Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Printemps 2004 - Vol.06, No.02
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Compte rendu critique

Travail et mondialisation


Georges Bertin

Georges Bertin, directeur général de l'IFORIS (Institut de Formation et de Recherches en Intervention Sociale), Angers, docteur en Sciences de l'Education, HDR en Sociologie, membre du Centre de Recherches sur l'Imaginaire et du bureau de l'AFIRSE.


Ouvrage

Gelpi, Ettore (dir). Travail et mondialisation. Regards du Nord et du Sud. Paris, L'Harmattan, Collection Education et Sociétés, 2003.


"Je pense qu'il faut profiter de tout espace de liberté, aussi contradictoire soit-il, pour faire émerger le maximum de créativité et de valeur esthétique". Ettore Gelpi.

On connaît le rayonnement considérable exercé par Ettore Gelpi. Cet éducateur social "terrien" comme il aimait à se définir, expert à l'UNESCO, universitaire et surtout homme de terrain, a laissé une oeuvre considérable d'agitateur d'idées, et encore d'animateur culturel et d'éducateur, toute entière marquée par sa capacité à penser le rapport dialectique entretenu par les trois pôles: pensée/action/culture qu'il n'eut de cesse de travailler dans une réflexion partagée avec ses interlocuteurs des cinq continents.

Il nous livre ici de manière posthume, ayant quitté ce monde le 22 mars 2002, un essai élaboré par lui dans le cadre d'un séminaire réel, virtuel et à distance avec nombre de spécialistes préoccupés par les évolutions du travail.

Travail engagé qui ne cesse, comme le rappelle Jean Sur, de dénoncer les manipulations touchant à la notion même de travail lorsqu'elle est dite par l'Institution s'adressant aux réalités vécues par les travailleurs eux-mêmes. Si ceux-ci, les Travailleurs, sont bien réels, le "Monde du Travail est une construction perverse de l'esprit", projection fantasmatique de ceux qui la subissent et encore plus de ceux qui trouvent intérêt à l'encourager dans leur propension à resserrer sur eux les rênes du pouvoir économique. Tous ont en commun un même point de vue porté par la modernité: l'homme au travail doit, en permanence, être surveillé, maîtrisé, contrôlé. La conséquence en est, dès lors, observable: les travailleurs, las de tout, "laissent les esclaves joueurs de flûte dire à leur place ce qu'ils pensent".

Point de vue que d'aucuns jugeront pessimiste, mais réaliste, encore sous une autre forme rappelée par Arlindo Stefani qui taille vigoureusement quelques croupières au truisme du "Développement" à tout prix dont il convient de vérifier le bien fondé en montrant ce qu'il doit au mythe du progrès. Nous avons, nous même, rappelé sur ce point, dans un ouvrage de la même collection[1], les conceptions diverses et qui pourraient être complémentaires entre le dé-veloppement français et le sviluppo italien. L'auteur examine ici avec érudition les systèmes culturels de référence: vitaliste ou animiste, transcendantal, immanent dont il décline les divers aspects dans leurs implications relationnelles, véritable lexique pour qui veut sortir des truismes et des poncifs trop souvent rabâchés jusque dans nos universités. Et d'attirer notre attention sur la difficulté qu'il y a à joindre les impératifs opposés de l'organisation endogène et de l'organisation à mettre en oeuvre. L'organisation participante est, là, référée au modèle de l'immanence ouverte dans sa forme interactive.

Juan Antonio Boffill invite pour sa part à revisiter la notion de travail comme intermédiation dans un monde où il n'est plus vécu que comme production, ce qu'il nomme "la grande subversion" dont il pointe la violence vécue et accélérée par la globalisation, le libéralisme outrancier, la puissance spéculative du grand capital. Et de nous interroger: "que se passe-t-il quand on perd la conscience de soi-même ou l'estime de soi, lorsque l'on n'est plus capable de reconnaître sa propre culture?".

