Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Printemps 2004 - Vol.06, No.02
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Acceptabilité, imaginaire social et pouvoir de la technique: exemple du port du bracelet d'identification à l'hôpital
(CHU Saint-Louis, AP-HP, 2003)


Eytan Ellenberg

Interne de Santé Publique, espace éthique AP-HP, Doctorant en sciences du langage, [email protected].


Résumé

Pour des raisons qui tiennent à des considérations de sécurité, le port de bracelets d'identité codés a été proposé au sein des établissements hospitaliers. Il s'agissait d'éviter des erreurs dans l'administration des traitements, voire dans le cadre d'interventions chirurgicales. Au sein du CHU Saint-Louis, certains professionnels ont estimé cette pratique à la fois contradictoire avec les valeurs du soin et plus encore stigmatisante, renvoyant à l'imaginaire du marquage. Sous l'égide de l'Espace éthique AP-HP, une concertation est menée, y associant professionnels et personnes hospitalisées. Il convenait d'envisager les modalités qui rendraient acceptable une évolution qui semblait toucher directement à la relation de soin et compromettre un rapport interindividuel de confiance qui s'avère indispensable. La réflexion se poursuit et fait l'objet d'une étude qui concerne plus globalement l'acceptabilité de certaines médiations techniques dans les pratiques soignantes, mais aussi leur signification pour les professionnels qui les ressentent parfois comme une défiance ou une contestation de leurs compétences. On trouvera ici les premières données d'une recherche qui se structure progressivement et contribuera à l'accompagnement de ces dispositifs. Elle s'appuie sur des interviews semi-directifs et l'analyse des différents documents ayant trait à ce sujet dans l'hôpital.

Mots-clés: bracelet, sécurité, technique, éthique, communication, acceptabilité, pouvoir, échange symbolique.


Abstract

Acceptability, social imaginative world and power of the technique: example of the wearing of the identification bracelet at the hospital

For reasons which are due to considerations of safety, the wearing of coded bracelets of identity was proposed within the hospitals. It was a question of avoiding errors in the administration of the treatments, even within the framework of the surgical operations. Within the CHU Saint-Louis, certain professionals considered this practice contradictory with the values of the care and also stigmatizing, taking us back to the imaginative world of marking. Under the aegis of ethical space AP-HP, a dialogue is carried out, associating professionals and hospitalized people. It was advisable to consider the methods which would make acceptable an evolution which seemed to affect directly the relation of care and to compromise an interindividual relation of trust which proves to be essential. The reflexion goes on and makes the object of a study which relates more generally to the acceptability of certain technical mediations in the hospital care, but also their significance for the professionals who sometimes feel them like a distrust or a dispute of their competences. One will find here the first data of a research which structure gradually and will contribute to the accompaniment of these devices. It is based on semi-directive interviews and the analysis of the various documents related to this subject in the hospital.

Key words: bracelet, safety, technology, ethics, communication, acceptability, power, symbolic exchange.


L'auteur souhaite remercier Emmanuel Hirsch et Patrice Dubosc pour leurs précieux conseils.


Introduction

La question du port d'un bracelet d'identification à l'hôpital révèle des questions importantes quant au rôle joué par la technique dans la relation entre la personne hospitalisée et le soignant qui a la lourde tâche de le prendre en charge. De nombreux exemples dans l'histoire confirment l'idée selon laquelle la technique seule n'est rien, c'est son insertion dans le corps social qui la "rend existante". Marc Bloch, Fernand Braudel, Lucien Sfez, Jack Goody et d'autres, ont montré que la technique nécessite l'acceptabilité sociale pour être intégrée. Lorsque cette technique accède au stade de son acceptabilité ou est sur le point d'être, elle entraîne alors avec elle tout un imaginaire lié à ses caractéristiques. Cet imaginaire social est composé d'un ensemble de représentations qui font sens. Cet ensemble de signes se sédimentent en un point formant une image symbolique: "Surface de projection livrée aux interprétations singulières, surface qui a le double objectif d'induire des liaisons avec des éléments épars et de les condenser en un point." (Sfez, 1996, p. 15). L'image symbolique lie les éléments entre eux, elle fabrique des images réelles; sa fonction est de signifier. Elle nous procure la possibilité de comprendre le monde qui nous entoure.

