Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.05 - Mai 2002
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Articles
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L'impact des structures et de l'organisation d'un système scolaire sur la production d'inégalités en son sein
Par Hugues Draelants

Résumé:
Partant du constat que l'inégalité devant l'école constitue un thème central et récurrent de la sociologie de l'éducation depuis plus d'une trentaine d'années, l'article montre que l'analyse des inégalités scolaires a évolué en prenant progressivement en compte, outre les variables sociologiques, des variables internes au système scolaire. Nous nous inscrivons ainsi dans le courant relativement récent de l'analyse des politiques publiques d'éducation. Ce type de recherche, qui procède notamment par l'étude comparée de systèmes éducatifs permet de mettre en évidence certains déterminants et processus générateurs d'inégalités dans les systèmes. Nous en présenterons quatre, qui nous semblent cruciaux, en expliquant leurs impacts potentiels sur la production sociale d'inégalités scolaires.


L'inégalité devant l'école: un thème récurrent...

     Le questionnement sur les inégalités d'éducation constitue un classique de la sociologie. Ce constat n'a rien d'étonnant quand on mesure l'enjeu de ce qui se joue aujourd'hui à l'intérieur de l'école. A partir du moment, où la quasi totalité d'une classe d'âge poursuit sa scolarité jusque 16, voire 18 ans (selon la limite d'âge fixée pour l'obligation scolaire), où l'entrée dans le secondaire devient un fait partagé, les mécanismes d'orientation et de sélection internes au système deviennent une des voies clés au travers de laquelle s'opère la transformation des inégalités culturelles et sociales en inégalités scolaires (Dubet et Duru-Bellat, 2000). Bref, dans tout contexte faisant suite à une massification scolaire, l'orientation stratégique au sein du système éducatif devient dès lors un enjeu important pour les familles socialement favorisées, qui cherchent à améliorer ou au moins à conserver leur position sociale.

     Selon Dubet (2000), un des paradoxes de l'école démocratique tient ainsi au fait que plus elle est démocratique, plus elle est compétitive et méritocratique, ce qui entraîne qu'au plus elle affirme l'égalité des individus, plus elle est obligée de les classer, de les distinguer et de les sélectionner. Les politiques scolaires de l'égalité des chances ont ainsi abouti à remplacer progressivement la sélection sociale externe par une sélection sociale interne qui, après avoir ouvert largement les portes de l'enseignement secondaire à tous, indistinctement, voit les élèves d'origine sociale modeste être réorientés, en grand nombre, suite à leurs échecs, d'une filière scolaire élevée vers une filière scolaire plus basse. Ce projet d'école méritocratique est supposé, à travers l'égalisation formelle, permettre l'expression des "dons" ou "aptitudes" naturels, mais elle aboutit, comme le montreront avec beaucoup de force les tenants du paradigme de la reproduction, à légitimer la sélection sociale effectuée par l'école en transformant des inégalités sociales préexistantes en inégalités scolaires. En dépit d'une démocratisation quantitative des études, à travers une égalité formelle d'accès à l'enseignement secondaire, des inégalités plus "qualitatives" demeurent donc à tous les niveaux du cursus.

... dont l'analyse a évolué

     La sociologie de l'éducation a classiquement opposé deux types de déterminants dans la production des inégalités des chances selon l'origine sociale et culturelle, le genre ou l'origine nationale. Selon une première ligne d'analyse, elle était rapportée à des processus liés à la structuration sociale globale de la société et aux comportements différenciés des familles et groupes sociaux qui la composent. Ainsi, on a pu faire état de conduites ou de contraintes différenciées des familles face à la scolarité, qui pouvaient s'originer soit dans des différences de ressources et de rationalités (Boudon, 1973), soit dans des différences de capitaux culturels et de dispositions à le transmettre ou l'accumuler (Bourdieu et Passeron, 1970). Par ailleurs, une abondante littérature plus récente a cherché à mettre en évidence les incidences des caractéristiques du système scolaire lui-même. Les formes institutionnelles, les structures et modes de fonctionnement et de régulation, les cultures, ethos ou pratiques pédagogiques des acteurs au sein des différentes entités du système pouvaient elles aussi avoir un effet important sur la production ou la résorption des inégalités liés aux origines ou au genre (effet de l'ensemble du système, de l'établissement, du département, de la classe...). La recherche en éducation récente s'est parfois fortement focalisée sur ce dernier type de déterminants pour plusieurs raisons simultanées. D'une part, un souci de dépasser la problématique du paradigme de la reproduction était souvent présent chez les chercheurs. D'autre part, un souci politique d'amélioration du fonctionnement du système conduisait à privilégier les variables sur lesquelles le pouvoir ou les acteurs sociaux pouvaient agir.

