Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.05 - Mai 2002
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Entretien
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Recherche ethnographique et communautés virtuelles: Entretien avec Alessandra Guigoni[1]
Par Orazio Maria Valastro

Résumé:
L'ethnographie appliquée aux relations sociales et aux réseaux sur Internet, par sa pratique concrète d'immersion dans le milieu social, essaie de décrire l'histoire et le ressort des communautés virtuelles, analysant des espaces construits par les individus sociaux en même temps que leurs discours et leurs pratiques.


     Les réseaux sociaux se déployant dans les communautés virtuelles, les rapports sociaux sur Internet (qui ont déjà fait l'objet d'un numéro thématique de la revue Esprit critique[2]), viennent confronter les sciences humaines et sociales avec des processus relevant de la construction sociale, les communautés virtuelles analysées en tant que construits sociaux, et de l'identification sociale, écarts des modalités d'intégration et diversités des identifications dans un même réseau social. Un construit social tel qu'une communauté virtuelle remet d'ailleurs au premier plan le lien symbolique. La portée de la symbolisation dans les rapports sociaux, un espace social commun avec un système symbolique propre aux membres des communautés dans le Web, sollicite des recherches pouvant saisir ces espaces avec leurs propriétés et leurs particularités spécifiques.

     L'anthropologie, avec son approche d'observation et de compréhension des caractérisations de mondes sociaux particuliers, permet de focaliser de nouveaux phénomènes sociaux tels que les communautés virtuelles, ainsi que les procédures de construction de sens et les symboliques collectives en oeuvre dans les rapports sociaux sur Internet. Il y a un effort considérable, depuis quelques années, pour étudier ces nouvelles configurations de relations sociales, les communautés virtuelles deviennent une insolite problématique questionnant les sociétés modernes et leurs systèmes de croyance.

     Cet effort de rationalisation redoute toutefois l'exploration des rapports sociaux sur Internet par des approches considérant la socialité dans la mise en place et la consolidation de nouveaux systèmes symboliques, les réseaux de relations et de communications examinés précisément à partir du lien social. Il faut pourtant faire face aux même difficultés rencontrées par l'anthropologie: comment rendre compte de différents mondes sociaux particuliers qui vont interagir dans le scénario actuel de la globalisation?

     Analysant une contemporanéité constituée par des réalités nouvelles et appréhendées pour en saisir leurs particularités[3], l'anthropologie nous donne des modèles et davantage de sollicitations pour saisir la complexité du réel. L'ethnographie, dans ce cas le travail de l'ethnographe, notre entretien avec Alessandra Guidoni, par l'observation du lien social et symbolique, des relations et des comportements depuis l'intérieur des communautés virtuelles, nous permet de saisir et d'analyser des discours et des pratiques tout en examinant la particularité des rapports sociaux sur Internet.

     L'ethnographie appliquée aux relations sociales et aux réseaux sur Internet, par sa pratique concrète d'immersion dans le milieu social, essaie de décrire l'histoire et le ressort des communautés virtuelles, analysant des espaces construits par les individus sociaux en même temps que leurs discours et leurs pratiques. Cet entretien précise d'ailleurs le rôle du chercheur dans l'observation participante, sa pratique et son approche au terrain de recherche, nous présentant la tension entre implication et distanciation au sujet du cadre dans lequel nous nous situons, dans lequel nous allons également nous engager, tout en réfléchissant aussi sur l'actuelle condition d'autonomie du chercheur dans l'expérimentation de terrains nouveaux avec une pratique confrontée à de nouvelles difficultés méthodologiques.

Entretien avec Alessandra Guigoni

Esprit critique: "Quelles motivations ont stimulé ton intérêt à étudier les relations sociales au sein des communautés dans le Web?"

- "Je me suis intéressée aux communautés virtuelles à partir de 1997, côtoyant Internet depuis 1993. J'avais des amis mathématiciens et physiciens utilisant Internet pour communiquer avec leurs collègues et faire des recherches dans leurs champs scientifiques... le réseau était pauvre à ce moment là et il ne m'avait pas intéressé énormément.

     Quelques années après, en 1996, je me suis rapproché du Web en saisissant ses potentialités et en évaluant sa structure, en tant qu'humaniste... comme potentiellement infinie. C'était la Bibliothèque de Babèlem, tout le monde pouvait communiquer et mettre en réseau ses propres pensées, se brancher avec les pensées et les idées de plusieurs personnes: l'intelligence collective ou connective était une réalité, du moins pour moi.

