Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.03 - Mars 2002
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Articles
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Dialectique des structures sociales objectives et structures mentales des agents sociaux dans l'appréhension du processus de construction du sens.
Par Martine Arino

Résumé:
Cet article essaie de montrer les points d'ancrage du courant sociologique développé par P. Bourdieu et de la sémiotique de C. S. Peirce afin de dépasser le binarisme individu/société en répondant à la question de l'émergence du sens chez le sujet, ici et maintenant.

      La sociologie "a hérité d'un certain nombre de paires de concepts de la philosophie; elle a tout particulièrement été marquée, dès ses premiers moments, par l'opposition entre le collectif et l'individuel, la "société" et "l'individu"(P. Corcuff, 1995, p.13). Ce débat est toujours d'actualité, les divers courants épistémologiques sont là pour le confirmer, renvoyant à la question de la liaison du tout et de ses parties, du holisme et de l'individualisme. Faut-il considérer le tout au détriment des parties, ou inversement les parties au détriment du tout, ce qui présuppose que le tout est la somme de ses parties? Pascal disait: "Je tiens pour impossible de concevoir les parties en dehors de la connaissance du tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties." (E. Morin et J. LeMoigne, 1999, p. 57) E. Morin va développer la notion d'hologramme: chaque partie contient l'information du tout, "...le tout est présent dans les parties et les parties présentes dans le tout." (E. Morin, J. L Le Moigne, 1999, p. 58). Prenons par exemple, un individu qui a été éduqué et qui porte ainsi en lui les règles de la société, on retrouvera alors incarné dans cette personne les lois de fonctionnement et d'organisation de la société. L'individu est une partie d'une communauté culturelle qui est un tout, il est donc une partie de ce tout et il prouve son appartenance sociale dans ses pratiques quotidiennes. R. Marty propose une formalisation ontologique de "l'unité multiple": "Notre problématique se situe à l'aval de la donnée du tout et vise à décrire formellement d'une façon plus satisfaisante qu'à l'aide des métaphores usuelles le jeu de l'analyse et de la synthèse dans les rapports entre parties et tout et ceci quelles que soient les modalités de sa donnée (intuition empirique ou jugement synthétique)." (R. Marty 1992, p. 645-664). P. Bourdieu démontrera que les apprentissages sociaux hérités de la famille, du système éducatif en passant par l'expérience sociale actuelle forment, inculquent les modes de perception et d'action des agents. Ce long processus de socialisation ou pour paraphraser le sociologue "d'intériorisation de l'extériorité" pose le problème de l'emprise du collectif sur l'individuel et donc de la liberté du sujet.

      L'espace social est ainsi distribué en classes, qui s'impriment en retour dans nos consciences. Le structuralisme génétique nous propose de réfléchir sur l'ensemble des rapports que les différentes parties de l'espace social définissent et comment elles entrent en conflit dans les mécanismes de reproduction de l'ordre social. Les agents ont des visions partielles des différentes classes, chacune de ces visions se traduisant dans des pratiques, chaque groupe étant persuadé que sa vision est objective, ce qui fait écrire à P. Bourdieu au sujet des agents des différentes classes, qu'ils "...s'accordent tacitement pour laisser masquer l'essentiel, c'est-à-dire la structure des positions objectives qui est au principe, entre autres choses, de la vision que les occupants de chaque position peuvent avoir des occupants, des autres."(P. Bourdieu, 1979, p. 11). Les enjeux de ces rapports de classe vont se combiner dans trois champs investis par des capitaux; le champ économique, le champ culturel, le champ social. L'ensemble des capitaux et leurs propriétés permettent de construire l'espace social. La problématique du structuralisme génétique est alors la suivante: comment les agents des différentes classes et fractions de classes, disposant de ces capitaux d'espèces différentes et de ces diverses propriétés, agiront objectiveront leur habitus de classe dans le système des rapports de classe, pour le maintien ou l'extension de leurs positions et de leurs propriétés? Ainsi, "nos visions du monde sont des traductions du monde." (E. Morin et JL. LeMoigne, 1999, p. 68). "... il y a toujours une relation incertaine entre notre esprit et l'univers extérieur." (E. Morin et JL. LeMoigne, 1999, p.69). Cette interrogation épistémologique pose d'emblée l'objet même de la sociologie, dans un cadre constructiviste.