Une sociologie des politiques publiques d'éducation

     Durant la décennie 80, la recherche en sociologie de l'éducation a particulièrement porté son attention sur l'analyse des contextes locaux. Ces dernières années, on note le développement d'une science des politiques publiques d'éducation fondée notamment sur la sociologie des organisations (Derouet, 2000; Van Haecht, 1998). Van Haecht (1998) parle à ce propos de la manifestation d'un véritable engouement pour l'approche comparée des politiques éducatives qui ouvre des perspectives méthodologiques nouvelles du plus grand intérêt. La recherche de modèles ou de contre modèles à l'étranger s'avère en effet cruciale, particulièrement à un moment où la plupart des pays occidentaux s'interroge sur les meilleures voies à suivre pour améliorer l'efficacité de leurs politiques.

     Dans un tel modèle d'analyse, il importe de souligner qu'on n'abolit pas forcément le local au profit du global. Les politiques publiques sont notamment questionnées sous l'angle de leurs effets sur le terrain: effet établissement, effet classe, effet des pédagogies, effet enseignant. L'approche institutionnelle comparative peut être mobilisée dans un premier temps afin de réunir et synthétiser les particularités d'un système scolaire donné pour étudier par la suite leur impact dans la production d'inégalités.

     Un des acquis les plus nets de la sociologie de l'éducation consiste en la mise en évidence récurrente de trajectoires scolaires inégales en fonction de l'origine culturelle, sociale, et économique. Si le concept d'héritage culturel garde une pertinence certaine, dès lors, la tentation est grande de verser dans le pessimisme: n'observe-t-on pas toujours, quels que soient les systèmes de régulation et les normes, la production et la reproduction des inégalités? Cependant, une trajectoire scolaire, une performance bonne ou mauvaise sont toujours le résultat d'une combinaison de plusieurs types de facteurs. En effet, l'école et plus largement le système scolaire ne se résume pas à un simple rouage dans un mécanisme fatal censé sanctionner socialement une place sociale assignée dès la naissance. Nous considérons que le système scolaire n'est pas neutre, qu'il s'agit d'un puissant levier de changement, que l'on peut y agir à divers niveaux et que certaines solutions sont potentiellement réductrices d'inégalité et d'iniquité. On le constate à travers les comparaisons internationales, certains systèmes sont plus performants et équitables que d'autres. Toutefois, prenons conscience, de manière réaliste, comme nous y invite Delvaux, de la complexité des rapports entre politiques scolaires mises en oeuvre et résultats en termes d'égalité. Les liens de causalité ne sont pas inexistants mais complexes (Delvaux, 1998).

Déterminants et processus générateurs d'inégalités dans les systèmes scolaires

     Nous mettrons en évidence dans cet article quatre[1] éléments cruciaux pour tout système scolaire dans les processus générateurs (ou non) d'inégalités: 1. l'incidence de la structure du curriculum d'enseignement et la présence éventuelle de "filières d'enseignement", 2. l'usage du redoublement comme outil de gestion des parcours scolaires, 3. l'impact de la (dé)centralisation des décisions d'évaluation sur l'égalité de traitement des élèves, 4. l'influence de la répartition des élèves, via le choix familial de l'école, sur les interdépendances entre établissements et l'éventuelle création de ségrégation scolaire. Ces "déterminants" clés dans les processus générateurs de situations plus ou moins inéquitables[2] au sein des systèmes d'enseignement sont bien sûr étroitement inter-reliés et nous le soulignerons dans notre présentation.

