Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Printemps 2004 - Vol.06, No.02
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Misères et grandeurs de la clôture du champ de l'intervention sociale. La figure de l'autre dans l'activité interdisciplinaire


Yves Couturier

Ph.D. en sciences humaines appliquées. Professeur au Département de service social, Université de Sherbrooke, Québec, Canada.


Résumé

En CLSC, travailleuses sociales et infirmières collaborent à la faveur d'un espace de travail partagé. Cela constitue-t-il une menace pour le champ de l'intervention sociale? Ce texte propose quelques pistes de réflexion pour répondre à cette question en étudiant les possibilités pour la profession d'une ouverture, plutôt que d'une fermeture, de ce champ.

Mots-clés: intervention, interdisciplinarité, soins infirmiers, travail social.


Abstract

Woes and greatness of social intervention field closure. The other figure in interdisciplinary activity

In CLSC, social workers and nurses collaborate with the help of a shared work place. Is it a threate for the social intervention field? This article offers some ideas to answer this question by studying the possibilities for social work of an opening, rather than a closing, of this field.

Key words: intervention, interdisciplinarity, nursing cares, social work.


Introduction

En certains pays, la clôture d'un domaine détermine l'espace à l'intérieur duquel se déploie la propriété et, par le fait même, l'infraction. Il en va de même des professions, en tout cas selon une certaine conception des professions qui tente d'élucider les caractéristiques qui clôturent leurs domaines disciplinaires. Dans le cadre de cet article, nous explorerons à partir d'une étude portant sur l'analyse du travail d'infirmières et de travailleuses sociales en CLSC[1], une autre perspective, celle de l'analyse des pratiques professionnelles, qui s'intéresse d'abord à ce que les groupes professionnels font, plutôt qu'à ce qu'ils devraient ou voudraient faire en regard d'une topologie idéelle des professions. Cette exploration nous conduira à proposer une voie de dépassement d'une contradiction constatée dans le champ de l'intervention sociale: alors même que le travail social revendique une meilleure reconnaissance du champ de l'intervention sociale, cette discipline (même incertaine) se plaint (Franssen, 2000) sans cesse du pouvoir d'attraction de ce champ aux yeux de nombre de groupes professionnels en quête, eux aussi, de reconnaissance.

Quelques façons d'appréhender l'interdisciplinarité

Les recensions érudites d'écrits portant sur l'interdisciplinarité sont nombreuses. Nous retenons celle de Mathurin (1995) qui estime que le débat sur l'interdisciplinarité se déploie sur deux axes. Le premier, dit praxéologique, pose la nécessité de travailler ensemble autour du principe de l'efficacité des actions sur le complexe. En fait, l'interdisciplinarité serait une réponse pragmatique à des problèmes dont on sait que l'unique regard de la travailleuse sociale[2] ou de l'infirmière, par exemple, est insuffisant pour trouver une solution au problème posé. Certains estiment d'ailleurs que cela constitue un indicateur d'une crise de la professionnalité (Schön, 1994). Le second axe est dit épistémologique et expose moins l'efficacité de l'action qu'une condition de construction du savoir sur la complexité: connaître exige la recomposition de l'unité de l'Homme, fragmenté en autant de parties que le découpage analytique de la pensée positiviste l'eut exigé pour sa quête - illusoire - de l'indivis (Gusdorf, 1988).

Mais qu'il s'agisse d'intervenir efficacement dans le monde ou de le connaître dans ses dynamismes profonds, dans tous les cas de figure il y a nécessité quasi impérative de travailler ensemble, d'où les diverses tonalités normatives de nombre de discours promouvant l'interdisciplinarité: il faut travailler ensemble. Nous proposons ici d'esquiver les divers programmes de l'interdisciplinarité pour poser comme un objet la nécessité qu'ils mettent en scène, plus précisément en la considérant comme une condition symbolique de la pratique professionnelle actuelle (Couturier, Chouinard, 2003) qui engage la coopération au travail (Duc, 2002; Lacoste, 2001). Cette condition du travail s'analyse sur quatre plans constitutifs de l'interdisciplinarité professionnelle ou scientifique pour une discipline[3] donnée.

