Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.01 No.02 - Décembre 1999
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La régulation par les jeux de langage
Par Thomas Prouteau

      Ludwig Wittgenstein, celui des "investigations philosophiques", considérait que la communication humaine ne vise pas à décrire un état du monde, mais a pour but d'agir sur autrui. Dès lors, le sens des mots n'est pas à chercher dans un rapport entre un signe et une chose, mais nait d'une convention prenant sa source dans les interactions humaines et les "jeux de langages" entre personnes.

      Aujourd'hui, la convocation du thème de la communication, sous les formes diverses que la réalisation technique du projet peut lui conférer, est pleine et entière dans ce que notre modernité peut considérer comme fondamental. Le mot communication, il y a encore une vingtaine d'années, avait le sens globalement positif d'échange d'information entre interlocuteurs de même niveau. Mais la dépolitisation par le langage, croissante dans le domaine publicitaire, couvre les entreprises de diffusion du thème. Les politiciens semblent les avoir suivi dans la substitution de l'action politique par l'obsession de l'image, estampillée "réel", puisque perçue au travers des médias. Dès lors, il s'agit de la sauvegarde d'une information sans laquelle le débat n'est rien, et réciproquement. Mais la disponibilité de l'argumentaire donne également la possibilité de définir le cadre du débat par la fixation de grands thèmes pouvant être débattus, fixation du sens du symbolique. Alors nous pouvons parler de mots mystificateurs, dépolitisants, et ce, dès la formation par l'Ecole Républicaine Française.

      Par exemple, proposé à des lycéens, le terme d'idéologie renvoie immédiatement à celui d'idéal, plus proche du terme d'utopie. Ayant à effectuer une analyse du sport comme "entreprise de dépolitisation", des candidats au baccalauréat français y lise une éloge de l'oubli de ses problèmes et de ses magouilles. L'idée que l'information doive se trouver noyée dans la communication, alors qu'elle en est le sens, devient légitime. Un sujet d'histoire proposé en 1994 dans l'académie Antilles-Guyane, montre l'expression du discours de l'institution scolaire elle-même. Le sujet, commentaire de document intitulé "Le Tiers-monde depuis 1955: une difficile affirmation", nous montre une certaine orthodoxie. L'élève, ici, est invité, à partir d'un texte sur la conférence de Bandung, à analyser des graphiques portant sur la question pétrolière et l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole, et à poser la question des matières premières et des tensions nord-sud. Deux pôles de réflexion étaient alors retenus, le premier, celui de l'hétérogénéité croissante et des clivages internes au Tiers-monde, le second, le rôle incontournable des organisations humanitaires. Enfin, un dernier document tentait d'expliquer" les solutions envisagées pour résoudre ce problème, en annonçant: "en 1993, les organisations humanitaires ont transféré vers les Pays en Voie de Développement 4 milliards de dollars, soit le dixième de l'aide publique au développement". Aucune autre perspective n'est offerte à un tiers-mondisme laminé que la charité européenne et le bénévolat français. Les questions concernant la dette sont elles aussi évacuées de la réflexion, la conclusion l'invite à en rester là.

      Ce modèle de prêt à penser, comme le disait Pierre Lutz, dans le Monde Diplomatique de janvier 1995, n'est pas un cas isolé. On le retrouve dans les manuels de géographie de terminale, en 1993. Ces ouvrages (Le Belin, "Le nouveau système monde", et Le Magnard, "L'organisation de l'espace monde"), prétendent expliquer en évacuant la question de l'endettement du sud. Le premier ouvrage consacre 14 pages sur 303 aux questions nord-sud, dont 2 aux "aléas de l'aide". Conclusion: on passe sous silence le pillage des ressources du sud par le nord et les mécanismes de l'endettement. Le second consacre 1 (une) page sur 367 à la question de l'Aide Publique au Développement (APD), pour souligner qu'elle a triplé depuis 1960. Malgré quelques bémols, la conclusion nous rappelle que "l'aide publique demeure indispensable, permet de régler certains problèmes conjecturels et jette les bases du développement".

      La diffusion d'une information un petit peu objective, c'est-à-dire réglée selon les modalités du débat d'idée, corollaire essentiel de la communication, est le point d'encrage de la formation des jeunes, de leur socialisation en vue d'appréhender des contingences matérielles réelles. Pourtant, cette communication, bien que se privant volontairement d'un certain nombre de concepts et d'idées, dénoncées par la transformation de la signification des mots qu'elle organise, contribue à n'effectuer que la diffusion de son caractère incontournable, naturel, sacralisé par l'Etat.

