbier va revêtir là deux formes majeures:

  • l'écoute mythopoïétique, dont il propose d'explorer les applications en psychothérapie, en ethnopsychanalyse, en éducation, effort particulier pour lire les mythes et symboles comme producteurs de double sens dans les situations rencontrées,
  • la recherche-action existentielle, soit produire des connaissances et transformer la réalité, et Barbier insiste à juste titre sur la rigueur nécessaire et très actuelle d'une démarche dont quiconque a fréquenté un tant soit peu les milieux professionnels du travail social, de la culture, de la formation et de l'éducation, peut reconnaître l'utilité sociale. Durkheim ne disait-il pas lui-même que la sociologie ne vaudrait pas une heure de travail ni d'effort si elle ne trouvait pas cette utilité?

     Ceci l'amène enfin à définir une exigence pour le chercheur en sciences humaines et sociales: celle de sensibilité. Non, et Barbier nous y conduit fort à propos. L'homme, les sociétés qui l'habitent ne sont pas des choses, pas plus que des machines à produire, par exemple, des images médiatiques, ils justifient, si l'on veut les comprendre et peut-être les aider, d'une approche différenciée; cette sensibilité, Barbier la définit comme "une empathie généralisée à tout ce qui vit et à tout ce qui est" (p.289). Et l'auteur de rappeler justement "qu'il est temps de redonner vie au mot amour en sciences humaines (...) mais à condition de laisser interférer la sensibilité spirituelle des autres civilisations".

     Ceci le conduit à reconsidérer les perspectives de l'interprétation elle-même, et, à l'inverse des idéologues, à prendre parti pour une recherche qu'il montre irréductible à des modèles car "tout ce qui peut se ramener au même, à l'Invariant, à la Structure est illusoire"(p.295).

     Dans cette perspective de reliance et de sensibilité accomplie, l'ouvrage se termine sur de magnifiques pages pleines de poésie et d'humanité dans lesquelles l'auteur nous fait partager son expérience de ce qu'il nomme "une infinie tendresse" appliquée ici à l'écoute des vivants en fin de vie.

     Un grand livre de sciences humaines qui nous offre, en sus, le beau témoignage d'une pensée résolument partie prenante de ce vieux fanatisme humain cher à André Breton.

Georges Bertin

Notice:
Bertin, Georges. "L'approche transversale, l'écoute sensible en sciences humaines", Esprit critique, vol.04 no.06, Juin 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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