Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.04 - Avril 2002
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Numéro thématique - Printemps 2002
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L'intervention sociologique
Sous la direction de Orazio Maria Valastro
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Articles
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Posture ou imposture scientifique de l'intervenant sociologue.
Par Aurélia Manzi

Résumé:
Aujourd'hui, il n'y a pas de statut clairement identifié en France, pour les personnes qui utilisent la sociologie, que se soit dans leur profession, ou qui ont fait de la sociologie, leur profession. Pourtant cette discipline est présente, et utilisée, dans des domaines divers: chargés d'études, formateurs, consultants, chefs de projets, chargés de mission... Pour autant, est-ce que le sociologue intervenant, le praticien, peut prétendre au titre de sociologue au sens universitaire, à savoir, le titre d'un individu qui utilise un savoir sociologique, lorsqu'au fur et à mesure de sa pratique, il devient un expert dans un domaine particulier? Comment alors définir sa spécificité, une identité de professionnel sociologue, lorsqu'il n'existe encore aucune convention collective particulière? Comment et surtout, est-il possible de rester sociologue, lorsqu'on ne travaille pas dans le contexte universitaire, et de ce fait, lorsqu'on ne côtoie pas des individus issus de la même formation. Peut-on rester sociologue hors université, conserve t-on et applique t-on cette démarche scientifique sociologique si farouchement défendue? Se déterminer comme sociologue implique une construction personnelle, un développement et un entretien continuels, afin que la profession conserve sa scientificité et sa spécialité dans une économie et un milieu professionnel qui a ses propres exigences directives.

Introduction: une approche sensible de la pratique sociologique de l'intervenant.

     Actuellement, il n'y a pas de statut clairement identifié pour les personnes qui pratiquent la sociologie dans leur profession ou qui ont fait de la sociologie leur profession. Pourtant, la sociologie est présente avec des statuts ou des professions différentes: chargés d'études, formateurs, consultants, chefs de projets, chargés de mission,...

     Le sociologue est un concept très universitaire, c'est le titre d'un individu qui utilise un savoir sociologique. Est-ce que le sociologue praticien, le conseiller ou le consultant, peut prétendre au titre de sociologue tout en devenant un expert dans son domaine d'intervention? Comment définir sa spécificité, son identité de professionnel, lorsqu'une convention collective particulière n'existe pas? Comment rester sociologue lorsqu'on ne travaille pas dans le contexte universitaire? Peut-on rester sociologue hors du milieu universitaire? Un sociologue, dans un cabinet d'étude, dans une société de consultants, conserve t-il sa démarche scientifique? (Est-ce que je fais de la science lorsque je travaille pour un prestataire de services?).

     En devenant un professionnel, un expert dans un domaine particulier, l'intervenant sociologue doit être conscient des difficultés de sa pratique. En effet, il est nécessaire que le sociologue s'interroge sur l'utilisation totale des savoirs acquis à l'université pour pouvoir prétendre à rester un sociologue, et par la suite de sa pratique, de la mise en place de ses savoirs ou de ses compétences dans le but de devenir productif et rentable pour son employeur.

     Ainsi la profession, le métier, ne sont-ils pas également ce que l'acteur social en fait, ce qu'il en fait émerger, et la manière dont il voit son métier? Mais également comment il est utilisé dans un contexte marchand? Être sociologue signifierait construire soi-même sa profession, la développer et l'entretenir, de façon à ce qu'elle conserve sa scientificité et sa spécialité. C'est un processus qui appartient à chaque intervenant sociologue, mais également aux différentes structures et individus rencontrés au cours de l'exercice de sa profession?

     Hugues[1] explique dans son approche interactionniste que le métier d'un homme est l'une des composantes les plus importantes de son identité sociale, de son moi et même de son destin. En partant de cette citation et en l'approfondissant, nous pouvons énoncer ceci: la représentation socioprofessionnelle du métier de sociologue par ses propres acteurs, rencontre un impact au niveau technique, éthique et social sur l'accomplissement du travail, sur leur vie sociale et professionnelle.

En procédant à une réflexion sur les représentations socioprofessionnelles des intervenants sociologues, quels comportements professionnels et sociaux l'intervenant sociologue met-il en place dans le cadre de ses activités? Doit-on parler de reconnaissance professionnelle ou bien doit-on parler de reconnaissance individuelle?

     Nous entendons par technicité la connaissance des tâches accomplies quotidiennement, les savoir-faire liés aux gestes, et par la même occasion, la difficulté que les sociologues intervenants rencontrent ou non, à faire valoriser leur travail. Par social, nous voulons expliquer les interactions effectuées par les sociologues intervenants et les différents acteurs liés au lieu de travail, où évoluent les supérieurs hiérarchiques, les collègues, les acteurs des différentes études effectuées. Il s'agit d'un jeu de reconnaissance entre ces différents acteurs; il est nécessaire de savoir si le travail est reconnu comme de la sociologie pure ou épurée, et si le sociologue est lui-même un intervenant entier ou épuré. Par éthique, nous voulons exprimer la capacité, les compétences que possèdent les intervenants sociologues à prendre une distance critique par rapport à l'objet de l'étude souvent délimité temporellement et financièrement par les commanditaires.