A. Le chevauchement des topiques

Les diverses disciplines ne font pas que se jouxter dans un espace de domaines a priori stables. En pratique elles se regardent, se pillent, se critiquent, échangent entre elles et engendrent de nouvelles disciplines et pratiques professionnelles. Sur ces chevauchements, sortes d'éco-systèmes transitoires, se sédimentent des pratiques interdisciplinaires qui ont la richesse de leur métissage. Par-delà lesdits domaines, la division des disciplines promeut comme règle de scientificité la diffusion des activités scientifiques et de leurs résultats dans le champ scientifique le plus ouvert possible. Les connaissances circulent et s'exposent alors dans un espace public ouvert à la critique, à la falsification, au détournement, à l'adaptation, à la consultation, au phagocytage, etc. Le scientifique comme le praticien qui puisent à gauche et à droite, parfois de façon inconsciente[4] en divers savoirs et diverses méthodes, réalisent, en fonction des règles de leur métier, une composition interdisciplinaire en phase avec la nécessaire application de l'acte "professionnel".

Hamel (1995b) rappelle cependant que les savoirs importés d'une discipline à l'autre le sont souvent avec une visée de domestication disciplinaire; ils sont alors "disciplinés", mis à l'ordre, intégrés parfois de force aux savoirs disciplinaires. Cela n'est évidemment pas sans risques ni sans effets, au moins pour la cohérence interne du groupe professionnel. D'une certaine façon, ces rencontres de domaines de connaissance et d'actions sont aussi luttes de champ, luttes de distinction, luttes d'appropriation dans un espace social qui se caractérise par l'instabilité de ses conditions de mise en forme. Ainsi se crée une partie du mouvement d'échange entre les disciplines.

B. L'action sur et avec le réel

Pour de nombreux auteurs, il semble que l'interdisciplinarité soit d'abord une réponse à une demande d'efficacité technique ou sociale: "l'idée d'interdisciplinarité appartient en propre à l'époque de la délégitimation et à son empirisme pressé. Le rapport au savoir n'est pas celui de la réalisation de la vie de l'esprit ou de l'émancipation de l'humanité; c'est celui des utilisateurs d'un outillage conceptuel et matériel complexe et des bénéficiaires de la performance" (Lyotard, 1979: 86). Hamel questionne également cette velléité normative: "Si tant est que l'interdisciplinarité trouve sa raison d'être face à l'action, sa vogue actuelle vient souligner une volonté toute gestionnaire de lier les sciences et leurs disciplines entre elles pour éventuellement les attacher étroitement à l'action" (1995: 17). Cette position détonne un peu de la conception de l'interdisciplinarité comme moyen d'humanisation de la science et de la technique telle qu'énoncée par certaines des programmatiques évoquées supra. En fait, elle renverse les présupposés humanistes d'une certaine interdisciplinarité doucereuse en rappelant qu'elle peut aussi se comprendre comme assujettissement au nécessaire, à l'efficace, à la norme, auquel cas elle devient plutôt créolisation[5] de l'autre que spontanée rencontre des domaines.

Par ailleurs, l'interdisciplinarité apparaît souvent comme un mode appliqué de résolution de problèmes par le passage de "l'explication à l'action" (Hamel, 1995b: 202), par la mobilisation de tout savoir, de toute provenance, nécessaire à l'action. Et c'est dans ce passage que l'interdisciplinarité prend une part importante de sa légitimité sociale et scientifique. Cela pose les disciplines appliquées, comme le sont de façon tout aussi intense les soins infirmiers et le travail social, comme des lieux privilégiés de l'interdisciplinarité pratique. Leur haut niveau d'application, couplé du caractère souvent impératif de leur action, constitue une forme d'interdisciplinarité réalisée (Couturier, 2001) qui répond à des principes transversaux d'action (urgence, nécessités d'intervenir, etc.). Que ce soit en appui ou à l'encontre de l'approche bio-psycho-sociale des infirmières ou de l'éclectisme méthodologique des travailleuses sociales, les unes et les autres collaborent en situation, notamment dans l'intérêt supérieur du client.

