Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.04 - Avril 2002
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Numéro thématique - Printemps 2002
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L'intervention sociologique
Sous la direction de Orazio Maria Valastro
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Articles
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Déconstruction d'un discours de "success story" et analyse des processus de régulation sous-jacents
Par Hugues Draelants

Résumé:
L'article interroge les rapports entre le sociologue et son terrain d'enquête, plus particulièrement la problématique du statut à conférer à la parole des acteurs. Par l'expression de "success story" j'entends un discours socialement construit, constituant, dans une perspective interactionniste, une stratégie de présentation de soi collective exhibant une identité fière et tendant à passer sous silence la plupart des difficultés vécues par un groupe. A travers ce type de discours, les acteurs se constituent une identité narrative. Dans l'article, j'analyse comment procéder pour récolter un matériau pertinent lorsque l'on est confronté à un tel type de discours. Je défends la nécessité, dans pareil cas, d'adopter une posture méthodologique de type "critique-analytique", de placer la situation d'enquête au centre du matériau (paradoxe de l'observateur), et d'historiciser la situation présente en axant les entretiens sur le passé du groupe et en questionnant sur les événements critiques.


Introduction

     Le sociologue, de plus en plus régulièrement appelé à intervenir dans des organisations (D. Vrancken, O. Kuty, 2001), se trouve dans de nombreux cas confronté à une situation vécue et présentée comme en crise par ses interlocuteurs. Via son analyse des rapports organisationnels, on attend souvent de lui qu'il produise du sens et fasse parler les faits grâce à son approche sociologique, afin de renouveler la vision des acteurs autorisant ainsi une perception différente des enjeux et des problèmes vécus en mettant par exemple à jour la trame systémique dans laquelle sont enchâssés les rapports sociaux au sein de l'organisation. Dans d'autres cas, à contrario, le sociologue est conduit par son commanditaire (par exemple l'Etat) à étudier des cas "modèles", des organisations qui fonctionnent exemplairement, afin d'essayer de reproduire et d'exporter les "bonnes pratiques[1]" en vigueur dans ces organisations dans celles en difficulté. Ici l'analyste est parfois[2] confronté non pas à un vide de sens, ou à un conflit des interprétations, mais à une situation totalement investie d'un seul sens qui fait consensus auprès des acteurs qui déploient ce que nous appelons alors un discours de "success story".

     L'article interroge dans un tel cas les rapports entre le sociologue et son terrain d'enquête, plus particulièrement la problématique du statut à conférer à la parole des acteurs. Comment procéder pour récolter un matériau pertinent lorsque l'on est confronté à un discours de "success story" et que l'on étudie la question de la régulation locale? Nous défendrons la nécessité, d'adopter une posture méthodologique de type "critique-analytique", opérant dans un premier temps une déconstruction de ce type de discours afin de se donner les moyens d'étudier finement la manière dont se construisent les règles du jeu en vigueur au sein de l'organisation[3] qui orientent l'action collective des acteurs.

Identifier un discours de "success story"

     Il convient premièrement de définir ce que recouvre un tel type de discours. Par l'expression de "success story", nous entendons un discours socialement construit, constituant[4] une stratégie de présentation de soi collective exhibant une identité fière et tendant à passer sous silence, la majorité des difficultés vécues par une organisation. A travers ce type de discours, les acteurs mettent en quelque sorte en scène l'histoire de leur organisation, le temps ainsi raconté conduit à une déformation, une rationalisation ex post du fil événementiel. Toutefois, cette "fiction" produit des effets propres, la pragmatique de la communication (J.L. Austin, 1970) nous l'enseigne: le discours n'est pas neutre. Les individus, mais aussi les communautés ou groupes, se constituent dans leur identité à travers leurs propres récits qui deviennent pour les uns comme pour les autres leur histoire effective. Il y a donc une relation circulaire entre d'une part un "caractère" (individuel ou groupal) et d'autre part les récits qui, tout à la fois, expriment et façonnent ce caractère[5]. Le philosophe Paul Ricoeur parle à ce propos d'identité narrative. Un discours prenant la forme d'une "success story" aura tendance à se défaire des incidents émaillant le quotidien passé, car ceux-ci risquent de déstabiliser l'identité, ainsi le récit retiendra plus volontiers dans la narration les événements appréhendés a posteriori comme positifs.