On voit émerger dans cette question du bracelet d'identification à l'hôpital toute la problématique de l'acceptabilité de la technique. Celle-ci n'est pas simple objet neutre mais un système composé d'un ensemble de signes qui lui sont rattachés. Cependant, accorder à la technique un pouvoir d'attirance qui accolerait à sa surface un ensemble de signes ne nous permet pas de lui rattacher un pouvoir de transformation sociale. La technique ne fonctionne que si elle est acceptée et a pour rôle de réaliser l'acte pour lequel elle est utilisée. Considérer que la technique seule modifie la société, considérer qu'elle seule transforme, par le simple fait de son existence, relève à plus d'un titre de l'idéologie ou de l'utopie. Pour Lucien Sfez, on associe "révolution" et "technique" sans s'interroger sur leur contenu: "Si l'on veut bien se souvenir que la révolution diffuse un changement complet multisectoriel et interconnecté, où le politique, l'économique, le technique, le social, le culturel se transforment radicalement ensemble, l'accouplement des mots "révolution" et "technique" modifie la donne. Accouplée à "technique", la prétendue "révolution" met la charge de la preuve sur la technique comme cause de révolution. Or cette liaison simpliste va contre toutes les analyses des changements supposés produits par la technique." (Sfez, 2002, p. 41).

Comment s'opère cette acceptabilité dans le cas qui nous intéresse? Quelles dérives découlent de l'imaginaire qu'on lui prête? Des questions fondamentales sont posées par l'insertion d'une technique dans un milieu social.

La position qui centre sur le bracelet le moyen de modifier la relation soignant/soigné est une posture idéologique de déterminisme technique. Ce déterminisme n'est pas que positif, nous le verrons, car poser que la technique réifie c'est poser qu'elle agit par elle-même et que nous ne savons pas comment l'en empêcher sans la supprimer. L'analogie avec les technologies de la communication nous sera ici utile pour faire apparaître ce déterminisme technique.

La technique constitue ici également une tentative de contrôle d'un des partenaires de la relation de soin sur l'autre. Pour les uns, une logique de sécurité nous permet de contrôler le corps de la personne hospitalisée et, pour les autres, le patient qui subissait deviendrait, par le simple média de la technique, acteur de son soin.

Notre option est de retrouver la communication, celle qui oublie la technique pour retrouver l'humain. En effet, par son pouvoir, la technique induit un ensemble de représentations qui semblent vouloir atteindre à la communication soignant - soigné. Sans rendre compte de l'ensemble de cette relation, la technique, par son omniprésence imaginée, modifie négativement les comportements des acteurs. Il semble bien qu'avec cette problématique se pose réellement la question des idéologies dans notre société. En fait, le soigné comme le soignant vivent dans la même cité et, consécutivement, ne peuvent échapper à ce qui se dit, ce qui s'y joue, ce qui systématise les discours. L'intérêt de repérer de telles idéologies ou de déchiffrer de tels imaginaires est proprement éthique en ce sens où, par cette compréhension affinée de l'autre, la relation de soin s'établie sur des bases plus solides. Comprendre mieux ce que peut ressentir l'autre, c'est, en premier lieu, prendre en compte les ressentis, et dans un second temps, être mieux armé, en tant que soignant, à la communication avec la personne que l'on soigne.

1. Déterminisme technique et réification

La technique s'accompagne d'un discours: la technologie. Ce discours, lorsqu'il attache à son objet la puissance de changement social, est idéologique. Il rattache à son objet - la technique - des caractéristiques qui en font non plus un simple outil utilisé par l'homme pour améliorer son quotidien, mais une véritable matrice de changement social. Ces caractéristiques déterminent l'avenir et le présent. Ce discours est un déterminisme technique assurant à la technique la première place, un héroïsme. La technique exercerait donc, dans ces discours, un pouvoir. Afin qu'elle l'établisse au mieux, la technique doit également être adaptée, présentée selon une esthétique qui puisse séduire.

1.1 La technique comme prothèse de communication

Le déterminisme technique avance l'idée que seule les techniques de communication nous permettent de communiquer. Les exemples sont nombreux qui revendiquent aux moyens de communication la propriété de la communication entre les hommes. Le déterminisme technique avance l'idée que c'est la technique qui modifie la société. Elle ne fait que subir, soumise à son diktat.

1.2. Technique et communication

Si ce sont les moyens de communication qui nous permettent d'échanger, si le message qui se situe, dans une conception linéaire de la communication, entre l'émetteur et le récepteur, est forcément technique, alors la relation de soin sans la technique n'est pas communication, elle n'est pas échange. Le médecin ou l'infirmière qui rencontre la personne malade sans regarder son bracelet ou sa pancarte, ou n'effectuant pas d'acte, n'a pas d'échange et de communication. Exagération, mais absurdité du déterminisme technique. Il est évident que cette relation existe et n'est pas annulée, mise de côté, évanouie par la simple présence de la technique.