      Nous proposerons dans une logique du tiers inclus de penser ensemble le tout et ses parties au travers de la co-construction de la réalité sociale. Nous nous proposons de "démonter" formellement la médiation entre individu et société, ainsi que les relations qu'entretiennent les structures sociales entre elles pour produire un processus de signification chez l'individu.

      Pour répondre à cette question, nous expliciterons le point de vue bourdieusien mais aussi le concept dialectisé d'institution emprunté à l'Analyse Institutionnelle pour conclure avec ceux de la sémiotique de C.S. Peirce formalisée par R. Marty en 1987.

      Il ne nous est pas possible d'exposer en quelques pages, la théorie sémiotique et bourdieusienne, aussi, nous nous contenterons d'en traiter les fondements indispensables à la compréhension du lecteur.

1. Le structuralisme génétique et la sémiotique peircienne ont pour fondement une théorie de la perception.

1.1 L'association d'un percept et d'un jugement perceptuel.

      Pour C.S. Peirce, la perception du monde physique, l'Être peut se formaliser en termes de structure relationnelle. Les modes d'être sont ainsi les modes relationnels des êtres au monde.

La perception est un processus de sélection et d'arrangement des effets des stimuli. Elle est la juxtaposition d'un percept et d'un jugement perceptuel. R. Marty (R. Marty, 1987) démontre que le jugement perceptuel produit une structure relationnelle des éléments sélectionnés dans le percept global.

      Cette structure relationnelle constitue formellement la configuration perceptive, dans laquelle sont incorporées les structures eidétiques caractéristiques des objets présents à l'esprit. C'est ici que l'on peut appréhender la complexité qui résulte dans la plus ou moins grande richesse des structures relationnelles mises en jeu, la totalité serait alors plus complexe que chacune des parties. Cette présence à l'esprit d'un individu, ici et maintenant est un phénomène ou phanéron[1]. L'expérience individuelle est alors orientée en fonction de l'appartenance sociale. "Par constructivisme, je veux dire qu'il y a une genèse sociale d'une part des schèmes de perception, de pensée et d'action qui sont constitutifs de ce que j'appelle habitus, et d'autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j'appelle des champs" (P. Bourdieu, 1987, p.147). Quant à la sémiotique, elle est pour son fondateur, Charles Sanders Peirce (1857-1914), "la doctrine quasi nécessaire ou formelle des signes" et "la logique dans son sens général, n'est qu'un autre nom de la sémiotique." (voir C. Marty et R. Marty, 1992, question 2). La sémiotique peircienne se distingue des autres théories sémiotiques binaires (R. Barthes et A.J. Greimas) fondées sur le couple signifiant/signifié.

1.2 La société est informée par les formes dominantes.

      L'agent est agi dans un monde déjà informé par les formes dominantes. Ces formes sont alors déposées dans les objets qui vont informer à leur tour l'esprit qui les perçoit. C'est ainsi qu'en fonction des expériences passées et présentes, l'individu pourra plus ou moins bien reconstituer en fonction de son habitus "matrice de perception, d'appréciation et d'action" (P. Bourdieu, 1972, p.178), la forme initiale. "Chaque objet d'expérience excite une idée de quelque sorte; mais si cette idée n'est pas suffisamment associée et de manière convenable, avec quelque expérience préalable, capable de focaliser l'attention, il ne sera pas un signe." (C.S. Peirce, MS (Manuscrit de Peirce selon la classification usuelle de Robin) 840). Dans cet extrait, il est souligné l'importance de l'historicité de l'individu: c'est grâce à elle que le signe va devenir pour l'individu qui le perçoit un signe.

      Ainsi, "les habitus de l'esprit sont ceux de l'univers parce que l'esprit, en fréquentant l'univers, se met sous une perfusion qui le modèle à son image."[2] Dans une lettre à Lady Welby du 12 octobre 1909, Peirce utilise pour la première fois, la notion de champ d'interprétant: "Il (un symbole) dépend donc soit d'une convention, d'une habitude ou d'une disposition naturelle de son interprétant (celui dont l'interprétant est une détermination)". (C.P.: Collected Papers (suivi du numéro de volume puis de paragraphe) C.P 8.335) "Il y a donc, non pas deux sortes d'objets d'expérience, car le même objet peut être signe pour un interprète et ne pas l'être pour un autre, mais deux sortes d'expérience d'objets: celles qui sont associées par un interprète à des expériences préalables et celles qui ne le sont pas." (R. Marty, 1987, p. 5). L'illustration de ce propos se trouve dans un proverbe que P. Bourdieu aimait à citer "des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter".