1) Enseignement intégré versus enseignement différencié

     Tout système scolaire est confronté à un choix à poser quant à la structure du curriculum à privilégier au début de l'enseignement secondaire. Si l'on examine la manière dont sont structurés les divers systèmes scolaires européens, on constate que ceux-ci oscillent grosso modo entre deux types de modèles: les pays du Nord de l'Europe (Danemark, Finlande, Islande, Norvège, Suède) consacrent une logique d'enseignement intégré (avec le modèle du collège unique), celle-ci s'oppose à une logique d'enseignement différencié dont le pays porte drapeau est l'Allemagne (le Luxembourg, l'Autriche et la Suisse peuvent être regroupés sous la même bannière). Entre ces extrêmes, on rencontre essentiellement deux types de structures intermédiaires: d'une part, la formule du tronc commun au début de l'enseignement secondaire constitue une forme proche quoique nettement moins ambitieuse que celle de l'école unique, il s'agit d'un modèle répandu en France, en Italie, en Espagne, et en Grèce; d'autre part, dans une perspective de différenciation, certes moins prononcée que dans le modèle allemand, on trouve le cas des premiers cycles à filières, dont l'exemple archétypique est représenté par les Pays-Bas (Zachary, 2001).

     Ces divers modes d'organisation du cycle inférieur de l'enseignement secondaire déterminent bien sûr l'âge auquel s'opère la première différenciation des parcours scolaires. Celui-ci varie, selon la structuration du système, de 10 ans dans le cas de l'Allemagne à 16 ans pour les pays du Nord de l'Europe. Lorsque l'on sait, comme l'enseigne la sociologie de l'éducation, qu'au fil des choix et des bifurcations scolaires, les familles modestes sont progressivement écartées des filières scolaires qui conduisent aux positions sociales les plus hautes, on pressent que le poids de l'héritage social sera diminué si la fonction distributive de l'école se cantonne dans les niveaux supérieurs du cursus. Les systèmes scolaires organisés sur le modèle de l'enseignement intégré distinguant clairement entre l'école de base et l'école de spécialisation et combattant avec vigueur les mécanismes de sélection apparaissent, en effet, moins discriminatoires (Crahay, 1997).

     Les choix politiques posés en terme d'adoption d'un type de structure scolaire produisent ainsi un effet en termes d'équité. Il semble avéré[3] que les pays qui privilégient un tronc commun long sont plus équitables que ceux qui optent pour une différenciation forte et précoce des filières de formation (Zachary, 2001). Notons que si les recherches fournissent des résultats relativement bien marqués pour les pays nordiques d'une part et les pays ayant adopté le modèle germanique d'autre part, entre ces extrêmes les choses paraissent moins claires pour les systèmes scolaires à structure composite: tronc commun intégré avec recours aux options et au redoublement (Zachary, 2001).

2) La gestion des parcours scolaires, entre redoublement et promotion automatique

     Dans certains systèmes scolaires, le doublement d'une année est considéré comme une procédure pédagogique positive à l'égard des élèves en difficulté et constitue dès lors une pratique de remédiation/sélection très répandue (ex. Belgique francophone, Allemagne, Portugal). C'est loin d'être le cas partout. En effet, dans d'autres systèmes, le passage de classe est automatique (ex. Royaume Uni, Irlande, Suède). Entre ces deux extrêmes, on trouve des systèmes d'enseignement qui permettent le doublement en fin de cycle ou seulement à certains niveaux d'enseignement (Crahay, 1997). L'échec scolaire est donc un phénomène dont l'ampleur varie d'un système scolaire à l'autre.

     Passant en revue les recherches sur le doublement, Crahay conclut que le doublement est une pratique objectivement inefficace et qui, en outre, nuit aux élèves faibles (stigmatisation, séquelles affectives, réorientation vers les filières déconsidérées, décrochage scolaire). Cependant, subjectivement le doublement s'enracine dans un réseau de représentations sociales, qui renvoient, d'une part à une conception psychologique dépassée sur l'innéité de l'intelligence, et d'autre part à une appréciation de la qualité des enseignants et des établissements sur base du nombre d'échec, qui confond ainsi exigence et sélectivité. Bref, pour Crahay, le doublement constitue une de ces évidences socialement partagées qu'il importe de déconstruire.