     Les représentations socioprofessionnelles des intervenants sociologues vont être construites et structurées individuellement et collectivement de façon à mettre en avant la spécificité de la sociologie dans une entreprise, la scientificité et l'utilité du métier. C'est pourquoi dans ce document, il s'agira de définir une pratique de l'intervention sociologique, une interprétation de l'intervention (car chaque intervention est propre à la pratique des individus), une expérience. Cette réflexion est le résultat d'une pratique et des observations réalisées par une intervenante sociologue débutante. C'est une approche sensible de la pratique sociologique de l'intervenant dans une sphère professionnelle particulière, un cabinet d'étude de développement local.

1. L'intervention sociologique en question.

     Etre intervenant sociologue, oui, mais pourquoi, pour qui, comment et où? Tant de questions existentielles qui ne définissent pas la profession. Ces questionnements ressemblent étrangement à la discussion d'Alice[2] et du Chat coloré au Pays des Merveilles:

Alice: Pourrais-tu me dire où je devrais aller à partir d'ici?

Le Chat: Ca dépend de là où tu veux aller.

     Il m'a semblé que sur beaucoup de points, je ressemblais à Alice. Cependant, je n'ai pas rencontré un seul et unique chat, il y en avait plusieurs, et ils répondaient tous de façon aussi énigmatique. C'est pourquoi, toute Alice que j'étais, il était nécessaire, avant de prendre le chemin de la professionnalisation, de définir le terme intervention. Je déterminerai ensuite les compétences de l'intervenant sociologue, et dans un troisième point, j'expliquerai comment l'intervention se construit.

1.1 Définition de l'intervention.

     Pour G. Minguet[3], l'intervention peut se définir par une séquences de phases logiques et enchaînées, selon une régulation, entre l'intervenant et son interlocuteur, liés dans un même champ. L'auteur précise que l'exercice conduit le praticien à se positionner, sur sollicitation, mandaté par son client, au coeur d'une situation afin de remplir une mission. Ainsi intervenir c'est se "placer entre", définition même du préfixe "inter"!

     La fonction de l'intervenant sociologue est de construire un lien de proximité perceptible et accessible, entre des pôles qui ne se rencontreraient pas préalablement, d'avoir accès à ce vide de connaissances et de communication, et de combler ce vide par la connaissance et reconnaissance mutuelle de chaque pôle.

     Par exemple, la mission de l'intervenant dans le cadre d'un schéma départemental relatif à l'accueil et au stationnement des gens du voyage, est de permettre aux élus locaux, préfet, de connaître les pratiques de stationnement des nomades. C'est un diagnostic dont l'objectif est de mettre en place des lieux de stationnement autorisés sur le département afin de résoudre le stationnement anarchique de cette population, ainsi que de mettre en place des programmes d'accompagnement social et scolaire.

     Mais la fonction de l'intervenant sociologue ne se résume pas uniquement à une fonction d'intermédiaire. Afin d'expliquer plus clairement les fonction de celui-ci, il est possible de faire une analogie de l'intervenant sociologue avec le Dieu Janus[4] (sans prétention aucune de notre part.) Janus était le dieu romain de l'initiation aux mystères, il détenait les clefs des portes solsticiales. Il était aussi considéré comme le guide des âmes, d'où une représentation avec un double visage:

  • une face tournée vers le ciel,
  • une face tournée vers la terre.

     Il détenait à la fois un rôle d'initiation et de discrimination. Le pouvoir des clefs est celui qui permet de lier et de délier, d'ouvrir ou de fermer le ciel. Il est représenté avec un bâton dans la main droite, une clef dans la main gauche, il garde toutes les portes et gouverne toutes les routes. Les clefs de Janus ouvraient les portes solsticiales, c'est-à-dire l'accès aux phases ascendantes et descendantes du cycle annuel, aux dénominations respectives du ying et du yang, qui trouvent leur équilibre aux équinoxes.

     La clef symbolise le chef, le maître, l'initiateur, celui qui détient le pouvoir de décision et de la responsabilité. La porte symbolise le lieu de passage entre deux états, entre deux mondes, entre le connu et l'inconnu, le trésor et le dénuement. La porte dispose également d'une valeur dynamique. Elle n'indique pas uniquement le passage, mais elle invite à le franchir. La porte symbolise à la fois la séparation et la possibilité d'une réconciliation.

     L'intervenant sociologue serait-il celui qui fait éclater le mystère? On ne peut pas vraiment parler de mystère comme terrain de jeu pour le sociologue. Il met en évidence la réalité, il ouvre la porte à l'aide de sa connaissance, la clef. Car le terrain n'est pas vraiment un terrain mystérieux pour le commanditaire.

     Une nouvelle fois, on retrouve ici la notion d'espace, la position "inter", la position entre deux état de la définition de l'intervention expliquée précédemment. L'analogie du sociologue et du Dieu Janus nous paraissait ainsi pertinente.

     Le sociologue intervenant, dispose des clefs de lecture de la réalité sociale permettant d'ouvrir les portes de cette réalité pour les acteurs, les commanditaires. Il explore le terrain, l'explique au commanditaire, il interprète et interroge. C'est en ce sens que l'intervenant est un intermédiaire. Il sert de lien entre le commanditaire et le terrain.

     L'intervenant se situe dans une dynamique collective. Il agit en interaction avec son objet d'étude. En expliquant la réalité, il participe aux changements des situations étudiées. Sa présence sur le terrain, tout comme un diagnostic présenté aux commanditaires de l'étude, produisent une dynamique particulière. L'intervenant est un acteur direct, qui agit dans la situation d'étude. Il n'est plus alors uniquement l'accompagnateur du changement, il est acteur de celui-ci.