Cette relation de soin ne nécessite aucune technique, hormis peut-être celle de la rhétorique, de l'argumentation et de la science innée de la parole. La parole est un engagement profond de l'être. Elle est rencontre totale entre deux personnes. Et que dire du regard... Considérer que la relation entre un soignant et une personne malade ou simplement hospitalisée se modifierait par le simple biais de la technique équivaut à attribuer un pouvoir magique à la technique - celui d'annihiler l'autre. Ces discours déterministes ont pour conséquence ce que Lucien Sfez a appelé le tautisme: association d'autisme, de tautologie et de totalitarisme. Le sujet envahi par les technologies de la communication se trouve enfermé en lui-même et accablé d'informations tautologiques qui l'investissent de manière totalitaire. Concevoir que la technique soit notre unique moyen d'échange avec l'autre ou un moyen qui réduit l'échange à l'autre revient à considérer que l'on devient autiste, chacun pour son compte, absent, l'un ne percevant plus l'autre. Cette conception autistique conduit à la négation de la relation de soin - l'autisme étant cette "maladie de l'auto-enfermement où l'individu n'éprouve pas le besoin de communiquer sa pensée à autrui ni de se conformer à celles des autres et dont les seuls intérêts sont ceux de la satisfaction organique ou ludique", définition donnée par Lucien Sfez dans critique de la communication (Sfez, 1992, p.111).

La technologie ne crée pas la communication, elle la modifie lorsqu'elle s'accompagne d'un discours déterministe et elle le fait pour le pire. Considérer la communication, c'est mettre en place deux acteurs: le soigné et le soignant. L'absence de communication peut provenir de l'un des deux acteurs, mais il en est de la responsabilité du professionnel de santé de s'engager, lui, dans l'échange communicationnel, car son absence a un pouvoir morbide.

1.3. Technique et société

La technique serait aussi une matrice de changement social. Cette conception Saint-Simonienne qui plaçait dans les réseaux de communication la figure symbolique de la modification profonde de la société, persiste encore aujourd'hui dans de nombreux discours contemporains. Encore un discours déterministe qui n'est pas nouveau. On supposera ainsi que la modification des charrues à boeuf a entraîné la fin de l'esclavage; or Marc Bloch montra, en son temps, l'absurdité de cette proposition: "l'invention n'est pas tout. Encore faut-il que la collectivité l'accepte et la propage. Plus que jamais, la technique cesse d'être seule la maîtresse de son destin." (Bloch, 1963, p. 829). Fernand Braudel montra également que la technique n'est rien, son utilisation et son acceptabilité sont, par contre, tout. Est-il besoin de rappeler que c'est en Chine que l'imprimerie sera inventée, mais qu'elle ne bénéficiera d'une acceptabilité qui n'interviendra que plus tard avec Gutenberg?

Accepter la technique c'est décider de l'intégrer au paysage social. La décision procède de nombreux facteurs sociétaux qui font de la technique un possible élément constitutif du paysage social. L'imprimerie n'a pas étédiffusée en Chine car le papier était cher. Des retards identiques se sont déroulés pour la machine à vapeur. Jack Goody montre bien que le changement technique n'est possible que s'il y a capacité des groupes sociaux à l'accueillir.

1.4. "Arranger" la technique

Pour que la technique soit acceptée, on en modifie l'apparence, l'aspect. On veut l'intégrer à nos représentations, on souhaite l'ajuster à notre perception. On l'associe également à un rituel voire à un fétichisme. On l'entoure tel un être vivant. On l'humanise. Lorsque son acceptabilité est faible, "l'arranger", pense-t-on faciliterait son intégration. C'est beau et utile, alors pourquoi y renoncer? Si le design a son intérêt en marketing, il est peut-être moins justifié à l'hôpital où l'important pour la personne hospitalisée est surtout de bénéficier d'un soin de qualité.