      Le signe se caractérise par la présence à l'esprit du sujet percevant en plus de l'objet d'expérience directe, l'objet absent du champ de l'expérience, ici et maintenant; "le signe est un médium pour la communication d'une forme" (C.S. Peirce, MS 793).

      Cette forme a une structure relationnelle ou eidétique. D'ailleurs, il serait plus judicieux de parler de forme d'expérience, car le signe est une forme d'expérience médiatisée; ce qui nous conduit à décrire la formation d'habitus à partir des percepts chez les individus ou dans un groupe partageant les mêmes percepts. L'objet réel n'existe pas en soi, il est toujours une co-construction sociale. Si la réalité sociale est un ensemble de rapports de force, c'est peut-être aussi parce qu'elle établit un ensemble de rapports de sens: tel objet, tel signe. La "théorie des signes" permet de penser dans un rapport dialectique, individu et collectif, en montrant l'implication personnelle, des agents dans les institutions de la signification au travers du lien Signe-Objet.

      Il y a chez P. Bourdieu comme chez C.S. Peirce une théorie de la perception qui implique celle de l'expérience.

1.3 Les différentes formes de l'expériences - monades, dyades, triades - une totalité plus complexe que chacune de ses parties.

      Le fondement de la sémiotique triadique de C.S. Peirce est la phénoménologie. Elle offre un modèle de tout ce qui se passe dans l'esprit d'un individu au niveau des relations appréhendées par les stimuli du monde extérieur. Le signe est un tri-phénomène.

L'expérience monadique.

La Priméité est la catégorie de "la possibilité qualitative positive" (1.23). Elle est la catégorie du sentiment; ainsi la connexion d'un signe à son objet se fait par référence à des possibilités qualitatives, des émotions. La perception du signe produit chez l'interprète des qualités de sentiments dont certaines proviennent de l'objet du signe.

L'expérience dyadique.

La Secondéité est la catégorie du "fait réel in actu" (1.23). Elle est la catégorie de l'existence, de l'individualité, ainsi la connexion d'un signe à son objet se fait par action-réaction, dans le monde physique par exemple. L'objet d'expérience directe fournit des informations sur l'objet. Il s'agit de "la structure vécue".

L'expérience triadique.

La Tiercéité est la catégorie de "la loi qui gouvernera les faits dans le futur" (1.23). Elle est la catégorie de la pensée médiatrice: ainsi la connexion d'un signe à son objet se fait par une loi explicite (lois du monde physique, concept, institution...) ou sous forme implicite (habitus, idéologie, institué...).

      Un théorème de réduction des relations n-adiques (R. Marty, 1987) conduit à démontrer que tous les modes d'être peuvent être ramenés à trois d'entre eux. Il stipule que la tiercéité présuppose la secondéité, que la secondéité présuppose la priméité et que la priméité rien d'autre qu'elle-même. Ce qui implique que la totalité "du point de vue phénoménologique, c'est la présence à l'esprit du tout présupposant - celle de ses parties constitutives avec leurs relations - lequel présuppose lui-même une qualité sui generis."[3] Elle dépend donc de l'expérience perceptive. S'interroger sur la construction du sens, c'est étudier les relations entretenues ou la communication entre la structure eidétique de l'objet et la structure eidétique du signe dans l'esprit d'un individu. "Ainsi, l'acte d'institution est un acte de communication mais d'une espèce particulière; il signifie à quelqu'un son identité, mais au sens à la fois où il la lui exprime et la lui impose en l'exprimant à la face de tous (Kategoresthai, c'est-à-dire, à l'origine, accuser publiquement) et en lui notifiant ainsi avec autorité ce qu'il est et ce qu'il a à côté." (P. Bourdieu, 2001, p.180).

      Le modèle que nous allons construire grâce à la sémiotique et au structuralisme génétique reprend la définition de l'institution et de la communication en les dialectisant (transition très 'académique').