     L'intervenant met en lumière les phénomènes et les pratiques. Il donne du sens aux actions des individus non seulement en ce qui concerne l'objet d'étude, mais également il traduit et rend plus claire dans certains cas la commande.

1.2 Les compétences de l'intervenant sociologue.

     Si les compétences de l'intervenant sociologue me semblent plus claires aujourd'hui, ce n'était pas aussi simple lorsque j'ai commencé à travailler. Au contraire, il apparaissait que mes employeurs définissaient et utilisaient ces compétences avec beaucoup plus de précision.

     Sans doute leur demande et leurs besoins étaient motivés non seulement par une offre économique bien spécifique (il s'agissait d'appel d'offres concernant des études intégrant une dimension plus sociologique comme des diagnostics sur les foyers de travailleurs migrants, et un schéma départemental des gens du voyage), mais également, par la présence, quelques années auparavant d'une sociologue professionnelle dans le cabinet d'étude. Depuis mes débuts "d'apprentie intervenante", les compétences professionnelles apparaissent aujourd'hui plus distinctement.

     Ces compétences peuvent se décliner en trois points distincts, trois références particulières.

  • Les références théoriques constituent le terreau de l'intervention sociologique. Il s'agit de savoirs sociologiques appris et développés lors du cursus universitaire. Ces savoirs concernent l'ensemble des concepts et des principes explicatifs mobilisés par les intervenants. Ils permettent l'analyse de la réalité, les fonctionnements et dysfonctionnements d'une pratique particulière. Car les objets d'étude qui peuvent apparaître insignifiants au premier abord, sont des indicateurs sociaux, culturel et politiques. Pour Carlo Ossola[5], le fondement de l'ordinaire c'est ce qui peut intégrer ou dégager un ordre, indiquer un pratique codifiée.

     De ce fait, la conception et la construction des objets de recherche sont renforcées par les bases théoriques. En effet, comment ne pas nous interroger sur le mode de vie des gens du voyage, leurs stratégies résidentielles, pour nous permettre de définir des aires de stationnement autorisées par les communes et acceptées par cette population? L'inconvénient majeur est que les commanditaires ne sont pas attirés par les grandes explications théoriques.

     Lors du rendu d'un diagnostic, j'ai pu me rendre compte de cette dimension. Les stratégies des acteurs ne sont pas "intéressantes", les faits et rien que les faits, la réalité, le terrain avant tout. Le savoir théorique n'appartient qu'au sociologue, il n'est pas rémunéré pour expliquer la théorie de la reproduction sociale au groupe de pilotage.

     Cet ensemble théorique permet à l'intervenant de poser et de déterminer un cadre d'analyse pour une situation déterminée. Les théories doivent permettre les explications les plus communes des informations collectées sur le terrain, les outils utilisés, et les modes de récoltes d'informations qui sont plus personnelles.

  • Les références méthodologiques sont, elles aussi, issues de l'apprentissage universitaire. La méthodologie permet à l'intervenant de mettre à jour une démarche qui doit s'adapter de façon précise à un phénomène en particulier. Il s'agit d'une pratique ordonnée, rationnelle, ordonnée de façon logique pour arriver à une connaissance. C'est une méthode scientifique.

     Des auteurs comme, Raymond Quivy, Luc Van Campenhoudt[6], Gaston Bachelard[7], Pierre Bourdieu, Jean Chamboredon et Jean Claude Passeron[8] expliquent que pour pouvoir prétendre à une méthode efficace et scientifique, il faut respecter trois principes: rompre avec les préjugés, construire des moyen d'explication accessibles et compréhensibles, et il faut vérifier les informations.

  • Les références techniques découlent des références méthodologiques. L'intervenant, pour prétendre à une méthode scientifique, doit observer sur le terrain, et adopter alors une démarche plus empirique. Celle-ci vient compléter directement la théorie. La recherche empirique est définie comme une étude de terrain. En tant que chercheurs nous sommes amenés à approfondir les informations théoriques accumulées pour répondre aux questionnements formulés préalablement. On peut dire que les problèmes et les démarches sont celles du courant interactionniste. L'intervenant doit apprendre à renouveler et s'élargir en profitant des apports extérieurs pour développer ses analyses et ses méthodes d'investigations. Les recherches effectuées ne reposent pas uniquement sur l'adhésion à des théories, mais sur une démarche empirique de terrain[9].

     Ceci se met en place par des entretiens exploratoires, des reformulations de questions, puis des entretiens biographiques, et bien d'autres techniques. En fait, c'est une méthode d'observation qui consiste à élaborer un modèle d'analyse en recueillant des données pertinentes et utiles. Cela nécessite de définir dans sa totalité le terrain sur lequel nous nous engageons. Il utilise également des outils et comme, le questionnaire, les entretiens, l'analyse statistique...

1.3 La construction de l'intervention sociologique.

     L'intervention sociologique dans un cabinet d'étude, se construit grâce aux bases théoriques, mais également et surtout, grâce à la pratique et à l'expérience de l'intervention.