C. La composition méthodologique

Tant pour la recherche que pour les pratiques professionnelles, l'interdisciplinarité se réalise notamment à travers des emprunts méthodologiques fait entre diverses disciplines. Il va cependant sans dire que la juxtaposition de méthodes (du type triangulation en recherche ou éclectisme en pratique) ne constitue pas en elle-même une source d'interdisciplinarité si elle ne permet pas une transformation du regard sur les objets. Tant le chercheur que le praticien constituent en eux-mêmes des synthèses concrètes de leur métier respectif, véritables compositions réalisées à partir d'un assemblage méthodologique des plus divers au plan disciplinaire. Ce qui importe ici, ce n'est pas la juxtaposition des méthodes mais bien la composition du chercheur ou du praticien dans la réalisation de leur travail. L'acte de composer signifie à la fois faire avec et créer in situ, ce qui résume toute la complexité du travail dansles métiers relationnels.

D. Le dialogue épistémologique

Hamel rappelle que le découpage des objets, parce qu'ils sont incommensurables, est une condition structurelle du travail scientifique (1995b: 196). Une telle condition concerne également les pratiques professionnelles même si, pour celles-là, le découpage prend plutôt la forme d'un système de classement par catégories empiriques que par taxonomie ou problématisation scientifique. Mais dans tous les cas de figure, la composition disciplinaire autour d'un objet est le reflet de l'incommensurabilité du monde, tel qu'il peut se concevoir par le regard de la discipline. L'interdisciplinarité est alors moins dans les objets en tant que tels que dans la volonté de jeter des ponts entre les diverses explications possibles qu'engagent les découpages en question.

Découle de ce point de vue que l'interdisciplinarité passe par la production d'une métathéorie (Hamel, 1995b: 197) permettant de jeter des ponts entre les diverses théories substantives produites dans l'espace scientifique ou par les diverses typifications empiriques. Cela rappelle la conclusion de Foucault dans Les mots et les choses (1966) anticipant une nouvelle épistémè[6], dont les exemples ultimes de réalisation seraient la psychanalyse ou l'ethnologie, vers lesquelles pourraient converger nombre de savoirs disciplinaires à la faveur du vaste projet d'élaboration d'une anthropologie, à entendre ici comme une science de l'Homme. Ces métathéories pourraient donc éventuellement servir à fédérer des pratiques professionnelles disparates au plan de l'organisation du travail, du découpage des objets, de leurs représentations professionnelles, etc., quoiqu'en pratique réunies par le fait qu'elles se réalisent à la faveur de leur rencontre dans une communauté d'intervention concrète, notamment structurée autour du client, de l'intérêt public, de l'intérêt du public, etc. Il peut s'agir de la juxtaposition de grandes explications dont l'articulation embrasserait un objet d'intervention dans toute sa complexité. L'articulation en elle-même présuppose un cadre théorique intégrateur, bien entendu à portée épistémologique. La convergence se réalise alors par le partage d'un même regard sur le monde, les disciplines s'y dissolvant. Dans cette perspective, l'interdisciplinarité se pose moins comme le métissage des disciplines, des domaines d'intervention ou de savoir que comme famille épistémologique, avec les risques de consanguinité (pour poursuivre l'allégorie) que cela comporte.

Ces métathéories sont forcément vagues, puisqu'englobantes. Elles exigent pour leur pleine réalisation une pluralité de regards, éventuellement une pluralité de cadres de références (pratiques, scientifiques, politiques et disciplinaires), pluralité qui engage une forme de cercle herméneutique, la circumdisciplinarité (Lenoir, 2000) à l'occasion de laquelle les unes et les autres doivent arrimer leurs regards pour établir ce qu'il faut faire. Ce faisant, les conventions pratiques de l'intervention, sur lesquelles s'entendent en gros infirmières et travailleuses sociales, se sédimentent peu à peu pour former la communauté de pratiques. Ce cercle herméneutique des interprétations de la nécessité d'intervenir constitue également un véritable cercle panoptique où chacun voit (surveille) et se sait vu, renforçant ainsi la cohésion de l'action de la communauté de pratiques.