     Delvaux considère pour sa part que le redoublement et l'orientation forment deux outils de gestion de la grande hétérogénéité des publics scolaires qui remplissent la fonction de triage dévolue à l'école (Delvaux, 2000). Le redoublement, en augmentant le différentiel de résultats entre les élèves forts et faibles contribue en effet à la formation de classes plus homogènes. Un passage en revue de la littérature francophone sur les rapports entretenus entre les politiques éducatives et l'équité pédagogique tend pourtant à montrer[4] que favoriser l'hétérogénéité augmente à la fois l'efficacité moyenne et l'équité du système (Duru-Bellat et Mingat, 1997). Ce qui conduit certains à formuler l'hypothèse que les systèmes scolaires privilégiant un tronc commun plus long et évitant en outre de recourir de façon massive au redoublement se révèlent probablement des systèmes scolaires plus équitables (Zachary et al., 2000).

     Par ailleurs, comme l'indique Vandenberghe, le redoublement gagne à être analysé dans un cadre plus général que celui de la classe. Outre la question de l'inadéquation des méthodes d'évaluation des enseignants, le redoublement peut également parfois être affaire de ségrégation inter-établissement dans un cadre institutionnel de concurrence entre écoles (Vandenberghe, 2000). En effet, on verra plus loin que le redoublement s'inscrit et prend tout son sens lorsqu'on l'envisage comme une ressource stratégique mobilisée par les établissements en position dominante sur le marché scolaire. La production de hiérarchies d'excellence est recherchée par certains établissements scolaires afin d'asseoir leur positionnement au sein de l'espace d'interdépendance qui les relie aux établissements environnants, et se perpétue dans la mesure où persiste dans le chef des parents (les plus exigeants) la croyance en cette "idéologie de l'excellence" (Crahay, 1996) qui fait de la réussite et de l'échec la sanction légitime du mérite et/ou des talents de l'élève et qui juge un établissement non sur sa capacité à faire réussir un plus grand nombre, mais sur sa sélectivité[5]. Dans cette perspective, une "bonne" école s'entend parfois comme une école élitiste, où tout le monde ne peut réussir (Crahay, 1997). Il importe d'ailleurs de mentionner que si les réponses à l'échec scolaire sont essentiellement de deux types: le redoublement de la classe et l'orientation vers d'autres filières, on relève une autre modalité fréquente de gestion des échecs témoignant de la hiérarchisation du système: le changement d'école[6] (Delvaux, 1998).

3) Des élèves soumis à une évaluation plus ou moins centralisée/décentralisée

     L'évaluation des élèves est en lien direct avec la question de l'échec scolaire abordé ci-dessus. Comme le souligne Crahay (1996), les taux de doublement et de retard scolaire mesurent avant tout une évaluation, c'est-à-dire un jugement de valeur posé par des acteurs scolaires, plutôt qu'une réalité objective et non problématique. Par ce rappel, Crahay nous convie à déplacer notre regard des élèves au fonctionnement de l'évaluation dans notre système scolaire. Qu'en est-il en effet des modalités de désignation de l'échec?

     La manière dont les systèmes scolaires gèrent cette question de l'évaluation et de la certification des élèves est importante car elle peut retentir sur l'égalité de traitement entre les élèves. Dans certains systèmes d'enseignement de l'Union Européenne, les élèves doivent se soumettre à des épreuves externes: des épreuves sont préparées par des organismes agréés, et la délivrance de certificats d'études en dépend au moins partiellement. Dans d'autres systèmes[7], l'évaluation et la certification sont locales, en ce sens qu'elles sont exclusivement du ressort de l'enseignant (Crahay, 1996). Les systèmes d'enseignement se différencient également selon les conditions d'accès à l'enseignement supérieur. Dans certains pays de l'Union européenne, le certificat ou diplôme de fin d'études secondaires suffit, dans d'autres un examen d'entrée doit être réussi dans certains, voire dans tous les cas.