     J'ai pu constaté l'évolution de ma pratique de l'intervention grâce aux années passées à travailler dans les locaux d'un cabinet d'étude, ainsi qu'à l'aide des différentes discussions et rencontres apportées par d'autres spécialistes (des géographes, des urbanistes, des économistes, d'autres sociologues). Il est donc possible d'affirmer aujourd'hui que la construction de la pratique d'intervention est triple: les apports universitaires, la pratique professionnelle et les apports personnels.

     En effet, en plus des théories et techniques universitaires fraîchement et, il faut se l'avouer, fébrilement utilisées lors des travaux de licence et de maîtrise, le cabinet Urbam Conseil, dispose de ses propres techniques et de ses propres outils.

     Ceux-ci sont très opérationnels et efficaces. Lorsque j'ai commencé à les utiliser, j'ai éprouvé des difficultés à mettre en oeuvre systématiquement le même type de questionnaires pour des études semblables. Je m'explique: pour les études concernant les opérations programmées d'améliorations de l'habitat, le cabinet procède à une état des lieux de la dimension socio-économique du territoire concerné. Les questionnaires sont identiques pour chaque territoire, les grilles d'entretien destinées aux élus, aux propriétaires de logements, aux services sociaux sont invariablement les mêmes.

     Je me suis alors questionnée sur la validité scientifique de cette pratique, m'apercevant plus tard, que cette technique était mise en oeuvre pour des raisons économiques et temporelles (ces éléments seront développés plus tard dans ce document).

     Balbutiant tant bien que mal entre d'un côté, mes références universitaires, mes travaux très scolaires effectués jusqu'à présents, un style rédactionnel académique, universitaire (des phrases longues intellectualisées), mes états d'âmes scientifiques et de l'autre, une pratique rodée, rapide, efficace, où les études sont destinées à d'autres personnes que celles issues du milieu universitaire, je suis vite devenue un immense point d'interrogation.

     Pour plus de sécurité et d'aisance intellectuelle personnelle, j'ai donc mis en place pour ajouter à ces éléments, des outils personnels à toutes ces pratiques, des petits trucs. Cette étape a pu me permettre de ne pas stagner dans une position pénible. De nombreuses personnes qualifient cette attitude conne étant la construction d'une boîte à outils.

     Cette boîte à outils évolue avec la pratique de chaque individu et doit permettre l'absorption d'éléments issus d'autres disciplines telles que l'urbanisme (en particulier l'urbanisme et l'architecture dans le cadre du cabinet d'étude). Cette boîte personnelle doit pouvoir être interrogée en permanence et être remise en question pour pouvoir se permettre prétendre à servir une méthode scientifique.

     Il faut cependant atténuer des pratiques de débrouillardises, de bricolage mises en place par l'intervenant. En effet, ce sont tout de même des pratiques éphémères qu'il est nécessaire de renouveler. Si elles deviennent pérennes, elles s'établiront alors comme des pratiques routinières mettant en péril la scientificité de la démarche.

     La création et l'adaptabilité des outils et des méthodes font ainsi de l'intervention un art professionnel, une pratique particulière inhérente à chaque individu et au contexte professionnel dans lequel il évolue.

     L'intervention sociologique se construit également au contact du milieu professionnel et social. Selon Guichard[10], l'identité personnelle résulte d'une double particularité, le sentiment d'une continuité et similitude dans le temps et l'espace, la reconnaissance par le regard des autres de cette continuité et, de la similitude de cette interaction naît une représentation de soi. Dubar apportera des précisions sur cette définition de l'identité: "l'identité n'est autre que le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation, qui conjointement, construisent les individus et définissent les institutions[11]".

     Pour comprendre l'identité, il est nécessaire de comprendre la façon dont les acteurs s'individualisent et se socialisent dans différents processus à l'école, dans la sphère privée, au travail, etc. Ainsi, l'individu fabrique son identité en revendiquant son appartenance à un groupe et en s'y attachant, mais il faut préciser que le groupe n'existe que par les individus eux-mêmes.

     L'identité n'est pas un processus stable, fixé dans le temps et dans l'espace, il est dynamique, c'est-à-dire qu'il peut se modifier en fonction du temps et du groupe dans l'espace social de référence. Claude Dubar explique ce phénomène comme une position de l'identité à l'intérieur d'un "espace-temps", caractéristique d'un groupe socioprofessionnel, ethnique, religieux, sexuel, etc.

     Selon Dubar, la dualité dans le social est issue de deux processus identitaires. Le premier processus est la division de soi comme expression subjective. Chaque individu est identifié par autrui, mais peut refuser cette identification et se définir autrement. On parlera alors d'actes d'attribution à l'intention des individus qui tentent de définir quel type d'homme ou de femme ils peuvent avoir en face d'eux, c'est l'identité pour autrui, et d'actes d'appartenance, pour les individus qui expriment le type d'hommes ou de femmes qu'ils veulent être, c'est la notion d'identité pour soi: elle résulte d'une dialectique entre l'identité héritée et de l'identité visée.

     Lorsqu'un individu est en activité avec d'autres individus, il est identifié par ceux-ci et par lui-même, et ainsi il est conduit à porter ou refuser les institutions qu'il reçoit des autres et des institutions. Le second processus concerne l'incorporation de l'identité par les individus eux-mêmes. Elle ne peut pas s'analyser en dehors des trajectoires sociales dans lesquelles les individus se construisent une identité sociale.