     Il y avait des news groups, des personnes qui dialoguaient en temps réel à des distances géographiques énormes... les informations voyageaient à des vélocités impensables seulement quelques années auparavant. En 1997 je participais à des initiatives en réseau de caractère culturel, adhérant par exemple à la rédaction de la revue philosophique SWIF[4]: avec Vincenzo Bitti[5], Luciano Paccagnella[6] et Paolo Dell'Aquila[7]. Nous avons étés pratiquement les premiers cyberanthropologues du réseau italien.

     En Italie, la recherche dans ce domaine en était seulement à ses débuts, en retard par rapport à d'autres réalités européennes... il n'y avait presque pas de publications sérieuses; ceux qui s'intéressaient à ce domaine n'avaient pas forcement une expérience de recherche de terrain, ils représentaient les communautés virtuelles comme si elles étaient des entités étranges, avec un langage hermétique partagé par des initiés.

     Il devenait nécessaire, d'après Clifford Geertz[8], d'étudier dans les villages et non pas les villages. Ainsi je suis entrée dans le village global du réseau en recourant à l'observation participante. Je savais que d'autres chercheurs, parmi lesquels David Hakken[9], un cyberanthropologue des Etats-Unis, étaient en train de le faire, tout comme Sherry Turkle[10] et d'autres encore.

     Ayant déjà côtoyé des participants aux communautés virtuelles, je pensais me lancer entièrement dans cette réalité, adhérant d'ailleurs à certaines communautés, les vivant de l'intérieur. J'ai entrepris ma recherche de terrain au printemps 1998, poursuivant jusqu'à l'été 2000. Pendant ces deux années, j'ai synthétisé beaucoup de données et j'ai pu faire ainsi quelques réflexions, dont les conclusions ont étés réunies dans une publication: Internet pour l'Anthropologie, éditée par une maison d'édition télématique, la Name de Genova.

     Actuellement je suis en train de travailler sur l'alimentation, une recherche en anthropologie, l'alimentation multi-située, pour me servir d'une expression originale de G. E. Marcus[11], et une partie de mon terrain de recherche est constituée par Internet."

Esprit critique: "A quelles problématiques as-tu été confrontée, en tant qu'anthropologue, du fait de la particularité de ton terrain de recherche?"

- "Essentiellement avec une singularité, celle d'avoir mon objet d'étude à l'intérieur d'un ordinateur, disponible à chaque moment mais aussi terriblement glissant par le fait d'être virtuel, digital, en code binaire. Le cyberspace c'est un field, considérablement différent de celui réel avec lequel les anthropologues sont familiarisés, mais ensuite nous comprenons que le cyberspace est fondamentalement un champ dans lequel nous avons des difficultés similaires pour trouver des informations, observer des actions et instaurer des relations durables, paritaires et sincères avec les natifs...

     Comment est-il possible de programmer et réaliser une méthodologie comme celle de l'observation participante, caractérisée par une interaction sociale entre chercheur et sujets (acteurs) sociaux? Et de quelle manière pratiquer l'implication et la participation du chercheur à son propre terrain de recherche, tout en s'appliquant à analyser des communautés virtuelles?

     L'observation participante est la méthode plus courante dans les recherches qualitatives sur des communautés, y compris par questionnaires et entretiens. Dans le cyberspace, l'observation participante prévoit, aussi, pertinemment, de participer activement à la vie de la communauté examinée, rejoignant les discours réalisés entre ses membres dans les chats, les mailing lists et les new groups.

     Le mot Lurkare, traduction du terme observer, désigne une observation sans participation directe aux discours textuels des membres de communautés, indispensable dans une première phase de la recherche de terrain quand nous ne connaissons pas encore les communautés, leurs mécanismes de communications, les règles (netiquette) établies par ces mêmes communautés. Ce n'est, à mon avis, que dans un deuxième temps, que la participation active nous permet de comprendre les mentalités des acteurs sociaux concernés, y compris avec des entretiens en profondeur, finalisés, visant à éclairer les problématiques rencontrées sur le champ.

     L'activité des communautés virtuelles est en général textuelle, fondée sur l'écriture: ce qu'il faut nécessairement considérer dans l'analyse des discours, des discours textuels caractérisés par un style défini written speech, au carrefour de l'oralité et de l'écriture, des discours garnis d'expressions stéréotypées, jargons et sigles, abréviations et emoticons, des figures communiquant les émotions et les états d'âme des sujets.