     La décentralisation de l'évaluation comporte un certain nombre de risques et de désavantages. Ces risques potentiellement vecteurs d'inégalités liés à la décentralisation de l'évaluation proviennent essentiellement de la relativité de l'évaluation. L'existence, lorsqu'elle est avérée, d'une forte variation des contrôles ou examens internes auxquels les élèves doivent satisfaire pour être admis au niveau supérieur d'un établissement à l'autre est source d'une inégalité de traitement des élèves. Cela signifie en d'autres termes que l'échec peut ainsi éventuellement sanctionner, d'un site scolaire à l'autre, des niveaux d'insuffisance fort variables. Une série d'expériences, dirigées par Grisay (1984), ont montré que l'échec et le doublement des élèves sont tributaires de la classe fréquentée. "Certains élèves sont sanctionnés par le doublement alors qu'ils ont à une épreuve externe ciblée sur les objectifs du programme, des résultats largement supérieurs à ceux d'élèves qui réussissent aisément dans d'autres classes" (Grisay, cité par Crahay, 1996, p.66).

     Parmi les éléments explicatifs, on peut épingler l'évaluation normative, largement dénoncée dans la littérature pédagogique (Crahay, 1996 et 1997). Ce type d'évaluation s'attache à situer les élèves d'une classe les uns par rapport aux autres[8] plutôt que par rapport à un standard clairement défini de maîtrise des savoirs et savoir-faire, ce qui se traduit par une distribution des notes qui s'apparente à la courbe de Gauss, dite normale. Pour remédier à cela, Crahay prône le développement de l'évaluation formative et la mise en place d'un dispositif de pilotage, basé sur une évaluation externe des élèves, aidant l'enseignant par l'information transmise en retour, de telle sorte qu'il puisse prendre une distance critique par rapport à son enseignement et le modifier si nécessaire, afin ne plus évaluer un élève par rapport à l'ensemble des élèves de la classe, ce qui conduit à une évaluation normative, mais par rapport à des épreuves communes portant sur les compétences à maîtriser.

     Un second facteur explicatif de l'extrême diversité des évaluations réside dans les stratégies de survie développées par les écoles. Certaines écoles ne se basent pas uniquement sur l'aptitude des élèves, mais également sur les besoins en élèves afin de maintenir en vie certaines sections, options ou orientations d'études (OCDE, 1991, cité par Delvaux, 1998).

     Deux autres facteurs essentiels relevant directement de la structuration du système scolaire en Communauté française sont relevés par Delvaux. Un premier élément avancé réfère, en partie du moins, à la hiérarchie existante entre établissements. Selon la position occupée par ceux-ci au sein du marché scolaire, le taux de redoublement occupe généralement[9] un poids différent dans l'image de marque de l'école. Certaines écoles élitistes fondent en effet une partie de leur réputation sur une évaluation exigeante, alors que d'autres écoles fondent leur réputation sur leur capacité à "faire réussir" (Delvaux, 1998). Enfin, Delvaux considère important la prise en compte des liens que l'école ou le degré entretient avec les niveaux d'études supérieurs, soit institutionnellement (même pouvoir organisateur) soit symboliquement (telle école ayant la réputation de préparer à telle section ou telle filière). Ces liens expliquent, selon Delvaux, que pèsent sur les évaluateurs la pression des parents qui nourrissent des projets relativement précis pour leurs enfants, et la pression des collègues des niveaux supérieurs, soucieux de recevoir un public pas trop hétérogène d'élèves disposant pour l'essentiel de ce qu'ils estiment être les pré-requis (Delvaux, 1998).

4) Quasi-marché scolaire, ségrégation et hiérarchisation

     Certains systèmes permettent aux parents de choisir librement l'école où scolariser leur enfant, c'est le principe du libre choix (qui prévaut par ex. au Royaume Uni, en Belgique...). En revanche, d'autres systèmes reposent sur une affectation automatique des enfants à un établissement en fonction de leur lieu de résidence, c'est le principe de la carte scolaire (notamment le cas de la France). Le modèle de régulation de l'offre scolaire par le libre choix des familles génère théoriquement de plus larges interdépendances entre écoles du point de vue de la répartition des élèves et pour peu que les établissements soient financés selon un système de chèque-élève, ce modèle est susceptible d'engendrer de la concurrence. C'est ce que résume le concept de "quasi-marché scolaire" (Vandenberghe, 1996).