     Afin de définir l'identité professionnelle de l'intervenant, il est possible de se référer à des activités liées à une profession et à la construction d'identités spécifiques à ces groupes. Ainsi la notion d'identité professionnelle est définie comme le résultat d'actions entre un acteur social et un contexte professionnel. Dans cette perspective de définition de l'identité, nous pouvons dire que l'identité se situe à l'intersection du social et de l'individuel.

     On ne peut nier que la notion d'identité combine également une dimension affective et cognitive permettant aux individus d'échanger avec le monde social et professionnel dans le but de se représenter qui ils sont. Cela nous permet de comprendre comment les intervenants sociologues peuvent construire et structurer leur réalité subjective en se basant sur les rapports au monde.

     Pierre Tap propose une définition de l'identité professionnelle qui articule une dimension "interne" au sujet et une transaction "externe" entre le sujet, les groupes et le contexte avec lesquels il entre en interaction. Pour l'auteur, l'identité est un système qui articule des sentiments et des représentations dans lequel l'individu oriente ses conduites, cherche à résoudre les conflits et construit son histoire sociale et professionnelle.

     La dimension externe de l'identité professionnelle correspond à ce que l'acteur doit être et faire dans le cadre de la collectivité, c'est-à-dire, l'image de ce que les autres lui renvoient de lui-même. La dimension interne correspond au sentiment qu'a l'acteur de ce qu'il est, de ce qu'il fait, de ce qu'il a envie d'être, de l'image qu'il se donne de lui-même en fonction de son histoire et de ses valeurs. Nous retrouvons ici le principe de l'identité pour soi et de l'identité pour autrui.

     Dans un contexte professionnel, l'identité de l'intervenant est définie par le rapport aux autres professionnels de la société. Par conséquent, les relations de travail et la participation aux activités professionnelles et à celles de l'organisation (autonomie dans le travail, prise d'initiatives) vont permettre la construction d'une identité professionnelle. De même, l'espace de l'activité professionnelle signifie la reconnaissance de l'identité professionnelle en légitimant les savoirs et les compétences.

2. Les contraintes de l'intervention sociologique.

     J'ai distingué trois moments de l'intervention dans un contexte spécifique professionnel: le cabinet d'étude spécialisé dans le développement local et l'urbanisme: premièrement, une rupture avec le monde universitaire, une obligation de production intellectuelle rentable et productive pour un cabinet d'étude privé, et enfin, la dualité de la complexité de la commande d'étude, issue à la fois des clients de la société, mais également de la société elle-même.

2.1 La rupture universitaire.

     La production de savoirs demandée par le cabinet d'étude et ses commanditaires se situe à l'opposé de la production universitaire qui m'avait était enseignée jusqu'alors. A la fin de ma formation, j'abandonnais le système universitaire pour travailler pour et avec une équipe déjà constituée, où j'étais la seule à avoir suivi une formation sociologique. La rupture universitaire et disciplinaire était alors constatée et vécue.

     Je suis passée d'un milieu universitaire, étudiant, à un milieu professionnel déterminé. Dans le premier milieu, les seules contraintes rencontrées étaient celles des examens semi-annuels, ou l'élaboration de travaux jugés et appréciés par les professeurs de la discipline.

     Dans le milieu professionnel, ce sont des urbanistes, des géographes et des architectes qui auscultent la production, mais également des élus locaux, les commanditaires. Ils détiennent une certaine expérience du terrain, ainsi que des pratiques plus opérationnelles. La sociologie ne représente pas une discipline scientifique, et encore moins opérationnelle à leurs yeux. Il a donc fallu que je m'adapte et que je m'impose dans des méthodes de travail déjà effectives, et des représentations réductrices de la sociologie.

     L'intervenant, dans un cabinet d'étude, doit en permanence prouver et convaincre, s'imposer en tant que détenteur d'un savoir-faire et d'une connaissance particulière et bénéfique pour l'entreprise. Ce n'est pas à proprement parler un combat, c'est une définition permanente de ce qu'est la sociologie, ce à quoi elle prétend, ses méthodes et son utilité. C'est un travail pour la reconnaissance professionnelle de l'intervention sociologique, et pour l'intervenant de façon plus individuelle.

2.2 L'obligation de productivité.

     La production de connaissances pour l'intervenant sociologue, doit répondre à certaines obligations. Celle-ci ne doit pas être déficitaire pour l'entreprise. Les études mises en place sont des produits, et comme tout produit, elles ont un coût de production et de vente.

     Le cabinet d'étude est un prestataire de services. Dans le langage courant, un service est un rapport qui se noue entre un client et une entreprise, ou plutôt, un prestataire de services, puisque c'est lui qui produit le service. Il s'agit donc d'un service marchand où le produit proposé par le cabinet d'étude est une réflexion (étude, diagnostic, expertise) à ses clients (les intercommunalités, les administrations locales,...)

L'obligation de productivité comporte trois dimensions[12] que l'intervention doit intégrer à sa méthodologie:

  • le budget
  • la temporalité
  • les méthodes utilisées.

     Le budget alloué à une étude est une des composantes primordiales de l'intervenant. Il est déterminé par le commanditaire et négocié par le cabinet d'étude. Cette dimension a été la plus difficile à intégrer pour une sociologue. Il était difficile de concevoir, comment une production intellectuelle pouvait être quantifiée financièrement, et dans ce cas je me représentais l'intervention comme limitée. Les délais de réalisation, l'accès au terrain sont définis par le cahier de charges. Charges, car il prend en compte, les journées de travail sur le terrain, les coûts de chaque intervention des différents professionnels (urbanistes, géographes, sociologues).