Interdisciplinarité et intervention: l'attrait du champ de l'intervention sociale pour les infirmières[7]

L'élucidation du débat sur l'interdisciplinarité que nous avons réalisée supra permet de penser l'intervention comme l'un de ces objets articulant des dimensions pragmatiques du travail à des domaines de savoirs. Notre analyse de l'objet intervention (Couturier, 2001[8]) permet d'avancer l'idée que l'interdisciplinarité passe, entre autres, par certains objets langagiers pour lesquels la fonction de synthèse concrète et sa sédimentation en schèmes opératoires reflètent le social dans sa complexité et sa réalité. L'objet intervention a été reconstruit et abordé comme tel, ce qui présuppose une volonté d'établir des liens, forcément théoriques, entre différentes catégories pratiques (celles présentes dans les écrits professionnels, par exemple), des théories formelles (celle de Nélisse (1997) par exemple), des schèmes pratiques reconstruits à partir de pratiques observées. Langage, cognition, affects, représentations et pratiques professionnelles se rencontrent ainsi par l'articulant intervention. L'interdisciplinarité se trouve alors à la croisée d'une construction de l'objet intervention comme objet transdisciplinaire, en ce sens précis qu'il traverse plusieurs disciplines (Couturier, 2002). Cette problématisation invite le chercheur ou le praticien à modifier son regard sur leur objet, en passant du désir de promouvoir le mieux interdisciplinaire au désir d'en comprendre les possibles. Car il ne suffit pas d'invoquer l'état d'une quelconque épistémè du travailler ensemble, ni même les exigences pragmatiques de la rencontre interprofessionnelle, pour que se réalise l'interdisciplinarité: il faut bien l'étudier dans son effectuation pour en analyser les possibles (Dubost, 1987).

Cette mise en problème permet d'avancer deux arguments qui militent en faveur de l'ouverture du champ de l'intervention sociale. Le premier concerne l'interdisciplinarité en tant que telle qui, tant sous l'angle épistémologique qu'empirique, pose la nécessité de travailler ensemble comme une condition du travail. Cette condition interdisciplinaire aura, c'est le second argument, permis différentes réussites invisibles (Faure, 1992), dont celle d'une langue en partie commune de l'intervention (Couturier, 2003), qui leur permet d'arrimer leur action à des nécessités d'agir transdisciplinaires, car problématisées en grande partie hors des seules disciplines.

Plus concrètement, ces deux groupes professionnels partagent le statut de quasi-professions (Etzioni, 1971) et de métiers féminisés. Chez les infirmières, ce dernier caractère est encore plus important qu'en travail social (Petitat, 1989), et participe d'une tension identitaire provenant d'une double filiation, d'un part patrilinéaire, techniciste et médicale, centrée sur la technique et le traitement, et d'autre part matrilinéaire, centrée sur la vocation, le soin, le caring (Abdelmalek, Gérard, 1995). Le considérable effort des infirmières pour obtenir la reconnaissance de leur rôle propre et du caractère "professionnel" de la part relationnelle de leur travail a pris ancrage, entre autres, sur la reconnaissance de leur intervention bio-psycho-sociale. Que ce soit le modèle McGill (Dalton, Ranger, 1993) ou le modèle du caring (Watson, 1998), la dimension relationnelle de leur travail est devenue source de reconnaissance. En posant l'infirmière comme la professionnelle de la promotion de la santé, conçue comme la résultante de diverses dimensions incluant le social (Lauzon, Pépin, 2000), la catégorie intervention apparaît, de ce point de vue, comme un moyen pour soutenir une relative émancipation du joug médical. En appeler de l'intervention, c'est en appeler à la reconnaissance du travail de l'ombre, à l'émancipation de l'assujettissement médical, notamment par une expansion du travail infirmier du côté des sciences sociales.