     Un quasi-marché scolaire constitue une forme institutionnelle hybride combinant un principe de libre-choix de l'école et un principe de financement public à l'élève. Sur un quasi-marché scolaire toutes les écoles sont tenues de gérer cette contrainte dont la traduction la plus immédiate réside dans le fait qu'à chaque rentrée scolaire règne dans le meilleur des cas une incertitude (pour les écoles les plus réputées) sur la "qualité des élèves recrutés, et dans le pire des cas (pour les écoles les moins cotées) sur le nombre d'élèves et en conséquence sur l'emploi des enseignants". Vandenberghe a mis en évidence que ce quasi-marché produit une ségrégation entre les établissements. On sait par exemple que dans les arrondissements de grandes villes belges comme Bruxelles et Charleroi, certains établissements comptent moins de 5% d'élèves en retard tandis que d'autres en totalisent plus de 90% (Vandenberghe, 1996).

     Par ailleurs, le libre choix de l'école par les parents se traduit parfois dans les faits par le choix des élèves de la part de l'établissement. Il s'agit d'un retournement de situation caractéristique des meilleurs établissements qui ont la possibilité de choisir les dossiers d'élèves, tant la demande est supérieure au nombre de places offertes (Dutercq, 2000).

     Etant donné que la présence de logiques de "quasi-marché" est tendanciellement porteuse d'une accentuation de la ségrégation scolaire, il semble raisonnable de formuler l'hypothèse qu'elle est peu favorable à une logique de résorption des inégalités (Vandenberghe, 1998). En revanche, les effets bénéfiques que l'on pourrait escompter du marché, à savoir la stimulation de l'innovation et l'amélioration de la qualité par la pression exercée par la demande, sont enrayés, puisque d'une part, la concurrence est amoindrie par la hiérarchisation des offres, et d'autre part, les usagers choisissent sur la base des réputations d'établissement plutôt que sur la base de leur efficacité réelle[10] (Maroy, à paraître).

     Delvaux insiste, pour sa part, sur le phénomène de hiérarchisation lié à la ségrégation scolaire. Le problème en tant que tel est moins, selon lui, la ségrégation que le fait que celle-ci soit couplée à une hiérarchisation des groupes et que la ségrégation génère ainsi des trajectoires d'exclusion pour certains groupes (Delvaux, 1997). A cet égard, il développe le concept de "hiérarchie instituée". La diversité des enseignements est hiérarchisée à partir du moment où la majorité des passages d'une unité d'enseignement à une autre s'opère à sens unique (trajectoires le plus souvent descendantes). Cette hiérarchie est qualifiée d'instituée afin de souligner qu'il n'est pas fait référence à un classement "objectif", ni d'ailleurs subjectif, mais à un construit social. Cette hiérarchie est d'ailleurs intériorisée sous le mode de l'évidence par une très grande majorité d'individus, au point que ceux-ci ne requièrent plus la preuve qu'existe une réelle différence de niveau entre les unités d'enseignement, au point aussi que les individus sont obligés d'en tenir compte (Delvaux, 2001).

     La hiérarchie peut d'ailleurs se diffuser des niveaux les plus avancés du système vers l'amont du curriculum. En d'autres termes, la hiérarchie de l'enseignement supérieur est susceptible d'imprimer sa marque sur les deuxième et troisième degrés du secondaire, et ainsi de suite... (Delvaux, 1997) Pour s'offrir un maximum de chances d'accéder et de réussir dans les études supérieures les mieux cotées, le choix de la "bonne" filière et de l'établissement constituent alors la meilleure garantie. Les hiérarchies des différents niveaux se trouvent ainsi en connexion. Celle-ci n'est bien sûr pas totalement rigide, une redistribution partielle des cartes est susceptible au moment des passages d'un niveau scolaire à un autre (Delvaux, 1997).