1.5. La technique réificatrice

Placée au coeur de la relation de soin, la technique - en l'occurrence le bracelet - n'a que fonction de sécurité d'identification. À elle seule cette médiation ne satisfait pas au besoin de relation. Lorsque l'on attribue à la technique un pouvoir de réification - la personne malade devenant objet de soins -, on admet dans le même mouvement un pouvoir déterministe à la technique. Elle devient, par elle-même, constitutive de la relation de soin. Point de relation de soin sans le bracelet. La critique intervient également lorsque l'on considère que la technique modifiera la relation de soin. On lui accorde de la même façon un pouvoir. La critique entachée de déterminisme envisage ainsi une relation de soin modifiée car technicisée. Si l'on introduit la technique, on technicise la communication soignant/soigné. Même déterminisme que de prétendre que l'on améliorera la relation de soin par la technique.

Si l'on se place au niveau de la critique qui attribue à la technique un pouvoir réificateur, on constate simplement que l'on reproche à la technique de vouloir techniciser. De fait, ce n'est pas la technique qui y contribue mais l'homme qui l'utilise. Nous technicisons et réifions. La technique n'est que l'outil qui suscite un imaginaire qui nous le permet. Quel est cet imaginaire? C'est un contenu de pensée complexe car il associe à la fois le bracelet de prison, le marquage des camps de concentration et les codes barres des marchandises. On associe donc à la technique-bracelet des techniques associées par un même imaginaire.

Le bracelet de prison place la personne hospitalisée au rang du prisonnier, privé de liberté et subissant la punition. Comme le prisonnier, la personne hospitalisée est "patient" subissant une chosification. Il est donc puni, privé de mobilité. Ce "patient" se voit chosifié comme un homme qui a transgressé un interdit et qui doit assumer sa peine. Se pourrait-il que l'on demande au patient, comme la justice le requérait du supplicié, d'authentifier le supplice qu'il subit? L'imaginaire social transposé du bracelet d'hôpital à celui de la prison en retenant les principales caractéristiques: enfermement, soumission, chosification ou animalisation. Il faudrait revenir à l'ancien système où le corps des condamnés devenait la chose du roi, sur lequel le souverain imprimait sa marque et exerçait son pouvoir absolu.

La marchandisation, le marquage par code barre entraîne, par imaginaire interposé, le même mécanisme de réification. La personne hospitalisée à qui on pose un bracelet devient marquée, comme un objet de consommation, réifiée et donc déshumanisée.

Ces interpositions ne sont que la résultante d'imaginaires confondus par un déterminisme technique. Si l'on oublie la technique, on oublie son imaginaire et ainsi on ne lui prête plus ces pouvoirs. Ne pas tenir compte de ces imaginaires, c'est également mettre de côté ce déterminisme qui opère de nos jours. Le pouvoir réificateur de la technique n'est que la résultante cumulée d'un déterminisme technique et d'un imaginaire social qui imprègnent les professionnels comme les soignants. Il est intéressant de se demander pourquoi ces imaginaires et ce déterminisme semblent plus prégnant chez les hospitaliers qui ont exprimé une véritable crainte, allant jusqu'à proposer une pétition contre la technique. S'opposer à la technique tout en lui accordant un pouvoir, voilà un choix difficile à tenir... La technique aurait donc un pouvoir dans un discours déterministe. Elle modifie les conditions de la relation de soin et transforme la nature de l'échange entre soignant et soigné. Ces considérations qui relèvent de l'ordre de l'imaginaire et de l'idéologie sont importants à déchiffrer, à découvrir pour y puiser des éléments de réflexion concernant la communication, base fondamentale de la relation soignant-soigné. Comprendre plus précisément et prendre en compte ces imaginaires, ces perceptions sont autant de considérations éthiques.

2. Technique, contrôle et pouvoir

La technique modifierait la relation de soin mais elle constituerait aussi un moyen de contrôle exercé sur l'autre. Oubli du sujet au profit de l'hyper-puissance de la technique de communication. Même matrice de réflexion, la technique n'est pas, en elle-même, propagatrice de pouvoir - elle reste le moyen qui contribue à un acte volontaire. Le contrôle du corps de l'autre s'associe également à une idée de pouvoir. Si l'on applique des méthodes pour contrôler le corps, minutieusement, on verse alors dans la discipline, où on tend à imposer un "rapport de docilité, d'utilité" (Foucault, 1975, p. 161). On tente d'avoir prise sur le corps de l'autre, qu'il opère comme on le souhaite: mécanisme du pouvoir, anatomie politique. Il est tout de même bon de rappeler que cette discipline fera émerger un "espace médicalement utile", selon l'expression de Michel Foucault, qui décèle dans la discipline mise en marche la transformation de l'hospice en "machine à guérir".

