Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.02 - Février 2002
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Articles
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L'insécurité alimentaire ou la modernité confrontée à elle-même
Par Hugues Draelants

Résumé. L'article présente une lecture sociologique des récentes crises dans le secteur de l'alimentation à la lumière des théories de la modernité réflexive et de ses conséquences développées par Ulrich Beck et Anthony Giddens. La thèse défendue est que l'insécurité alimentaire et la perte de confiance de la part des consommateurs sont intimement liées à la "société des risques" et que ces phénomènes témoignent d'un essoufflement d'un modèle de production alimentaire aujourd'hui dépassé mais qui résiste encore au changement.

Une succession de crises qui ont ébranlé la confiance du consommateur.

      Un an après la "crise de la vache folle" en France et dans les pays limitrophes, nous voudrions esquisser une série de réflexions inspirées des théories sur la modernité de Ulrich Beck et Anthony Giddens. Guidés par les concepts de ces deux grands sociologues contemporains, nous tenterons d'apporter quelque lumière sur la problématique de l'insécurité alimentaire et de comprendre parallèlement ce qui se joue là derrière en termes de risque et de confiance.

      Un constat, à priori assez paradoxal, s'impose d'emblée: malgré les progrès réalisés dans le domaine de la sécurité alimentaire, qui est, aux dires de nombreux scientifiques, meilleure qu'elle ne l'a jamais été (comme en atteste l'indicateur classique qu'est l'espérance de vie, en augmentation constante), on n'assiste pas à une augmentation parallèle de la confiance dans le système alimentaire. Au contraire, le sentiment d'insécurité alimentaire s'amplifie drastiquement et la méfiance voire la défiance des consommateurs se généralise. Les individus prennent doucement conscience de l'existence de risques associés au geste apparemment le plus anodin, le plus indispensable et quotidien: celui de se nourrir. L'alimentation apparaît désormais comme un environnement à risques.

      Ce sentiment d'insécurité alimentaire est nourri depuis quelques années par une série d'"affaires" qui ont défrayé la chronique, d'abord en Grande Bretagne avec la première crise de la vache folle, il y eut ensuite la listériose, la dioxine. L'année passée, l'affaire de la vache folle a connu de nouveaux rebondissements en France depuis que l'on a découvert des bovins contaminés, ce qui a relancé le débat autour des farines animales. En Grande-Bretagne également la crise de la vache folle fut à nouveaux sous les feux de l'actualité suite à la parution d'un rapport scientifique dénonçant le gouvernement anglais pour la gestion publique désastreuse de la crise. On y révéla notamment la désinformation qui a régné sur les risques de contamination encourus par les consommateurs... En 2001, on retiendra l'épidémie de fièvre aphteuse qui a sévi principalement en Grande Bretagne. Les images des carcasses de porcs et de moutons se consumant dans d'immenses charniers sont encore vivaces dans notre mémoire.

      Tous ces événements ont mis à rude épreuve la confiance de nos contemporains dans le système alimentaire[1]. Chacun a en effet découvert, non sans stupeur, qu'il n'était pas à l'abri d'éventuels risques mal identifiés. Bref, chaque crise se nourrit de l'inquiétude suscitée par la précédente et accroît le sentiment d'insécurité ambiant.

      Selon nous, ces crises ont un point commun qui transparaît clairement: à chaque fois le risque est dû à l'activité humaine, à la transformation de la nature par l'homme, l'environnement créé ou la nature socialisée pour reprendre l'expression de Giddens (1994). On perçoit à travers ces scandales alimentaires le caractère altéré de la relation entre les êtres humains et l'environnement physique. La transformation de la nature par les systèmes de connaissance humains n'est fatalement pas sans conséquences. La modernité est dès lors confrontée à elle-même, c'est le sens de l'expression de "modernité réflexive". On s'aperçoit que la science, supposée rendre le monde plus prévisible, crée parfois en même temps de nouvelles incertitudes. La Science érigée au rang de quasi religion durant la phase de modernité industrielle connaît à son tour une période de désenchantement. C'est la crise du mythe de la toute puissance de la Science et de la Technique.