     Cependant, cette rémunération est un moyen professionnel et institutionnel de faire reconnaître l'intervention sociologique, de la qualifier et de la quantifier, de la même manière qu'un urbaniste ou de façon plus générale un médecin. La temporalité et les méthodes de réalisations de l'étude sont les résultantes du budget.

     La temporalité doit être également prise en compte lors de la réalisation de l'étude. C'est une dimension qui englobe la compréhension de la commande, l'élaboration des problématiques, l'étude de terrain, la rédaction. Tout ceci se déroule dans des délais variables (entre trois mois et plusieurs années), obligeant l'intervenant à se plier au calendrier et aux décisions du commanditaire. Celui-ci est également contraint par certaines décisions politiques et doit rendre des comptes à ses supérieurs.

     Pour l'élaboration d'un schéma départemental des gens du voyage, le délai de réalisation du diagnostic pour plusieurs départements français, fut élaboré en fonction d'une loi du 12 juillet 2000. Elle contraint les départements à se doter d'aires de stationnement avant la fin janvier 2001. Par conséquent, la durée de l'étude imposée aux prestataires (cabinets d'études) sont définis. Pour Jean Yves Trépos, lorsque la structure prestataire accepte cette dimension temporelle, les intervenants doivent mobiliser toutes leurs capacités afin d'être le plus efficace possible.

     Les méthodes utilisées sont déterminées en fonction du budget et du délai accordés au prestataire de services. Il décide de la façon dont le diagnostic ou l'expertise s'effectue. Cette dimension est négociable également par le cabinet d'étude. Ces méthodes concernent souvent les différents interlocuteurs à rencontrer, la façon dont le diagnostic doit être composé, le mode de restitution des travaux effectués.

     Ces trois dimensions entrent directement dans la conceptualisation de la réalisation du travail de l'intervenant. La production intellectuelle est une marchandise qui doit satisfaire le client. L'intervenant sociologue est le constructeur, le cabinet d'étude est le distributeur et le commanditaire, le client. Nous sommes dans une dimension économique de la production de connaissances.

2.3 La complexité de la commande.

     Pour les recherches, la collecte d'informations, l'intervenant se trouve dans une position où il y a d'une part un commanditaire public qui a des impératifs spécifiques, et de l'autre le cabinet d'étude, qui l'emploie et dont les objectifs sont particuliers. Le cabinet est un prestataire de services pour ses clients. En temps que prestataire de services, le cabinet et donc l'intervenant doivent se plier aux volontés du commanditaire: il détient également des clefs, mais ce sont celles qui déterminent l'action.

     L'intervenant sociologique se trouve dans une posture tourmentée par ce que définit Raymond Boudon comme des effets de situation[13]. Ceux-ci sont déterminés par le mode de raisonnement des différents acteurs. Il s'agit de raisonnements des acteurs selon la perception des informations qu'ils reçoivent et la façon dont elles sont analysées. Un intervenant sociologue, comme tout autre employé d'une entreprise, ne perçoit qu'un partie des informations reçues, celle de ses supérieurs.

     L'intervenant doit alors répondre à une demande économique destinée à ses supérieurs et à une demande plus sociale. Lors de la production de biens et de services, le savoir est une marchandise. Il ne reste pas privé ou particulier à la sociologie ou à son producteur, mais il devient public.

3. Posture ou imposture scientifique de l'intervenant sociologique?

     Il s'agit dans ce document d'évaluer en quoi la dynamique de la production sociologique réalisée dans un cabinet d'étude est affectée par l'orientation économique du marché et par conséquent, dans quelle mesure cette intervention sociologique pratique, est scientifique. Est-ce que cette production de connaissances de l'intervenant sociologue est toujours scientifique?

     Et dans ce cas, l'intervenant sociologue peut-il toujours prétendre à la désignation de sociologue? Afin de développer cette idée, il nous semble indispensable de revenir sir la définition de la sociologie et sur son statut de science.

3.1 La sociologie et la science.

     La science ne se contente pas de descriptions, elle formule une relation entre un antécédent et un conséquent temporel, reste à trouver une liaison rationnelle entre ces deux éléments. C'est un ensemble cohérent de connaissances relatives à certaines catégories de faits, d'objets ou de phénomènes obéissants à des lois et vérifiées par les méthodes expérimentales.

     La science est donc le résultat de l'enchaînement logique des idées et des actions surgies à travers l'histoire de l'homme, le menant vers la découverte progressive des structures qui composent la matière vivante et la matière en apparence inerte, c'est-à-dire l'univers biologique et l'univers physique en tant que système.

     On peut distinguer deux conceptions opposées de la connaissance scientifique.

  • La connaissance s'inscrit en rupture avec toute autre forme de connaissance (Auguste Comte) par le fait qu'elle développe des procédés lui assurant lui assurant l'objectivité de ses propos, la neutralité du chercheur et donc tout détachement par rapport à l'objet étudié. Cette conception conduit à ne pouvoir poser la connaissance scientifique plutôt comme un fait social plutôt que par l'activité qui la génère. Comte opère une distinction entre un état de théologie métaphysique privilégiant la prépondérance de l'imagination sur l'observation. Le positivisme impose sa rationalité par une proposition contraire. Pour Comte, la connaissance positive ne produit pas forcément du vrai, elle est relative.