Pour les deux groupes professionnels, selon des conditions bien entendu en grande partie distinctes, la reconnaissance de la part relationnelle de leur travail constitue la sortie (partielle) de la symbolique féminisée (caractère vocationnel, tacite et méconnu de l'action) en accédant à la reconnaissance de l'art, certes faiblement libéral, dans leur métier (Dubar, 1995). La reconnaissance, même modeste, de ce libéralisme permet aux deux groupes professionnels de revendiquer le statut de grands, et plus particulièrement aux infirmières de s'émanciper quelque peu de la filiation techniciste. Faut-il enfin rappeler l'origine commune des travailleuses sociales et des infirmières (Derobertis, 1981) pour démontrer qu'à bien des égards, la lutte de reconnaissance leur est au moins en partie commune, parce qu'elle procède de conditions sociales communes.

En appui sur l'observation en CLSC du travail de collaboration interdisciplinaire, nous soutenons donc que la co-action est condition incontournable de l'interdisciplinarité. Or, en CLSC, infirmières et travailleuses sociales collaborent à la faveur du partage d'une communauté pratique (ex.: outils, territoire, typologies empiriques communes). La co-action favorise la sédimentation des normes ou représentations de l'action qui tendent à faire jurisprudence partagée.

L'observateur est d'ailleurs frappé par le fait que la construction identitaire de ces diverses travailleuses en CLSC laisse une si grande place à l'identité d'entreprise[9]. "Je suis intervenante en CLSC" traduit le mieux la représentation courante du soi professionnel en cette institution, et ce qu'on soit infirmière ou travailleuse sociale. L'appellation intervenante est d'ailleurs instituée par l'établissement pour désigner l'ensemble des personnels cliniques, tendant ainsi à égaliser le divers statuts professionnels et à fonder un ethos transversal posant les nécessités transversales d'agir comme sur-déterminantes aux domaines disciplinaires (Couturier, 2002). Pour certaines tâches, l'observateur moyen ne voit pas a priori la différence entre les deux groupes professionnels, comme il observe des conceptions étonnamment similaires de l'intervention entre certaines infirmières et travailleuses sociales partageant une même communauté pratique (ex. en périnatalité). En fait, les distinctions disciplinaires (certes réelles) s'inscrivent dans un système symbolique tendant à créer une orthodoxie d'ensemble.

Grandeurs de l'ouverture du champ de l'intervention sociale et tentation disciplinaire

Au total, nous estimons que les infirmières sont fondées d'occuper le champ de l'intervention sociale, et ce tant pour des raisons épistémologiques que pragmatiques relatives à la condition interdisciplinaire du travail. Chercher à clôturer ce champ est, au plan épistémologique, l'affaiblir, et tout simplement illusoire au plan pragmatique. Cela pose la question suivante: quelles sont les spécificités du travail social dans le champ de l'intervention sociale, et en quoi ces spécificités sont-elles des actifs de la profession?

L'étude[10] (Couturier, 2001) à laquelle renvoie ce texte cherchait à la fois à élucider ce que partagent des infirmières et des travailleuses sociales dans la rencontre interdisciplinaire en CLSC et ce qui les distingue. Nous avons soutenu que les distinctions sont moins nombreuses qu'anticipées, et que la conception effective de la tâche des unes et des autres est sur-déterminante au domaine disciplinaire. Mais nous voulons présenter ici deux lignes de partage disciplinaire[11], mais des lignes très incertaines, mouvantes, relatives à l'incarnation concrète de la tâche des unes et des autres. La gestion du risque, notamment en l'absence de faits ou de légitimités sociales fortes (ex. mandat de protection de la jeunesse), est une caractéristique discriminante de la pratique des deux groupes professionnels. Il nous a semblé que les infirmières sont plus intolérantes au risque que ne le sont leurs collègues. Cela traduit sans doute un rapport au vrai et à l'incertitude fort différent d'une profession à l'autre. Un autre point les distinguant est que les infirmières se réfèrent à un modèle conceptuel fédérateur, en l'occurrence le modèle McGill, alors que les travailleuses sociales se contentent de nommer à l'occasion, et ce en général de façon assez floue, des courants et savoirs théoriques des sciences sociales (thérapie de la réalité, cycle de la violence, etc.), auxquels s'ajoutent quelques références à ce qui serait une méthode générale du travail social et à ses variantes spécifiques (ex. intervention court terme centrée sur les solutions). En fait, si le modèle McGill semble signifiant pour dire la pratique des infirmières, les référents théoriques sont plutôt affaires personnelles pour les travailleuses sociales. Ce qui serait une méthode générale en travail social a peut-être une fonction signifiante similaire au modèle McGill des infirmières, mais la puissance référentielle de ladite méthode apparaît plutôt diffuse. En fait, elle est moins une méthode qu'un appareillage disparate, composite et utile pour agir sur ce qui serait un processus général d'intervention, formé de grandes phases comme l'accueil, l'évaluation, etc.