2. La dialectique du signe

2.1 La relation Signe-Objet: la performance de la culture.

      La relation signe-objet est un déjà-là: c'est le moment de l'universalité, de l'unité positive du concept, elle relève du mode d'être de la tiercéité. Cette connexion Signe-Objet est une institution sociale qui repose sur la performance de la culture. Nous prenons le terme "performance" dans le sens anthropologique tel que l'a énoncé Y. Winkin, une représentation collectivement partagée; "tous performeront et réaffirmeront diverses valeurs sociales." (Winkin, 1988, p. 273). C'est en cela que la culture est "tout ce qu'il faut savoir pour être membre."[4]

      Ce sont les signes dont les relations à leurs objets sont des normes universelles, l'intériorisation de ces normes est produite par "la société institutrice" qui crée "les habitus" engendrant un système de dispositions organiques et mentales. P. Bourdieu (2001, chapitre 2 "L'institution sociale du pouvoir symbolique - Les rites d'institution") met en évidence la notion d'identité et d'essence sociale au travers du concept d'institution: "l'institution d'une identité, qui peut être un titre de noblesse ou un stigmate ("tu n'es qu'un ..."), est l'imposition d'un nom, c'est-à-dire d'une essence sociale." Quelques lignes plus loin, nous pouvons lire "instituer, donner une définition sociale, une identité..." (P. Bourdieu, 2001, p. 179).

      Nous considérons [la relation signe/objet] "comme un produit social, plus précisément une institution sociale et relève de ce que C.S. Peirce appelle le "commens"[5], ou "être commun". En d'autres termes, les pratiques sociales antérieures ont établi un faisceau de connexions entre les objets du monde en puisant parmi toutes les possibilités de connexion de leurs structures eidétiques celles qui optimisent les communications nécessaires pour assurer le maintien et le développement des formations sociales constitutives des communautés." (R. Marty, 2000, p. 48). L'institution est alors identifiable à un "commens" universel garant des communications interindividuelles. Un "commens" unique à l'intérieur d'une même communauté sémiotique, qui réglera l'organisation sociale.

      Le "commens" est "l'interprétant communicationnel" ou "com-interprétant"; il est le champ de l'organisation sociale, où l'ensemble des règles de fonctionnement de la société organise des classes d'objet et leurs relations. C'est la loi de formation des concepts, de l'étiquetage qui forme des institutions de signification. Chaque connexion déjà-là est prise dans la dialectique de l'instituant et de l'institué.

2.2 La détermination de l'esprit d'un individu.

      Puis, dans un deuxième moment, le percept du signe produit chez l'interprète des qualités de sentiment dont certaines proviennent de l'objet du signe. Le moment de la particularité est celui qui exprime la négation du moment présent. L'institution se présente comme la détermination de l'esprit d'un individu particulier, le signe prend son sens dans le contexte dans lequel il est perçu. C'est "la structure vécue".

2.3 L'incorporation du "déjà-là" dans le "vécu".

      Et enfin, le moment de la singularité qui est l'incorporation du "déjà-là" de l'universel dans le "vécu" du moment de la particularité. Le moment de la singularité est celui de l'unité négative résultant de l'action négative sur l'unité positive de la norme universelle.

      La sémiotique - avec la distinction interprète (individu) et interprétant - permet d'apporter un gain d'intelligibilité à cette problématique. Sans rester dans la particularité qui considérerait l'effet d'un signe sur chaque personne, il nous faut introduire la dimension collective. Pour cela nous ferons appel à la distinction Peircienne entre interprète et interprétant.

Le schéma[6] suivant illustre nos propos:



3. La triade: pratique, interprète, institution.

3.1 L'interprète et interprétant.

      La distinction faite par la sémiotique entre interprète et interprétant permet d'apporter un gain d'intelligibilité à la dialectique des structures sociales objectives et structures mentales des agents sociaux dans l'appréhension du processus de construction du sens.

      Ainsi, les interprétants sont les connexions déjà établies par les communautés humaines, ils sont au centre de la dialectique entre l'institutionnalisé qui a été intériorisé par les individus et ces individus qui les éprouvent à chaque utilisation. L'interprète expérimente sa propre interprétation, il conforte la norme universelle s'il l'applique strictement mais peut tenter de la transformer et même de créer de nouvelles associations. C'est le moment des habitudes naissantes.