De nouvelles attentes sociales vis-à-vis du système alimentaire.

      Le thème de la sécurité alimentaire a fortement évolué ces cinquante dernières années (pour se limiter à cette période). Nous voudrions donc mettre en évidence le caractère socialement construit de cette question. En effet, au sortir de la guerre, le thème se conjuguait avant tout autour de la notion de manque, de rareté. La préoccupation politique était celle de l'autosuffisance alimentaire, il importait de ne plus connaître des situations de famine. Cela représentait également un enjeu important au sens géopolitique, puisqu'il s'agissait de se positionner comme un pays non-dépendant. Dès lors, pour rencontrer ces préoccupations, la manière reconnue comme socialement légitime était de produire en abondance, ce qui devenait possible grâce à l'industrialisation croissante du secteur alimentaire. Les mérites de cette façon de produire étaient évidents, le mythe du Progrès jouait encore à plein.

      Aujourd'hui, dans les pays occidentaux, nous sommes débarrassés du risque de manque, il y a au contraire des phénomènes de surproduction, l'abondance nous paraît aller de soi, on n'imagine plus la privation. Désormais, le thème de la sécurité alimentaire se décline volontiers autour de la question de la qualité plutôt que de la quantité.

      C'est en ce sens que peut se comprendre, d'après nous, le succès de la gamme de produits alimentaires désignée par le label "bio". Aujourd'hui, on constate, à travers des enquêtes sociologiques notamment, un changement de rapport de la population envers son alimentation, un changement de la perception de la qualité. A quoi se réfère-t-on aujourd'hui lorsqu'on parle de qualité alimentaire? Une représentation de sens commun largement véhiculée actuellement oppose volontiers l'alimentation industrielle, à l'alimentation biologique (bio).

      Un résultat d'une enquête[2] sur la perception qu'ont les consommateurs de l'agriculture belge wallonne et ses agriculteurs est particulièrement parlant. Lorsqu'on interroge les consommateurs par rapport aux attentes qu'ils entretiennent vis-à-vis des producteurs agricoles, seulement 2% répondent "une alimentation abondante". Chiffre qui révèle qu'il ne s'agit plus d'une attente de la population aujourd'hui. En revanche, 68% déclarent attendre une alimentation "saine", ou de goût (13%) ou encore respectueuse de l'environnement (10%). Le déplacement des attentes sociales au niveau alimentaire est donc patent. Cela peut se comprendre en raison de l'évolution historique au sein même de la modernité et de la conscience émergente que nous vivons dans ce que Beck appelle la "société du risque" (Beck, 2001[3]).

La société des risques.

      Ce qui est fondamentalement en jeu à travers l'ensemble de ces crises, pensons- nous, c'est d'abord la notion de risque. Le politique est confronté à certains risques techniques ou industriels qui peuvent représenter des menaces potentielles pour la santé publique. Les responsables politiques s'estiment en devoir de gérer ces risques à travers des prises de décisions... Comment caractériser le type de risque rencontré à l'occasion de cette crise alimentaire? Pour nous éclairer et prendre un peu de distance avec ces cas particuliers de crises alimentaires, nous allons faire un détour par la théorie de la "société des risques" d'Ulrich Beck qui par son approche macro-sociologique nous permettra de mieux comprendre ce qui est à l'oeuvre sous nos yeux.