Relativiser et contextualiser les comparaisons

     Si certains types de structures et modes d'organisation de l'enseignement paraissent plus propices à l'objectif de démocratisation scolaire, il importe de tenir compte des spécificités contextuelles, locales, socio-historiques... qui donnent sens aux structures et les rendent acceptables. Soulignons donc les limites de tout volontarisme politique excessif. On peut faire l'hypothèse qu'une politique visant une pure et simple application d'un type d'organisation étranger à son système éducatif apporterait bien des désillusions à ces concepteurs tant il est vrai que l'organisation d'un système éducatif particulier s'avère le résultat d'une construction sociale, lent processus requérant une adéquation entre la structure du système et un choix de société. Le contexte politique et social pèse en effet lourdement sur les choix d'organisation (Leclercq, 1993). L'impact effectif des politiques scolaires, particulièrement lorsqu'elles cherchent à mettre en oeuvre mécaniquement un modèle ayant porté ses fruits ailleurs, demande une vérification empirique scrupuleuse, car la structure d'un système scolaire ne prend sens et ne produit ses effets en termes d'égalité et de différenciation qu'insérée dans un contexte social, politique et économique large (Dutercq, 2000; Delvaux, 1998; Leclercq, 1993).

     C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les effets des montages institutionnels sur le fonctionnement et les résultats du système éducatif ne peuvent être évalués sans une investigation poussée de l'action des acteurs et organisations scolaires locales. En effet, les arrangements institutionnalisés fournissent une dimension de la réalité scolaire en cadrant le jeu des acteurs qui agissent et se positionnent par rapport à cette toile de fond institutionnelle (Dupriez et Zachary, 1998). Etudier l'organisation[11] d'un système scolaire ne suffit donc pas à nous renseigner sur l'action des acteurs scolaires, car les règles structurelles ne sont jamais que des repères, toujours provisoires et susceptibles d'être contournées ou utilisées comme ressources en fonction de stratégies collectives ou individuelles, ou encore transformées en vue d'en produire des nouvelles[12].

Des marges d'action à explorer

     Le manque de capital culturel, social et économique constitue un facteur d'inégalités scolaires. L'impact des caractéristiques culturelles, sociales et économiques a été mis en évidence depuis longtemps par la sociologie de l'éducation. Ces variables n'ont pratiquement pas été abordées ici. Le propos de cet article était d'éclairer le rôle que peuvent jouer des variables internes au système scolaire. Les variables internes présentent par ailleurs des possibilités directes pour l'action politique et la mobilisation des acteurs de l'enseignement contrairement aux variables externes, donnant à voir des agents largement déterminés par leur appartenance sociale, dont on connaît l'effet démobilisateur sur les enseignants. Il importe en effet de ne pas sombrer dans le fatalisme. Les inégalités scolaires sont à considérer d'abord comme un échec de l'école, une déficience institutionnelle. Selon la façon dont ils sont organisés, les systèmes éducatifs peuvent contribuer à produire ou à réduire les inégalités scolaires en leur sein. En acceptant de se regarder comme un élément central du problème, l'école peut agir et ralentir, voire enrayer la production d'inégalités en son sein (Crahay, 1996). Gardons-nous toutefois des simplismes. La structure éducative d'un pays constitue un ensemble complexe dont les variables et paramètres sont multiples et les rapports[13] entre ceux-ci très nombreux (Demeuse et al., 1998). S'il n'existe pas de panacée, on peut néanmoins constater des degrés dans l'inégalisation et dès lors chercher à repérer ce qui permet de tempérer les inégalités ou au contraire ce qui les déchaîne (De Queiroz, 1997).