3.2 Un processus médiatif.

      Cette incorporation des trois modes d'être est une caractéristique de l'institution sociale qui n'est possible que par la médiation d'un esprit qui se représente et relie. Nous avons une triade authentique avec une priméité; la détermination de l'esprit de l'interprète, une secondéité la particularité et une tiercéité l'Universalité. Cette triade est le fondement sémiotique de l'institution sociale.

      Une micro-institution unit un signe à son objet; elle est l'expérience passée et l'expérience présente de la perception du signe. Le mode d'existence de la micro-institution est donc la quasi-habitude (habitudes partagées par les interprètes), qui peut être renforcée ou changée et c'est en cela que les institutions évoluent, c'est la dialectique sociale. Notre propos montre ce que R. Hess et A. Savoye (1981, p. 5) avaient pressenti: "nous ne naturalisons pas le système institutionnel. Nous sommes persuadés que nous pouvons le changer, jouer sur, le transformer." L'interprète est le lieu où se manifestent des micro-institutions.

3.3 La réunion de trois instances en une: la triade du processus d'émergence du sens ou sémiosis.



      Ainsi, nous pouvons appréhender les normes niées par les interprètes (moment de l'instituant), celles qui sont conservées et maintenues (moment de l'institué) ou contredites et dépassées pour nous et ainsi transformées (moment de l'institutionnalisé).

      La dialectique des structures sociales objectives et structures mentales des agents sociaux: une relation triadique authentique entre interprète, pratique et institution.

      En conclusion, les structures sociales objectives et structures mentales des agents sociaux entretiennent une relation triadique authentique entre interprète, pratique et institution. La sémiosis est le processus d'émergence, ici et maintenant, du signe, de l'objet, et de l'interprétant afin de produire la réalité sociale. Celle-ci est un faisceau de "commens" ou micro-institutions. On aboutit à un feuilletage institutionnel de la signification. Ainsi à chaque objet et signe correspond une structure eidétique. La relation entre Signe et Objet est socialement établie. Le commens se traduit par l'expérience collective de perception entre le producteur et l'interprète du signe. Grâce au structuralisme génétique, nous avons pu avancer que la violence du symbole ou violence symbolique est le pouvoir d'imposer les significations, se traduisant par une régulation de nos pratiques quotidiennes.

      Cependant, il est important de noter chez C.S. Peirce l'absence de conceptualisation de la violence symbolique, même s'il en a eu l'intuition à travers le vocable "Sheriff". En ce sens, la sociologie de P. Bourdieu est d'un grand secours pour dénoncer l'imposition par les dominants, de la contrainte interprétative. Les règles engendrent les répliques qui actualisent la règle. Ce qui revient à dire que l'essence de l'objet est construite par l'expérience collective.

      L'institution est une contrainte sociale qui s'impose par la violence symbolique, elle est ainsi déposée dans l'objet par l'accord de la communauté sémiotique en un lieu et moment donnés. La perception par l'interprète ayant fait l'expérience collatérale va réactiver cette connexion. Elle passe dans l'esprit de l'interprète qui la complète en fonction de ses expériences passées et présentes.

      Le social est incorporé par le signe qui est un atome de l'architectonique de l'organisation sociétale. Rejoignant M. Mauss, nous conclurons que l'institution sociale a une dimension de totalité. "La totalité d'une unité d'éléments répond bien à la définition peircienne de la Tiercéité puisqu'elle met en relation tous les éléments qui s'y retrouvent incorporés avec leurs relations, réalisant ainsi une "liaison de liaisons" au sens d'E. Morin (E. Morin 1977). La totalité est la structure formelle de cette liaison de liaisons, c'est-à-dire la représentation formelle de la Tiercéité."[7]

      En effet, le signe exprime les interactions entre l'individu et la société; en retour, il crée l'individu en tant que membre d'une communauté à un moment donné et lieu donné mais aussi reproduit la communauté. Le ciment qui constitue cette communauté sémiotique en est la culture.

      La sémiosis est à la théorie des signes ce que la formation sociale est à la théorie du structuralisme génétique, l'une et l'autre sont inextricablement liées.

      P. Bourdieu à l'image de C.S. Peirce nous a laissé une oeuvre monumentale, dense et mouvante, parce qu'elle se questionne et se cherche sans cesse. Ces écritures pleines de terminologies spécifiques incarnent la rigueur de leurs auteurs.