      La théorie de Beck est fondée sur une rupture au sein de la modernité, il s'inscrit ainsi en faux par rapport au courant postmoderne. Il estime en effet pour sa part que l'on ne sort pas de la modernité[4]. Pour Beck, les sociétés modernes avancées se situeraient actuellement entre deux phases de l'évolution de la société moderne: venant de la modernité industrielle nous nous dirigerions vers la modernité réflexive. La société des risques constituerait en ce sens une étape transitionnelle entre les deux stades de la modernité, qui doivent être interprétés en tant qu'idéaux-types. En effet, ils ne s'identifient pas vraiment à la réalité, mais leur valeur heuristique tient justement en cette représentation idéelle qui permet de systématiser la réalité empirique en la comparant à cette construction. La société des risques issue de la modernité industrielle serait aussi un moteur vers la modernité réflexive, ce qui implique une superposition de ces deux phases de la modernité.

      En quelques mots, la modernité industrielle est caractérisée essentiellement par la primauté de la raison. Le principe de sens ne vient plus du divin mais de l'activité humaine. C'est le triomphe de la rationalité sur la religion, le désenchantement du monde. Mais dans les faits, l'industrialisation reproduit des contraintes pré-industrielles, les nouveaux "dieux" ont pour nom Progrès, Technique, Science. L'homme fait montre d'une confiance aveugle dans la pensée humaine, ce qui mène aux dérives du scientisme. Il est bien entendu dangereux, comme le rappelle Beck, de concevoir la science comme étant toute vérité et unique reflet du réel. La société industrielle en conclut Beck contient en elle les ferments de son auto-destruction. Ces contradictions apparaissent aujourd'hui dans la société des risques, qui est une mise en crise de la société industrielle.

      Mais Beck va plus loin. Selon lui, la société des risques amènerait à la modernité réflexive, sorte de société idéale qui "confrontée à elle-même" opère un retour réflexif sur les fondements de la société industrielle. Une société capable donc de se remettre perpétuellement en question, de s'auto-critiquer dans des débats publics, aboutissement inéluctable, qui constituerait une sorte de "fin de l'histoire". Nous reviendrons plus loin sur cette partie de la théorie, fort discutable à notre avis. Voyons à présent, le coeur de la théorie de Beck, avec ce concept de société des risques.

      Dans les sociétés pré-modernes, le risque est fondamentalement exogène. Le risque "tombe" en quelque sorte de l'extérieur et apparaît comme une fatalité ou une destinée, voire un châtiment divin. L'Homme est dénué de tout contrôle face aux menaces comme les maladies infectieuses par exemple, telles les épidémies de peste ou de choléra... L'avènement de la société industrielle consacre un changement radical. L'Homme se prend en mains, il crée des institutions qui lui permettent une plus grande sécurité par rapport aux menaces traditionnelles. Le risque pour Beck naît à partir du moment où il y a des prises de décisions. Les risques existent parce que l'insécurité et le danger sont transformés en décisions exigeant elles-mêmes des décisions qui à leur tour produisent des risques. L'avancement constant du progrès force l'Homme à prendre des décisions et crée de nouveaux risques, qui sont cette fois endogènes, liés à l'activité humaine et non plus uniquement aux catastrophes naturelles. Ces risques externes n'ont bien entendu pas disparu, mais des risques internes sont venus s'y superposer. La société actuelle est désormais confrontée à elle-même.

      Le risque tel qu'on le connaît aujourd'hui peut être défini comme une façon systématique de traiter les dangers et insécurités induits et introduits par la modernité elle-même. Autre distinction majeure à faire entre les risques du passé et les nouveaux, c'est que ces derniers ne peuvent être imputés à quelqu'un ou quelque chose selon les règles actuelles de la causalité, de la culpabilité et de la responsabilité.

      Mais à l'époque de la modernité industrielle règne la croyance forte en la science, au progrès, au contrôle de l'humain sur la nature. On s'imagine que ce risque n'est que résiduel, qu'il est résorbable et se résoudra par une intensification de la production industrielle. Le risque est perçu comme étant calculable, prévisible et assurable. Ce qui s'accompagne de la création de systèmes de compensation, de responsabilité et d'assurance.