      Le terme de consensus s'oppose de lui-même à celui de politique, puisqu'il apparaît, tout en étant le point culminant de la démocratie, comme le lieu ou s'accorde les opinions sans que personne n'y soit contraint. L'idéologie du consensus, vise, elle, à éliminer, par la nécessité absolue de la pacification pour la conservation, l'opposition, le débat, la délibération proprement politique. Et en cela, elle présuppose l'existence secrète - principe supérieur - d'un assentiment collectif qu'il suffit de révéler - diffuser - pour que chacun s'y rallie. Ce principe d'intimidation majoritaire, qui somme toute, répond au nom de demokratia (la victoire du peuple sur l'ensemble de la cité), permet de présenter les choix comme l'expression du consensus.

      De la même manière, l'usage mystifiant du mot "dialogue", sert plus à masquer les conflits qu'à les révéler. Comme le montrent les manifestations d'étudiants, les gouvernements proposent, en dernier recours, de mettre leur erreur sur le compte d'une mauvaise image du projet, et non sur son contenu. Les mots "rassemblement", "dialogue", "consensus", "communication", servent à masquer les réalités au point d'en signifier le contraire. Ils font oublier le lieu d'élaboration des projets qu'est le politique, l'évaluation des possibles, l'engagement au service de la cité, la lutte pour le bien collectif. Phénomène d'euphémisation, ce langage "empêche de prendre conscience d'un ordre socio-politique dont l'analyse pourrait conduire à la révolte". La métaphore naturaliste ou écologiste permet également, de nos jour, de dissimuler le caractère politique d'un projet. Déplorer les "tempêtes monétaires", "la maladie du chômage", "les fractures sociales", revient toujours à présenter le monde et ses victimes comme un ordre des chose dont toute responsabilité est absente, ce qui en interdit à la fois l'analyse et la contestation. Les images biologiques sont aussi de plus en plus fréquentes, "muscler l'économie", "dégraisser les entreprises", et permettent une description des licenciements économiques.

      Le langage de la morale propose au travers de mots valeurs, une noble couverture pour légitimer des politiques non explicitées. L'avantage des intentions humaniste, en guise de programme ou de priorités, c'est que nul ne peut aller contre. L'accord sur les mots (justice, liberté, France, conviction, fraternité) vient forcer l'accord sur les choses (les choix effectifs enrobés dans ces mots). En mobilisant même le vocabulaire religieux, le discours politique se transforme en langage mystique, profitant des vertus de l'idéalisme. Le terme d'équité, remplaçant au choix, les termes d'égalité et de justice, vient justifier la notion d'inégalité dynamique au service de l'économie. Une fois de plus, l'invocation d'une valeur, présenté comme projet, revenait à légitimer d'avance les choix politiques, qui par nature sont discutables et imparfaits. "Invoquer l'équité, c'est chercher un fondement irrécusable à une politique qui procède par nature d'un choix, et non d'une vérité révélée. En tant qu'idéologie, l'équité présente comme apolitique ce qui est, par définition, politique.".

      On peut noter encore le discours de la fonction, qui traduit ses options dont les conséquences sont toujours "humaines" en termes inattaquables puisque purement fonctionnels. Déréglementation, délocalisation, restructuration, enferment les choix politiques, les réalités sociales, dans une vision technicienne du monde. La mécanique socioprofessionnelle se présente comme un ensemble de problèmes-solutions techniques. Le discours moral joueras son rôle en déplorant "les maux qu'engendrent les sociétés modernes" ou la "déshumanisation" du monde contemporain. A ce langage appartiennent les chiffres, statistiques, qui dépossèdent les citoyen d'une "conscience existentielle de la situation".

      Tous les langages aboutissent à dépolitiser l'homme politique aux yeux de la communauté. Trop soucieux d'une image qu'il n'a pas forcement tenté de mettre en avant, mais que la restructuration des réseaux de communication en champs diversifiés oblige à prendre en compte, le politique fait douter de lui-même, de sa raison d'être. Cela conduit à une double dépolitisation de l'opinion. Qu'elle se trouve mystifiée ou qu'elle soit incrédule, elle demeure sans prise sur la réalité politique qui la concerne, tant l'image du politique qui lui est offerte est forte, mais lointaine. Comme le notait Feuerbach dans sa préface à la deuxième édition de "L'essence du christianisme", "Sans doute notre temps...préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être... Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion et aussi pour lui le comble du sacré.".

Thomas Prouteau

Notice:
Prouteau, Thomas. "La régulation par les jeux de langage", Esprit critique, vol.01 no.02, Décembre 1999, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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