  • La connaissance scientifique est une continuité entre les différentes formes de connaissances (Malinowski et Feyerabend). La science est supérieure à toute autre forme de pensée grâce à ses méthodes. Pour Malinowski, l'attitude scientifique apparaît dans la moindre technologie primitive. La science moderne est issue d'une réflexion qui isole les facteurs pertinents et les articule dans un système de causes déterminantes. Et ceci tout en sachant que la connaissance théorique retenue et son exactitude technique sont déterminées par la fin qu'ils désirent obtenir.

     La sociologie est une pratique scientifique et sociale de production de connaissances. Etymologiquement, la sociologie signifie science de la société. Cette définition tient à la préoccupation centrale des fondateurs de la sociologie: il est nécessaire et indispensable pour la discipline, d'adopter une démarche rigoureuse aussi scientifique que possible pour rendre compte de la vie en société.

     La sociologie est une science qui s'intéresse aux phénomènes sociaux. Elle cherche à comprendre et à expliquer le comportement des individus et des groupes en tant que membres et acteurs des collectivités. La sociologie étudie les rapports sociaux au sein des groupes, des institutions et des sociétés.

     Les particularités de la sociologie: elle procure des outils pour l'analyse des problèmes, des situations et des événements. Sa force est de favoriser un recul de l'analyste face à la réalité, de telle sorte que celui-ci garde un esprit critique qui puisse déboucher sur la recherche de solutions imaginatives. Dans des sociétés caractérisées par de profondes transformations, la sociologie procure les outils intellectuels pour une analyse critique, rigoureuse et réfléchie. Elle permet d'évaluer des situations d'ordre social, de résoudre des problèmes, de prendre des décisions et de proposer des idées nouvelles et créatives. La sociologie nous demande de faire appel à notre sens critique, à notre imagination et de porter un regard que d'autres seraient moins susceptibles de posséder.

3.2 L'intervention sociologique est altérée par la dimension économique.

     La production de l'intervenant sociologue est déterminée par le commanditaire, et par la société dans laquelle il travaille (le budget, la temporalité, les méthodes de recueil d'information et de rédaction, seconde partie). Il faut maîtriser des techniques, adopter des méthodes performantes pour satisfaire le commanditaire, mettre au point des outils à la fois performants et standardisés[14] pour gagner du temps et de l'argent.

     Dans ce contexte, que devient alors la scientificité du travail sociologique? On peut considérer l'intervention sociologique comme un instrument économique. C'est un instrument au service du prestataire. L'obligation de productivité est alourdie par la concurrence forte des différents prestataires d'études dans le domaine du développement local (Frédérique Streicher[15]).

     La science est un mode de connaissance critique. Le terme critique doit être entendu de façon duale: il indique d'une part, que la science exerce un contrôle vigilant sur ses propres démarches et met en oeuvre des critères précis de validation; d'autre part, la science élabore des méthodes qui lui permettent d'étendre de façon systématique le champ de son savoir.

     La production intellectuelle de l'intervenant est donc affectée par l'orientation instrumentale. Le problème est alors de légitimer une pratique scientifique. Cela limite également l'exercice de la pensée critique.

     Le marché de l'intervention est en pleine expansion. Devenir intervenant n'exige plus nécessairement une capacité scientifique absolue, on peut alors parler de pratique d'intervention mercenaire, la mise sur le marché des savoirs et des méthodes est accordée au plus offrant. On comprend alors la difficulté de la sociologie de mettre en oeuvre le devoir élémentaire du contrôle scientifique. Lorsque l'on vend la sociologie, il est difficile de la présenter comme savoir critique sur le monde social.

     Selon Bourdieu[16], les champs de production culturelle sont le lieu de lutte entre deux conception opposées de ce qu'est la qualité (ou le succès, ou l'excellence, ou le talent). D'un côté, il y a la conception du producteur formant le sous-champ de production restreinte qui estime que la qualité d'une production s'évalue par la consécration qu'elle obtient auprès des autres producteurs du champ, donc par le capital symbolique spécifique qu'elle procure à son producteur.

     D'un autre côté, il y a la conception des producteur formant le sous-champ de grande production qui soutiennent l'idée que la qualité d'une production s'évalue par le succès populaire qu'elle obtient auprès du grand public, donc par le volume de capital économique qu'elle procure à son auteur.

     Le même schéma se produit pour la connaissance sociologique; c'est le capital économique pour la sociologie qui importe plus que le capital scientifique. La légitimité reconnue par les employeurs et le monde non universitaire à l'intervenant sociologue est définie plutôt comme la capacité de produire des connaissances dans un contexte défini et des moyens de production donnés.

     La dynamique et le mode de production de connaissances sociologiques sont affectés par l'orientation économique et par l'instrumentalisation temporelle et politique. Cela altère la qualité du travail fourni. L'intervention dans un cabinet d'étude serait une démarche spécifique, donc un profil particulier. La production du sociologue est une analyse d'objets délimités (Trépos, le complexe de l'albatros).

     Il y a une différence entre la recherche suscitée par la curiosité et la recherche à orientation prédéterminée, comme si la recherche n'était pas, par définition, suscitée par la curiosité. Il y a d'un côté, la recherche fondamentale, et de l'autre la recherche appliquée. C'est une façon binaire de se représenter la sociologie.