      La science supposée rendre le monde plus prévisible crée aussi en même temps de nouvelles incertitudes. Toutefois, il ne s'agit pas de se retourner simplement contre la science et de rejeter en bloc la pensée rationnelle. Beaucoup de nouveaux risques sont invisibles sans les outils scientifiques pour les diagnostiquer. Pour Beck, il s'agit de promouvoir plus d'interaction entre les scientifiques et Monsieur-tout-le-monde sur ces questions.

      Selon Beck, cette idée de maîtrise et de progrès serait aujourd'hui remise en question, depuis que l'humanité a fait l'expérience douloureuse de catastrophes à grande échelle. Cette prise de conscience s'apparenterait à un second désenchantement: la science aurait perdu sa figure de vérité et les experts leur monopole de décision. La conscience d'un risque illimité se diffuse dans le grand public, au travers des médias notamment, c'est ce que Beck désigne par la "libération du doute". C'est ici, selon Beck, que la société moderne entre dans sa phase réflexive. La société est obligée de se penser, de se questionner, sous peine de destruction. La manière dont a été gérée la dernière crise de la vache folle nous incite à rester très prudent quant à l'avènement d'une modernité réflexive. La gestion du risque semble toujours se dérouler en vase clos, essentiellement entre scientifiques et décideurs, sans s'ouvrir à toutes les parties concernées. Nous sommes encore davantage dans une logique de modernité industrielle. Tout le monde semble agir comme si, ce risque produit de l'intérieur, produit par l'activité humaine est contrôlable et quasiment résorbable par l'homme. Il apparaît en tout cas comme calculable et prédictible, travail des scientifiques, et dès lors il est aussi gérable, travail du politique.

Risque et confiance.

      Giddens définit la confiance comme un sentiment de sécurité justifié par la fiabilité d'une personne ou d'un système, dans un cadre circonstanciel donné et cette sécurité exprime une foi dans la probité ou l'amour d'autrui ou dans la validité de principes abstraits (ex. le savoir technologique).

      Pour Giddens, risque et confiance sont indissociables. Dans tous les contextes de confiance, le risque acceptable dépend du savoir induit. Le risque acceptable varie selon les contextes et évolue historiquement comme nos sociétés, mais c'est généralement la base de la confiance.

      Tout d'abord explique Giddens, la notion de risque est étroitement liée à la notion de confiance. L'idée de risque vient de la conscience que des résultats imprévus peuvent résulter de notre propre activité. La confiance présuppose une conscience du risque. L'individu qui reconnaît les différentes alternatives qu'impliquent divers choix possibles et essaie de maîtriser les risques entr'aperçus s'engage activement dans la confiance.

      Selon Giddens, il est impossible d'éviter les risques, puisqu'en réalité, on est obligé d'affronter certains risques qu'on le veuille ou non. L'inaction peut aussi se révéler risquée.

Le système alimentaire: un système expert.

      Par "systèmes experts", Giddens entend "des domaines techniques ou de savoir-faire professionnel concernant de vastes secteurs de notre environnement matériel et social." (1994, p.35) Le système alimentaire peut, selon nous, être qualifié de système expert, en ce sens que de la production des aliments à leur distribution règne une véritable opacité. Le système alimentaire constitue en effet un environnement pénétré de savoirs "expert". Pour prendre la mesure de notre ignorance en la matière, pensons un instant à la profusion de normes encadrant ce secteur: lois européennes, nationales, régionales... Par ailleurs, que savons-nous réellement des méthodes d'élevage, des contrôles sanitaires...? Les rouages du système alimentaire sont vraisemblablement très imparfaitement connus et compris du grand public. Pourtant, par le simple fait de manger, nous nous inscrivons quotidiennement dans ce système expert, auquel on accorde en temps normal notre confiance.

      Pour Monsieur-tout-le-monde, la confiance dans les systèmes experts ne dépend ni d'une initiation complète à ces processus, ni d'une maîtrise du savoir qu'ils génèrent. Dans la confiance des profanes envers les systèmes experts, il y a une sorte de "savoir induit", c'est-à-dire une espèce de "foi" pragmatique, fondée sur notre expérience du bon fonctionnement de ces systèmes, en général (Giddens, 1994).