Si nous voulons contrôler l'autre, point d'accusation sur la technique, c'est que nous le voulons. La technique est ici celle du Janus - à deux faces -, utilisée par l'un pour contrôler l'autre, et vice versa. La technique est-elle un média de contrôle de l'autre? Nous dirions qu'elle ne peut être qu'un outil utilisé dans un certain but. Elle seule ne contrôle pas. Si une alarme indique que la fréquence cardiaque d'une personne malade se situe en dessous d'un seuil, doit-on considérer que ce seuil a été indiqué par la machine ou par l'homme qui a configuré ses systèmes?

Dans une conception selon laquelle la technique détermine notre relation à l'autre, deux visions s'opposent ici quant à l'utilisation de ce bracelet. La première confère un pouvoir à la personne hospitalisée pour reprendre le contrôle de sa relation, forcément inégale, face au soignant et l'autorise à juger, sur place et sur pièce, de la justesse de la prescription et de l'administration d'une thérapeutique ou de la réalisation d'un acte diagnostic. Cette vision qui entend "redonner" des droits aux malades s'intègre au contexte plus large d'instauration d'une "démocratie sanitaire". Les malades n'avaient jusqu'alors aucun droit. Désormais ils peuvent exercer le pouvoir de contrôler que le médicament ou l'intervention adapté leur est administré. La technique sert ici de moyen de contrôle, en particulier sur la relation.

La deuxième vision relève d'une logique de sécurité. Le malade n'est plus en sûreté à l'hôpital. Ce sentiment d'insécurité incite à rechercher des réponses appropriées. La technique y contribue; en ce sens elle nous sauve. À en oublier que ce sentiment d'insécurité est souvent la conséquence d'un déficit de confiance que pourrait atténuer une simple parole.

2.1. Reprendre le contrôle ou la pente de la démocratie

Le patient doit reprendre le contrôle. Il ne doit plus être soumis au diktat des médecins et des autres soignants. On lui reconnaît des droits. Il s'agit bien ici de reconsidérer l'humanité de la personne, de lui faire ressentir qu'elle demeure une personne, même à l'hôpital. Cependant, ce passage entre deux concepts, cette transition n'est pas déterminée par la technique. En mettant un bracelet, le patient ne devient pas une personne. Il ne parvient pas à un rapport égalitaire avec le soignant. Sa situation n'est pas différente. La technique n'a pas ce pouvoir. Doit-on se résoudre à considérer que la personne malade puisse être ramenée à un nom sur une pancarte ou un bracelet? Les personnes hospitalisées sont-elles des citoyens d'une démocratie techniciste?

2.2. Contrôler: une logique de la sécurité?

Contrôler le patient pour le mettre en sécurité. Contrôler son identitépour ne pas lui donner le mauvais traitement. Il est fondamental d'assurer la sécurité du patient à l'hôpital. Il est probablement logique, lorsque l'infirmière souhaite prescrire un médicament, qu'elle puisse vérifier l'adéquation entre le traitement et la personne qui le reçoit. Si celle-ci ne peut s'identifier ou si l'on veut s'assurer, dans des circonstances qui ne facilitent pas cette possibilité d'identification - comme en pré-bloc opératoire -, que la bonne personne a bénéficié du traitement indiqué, le bracelet de sécurité semble trouver encore "logiquement" sa place. Il n'en demeure pas moins important de ne pas verser dans un déterminisme qui ferait du bracelet, de la technique, l'unique moyen de sécurité. Le bracelet constitue un élément, une partie de la sécurité. La sécurité de la personne hospitalisée passe également par une mise en confiance, par une parole échangée. La sécurité ne peut être uniquement technique; elle est également subjective. L'hétérogénéité de la personne hospitalisée fait que la technique, par son homogénéité constitutive, est insuffisante à y répondre efficacement. Seule la parole, par l'échange qu'elle permet entre les personnes, peut s'adapter à cette hétérogénéité.

3. La nécessité d'une communication

On le constate, le déterminisme technique nous fait dangereusement glisser sur une pente de déshumanisation. Par notre enfermement "autistique" dans la technique, nous ne pouvons plus voir la personne qui se trouve en face et qui nous demande un échange, fut-il symbolique. Cet échange ne peut se réduire à la technique, elle doit être signe. Communication, échange réciproque, parole.