Martine Arino

Notes:
1.- Phanéron est "tout ce qui, à quelque point de vue et en quelque sens que ce soit, est présent à l'esprit de qui que ce soit, partout et toujours, qu'il corresponde ou non à quelque chose." (C. Marty et R. Marty, 1992, question no41.)
2.- R. Marty, séminaire de sémiotique et communication, mardi 02/10/02, université de Perpignan.
3.- R. Marty, http://www.univ-perp.fr/see/rch/lts/marty/semantic-fr-ns/default.htm
4.- W. Goodenough, Cultural Anthropology and Linguistics, Report of the Seventh Annual Round Table Meeting on Linguistics and Language Study (Paul Garvin), Washington D.C. Georgetown University Press, 1957, p. 1967-173.
5.- Le commens ou esprit commun réunit l'esprit émetteur et l'esprit interprète.
6.- Lecture du schéma: "Tout signe est triadique, c'est à dire qu'il nécessite la coopération de trois instances qui sont le signe S (ce qui représente), 1'objet O (ce qui est représenté) et 1'interprétant I qui produit leur relation; cette coopération est obtenue par le jeu de deux déterminations successives, du signe S, par 1'objet O et de 1'interprétant I, par le signe S, de façon que I soit déterminé par O a travers S." C. Marty et R. Marty, 1992, question no38. De plus, on observe que puisque I est déterminé par O, il devient d'une certaine manière un signe de O au même titre que S et est donc susceptible de déterminer un nouvel interprétant et ainsi de suite. On rentre donc nécessairement dans un processus d'interprétation indéfini (en 1'état actuel de la conceptualisation).
7.- R. Marty, http://www.univ-perp.fr/see/rch/lts/marty/semantic-fr-ns/default.htm
Références bibliographiques:

Bourdieu (P) et Passeron (JC), La reproduction,- Editions de Minuit, Paris, 1970.

Bourdieu (P), Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, Paris, 1972.

Bourdieu (P), La Distinction, critique sociale du jugement, Editions de Minuit, Paris, 1979.

Bourdieu (P), Choses dites, Minuit, Paris, 1987.

Bourdieu (P), Langage et pouvoir symbolique, Fayard, Coll. Points essais, Paris, 2001.

Corcuff (P), Les nouvelles sociologies, Nathan Université, Coll. Sociologie 128, Paris, 1995.

Hess (R) et Savoye (A), L'analyse institutionnelle, PUF, Coll. Que sais-je?, Paris, 1981.

Marty (C) et Marty (R), 99 réponses sur la Sémiotique, Réseau académique de Montpellier, CRDP/CDDP, Montpellier, 1992.

Marty (R), L'Algèbre des signes, Formalisation et extension de la sémiotique de C.S. Peirce, Thèse de Doctorat d'Etat, Université de Perpignan, 1987.

Marty (R), Unitas Multiplex: Totalité, parties et talité, "S", Revue Européenne de Sémiotique vol. 3-4, Vienne, 1992, p. 645-664.

Marty (R), L'institutionnalisation: y a-t-il aporie sous roche?, in Les Cahiers de l'implication no4, Université de Paris 8, laboratoire de Recherches en Analyse Institutionnelle, Hiver 00-01, p. 45-53.

Morin (E), La Méthode, tome 1: La nature de la nature, Éditions le Seuil, Coll. Points, Paris, 1977.

Morin (E) et LeMoigne (J. L), L'intelligence de la complexité, Editions L'harmattan, Coll. Cognition et Formation, Paris, 1999, p. 57.

Peirce (C.S.), Collected papers, W. Burks, Ch Martshorne, P. Weiss, Cambridge, Harvard University Press, 1931-1958.

Peirce (C.S.), Ecrits sur le signe, trad. Gérard Deledalle, Editions du Seuil, Paris, 1978.

Winkin (Y), Anthropologie de la communication, Editions du Seuil, Coll. points, Paris, (Nouvelle édition) 2001.

Notice:
Arino, Martine. "Dialectique des structures sociales objectives et structures mentales des agents sociaux dans l'appréhension du processus de construction du sens.", Esprit critique, vol.04 no.03, Mars 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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