On peut cependant considérer que ce processus général constitue une structure pragmatique (coup de mains, habitus, routines) transversale à plusieurs métiers relationnels. Le modèle conceptuel en soins infirmiers s'en distingue en affirmant comment et selon quels principes l'intervenante s'y insère. Ce faisant, la méthode générale semble plus incertaine, mais plus ouverte à l'éclectisme qu'exige la pratique. Malgré ou par-delà les modèles conceptuels plus relativistes comme le modèle McGill, les infirmières ont de toute évidence un grand désir de vrai dans leur pratique. Ici, c'est moins un impératif social, une problématique sociale, qu'un ethos professionnel, soit le désir de guérir, qui conduit l'action. Cet amour professionnel du vrai et ce fort désir de guérison se heurtent et s'articulent à l'impératif praxéologique du respect des choix du client. Les représentations sociales profondes de l'acte infirmier peuvent être alors en tension avec les conditions pratiques de sa réalisation.

En regard d'un rapport au vrai qui tend à concevoir une action plus ou moins univoque (la protocolarisation du travail infirmier), l'intervention en travail social apparaît bivalente, c'est-à-dire qu'elle vise à la fois l'organisation et le client (et leurs systèmes respectifs), suivant évidemment des proportions fort variables selon les exigences et possibles de la situation. Ce désir de soutenir un projet émancipateur n'est donc pas absolu. Outre les nécessités pratiques d'une relation clinique devant répondre à ses propres exigences, les travailleuses sociales doivent parfois opposer et mettre en balance le droit et l'intérêt individuels de leur client à l'intérêt général, notamment en contexte de rareté de ressources. Ainsi apparaît un double équivoque: d'abord en regard de leurs affiliations premières à l'organisation et au client, puis en regard d'un client qu'il faudra parfois desservir aux bénéfices de l'intérêt général, soit d'autres clients potentiels. Cette posture pourrait certes se voir assimilée à un travail de fonction publique, où l'intervention est d'abord affaire d'intérêt général, quitte à ne pas satisfaire la demande spécifique. Pourtant, cette fonction publique du travail social se conjugue d'un ethos professionnel émancipateur comme possible transcendance de l'action du groupe professionnel et de l'intervenante. En fait, pour les travailleuses sociales, l'intérêt général n'est pas que brute imposition de la dictature du nombre, elle est aussi projet de société auquel elles participent avec coeur.

À ce propos, les infirmières ont une relation plus univoque avec leur employeur et les programmes et règles administratives qu'elles mobilisent. Elles ne participent pas, au plan collectif, d'un projet émancipateur ou transformationnel de la société, mais plutôt d'un projet d'humanisation de la technique. Le désir d'humanisation des soins et de dépassement de la matérialité technique est de toute évidence la voie de la transcendance en nursing, et ce tant au plan collectif qu'individuel. Cela exige moins de se mettre en tension avec les systèmes d'intervention que de promouvoir les conditions de travail favorables à la réalisation du projet d'humanisation de la technique. Ce faisant, le groupe professionnel ressent moins le besoin de se poser, ni de se questionner, comme rapport social que ce n'est le cas en travail social. Encore une fois, le rapport à la tâche vient atténuer notre propos, en rappelant notamment que les infirmières portant des mandats sociaux, comme c'est le cas en périnatalité, peuvent avoir un rapport quelque peu différent de celui qui nous décrivons ici. Néanmoins, de façon archétypique, nous avançons que ce rapport à la transcendance de l'action diffère d'une profession à l'autre. Voici ce qu'évoque un travailleur social au soutien à domicile pour présenter une part de son travail. Un tel énoncé ne semble ni nécessaire, ni signifiant en nursing. 'L'advocacy, c'est d'essayer de défendre les gens qu'on a à défendre'.