Hugues Draelants

Notes:
1.- Cette sélection ne prétend bien entendu pas à l'exhaustivité.
2.- Un système est considéré comme plus équitable lorsqu'il tend à réduire l'écart des résultats entre les plus forts et les plus faibles des élèves et à minimiser les disparités en termes de connaissance entre les individus à la sortie de leur parcours scolaire obligatoire (Sall et De Ketele, 1997, cités par Zachary et Dupriez, 1999).
3.- On le constate à l'aide de données d'enquêtes internationales (enquête TIMSS, 1995 de l'OCDE).
4.- Toutefois la question est encore largement débattue, particulièrement aux Etats-Unis où la pratique du "tracking" ou de l'"ability grouping" (groupes de niveaux) est sujette à controverse entre les chercheurs. Voir à ce sujet la polémique technique sur la façon de mesurer l'effet des groupes de niveaux sur la performance des élèves opposant Rees, Brewer et Argys à Betts et Shkolnik dans Economics of Education Review, vol. 19, Issue 1, February 1999.
5.- Ce qui aboutit à perpétuer une situation pour le moins paradoxale: pour prouver leur qualité et se positionner avantageusement sur le marché éducatif, les enseignants et les écoles sont parfois encouragés à produire des échecs scolaires. On peut dire qu'il s'agit bien là d'un effet de système.
6.- La hiérarchie des écoles se manifeste notamment lorsqu'on observe la proportion d'élèves en retard dans les différents établissements d'une même zone scolaire (Delvaux, 1998).
7.- Quatre pays font exception en la matière: la Belgique, l'Espagne, la Grèce et le Portugal. Tous les autres pays usent d'épreuves externes au moins à la fin des études secondaires générales (Crahay, 1996).
8.- Il s'agit d'un phénomène également connu depuis 1947 comme la "loi de Posthumus", l'expression venant du nom du chercheur qui mit en évidence cet ajustement des exigences professorales de manière à retrouver toujours un effet gaussien dans la distribution des notes.
9.- Toutefois, les établissements réputés et bien situés n'engagent pas forcément et unanimement leur image sur des arguments élitistes basés sur des références marchandes. On constate fréquemment la pluralité des principes de justice (Derouet, Dutercq, 1997).
10.- L'information à disposition des usagers du système est généralement très imparfaite, voire inexistante et ne permet pas de comparer précisément la qualité ou la valeur ajoutée éducative apportée par chaque établissement. Les effets de réputation (parfois surfaite) joueraient davantage dans le choix des usagers. Par ailleurs même quand des chiffres suffisamment détaillés existent sur les résultats des établissements, les individus privilégient les informations "chaudes" provenant par exemple de leur réseau de relations aux statistiques "froides" (Van Zanten, 2001).
11.- Par exemple, l'imposition d'un tronc commun n'empêche pas la différenciation des objectifs et dispositifs pédagogiques. La carte scolaire n'empêche pas la ségrégation des publics, via la polarisation résidentielle notamment...
12.- Nous considérons ainsi que l'étude des règles structurelles constitue un premier niveau (macrosociologique) et un premier temps de l'analyse, à compléter par une étude plus locale et microsociologique des logiques d'acteurs et modes d'agir collectif qui s'observent dans les établissements scolaires (Maroy et Dupriez, 2000).
13.- Sans oublier que les liens identifiés sont généralement de nature probabiliste, plutôt que déterministe (Demeuse et al., 1998).
Références bibliographiques:

Boudon R. (1973), L'inégalité des chances: la mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Colin, Paris.

Bourdieu P., Passeron J.-C. (1970), La reproduction, Editions de Minuit, Paris.

Crahay M. (1996), Peut-on lutter contre l'échec scolaire?, De Boeck Université, Bruxelles.

Crahay M. (1997), Une école de qualité pour tous!, Labor, Bruxelles.

Delvaux B. (coord.) (1997), L'enseignement secondaire dans le bassin scolaire de Charleroi. Ecoles, élèves, et trajectoires scolaires, Les Cahiers du CERISIS, 97/4.

Delvaux B. (1998), Diversité, égalité: un couple inconciliable?, La Revue Nouvelle, no5-6, 105-118.

Delvaux B. (2000), Orientation et redoublement: recomposition de deux outils de gestion des trajectoires scolaires, In Bajoit G. (Dir.), Jeunesse et société: la socialisation des jeunes dans un monde en mutation, De Boeck, Bruxelles.

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Notice:
Draelants, Hugues. "L'impact des structures et de l'organisation d'un système scolaire sur la production d'inégalités en son sein", Esprit critique, vol.04 no.05, Mai 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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