      Aujourd'hui nous apprenons avec horreur que ce présumé "bon fonctionnement" du système alimentaire n'est plus qu'une vue de l'esprit. On met à jour des "dysfonctionnements", mot décidément en vogue ces dernières années. Il est probable qu'il serait plus exact de parler de fonctionnement du système. C'est simplement le fonctionnement normal et routinier du système que l'on met à jour, mais qui ne correspond pas à l'idée qu'on s'en fait intuitivement ni à ses buts affichés. Ainsi, parmi les consommateurs, le désarroi domine, ils ne savent plus quelle attitude adopter face à un système qui apparaît comme trop complexe.

Confiance et modernité.

      Selon Giddens, les systèmes experts constituent des mécanismes de dé-localisation, ils ont en effet comme caractéristique de distancier les relations sociales de leur contexte immédiat. Ils engendrent une distanciation spatio-temporelle qui est liée à la mondialisation du monde moderne. Mais Giddens complète la notion de délocalisation par l'idée de re-localisation. Il entend par là une réappropriation des rôles dans les relations sociales dé-localisées afin d'enraciner ces dernières dans un contexte spatio-temporel local. Il distingue ainsi engagements face à face et engagements anonymes. Les premiers se réfèrent aux relations de confiance fondées sur des contacts sociaux établis dans un contexte de coprésence. Les seconds concernent le développement de la foi dans les gages symboliques (par exemple l'argent) ou les systèmes experts que Giddens réunit sous le nom de systèmes abstraits.

      Dans le contexte de la modernité, personne ne peut complètement échapper aux systèmes abstraits des institutions modernes, cela s'applique à des pans entiers de la vie quotidienne de millions d'individus. Dans un contexte pré-moderne, des individus pouvaient ignorer, en pratique et dans les faits, les déclarations des prêtres, des sages et sorciers et vaquer à leurs activités habituelles. Cela n'est plus possible dans le monde moderne, relativement au savoir spécialisé.

      Pour cette raison, Giddens estime que les contacts avec les experts ou leurs représentants ou délégués, sous la forme de rencontres à certains points d'accès sont particulièrement importants dans les sociétés modernes.

      Les rencontres avec des représentants des systèmes abstraits peuvent être normalisées et prendre l'apparence de la confiance, telle qu'elle existe dans les rapports amicaux ou intimes (par exemple avec son médecin, son agent de voyage, son artisan boucher lorsqu'on fait régulièrement et depuis longtemps appel à lui). Mais ces rencontres avec des représentants de systèmes abstraits ont souvent un caractère plus épisodique. Les contacts irréguliers comme le souligne Giddens sont probablement ceux où la confiance doit être le plus explicitement garantie et où on doit veiller le plus à la préserver.

La légitimité scientifique.

      On peut chercher avec Giddens à répondre à la question pourquoi la plupart des gens, le plus souvent, ont-ils confiance en des pratiques et de mécanismes sociaux à propos desquels leurs propres connaissances techniques sont infimes ou nulles? Il y a bien entendu l'influence de la socialisation, qui confère à la science une image particulière d'un savoir considéré comme plus ou moins indubitable, dont il découle une attitude de respect pour la plupart des formes de spécialisation technique.

      Toutefois, selon Giddens, l'attitude des profanes envers le savoir technique comporte une part d'ambiguïté. Beaucoup de gens font un "pacte" avec la modernité en faisant confiance aux gages symboliques et aux systèmes experts, sorte d'attitude pragmatique en somme. Les attitudes de confiance ou de défiance envers certains systèmes abstraits peuvent en effet être fortement influencées par des expériences vécues aux points d'accès ou par des réactualisations de connaissances qui, via les médias et d'autres sources, sont offertes aux profanes comme aux spécialistes. Les points d'accès apparaissent dès lors comme les points vulnérables des systèmes experts. Les mésaventures vécues aux points d'accès peuvent conduire soit à une espèce de cynisme résigné, soit lorsque c'est possible, au désengagement (plus ou moins) complet par rapport au système.