3.3 L'intervention sociologique et la reconnaissance universitaire.

     Les connaissances mises à jour à Urbam, représentent un mode de production où la connaissance est produite dan un contexte d'application et non dans un contexte académique et universitaire. Un travail effectué dans le cabinet d'étude, est un mode de production de connaissance fondé sur un objectif de résolutions de problèmes extérieurs au milieu universitaire. Il ne s'agit plus d'une production de connaissances relatives à la curiosité intellectuelle des chercheurs. La recherche universitaire quant à elle, s'inscrit dans des problématiques destinées à faire progresser la connaissance. Les activités scientifiques sont ainsi déterminées, la détermination des chercheurs qui sont imprégnés, baignés dans des structures référentielles, et légitimes dans et au coeur de leur discipline, la sociologie.

     De ce fait, l'évaluation de la production intellectuelle s'effectue par les membres de la communauté sociologique. Il s'agit d'une évaluation par les pairs portant sur les aspects de la pratique scientifique, le choix des problématiques, les méthodes utilisées. Il s'agit de critères essentiellement académiques. La "bonne science" selon Gibbons et al. De plus, les recherches s'effectuent dans des institutions reconnues comme scientifiques, pérennes, les académies, les universités, les centres nationaux de recherche. Ils disposent de critères et de normes reconnus par le monde scientifique et que celui-ci peut valider puisqu'ils entrent dans ces structures référentielles si connues et reconnues.

     La production de connaissances dans un bureau d'études est soumise à d'autres critères de reconnaissance, et cette évaluation n'est plus dans les mains des pairs, des académistes, mais dans les mains des acteurs concernés par la recherche. Donc, les critères d'évaluation sont définis par des acteurs non-universitaires. De ce fait, la validité scientifique est amoindrie et l'évaluation se pose sur des critères et des préoccupations d'ordre politique, social et économique. Ceci traduisant les intérêts et les besoins des acteurs impliqués dans la recherche et par les commanditaires.

     Selon Bernard Lahire[17], pour maintenir sa pensée scientifique vivante, il faut régulièrement accepter de la soumettre à la critique et à la discussion. Cependant, dans un cabinet d'étude, la critique n'est pas issue du collège des pairs, mais des employeurs et des commanditaires de l'étude.

     Je rejoins ainsi la pensée de Guy Minguet[18]: "l'intervention est un art à l'ancienne mode et non une application ou le développement stricto sensus d'une science; bien qu'elle s'appuie sur des savoir-faire et des connaissances, elle est à ranger dans la famille des pratiques professionnelles de consultation".

Aurélia Manzi

Notes:
1.- Cf., Claude Dubar et Pierre Tripier, Sociologie des professions, éditions Armand Colin, 1998, collection "U" série sociologie, Paris, page 95.
2.- Cf. Lewis Carroll, Alice au Pays des Merveilles.
3.- Cf. Didier Vrancken, Olgierd Kuty, La sociologie et l'intervention, enjeux et perspectives, Collection Ouvertures sociologiques, Editions De Boeck Université, Bruxelles, 2001, page 21.
4.- Cf. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Collection Bouquins, Editions Robert Laffont - Jupiter, Paris, 1990, page 531.
5.- Cf. Carlo Ossola, Du je ne sais quoi: une culture de l'ordinaire, in Miroir sans visage, Editions Seuil, Paris, 1997, 267 pages.
6.- Cf. R. Quivy et L. Van Campenhaoudt, Manuel de recherche en sciences sociales, Deuxième édition, Editions Dunod, Paris, 1995, 288 pages.
7.- Cf. G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Librairie philosophique, Paris, 1965.
8.- Cf., P. Bourdieu, JC. Chamboredon et JC. Passeron, Le métier de sociologue, 1968.
9.- Cf. Becker Howard S., "outsiders, études de sociologie de la déviance" p15.
10.- Cf., Guichard J., Ecole et représentation d'avenir des adolescents, Paris, Puf.
11.- Cf., Dubar C., La socialisation, Construction des identités sociales et professionnelles, éditions Armand Colin, 1998, Paris, 1998, 276 pages.
12.- Cf. Jean Yves Trépos, L'expertise sociologique ou le complexe de l'albatros, in Didier Vrancken et Olgierd Kuty, Collection Ouvertures sociologiques, Editions De Boeck Université, Bruxelles, 2001, page 211.
13.- Cf. Raymond Boudon, l'idéologie, Collection points, Editions Seuil, Paris, 1986, page 137.
14.- Cf. Monique Hirschhorn in Compétences de sociologues et dynamiques de société, sous la direction de Monique Legrand et Didier Vrancken, Collection Théories et pratiques sociales, Presses Universitaires de Nancy, Paris, 1997, page 21.
15.- Cf. Frédérique Streicher, Itinéraire d'un sociologue conseil en développement local, in Compétences de sociologues et dynamiques de société, op. cit.
16.- Cf. Pierre Bourdieu, Question de sociologie, Les éditions de Minuit, Paris, 1984, 268 pages.
17.- Cf. Bernard Lahire, Des infortunes de la vertu scientifique, in Le Monde, 28 août 1998, interview sur son livre.
18.- Op. cit.
Notice:
Manzi, Aurélia. "Posture ou imposture scientifique de l'intervenant sociologue.", Esprit critique, vol.04 no.04, Avril 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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