     En même temps que le written speech, nous avons aussi des espaces communautaires formés par des sites et des portails, des espaces dans lesquels nous avons des textes mais aussi des images, des animations et des sons enrichissant la communication dans le Web ainsi que la manière dont s'extériorisent ces communautés. Il devient ainsi nécessaire de maîtriser les caractéristiques de la communication réglée par l'ordinateur (CMC - Computer Mediated Communication) avant d'approcher le champ choisi. Personnellement, en tant que membre de communautés virtuelles dans lesquelles j'ai pratiqué la recherche, j'ai contribué au développement des sites et des communautés elles-mêmes.

     Pour s'intégrer effectivement dans les communautés virtuelles, il est nécessaire de connaître les aspects techniques du Web, un ou plusieurs langages de l'informatique, pour participer activement à la construction et à l'entretien des espaces communautaires. Il s'agirait autrement de faire une recherche sur l'alimentation d'une communauté chinoise quelque part en Italie, me proposant de leur donner mon aide sans pouvoir utiliser une casserole work.

     Il est vraiment difficile de participer à la vie d'une communauté sans donner concrètement de la collaboration, le cyberspace est un environnement dans lequel l'implication du chercheur est souvent profonde."

Esprit critique: "Cette implication du chercheur, sa participation au réseau faisant l'objet de ses recherches, comment l'as tu vécue? En raison des questions que cela pose en matière de travail de terrain et du rôle que tu dois assumer dans ta manière de participer à la communauté."

- "J'ai été pleinement plongée dans ces communautés - objets de ma recherche - et avec le temps j'en suis devenue à plein titre un de ses membres. Faire partie des communautés n'était pas uniquement conditionné par la nécessité d'observer des comportements, depuis l'intérieur des communautés, des discours et des pratiques que je me proposais d'analyser, mais c'était en quelque sorte une immersion nécessaire, déterminée par le fait qu'Internet n'est pas seulement un médium ou un paysage virtuel, il s'agit d'un cadre réel. S. Tagliabambe[12] le soutenait aussi: la réalité virtuelle et le cyberspace ne constituent pas un environnement dans lequel nous sommes des spectateurs, conditionnés par la démarcation traditionnelle entre sujet et objet, entre acteur et public, mais il s'agit de cadres dans lesquels nous nous impliquons, auxquels nous allons participer, pas seulement de manière cognitive mais aussi émotive.

     J'ai ressenti une certaine liberté dans mon travail de terrain pour trois raisons fondamentales: tout d'abord la littérature sur les communautés virtuelles n'est pas très riche et il n'existe pas encore une méthodologie à la page, nous avons donc une certaine liberté d'action et d'expérimentation; ensuite le débat sur les communautés virtuelles est toujours ouvert, in fieri, toute contribution est reçue avec intérêt et pas seulement avec circonspection par les collègues, le chercheur est ainsi perçu par la tribu des académiciens avec une certaine bienveillance, ils n'ont pas encore un sancta sanctorum à défendre dans ce domaine. Internet se transforme d'ailleurs avec rapidité, il devient toujours plus complexe, même le paysage du cyberspace se transforme et tout cela nous impose d'en faire une analyse hic et nunc, avec les contraintes mais aussi les ressources d'une analyse à moyen terme. La faillibilité de la prévision est grande dans le champ des nouvelles technologies et aussi dans le réseau, et pendant des années même les gurus de la CMC (Computer Mediated Communication) et de l'ICT (Information Communication Technologies) ont fait des erreurs déplorables avec des prévisions s'étant révélées erronées.

     Dans mon approche, j'ai été guidée par deux idées à mon avis fondamentales, au sujet de l'observation des dynamiques concernant les cybercommunautés. La première, liée à l'ethnographie de G. E. Marcus[13], la multi sited etnography, une ethnographie à plusieurs niveaux et différents domaines, différents loca, pour saisir la complexité du réel que l'ethnographe doit examiner tout en dépassant la crise de l'anthropologie. La deuxième est l'affirmation de D. Hakken[14], mon guide dans cette recherche - qui affirme que les règles et les problématiques concernant une ethnographie du cyberspace ne sont pas différentes de celles d'une ethnographie classique. Si nous acceptons cela comme un axiome, le chercheur ne se trouve pas dans la situation de demander inlassablement comment il devrait s'actionner dans le cyberspace, quelles stratégies adopter, en particulier quand il va être confronté avec la problématique de l'explication et de l'interprétation de l'altérité."