Les caractéristiques du relativisme et de la bivalence offrent sans doute les matériaux de la construction de la reconnaissance de la spécificité de la place qu'occupe le travail social dans le champ de l'intervention sociale. Par exemple, Wang estime que l'approche du local comme champ de pouvoir dans lequel des individus, des familles et des communautés se rencontrent offre une cible pour le travail social qui appelle à tenir le rôle, d'intellectuel du champ de l'intervention sociale (1999: 214). Moffatt considère que les travailleuses sociales sont les mieux placées pour déconstruire les discours dominants, pour aider à rendre visible ce que la société contribue à invisibilier (1999: 222). Ici, c'est la macro-valeur de la justice sociale en travail social, valeur fortement discriminante entre les disciplines, qui permet non pas de découper une place (exclusive) sous le soleil pour la profession, mais bien d'énoncer et de faire reconnaître un sens à l'action du groupe professionnel dans ce champ.

Nous pensons, enfin, que ce sens est plus ou moins tacitement reconnu par les institutions employant des travailleuses sociales, mais que la relativement faible reconnaissance formelle a la force d'une reconnaissance de fait. S'il est vrai que certains pensent, souvent à voix basse, que les infirmières ou les psycho-éducateurs pourraient remplacer les travailleuses sociales, il nous faut constater que dans les faits cela ne se produit pas, ou si peu. D'ailleurs, une enquête sur les perspectives d'emploi en travail social est fort optimiste, anticipant un taux de croissance de la profession plus important que pour l'ensemble des autres occupations (Direction des ressources humaines du Canada, 2001). Cette action bivalente est cruciale à la réalisation de l'action publique, et c'est pour cette raison que la profession dans son ensemble s'en tire mieux que ce que les pessimistes (provenant souvent du travail social, d'ailleurs) en disent.

Conclusion: reconnaître et s'appuyer sur la collaboration avec les infirmières

La figure de l'autre en travail social est peut-être, au total, moins distante que ce que ne le laissait entendre la problématique initiale. Le travail social a, de fait, intégré la figure de l'autre à sa pratique. Peut-être alors l'enjeu premier est-il la figure du soi (voir Couturier, Legault, 2000)? Il nous faut prendre acte du fait que les infirmières, comme d'autres groupes professionnels d'ailleurs, sont, de fait, légitimes à nombre d'égards d'intervenir dans le champ de l'intervention sociale.

En fait, la solution pour réduire la tension interprofessionnelle inhérente au métissage des disciplines est peut-être moins dans la clôture du champ, tentation disciplinaire (dans tous les sens du terme) s'il en est une, mais bien dans l'ouverture dudit champ. Car au centre de la circumdisciplinarité se crée un espace d'action, celui crucial de la médiation entre les groupes professionnels, les appareils d'intervention, les acteurs, où les travailleuses sociales sont particulièrement habilitées à oeuvrer en raison de leurs compétences relationnelles, leur capacité d'action sur les réseaux, leur bivalence, etc. Voilà donc un spécifique (l'un des rares, mais la rareté crée la valeur, dit-on) de la profession.

Il va sans dire que ce spécifique ne se caractérise pas par le cloisonnement, la monopolisation, l'exclusion du champ; ce faisant, la profession se coupe de sa capacité médiatrice. Si enseigner, c'est médier, comme soigner, c'est médier, la médiation en travail social se caractérise à la fois par son intensité, son étendue et sa nature. Quant à son intensité et son étendue, il est facile de démontrer que le travail social médie entre des personne et l'État, entre diverses organisations, entre des disciplines (sociologie et psychologie), etc. Plus important, par nature le travail social médie des besoins et des possibles, en articulant des demandes (individuelles, groupales et sociales) à des réponses sociales, qui incluent une grande diversité de disciplines. L'expansion du champ de l'intervention sociale crée par effet de structure la nécessité d'appareils de médiation qui placent les hommes et les femmes d'interface que sont les travailleurs sociaux (Freynet, 2000) dans une position somme toute qui leur est avantageuse, quoique source d'inconfort. Comme quoi la valeur n'est pas toujours là où on la cherche.