Pour retrouver ou pour maintenir la communication, il faut se distancer, mentalement, de la technique. Oublier qu'elle existe pour l'utiliser pour ce qu'elle est - un moyen, un outil. Cet oubli nous permettra de créer une communication et donc un échange. Cet échange aura un pouvoir de confiance et non de défiance ou mortifère. S'il y a échange et communication, une adaptation de l'un à l'autre est possible. Or, cette adaptation s'avère impossible lorsque l'on s'en tient à la rigidité de la technique. Alors l'oublier, la mettre de côté pour communiquer? Que faire dés lors pour l'accepter et dans quel cadre?

3.1. Se distancer de la technique

Se distancer de la technique pour retrouver la communication. Échanger entre deux êtres par la parole en oubliant l'artifice technique, tel est l'enjeu de ce bracelet. Ce bracelet n'est qu'un appoint pour la sécurité, rien ne doit en faire une prothèse pour la communication ou lui conférer un pouvoir réificateur. Le déterminisme technique est un schème mental qui nous rassure. On a peur de l'échange avec l'autre, alors on se réfugie dans la technologie. Par son homogénéité toujours vérifiable, par son esthétique modulable à souhait - ou presque -, elle nous permet d'oublier l'autre qui attend un regard, une parole, un échange. Le bracelet ne doit pas devenir une protection, un pare-feu empêchant la relation à l'autre.

Si le "désenchantement du monde" a produit une rationalisation efficace par la médiation de la technique, cela ne fait que nous renvoyer au tragique d'un vide de sens. Le sens fait défaut et on tente, par la technique, d'y suppléer. Processus tragique et sans fin. Le projet Habermasien d'une analyse constructrice d'une raison communicationnelle voudrait surpasser une analyse déconstructrice de la raison instrumentale. C'est un projet émancipateur comme celui de l'ensemble de l'École de Francfort. C'est aussi un projet éthique dans le sens où seule l'intersubjectivité entre deux êtres peut fonder une réflexion éthique. La limite à la rationalité techno-scientifique peut se penser dans l'homme - préserver le fondamentalement humain pour préserver l'humanité.

3.2. Technique et acceptabilité

L'acceptabilité de la technique par le corps social décide de son intégration, de son succès et s'accompagne d'imaginaires sociaux. Le groupe de réflexion de Saint-Louis a, semble-t-il, bien pris conscience des difficultés que pouvait susciter l'insertion d'une technique nouvelle dans son champ de pratiques. Son travail, en concertation avec les différents professionnels et usagers concernés, démontre l'impossibilité d'imposer une technique. Celle-ci est acceptée ou ne l'est pas. Le groupe de travail entrevoit cette acceptabilité sans doute difficile et tente de trouver la meilleure manière de le faire. Cela nous confronte à de nombreux imaginaires sociaux qui connotent négativement cet outil en lui rattachant des idées de contrôle, de soumission, de marquage...

Conclusion

Loin de proposer une solution pour la résolution d'un cas précis, notre recherche s'est efforcée d'identifier et de souligner des questionnements qui se sont précisés au cours de nos entretiens et lectures des comptes-rendus des différentes réunions.

La principale question que nous avons souhaité étayer ici est celle du déterminisme technique qui, dans le contexte du soin, constitue un enjeu déterminant. Ce déterminisme entraîne des personnes - professionnels et patients notamment - à attribuer à la technique, en l'occurrence le bracelet, des pouvoirs de sécurité, de communication, de réification. Nous avons tenu à souligner l'urgence d'une reconsidération de cette problématique en insistant sur l'oubli de la technique comme première étape vers la communication entre celui qui soigne et celui qui est soigné.

Eytan Ellenberg

Références bibliographiques:

Sfez, Lucien, La symbolique politique, Que sais-je?, Presses Universitaires de France, 1996, 126 p.

Sfez, Lucien, Technique et idéologie: un enjeu de pouvoir, Seuil, Paris, 2002, 323 p.

Sfez, Lucien, Critique de la communication, 2ème édition, 1992, 493 p.

Bloch, Marc, "Les inventions médiévales", in Les annales d'histoire économique et sociale, repris dans Mélanges historiques, Le Seuil, 1963, t. III, p. 829

Foucault, Michel, Surveiller et punir: naissance de la prison, Collection TEL, Gallimard, Paris, 1975, 360 p.


Notice:
Ellenberg, Eytan. "Acceptabilité, imaginaire social et pouvoir de la technique: exemple du port du bracelet d'identification à l'hôpital", Esprit critique, Printemps 2004, Vol.06, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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