      Au niveau alimentaire, les nombreuses affaires aberrantes apparues au grand jour ces dernières années ont sapé la confiance, elles ont ébranlé à certains niveaux cette sorte de pacte pragmatique. Un désengagement complet par rapport au système semble impossible, mais il existe ce que d'aucuns présentent comme des alternatives, les nouveaux produits "bio" notamment, qui ont le vent en poupe.

      Dans de nombreux domaines de la vie courante, mais aussi dans le secteur de l'alimentation, on valorise aujourd'hui ce que l'on nomme "l'authenticité". L'idée règne dans le sens commun que l'on mangeait mieux avant, au temps de nos grands-parents, qu'aujourd'hui. L'industrie alimentaire discréditée conséquemment à l'apparition de risques liés à la surproduction industrielle, la rationalité technicienne semble au final paradoxalement déraisonnable. Dès lors, le retour aux traditions, la valorisation d'un savoir-faire artisanal est défendue et revendiquée par certains producteurs et consommateurs. La rhétorique de l'authenticité véhicule un certain hédonisme. L'authenticité d'un aliment, c'est sa saveur, son rattachement au terroir qui procure de l'émotion; on est loin d'un autre type de nouveaux produits regroupés sous le label "light", aliments aseptisés, trop rationnels...

      Le mot "qualité", charrie aujourd'hui dans le sens commun le vocable de "l'authentique", du "naturel", du "terroir", du "fait main", de "l'humain", du "small is beautiful". C'est l'image véhiculée par l'agriculture paysanne dont la tête de file est José Bové sorte de Don Quichotte moderne dont le visage rougeaud orné d'une moustache généreuse respire l'intégrité. Cet homme a le mérite d'être visible, transparent à l'inverse du système industriel alimentaire, système expert largement opaque au sein duquel on ne peut identifier aisément un individu ou un groupe particulier qui serait responsable. Il semble à ce niveau que "personne" ne soit vraiment responsable et puisse être obligé à "arranger les choses". Reste la possibilité de la part des responsables politiques de formuler des demandes de pardons symboliques aux victimes du système.

Une confiance différenciée.

      Durant la dernière crise de la vache folle, on a pu entendre à de nombreuses reprises des individus s'exprimer sur leurs pratiques d'achat de viande de boeuf à travers des micro-trottoirs notamment. Nous avons été frappés du fait que dans le sens commun, une distinction semble s'opérer au sein du système de distribution de la viande entre ce que l'on peut appeler les "petits bouchers" indépendants, commerce à dimension familiale d'une part, et d'autre part les "boucheries industrielles" dépendant de grandes chaînes de distribution. Les premiers paraissent jouir d'une meilleure confiance de la part de leur clientèle que les seconds[5]. Le ministre wallon de l'Agriculture, José Happart citant en exemple ses propres pratiques abondait dans ce sens: "lorsque je vais chercher de la viande hachée, je demande au boucher de me prendre un morceau de viande d'épaule, dénervuré et je lui demande de hacher devant moi. C'est la plus grande sécurité et ça, il faut le faire[6]." Les notions de points d'accès à un système expert, d'engagements face à face et d'engagements anonymes explicités précédemment dans la partie théorique vont nous permettre de comprendre cette attitude de confiance différenciée.

      Le système agroalimentaire a été défini plus haut comme un système expert, au sens où ce système est traversé de savoirs spécialisés et son fonctionnement global mal connu par la majorité. Les boucheries ainsi que les supermarchés, derniers maillons du système de distribution peuvent être considérés comme des points d'accès au système expert agroalimentaire.