Yves Couturier

Notes:

1.- Le Centre local de services communautaires est l'institution de première ligne du système sociosanitaire québécois. Dès ses origines, le CLSC fut conçu comme une organisation interdisciplinaire.

2.- Comme il s'agit de métiers très féminisés, le féminin englobera ici le masculin.

3.- Une discipline est constituée d'un ensemble de discours, de représentations et d'institutions "disciplinés" par un groupe de façon à faire corps. Nous ne questionnons pas ici la réalité formelle de la discipline, mais nous rappelons qu'une fiction bien fondée peut être opérante dans le monde réel. Une telle discipline inclut des pratiques professionnelles et des pratiques scientifiques. En quelque sorte, notre réflexion est pragmatique, et ne s'intéresse pas directement à la discipline d'un point de vue académique. En fait, les pratiques sont des analyseurs, des synthèses concrètes des différents points de vue possibles.

4.- Voilà un bon exemple. Le concept d'inconscient, provenant de la psychanalyse, est employé, ici comme ailleurs, avec une telle naturalité, une telle tonalité d'évidence qu'il est rare qu'on évoque Freud en preuve.

5.- À titre d'analogie, précisons ici que la langue créole est un produit stabilisé du métissage se caractérisant par le fait que les deux géniteurs linguistiques ne sont pas égaux, les affaires de l'âme pouvant se dire à travers la langue maternelle et ancestrale, les affaires économiques, par exemple, à travers les mots de la langue du conquérant. Ici, le métissage n'est pas simple logique de croisement génétique, elle est d'abord rencontre des rapports des forces.

6.- L'épistémè est un système de discours savants, à une époque donnée et pour une société en particulier, prescrivant les contours du normal et de l'anormal, du possible et de l'impossible, du légitime et de l'illégitime.

7.- Nous traitons ici du rapport aux infirmières, car c'est celui que nous connaissons le mieux. Chopart (2000) a recensé pour la France près de 200 intitulés d'emploi se revendiquant du travail social, ce qui démontre que la réflexion aurait pu prendre d'autres directions.

8.- Observations ethnographiques et surtout analyse de discours visant à faire émerger l'univers de sens dans lequel s'inscrit l'intervention d'une vingtaine de locuteurs.

9.- Le terme entreprise est emprunté à Dubar (1995). Mais il serait sans doute plus adéquat de parler d'identité d'institution, en ce sens que le CLSC est la forme instituée et incarnée de l'action publique sur des problématiques sociales.

10.- Il s'agit d'une étude doctorale dont avons rendu compte ici, entre autres, des résultats. Il s'agissait d'une analyse structurale des discours d'une vingtaine de praticiennes (travail social et soins infirmiers) qui visait à élucider les construction partagées ou non de l'intervention.

11.- D'autres sont bien entendu présentes. En fait, les distinctions sont nombreuses entre les deux groupes professionnels. Mais l'étude d'une ligne de partage a ceci d'heuristique qu'elle s'approche au plus près des interfaces.


Références bibliographiques:

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Couturier, Y. et I. Chouinard (2003). "La condition interdisciplinaire dans les métiers relationnels du secteur sociosanitaire: une mise en problème". Revue électronique de sociologie Esprit critique, 5 (1), téléaccessible à http://www.espritcritique.org

Chopart, J. (dir.) (2000). Les mutations du travail social. Dynamique d'un champ professionnel. Paris, Dunod.

Couturier, Y. (2003). "L'interdisciplinarité pratique entre travailleuses sociales et infirmières: De la nécessité de produire un récit-client commun". Revue canadienne de service social, 19 (2): 245-251.

Couturier, Y. (2002). "Champ sémantique de l'intervention et formes transdisciplinaires du travail: le cas de la rencontre interprofessionnelle des infirmières et travailleuses sociales en CLSC". Nouvelles pratiques sociales, 15 (1), 131-147.

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Notice:
Couturier, Yves. "Misères et grandeurs de la clôture du champ de l'intervention sociale. La figure de l'autre dans l'activité interdisciplinaire", Esprit critique, Printemps 2004, Vol.06, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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