     La confrontation à ce type de discours s'avère donc problématique, particulièrement lorsque l'on vise à étudier la régulation locale, c'est-à-dire le processus social de production des règles du jeu qui contribuent à orienter les conduites des acteurs dans un espace social déterminé permettant de résoudre des problèmes d'interdépendance et de coordination. (Maroy et Dupriez, 2000) Comment en effet analyser le fonctionnement d'une organisation, comment comprendre la manière dont se construisent la coordination de l'action et les règles du jeu, lorsque le discours premier plus ou moins partagé par les membres de l'organisation, auquel est confronté le chercheur, se contente de répéter in fine que tout va très bien, ce qui s'exprime concrètement par des expressions indigènes récurrentes du type: "on a beaucoup de chance ici", "il n'y a pas de conflits", "tout le monde s'entend bien", "les opposants sont rares ici" sans fournir pour autant d'explication détaillée permettant d'en rendre compte de façon satisfaisante.

Le statut épistémologique accordé à la parole de l'acteur

     Tout semble donc aller de soi pour les membres du groupe partageant les mêmes évidences, mais le réflexe sociologique incite à se méfier de tout ce qui paraît "naturel", c'est pourquoi il importe d'aller au-delà de ce discours constituant en réalité objective ce qui n'est qu'une construction sociale. Il s'agit alors par un travail de déconstruction[6] de débusquer sous ce vernis les processus de régulation sous-jacents dont les acteurs ne sont pas forcément conscients, ne les exprimant pas spontanément car n'en ayant généralement qu'une maîtrise pratique et non une connaissance réflexive, langagière.

     En n'adoptant pas une position de recul critique face à la présentation donnée par les acteurs de leur organisation, le risque est grand de substantialiser illégitimement ce consensus et de ne pas découvrir les processus de régulation sous-jacents qui construisent cette représentation de "success story" et finalement de manquer l'essentiel du propos. Dès lors, on touche ici à une question théorique centrale en sociologie: quel statut accorder au discours des acteurs? Ce souci épistémologique suppose corollairement de s'interroger d'un point de vue méthodologique sur le type de traitement analytique à réserver à la parole récoltée de l'acteur. Comment considérer un discours de "success story"?

     Pour opérer une distinction bien nette, on peut relever deux lectures possibles avec des implications radicalement différentes pour l'analyse: la première lecture consiste à prendre au sérieux, voire au pied de la lettre ce que racontent les acteurs et de considérer ce discours qualifié de "success story" comme l'expression d'une réalité de réussite exemplaire, le discours est alors considéré comme témoignant d'une réalité "objective". Une autre lecture autorise un questionnement critique des discours et des représentations. On se situe sur le plan de la construction sociale de la réalité par les acteurs et l'analyse vise une finalité de déconstruction. En admettant de mettre entre guillemets la réussite dont parlent les acteurs et en traitant leur discours comme un mode de gestion identitaire dans une transaction sociale entre eux-mêmes et le chercheur (Franssen, in Dupriez, 1999), on s'interrogera alors sur les conditions et fonctions d'un discours en terme de "réussite", de "consensus", d'"absence de conflit"...