      Nous formulons donc l'hypothèse suivante: dans les grandes surfaces, qui constituent en quelque sorte les principaux points d'accès pour les individus ordinaires avec le système expert de l'alimentation, il y a très peu de contact avec des représentants du système, en général il n'y en a pas ou seulement dans certains rayons (ex. rayon des vins, parfois à la boucherie, service des réclamations...). Dans les petits magasins, les engagements en face à face sont plus généralisés et on accorde plus facilement confiance (ex.: le boucher du quartier chez qui on se fournit depuis des années, qui fait toujours montre d'une attitude d'intégrité, d'une espèce de tranquillité, qui consomme ses produits, qui est sûr de la provenance de ses produits... tout cela favorise la confiance).

      Giddens met en effet en exergue l'importance d'une "attitude professionnelle", du comportement des représentants ou exploitants du système, cela plus particulièrement lorsque les dangers encourus ne constituent pas une perspective de risques purement hypothétique, mais sont bien visibles (situation actuelle en matière d'alimentation). Giddens prend l'exemple des transports aériens: selon lui, "la désinvolture et la calme affabilité du personnel volant jouent probablement un rôle aussi important, pour rassurer les passagers, que toutes les statistiques prouvant la sûreté du transport aérien." (1994, p. 92)

      Les artisans bouchers choisissent en effet eux-mêmes leurs carcasses chez les fournisseurs qu'ils connaissent et avec lesquels ils ont l'habitude de travailler; en outre ils connaissent souvent personnellement leur clientèle. Lorsqu'il y a possibilité d'engagements en face à face dans des supermarchés, ceux-ci ne présentent probablement pas la même qualité que dans les petites boucheries, pour des raisons logiques: les boucheries des chaînes de distribution ont pour leur part à traiter avec une clientèle beaucoup plus importante, avec un stock de viande qui augmente en proportion. Cela implique qu'ils n'ont pas l'occasion de choisir leurs carcasses et n'entretiennent pas de rapports "intimes" avec leurs clients.

      Mentionnons aussi la nécessité du contrôle de ce que Goffman nomme la frontière entre scène et coulisse (1973), qui représente l'essence même du professionnalisme. La raison vient du fait qu'il existe une différence entre spécialité et spécialiste, un spécialiste peut se tromper en interprétant ou en connaissant mal la spécialité qu'il est censé maîtriser. Ceux qui travaillent aux points d'accès essaient bien entendu de minimiser au maximum cette différence. Giddens fait remarquer que plus grave que la découverte par le profane de ce type de dissimulation est la prise de conscience du fait que le spécialiste ne s'aperçoit pas de l'importance d'un ensemble de dangers et de risques associés. Ce qui compromet jusqu'à l'idée même de spécialité.

      Il subsiste toujours une part de contingence dans le fonctionnement d'un système abstrait, aucun système expert n'exclut totalement le hasard ou le risque, le cacher aux profanes permet de les rassurer.

      Nous pensons donc qu'en ce qui concerne le système de l'industrie agroalimentaire, il y a notamment un manque de re-localisation des relations sociales (délocalisées). Les engagements anonymes doivent être re-localisés (aux points d'accès) afin d'être entretenus ou transformés par face à face.

Le camion fou de la modernité toujours en marche.

      L'érosion progressive de la confiance dans le système industriel alimentaire causée par les crises successives cache un phénomène social actuel de plus grande ampleur. Cette crise de confiance, n'est pas seulement localisée dans le secteur de la viande bovine, porcine... C'est aujourd'hui tout un système de production qui est de plus en plus voué à la critique sociale et à la suspicion. L'industrie agroalimentaire autrefois valorisée est de plus en plus montrée du doigt comme le modèle à proscrire. Dans le sens commun règne l'idée que les produits actuels sont de moins bonne qualité que ceux du passé[7]. Concernant l'élevage en batterie des poulets, 63% des individus estiment qu'il devrait être interdit. La place de l'agriculture "bio" souvent érigée en contre-modèle face au système de production agricole industriel est jugée insuffisante par une majorité de répondants.