Esprit critique: "Quelles sont les fonctions sociales que vont jouer les communautés virtuelles dans les prochaines années et les enjeux sociaux dans cette évolution du Web?"

- "Les communautés virtuelles dans le Web italien sont en train d'avoir un énorme retentissement dans le public. Il y a quelques années, on avait envisagé pour Internet un futur dépendant de la capacité de chacun à trouver des informations, des biens et des services, sans avoir recours à des intermédiaires. Aujourd'hui nous en sommes à la prolifération de communautés spécialisées et rassembleuses, réunissant autour d'elles des personnes, leur offrant des services, des informations et des occasions de socialiser.

     Le cyberspace est un espace construit par les individus sociaux et a désormais un intérêt fondamental: celui de décrire son histoire présente et son ressort, tout autant que saisir ses dynamiques internes et ses structures, des formes pouvant rendre compte de son avenir. Internet est le reflet des cultures qui l'on produit et nous pouvons les saisir avec tout leur dynamisme et ses traits culturels essentiels, pour en comprendre aussi les mutations en cours.

     Je crois que le futur des communautés virtuelles et celui d'Internet, tant que ce dernier restera un espace virtuel libre, dépendra largement de la contribution que les individus et les communautés pourront donner au réseau lui-même.

     Les communautés culturelles diffusent des documents qui sont souvent le patrimoine d'une élite culturelle; ils veulent diffuser la connaissance tout en effaçant le gap entre des groupes sociaux restreints et les autres et c'est pour ces raisons qu'elles ne sont pas élitaires. Les membres des communautés culturelles sont engagés dans une oeuvre pour la diffusion de l'information culturelle et le partage du savoir. Le réseau devient une encyclopédie gigantesque dans laquelle pouvoir extraire des informations et du savoir, sans les obstacles traditionnels établis par les centres du savoir et les lieux culturels traditionnels, et ces mêmes communautés peuvent devenir un élément enrichissant pour le Web italien, qui, actuellement, n'est pas assez riche à ce niveau.

     Internet peut devenir la Disneyland électronique ou bien l'Agora virtuelle, tout cela dépendra des évolutions futures et des lignes évolutives de ces mêmes communautés virtuelles."

Orazio Maria Valastro

Notes:
1.- Alessandra Guigoni (http://www.etnografia.it), maîtrise en Civilisations autochtones d'Amérique (Genova), spécialisée en Relations interculturelles (Firenze), collaboratrice de l'Institut de Philosophie et de Sciences humaines de l'Université de Cagliari en Italie.
2.- J. F. Marcotte (dir.), Les rapports sociaux sur Internet: analyse sociologique des relations sociales dans le virtuel, numéro thématique Automne 2001, vol.03, n.10, octobre 2001, http://www.espritcritique.org/0310/index.html.
3.- M. Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Éditions Aubier, 1994.
4.- SWIF: revue électronique sous la direction de Mauro Di Giandomenico et Luciano Floridi, diffusée sur le serveur de l'Université des Etudes de Bari (Italie).
5.- Vincenzo Bitti: anthropologue, travaille à l'EMSF (Encyclopédie Multimédiale des Sciences Philosophiques) de la RAI (Radio Télévision Italienne), http://www.cibercultura.it.
6.- Luciano Paccagnella: chercheur à l'Université des Etudes de Milan (Italie), auteur de nombreux articles sur la communication réglée par ordinateur.
7.- Paolo Dell'Aquila: docteur en Sociologie et Politiques Sociales à l'Université des Etudes de Bologna (Italie), http://www.nettribe.it.
8.- C. Geertz, Mondo globale, mondi locali, Bologna, Il Mulino, 1999.
9.- D. Hakken, [email protected], An Ethnographer Looks to the Future, 1999.
10.- T. Turkle (http://web.mit.edu/sturkle/www - page personnelle), La vita sullo schermo (La vie dans l'écran), édité en Italie par Apogeo, 1997.
11.- G. E. Marcus, Ethnography through Thick and Thin, Princeton, Princeton University Press, 1998.
12.- S. Tagliagambe, Epistemologia del cyberspazio, Cagliari, Demos, 1997.
13.- G. E. Marcus, op. cit.
14.- D. Hakken, op. cit.
Notice:
Valastro, Orazio Maria. "Recherche ethnographique et communautés virtuelles: Entretien avec Alessandra Guigoni", Esprit critique, vol.04 no.05, Mai 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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