     Dans cette perspective - qui est celle adoptée - le discours qu'un acteur tient sur lui-même et les autres est lu comme une manière de se poser dans le jeu social, un construit identitaire et relationnel. Un certain recul critique conduira ainsi à une mise en perspective de la "success story" comme une production discursive au travers de laquelle l'acteur négocie pour lui-même et vis-à-vis des autres son identité. Le chercheur introduit par là un soupçon sur le discours des acteurs et sur la rencontre entre chercheur et acteurs. D'après Franssen, un discours de ce genre forme un mode de gestion identitaire, une manière de répondre aux besoins d'affirmation de soi et de reconnaissance sociale dans une transaction sociale. Les divers éléments du discours que les acteurs tiennent sur eux-mêmes apparaissant comme ce qu'il nomme une "fable sociale" ou ce que Kaufmann nomme dans le même esprit une "fable de vie[7]". Attention toutefois à ne pas confondre fable et mensonge, l'enjeu de la fable est de produire de la conviction en faisant croire que c'est la réalité qui a changé. Dès lors, cela revient à la construction par l'acteur d'un discours auquel il tend à adhérer ou auquel, me semble-t-il, il peut aussi être incité à adhérer par conformité, si ce discours constitue une règle informelle en vigueur au sein de l'organisation. Progressivement l'acteur en arrive à intérioriser et à considérer ce discours comme le reflet même de la réalité, évidence parfois partagée au sein de l'organisation. Et "dans la mesure où cette histoire est partagée et garantie par des dispositifs institutionnels, elle tend à constituer un système de légitimation du rôle qui stabilise l'acteur dans son identité de référence." (Franssen, in Dupriez, 1999) En effet, pour le dire encore autrement, tout groupement social "a besoin d'une définition qui fonde sa vérité en raison et en nature[8]", qui la naturalise. Au travers de la construction sociale des formes de classification, les acteurs se dotent en retour de principes d'identification qui vont leur permettre de se penser et de penser le monde. (Corcuff, 1995)

Ne pas juger mais comprendre avant tout

     Le but de la démarche constructiviste, proposée ici, ne consiste pas à dénoncer l'illusio dont seraient victimes les acteurs, mais tout simplement de comprendre ce qui joue par là, sans nécessairement juger. L'étape de dé-construction s'accompagne en effet par la suite d'investigations sur les processus de construction, d'historicité de la réalité sociale, c'est-à-dire un moment de re-construction. Une démarche de type "critique-analytique" ne s'oppose pas, lorsqu'elle est bien comprise, à une démarche compréhensive, qui implique en effet nécessairement des moments interprétatifs ou constructivistes. "Ce n'est pas faire du maximalisme herméneutique que d'observer que les logiques de sens, à bien des niveaux, sont opaques. Elles le sont notamment parce qu'elles fonctionnent largement sur le mode du non-dit, soit de ce qui n'a pas besoin d'être dit, soit de ce qui ne peut pas, ne doit pas se dire. Le sociologue doit alors s'efforcer de les reconstruire partiellement, et hypothétiquement, en s'appuyant sur les éléments dont il dispose. Rien de tout cela, soulignons-le, n'implique que les individus soient plongés dans la méconnaissance, et que leur existence se joue dans leur dos. " (Schwartz, 1993, p.297-298)

L'opérationnalisation: tactiques proposées pour construire le matériau

A. Distanciation critique et paradoxe de l'observateur

     La première tactique consiste à adopter une position critique de déconstruction, toutefois celle-ci ne se décrète pas. Tout en reconnaissant la difficulté à occuper une telle position, il nous semble possible de l'atteindre par un effort réflexif de l'analyste. Ce travail a consisté en ce qui nous concerne à se poser la classique question de l'évaluation des effets du chercheur sur son terrain[9]. L'interaction entre un observateur et un observé produit inévitablement des effets. Par sa seule présence, le chercheur brise le déroulement spontané des interactions et la personne interviewée est au départ en situation de représentation vis-à-vis de celui-ci. Les acteurs attribuent un rôle au sociologue, le sens qu'ils donnent à sa présence est important car cela va influer sur les réponses récoltées et éventuellement induire des biais. C'est ce que résume l'expression du "paradoxe de l'observateur": étudier un groupe social suppose de l'observer, mais l'observation engendre une perturbation rendant sa connaissance difficile. (Schwartz, 1993, p.271) Il s'agit donc de placer la situation d'enquête et ses effets au centre de l'analyse des matériaux afin de considérer les effets induits par l'interaction entre un observateur et des observés. Dès lors, et dans cette perspective, le paradoxe de l'observateur n'apparaît plus comme un obstacle à la connaissance mais comme un outil supplémentaire de découverte. La conséquence méthodologique conduit ainsi à traiter les matériaux d'enquête comme des "effets de la situation d'enquête, et non comme des représentations immédiates d'une réalité "naturelle", antérieure à l'observation. On se donne les moyens d'une lecture "non-naïve" des phénomènes observés ou des propos recueillis.