      On assiste donc, pensons-nous, à une sorte de rejet relativement répandu des aliments produits de manière industrielle. L'esprit du temps valorise les produits artisanaux, de terroir, de proximité, produits dans le respect du savoir-faire et de la tradition... Ces produits qui symbolisent le "retour à la nature" apparaissent comme dignes de confiance.

      On pressent donc une volonté de changement, peut-être une envie d'en finir avec cette société des risques, qui sont considérés comme inacceptables. Pourtant, nous ne pensons pas que le camion fou furieux de la modernité est prêt à s'arrêter. Nous n'avons en effet pas constaté de volonté politique de changer fondamentalement de ligne de conduite, la modernité réflexive si chère à Beck nous semble encore loin. Il sous-estime les résistances possibles à celle-ci. On observe ici essentiellement deux résistances: d'une part, il y a une crispation réflexe sur la société industrielle avec le retrait derrière le savoir scientifique, l'appel incessant à la raison, l'exclusion des non-experts du débat... D'autre part on trouve également une crispation réflexe de l'État dans sa dimension normative et de surveillance. On ne touche pas au système, on ne le remet pas en question, bien que les dérives auxquelles on assiste (p.ex. la fraude responsable de contaminations croisées) soient bel et bien le produit d'un effet de système. A défaut de changer le système existant, on opère un renforcement des contrôles. Tant que les risques seront appréhendés à la manière de la modernité industrielle, c'est-à-dire perçus comme calculables, prévisibles, assurables et résorbables par une production accrue, nous continuerons à voyager à bord du camion fou de la modernité, collectivement dirigeable dans une certaine mesure mais qui menace sans cesse d'échapper à notre contrôle. Bien que ce trajet soit souvent vivifiant et prometteur, "nous ne nous sentirons jamais complètement en sécurité, parce que le territoire traversé recèle de nombreux risques majeurs" (Giddens, 1994, p. 146).

Hugues Draelants

Notes:
1.- Sans oublier autant de drames sociaux et humains endurés par les agriculteurs ces dernières années, qui ont d'ailleurs parfois été pointés du doigt comme responsables de ces événements, à tort selon nous. Les agriculteurs font office de boucs émissaires cachant les dérives d'un système de production intensive, seul véritable responsable des crises alimentaires. C'est donc aux responsables politiques qu'il incombe éventuellement d'impulser une orientation nouvelle au système existant pour éviter que se reproduisent des dérives telles que celles que l'on a connues.
2.- Enquête réalisée par Daniel Bodson en 1999-2000, chiffres cités lors du séminaire d'opérationnalisation des processus de recherche, UCL, 2000.
3.- Le livre d'Ulrich Beck, La société du risque, paru en Allemagne en 1986 peu de temps après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, vient enfin d'être traduit en français.
4.- C'est également l'avis de Giddens (1994). D'après lui, nous serions en fait dans une seconde phase d'accélération de la modernité.
5.- Nous restons toutefois très prudents quant à des généralisations, il faudrait en effet réaliser une enquête pour confirmer ce qui n'est ici qu'une intuition sociologique.
6.- Extrait de l'interview de José Happart, émission de radio (RTBF) "L'invité de Matin Première", le lundi 20 novembre 2000.
7.- Selon une enquête sur le rapport entre agriculture et société réalisée par Daniel Bodson c'est l'avis de plus d'un tiers (35%) des gens interrogés.
Références bibliographiques:

Beck Ulrich, La société du risque: sur la voie d'une autre modernité, Paris: Aubier/Alto, 2001.

Giddens Anthony, Les conséquences de la modernité, Paris: L'Harmattan, 1994.

Goffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1: La présentation de soi, Paris: Minuit, 1973.

Notice:
Draelants, Hugues. "L'insécurité alimentaire ou la modernité confrontée à elle-même", Esprit critique, vol.04 no.02, Février 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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