Position renforcée par Roger Wei Aoyu. Il interroge les mutations du travail en Chineet relisant, dans une perspective socio-historique, les rapports millénaires entretenus dans son pays entre savoir et pouvoir, pour mieux questionner les donnes de la nouvelle économie et les relations qu'elle détermine dans ce qu'il nomme la sphère du pouvoir absolu à l'encontre quasi diamétrale des utopies de la période maoïste alors que paradoxalement les travailleurs en attendraient une nouvelle libération.

On retrouve semblable interrogation dans l'apport de Wladyslaw Adamsky, remarquant que le processus de transformation post-socialiste, en Pologne, n'est pas exempt d'ambivalence privilégiant une nouvelle forme de colonisation des travailleurs, imposée par d'autres styles de vie sociale.

Si Paolo Vignolo renforce ces analyses en décrivant la signification du travail dans les quartiers déshérités de Bogota où les travailleurs sont passés de la pauvreté paysanne à la misère urbaine, il apporte cependant une note extraordinaire d'espoir quand il décrit, au milieu d'un contexte d'une extrême violence, le laboratoire d'expérimentations culturelles et sociales qu'est devenu cette ville où l'on enseigne des modèles d'alternatives quotidiennes de résistance au néo-libéralisme répressif. Expériences de lutte qui renforcent la cohésion sociale contre un milieu hostile et des intérêts puissants.

S. Attia Diouf décrit les modèles en oeuvre en Afrique: de la multinationale implantée avec la complicité des Etats aux tontines locales et aux initiatives de travail informel. Si l'un lui apparaît comme régressif, les autres sont souvent palliatifs mais endogènes en dépit des insuffisances constatées.

Helga Foster interroge pour sa part "Le Futur du Travail". A partir des utopies négatives développées depuis un demi siècle, après avoir décrit les liens entre l'Education et le Travail jusque dans leurs nouvelles donnes télématiques, elle dénonce ce quelle nomme le fossé de la révolution digitale et interroge le futur du travail: est-il à chercher dans l'adaptation forcée aux normes technologiques ou du côté des comportements quotidiens, parfois ambigus jusque dans leur refus. Mais, encore, l'interconnexion peut également redonner de l'importance, une fois les obstacles d'accès aux réseaux surmontés, à la mise en réseau de l'expérience accumulée par les obscurs et les sans grades de la nouvelle économie: "cela devrait être plus important pour les travailleurs que de travailler plus que pour gagner sa vie".

Ettore Gelpi clôt cette réflexion à plusieurs voix sur un constat: les statistiques s'occupent rarement de la nature du travail, elles ne révèlent en rien les tragédies qu'elles masquent. Et d'interroger la mobilité nouvelle et accélérée des travailleurs à la surface de la terre, les statuts qui leur sont conférés: du travailleur migrant au travailleur réfugié, des travailleurs précaires aux travailleurs atypiques, tous les paradigmes sont en discussion lorsqu'il s'agit de se livrer à des repérages. La révolution technologique détermine aujourd'hui les transformations majeures du travail, le handicap des économies du Sud s'en trouve renforcé, les dynamiques à l'oeuvre ont fait entrer le rapport au travail de l'humanité dans une zone de grandes turbulences.

Au coeur de ces processus de fond, il faut interroger les luttes sociales dans les nouvelles formes qu'elles révèlent, car elles sont révélatrices des alternatives possibles. C'est, au fond, le modèle bien connu de l'Analyse institutionnelle, de l'émergence du Particulier dans la dynamique institué / instituant que cet essai illustre de façon très convaincante. Fidèle à sa méthode, c'est dans les contradictions ici pointées au sein des processus du Travail que Ettore Gelpi nous livre la clef: refuser les compromis imposés pour que chacun assume mieux et plus ses responsabilités face à soi-même et aux autres.

Georges Bertin

Notes:

1.- Développement local et intervention sociale. 2003.


Notice:
Bertin, Georges. "Travail et mondialisation", Esprit critique, Printemps 2004, Vol.06, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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