     L'accès commode au terrain (dans le cas où la venue du sociologue ne fait pas l'objet d'une demande sociale) m'apparaît comme un bon "révélateur" de logiques sociales endogènes, j'entends par là la présence au sein de cet établissement d'une certaine demande sociale de reconnaissance et/ou de légitimation du travail du groupe concerné. En effet, si le sociologue met en avant dans la présentation de sa recherche aux acteurs un élément qui fait partie intégrante de la vision qu'ont les acteurs de la "success story" l'enquête sera plus facilement acceptée car le rôle du sociologue sera alors identifié par la direction comme un éventuel moyen de caution ou d'atout pour l'entreprise en cours: son rapport sera utilisé par exemple pour montrer l'utilité ou l'intérêt de l'activité étudiée, son travail sera un outil possible de promotion du groupe. Comme l'exprime bien Schwartz, "les réactions des membres d'un groupe donné à l'existence du sociologue ne peuvent pas ne pas livrer des indices sur leur image d'eux-mêmes, sur les types de légitimité qu'ils revendiquent, sur les formes de reconnaissance auxquelles ils aspirent, donc sur les "noyaux durs" ou les aspects fragiles de leur identité sociale." (1993, p.276) Il s'agit donc de tirer parti de ces "indices" sociologiques.

     Néanmoins, il importe de ne pas généraliser a priori la démarche critique analytique ce qui conduirait à une "interprétation tyrannique" (Schwartz, 1993, p.277) du paradoxe de l'observateur. Ce que j'ai tenté de montrer ici repose simplement sur une réflexion tirée de notre travail de terrain comme quoi, dans certains cas, notamment lorsqu'on se trouve face à l'analyse d'une "success story", les effets induits de l'interaction enquêteur/enquêtés peuvent constituer de bons révélateurs de certains fonctionnements sociaux. Loin de moi donc l'idée selon laquelle tout matériau de recherche devrait s'analyser comme produit de la situation d'enquête.

B. La remontée dans le passé sur des incidents critiques

     Le seconde tactique proposée consiste à interroger les acteurs sur l'histoire de leur établissement et d'axer particulièrement l'entretien sur les incidents critiques. Ce type de questionnement vise à désubstantialiser une situation, considérée comme le produit d'une histoire à étudier. Cela permet de débusquer les évidences et les "ça-va-de-soi" des acteurs et de montrer que ceux-ci sont le fruit d'un apprentissage. Car, comme l'explique le psychologue social Edgar Schein, au départ lorsqu'un groupe se trouve face à un problème ou à une nouvelle tâche, la première solution proposée pour le résoudre peut seulement avoir statut de "valeur".. Par la suite, si la solution fonctionne et que le groupe partage la même perception de ce succès, la valeur commence progressivement un processus de transformation cognitive en une croyance et finalement en une évidence. Les membres du groupe en oublient qu'initialement ils doutaient. Au fur et à mesure que la valeur se transforme en une évidence partagée, elle s'évanouit de la conscience et devient une routine. (Schein, 1985) Dans la perspective théorique adoptée, le but du sociologue est de dénaturaliser les phénomènes sociaux et de mettre à jour les processus à l'oeuvre nécessitant une action permanente de la part des individus. En amenant les acteurs à se retourner sur l'évolution de leur organisation, le sociologue se donne en outre un moyen de produire une certaine réflexivité chez ceux-ci.

     Un procédé méthodologique, auquel j'ai eu recours dans le cadre de mon enquête et qui s'adjoint particulièrement bien à un questionnement s'attachant à retracer les souvenirs des acteurs sur des phénomènes passés de la vie du groupe, consiste à susciter la parole à propos d'incidents critiques de l'histoire du groupe. Un incident critique peut être défini comme n'importe quel événement majeur qui menace la survie ou le fonctionnement ou qui cause une réexamination des buts de l'organisation. (Schein, 1985) La plupart des organisations connaissent presque inévitablement à certains moments de leur existence de tels événements critiques laissant des traces dans la mémoire de leurs membres. Ces épisodes fragilisant le fonctionnement habituel de l'établissement représentent pour le chercheur des indices révélateurs des processus de régulation mis en place. En remettant en cause la routine, en lézardant le vernis protecteur dont se pare le discours officiel, les incidents critiques apprennent paradoxalement beaucoup au chercheur sur la régulation courante, "le raisonnement ab absurdo étant une bonne manière de saisir la logique des cas normaux qui se dérobe ordinairement au regard." (Lahire, 1998, p.12).

     Dans le cas de l'organisation étudiée, l'incident critique autour duquel j'ai cherché à croiser les points du vue était le récent changement de direction. Le changement directorial constitue en effet ce que Crozier et Friedberg nommeraient une incertitude organisationnelle.

C. La triangulation

     Enfin, il peut se révéler utile de combiner différentes approches et sources afin de donner une image plus complète de l'objet étudié. La triangulation consiste précisément à renforcer la validité épistémologique d'une donnée en croisant les sources et les méthodes de collecte et forme une tactique de vigilance efficace supplémentaire pour garantir la fiabilité du matériau.

     Dans le cas présent, c'est essentiellement en phase exploratoire que nous avons eu recours à l'analyse statistique. A partir d'une base de données reprenant de nombreuses organisations scolaires nous avons sélectionné quelques cas apparemment intéressants car montrant des résultats[10] éloignés de la norme. La comparaison avec la moyenne des organisations échantillonnées, permet ainsi d'objectiver sa relative exceptionnalité plutôt que de se baser uniquement sur des échos, des "on-dit", ou une connaissance personnelle préalable de l'organisation... Replacer le cas dans un ensemble plus large, comme le permet le quantitatif, rappelle somme toute qu'on ne peut détacher un cas du contexte qui lui donne acte. En guise de prélude à la venue de l'enquêteur sur le terrain, cette phase quantitative exploratoire offre des données de cadrage, permettant de planter le décor et de suggérer des hypothèses qui pourront être validées ou invalidées au travers de l'étude qualitative.

Conclusion

     Pour récapituler, l'idée centrale de ce petit article était donc d'inviter à la réflexion sur le statut à conférer à la parole de l'acteur, singulièrement lorsque le discours déployé s'apparente à ce que l'on a appelé une "success story". La posture défendue a consisté à opérer une déconstruction de ce discours, non dans le but de rabaisser la réussite de l'organisation étudiée ou le mérite des artisans de ce succès, mais afin de se donner les moyens de comprendre scientifiquement un construit social, fruit d'une action organisée. La posture critique-analytique adoptée ne se confond pas dans mon approche avec un principe ferme et une volonté de disqualifier a priori la parole de l'acteur. Dans le cas présent elle s'est imposée comme un détour méthodologique nécessaire pour "construire" mon objet, compte tenu de la réticence des acteurs à explorer certains contenus, soucieux de préserver une certaine image dans la présentation donnée d'eux-mêmes. Ces contenus (particulièrement ceux ayant trait au fonctionnement quotidien, à la régulation locale) jugés illégitimes par les acteurs, notamment en raison de leur naturalisation - un certain ordre du monde paraît naturel à ceux-là même qui le construisent - faisaient en effet précisément l'objet privilégié de notre attention. Ni méfiance, ni défiance systématique ne résument l'attitude adoptée vis-à-vis des discours récoltés en entretien, mais la nécessité renouvelée à chaque recherche de s'interroger en fonction du contexte de l'enquête sur les éventuels effets occasionnés par l'interaction entre un observateur et des observés.

Hugues Draelants

Notes:
1.- La diffusion de ces "bonnes pratiques" présumées relèvent à notre avis d'une vision techniciste étroite du changement, qui méconnaît les relations sociales dans lesquelles sont incrustées ces pratiques, difficilement importables comme telles.
2.- Il ne faut pas généraliser, car il est en effet tout à fait possible de trouver des organisations qui fonctionnent correctement malgré de nombreux conflits ouverts entre ses membres, ou pratiquement sans aucune coordination entre les acteurs... Les construits d'action organisée sont pluriels (Dupriez et Maroy, 1999), il n'existe pas à ce niveau de one best way.
3.- Le travail de terrain sur lequel se base cet article étudiait une établissement scolaire d'enseignement secondaire libre de la région de Bruxelles (Communauté française de Belgique). Dans l'article nous parlons d'organisation dans la mesure où notre approche des établissements scolaires est instruite par la sociologie des organisations et l'école analysée à la lumière des concepts forgés dans le champ organisationnel.
4.- Dans une perspective interactionniste inspirée de Goffman.
5.- Paul Ricoeur, Temps et Récit. Tome 3: Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.
6.- Notre perspective constructiviste est inspirée, on l'aura compris, en droite ligne de l'interactionnisme. On sait en effet que ce courant sociologique adopte une vision critique dans l'étude des faits sociaux. Ceux-ci n'étant pas "chosifiés" mais traités comme des constructions liées à la façon dont les acteurs, placés dans des situations données, se définissent les uns par rapport aux autres, et élaborent pour ce faire le sens social des situations. En mettant en exergue que ce qui paraît aller de soi ne "va" en réalité pas de soi, mais fait l'objet d'un travail constant de stabilisation ou de modification des "cadres" de perception commune durant le cours de l'interaction, "l'interactionnisme désubstantialise les propriétés apparemment les plus naturelles de l'ordre établi." (Schwartz, 1993, p.288)
7.- Le décalage avec la vérité des faits objectifs n'est pas forcément dans le mensonge. Comme le dit Kaufmann, "les gens nous racontent parfois des histoires, loin de la réalité, non parce qu'ils mentent à l'enquêteur, mais parce qu'ils se racontent eux-mêmes une histoire à laquelle ils croient sincèrement, et qu'ils racontent à d'autres qu'à l'enquêteur." (1996, p.68)
8.- Mary Douglas, Ainsi pensent les institutions, (1989), cité par P. Corcuff, 1995, p.91.
9.- Inversement, il peut aussi dans certains cas s'avérer utile d'étudier les effets du terrain sur le chercheur.
10.- Autour de la question de la perception du climat relationnel général entre les acteurs au sein de l'organisation scolaire et des pratiques de travail en équipe entre enseignants.
Références bibliographiques:

Austin John Langshaw, Quand dire, c'est faire, Paris, Seuil, 1970.

Corcuff Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Éditions Nathan, coll. 128, 1995.

Dupriez Vincent, Maroy Christian, "Politiques scolaires et coordination de l'action", Les cahiers de Recherche du GIRSEF, no 4, novembre 1999.

Dupriez Vincent (éd.), "Les établissements scolaires. Approches qualitatives", Pédagogies, no 13, Academia-Bruylant, 1999.

Kaufmann Jean-Claude, L'entretien compréhensif, Paris, Nathan Université, coll. 128, 1996.

Lahire Bernard, L'homme pluriel. Les ressorts de l'action, Paris, Nathan, 1998.

Maroy Christian, Dupriez Vincent, "La régulation dans les systèmes scolaires. Proposition théorique et analyse du cadre structurel en Belgique francophone", Revue Française de Pédagogie, no 130, 2000, pp. 73-87.

Ricoeur Paul, Temps et récit. Tome III: Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.

Schein Edgar H., Organizational Culture and Leadership, California, Jossey Bass, 1985.

Schwartz Olivier, "L'empirisme irréductible", postface à: l'édition française de Anderson Nels, Le Hobo, Paris, Nathan, pp. 265-308, 1993.

Vrancken Didier et Kuty Olgierd (éds.), La sociologie et l'intervention: enjeux et perspectives, Bruxelles, De Boeck Université, 2001.

Notice:
Draelants, Hugues. "Déconstruction d'un discours de "success story" et analyse des processus de régulation sous-jacents", Esprit critique, vol.04 no.04, Avril 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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